Article

Un spectre hante l’Europe: le retour de l’austérité budgétaire

Ludovic Voet

—22 mars 2024

L’accord sur les règles budgétaires européennes conclu en février 2024 nous conduit vers le crash. 110 milliards d’euros par an de coupes dans les budgets de 23 des 27 pays européens tout en empêchant les investissements nécessaires pour financer notre futur.

«Un spectre hante l’Europe, l’austérité budgétaire» titrait le journal Le Soir en février 2010. En 2024, c’est le retour du spectre, malgré tous ces effets délétères subis par les populations depuis 15 ans. Un petit flash-back s’impose: après la crise des subprimes et le sauvetage des banques en 2008, les États s’étaient endettés et avaient creusé leurs déficits pour soutenir leur économie en récession ou en stagnation. En réponse à cette situation, l’Europe avait fait le choix du «choc budgétaire»: coupes sombres dans les dépenses publiques pour faire baisser les déficits et les dettes des États européens et mise en place de la supervision des plans budgétaires de chaque État-membre via le Semestre européen. Chaque année, les États doivent démontrer qu’ils implémentent les recommandations de la Commission Européenne (CE) sur la réduction des dépenses publiques. En 1992, le Traité de Maastricht avait défini des règles budgétaires pour l’Union monétaire européenne; celles-ci décrétaient sans fondement scientifique que le déficit des administrations publiques ne devrait pas excéder 3% du Produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique ne devait pas dépasser 60% du PIB. Les vagues de coupes budgétaires connues depuis le tournant néolibéral des années 80 deviennent désormais des obligations européennes pour la formation de son marché et ensuite de sa monnaie unique. Ces règles particulièrement rigides et contraignantes sont mises en place à partir de 2011.

Effets désastreux dans les années 2010

Les dépenses publiques subissaient alors une attaque idéologique en étant présentées comme des dépenses inutiles et inefficaces, et causes de la crise. L’application des politiques d’austérité en Grèce, en Italie, au Portugal, en Irlande, en Espagne et en Roumanie principalement, ainsi que dans une certaine mesure dans l’ensemble des autres pays membres de l’Union Européenne (UE), a mené à une décennie de reculs sociaux sans précédents: réduction des pensions au Portugal, baisse des salaires de 15% en Irlande, augmentation des taxes et impôts un peu partout. En Belgique, hausse de l’âge de la pension à 67 ans, gel del’indexation des salaires (saut d’index), coupes dans les soins de santé et les chemins de fer, baisse des allocations pour les demandeurs d’emploi, suppression des allocations d’insertion pour les jeunes en sortie anticipée et tardive des études, limitation du recours aux prépensions, … Les gouvernements Di Rupo (2011-2014) et Michel (2014-2019) avaient appliqué les règles européennes en imposant plus de 50 milliards d’euros d’austérité budgétaire en 5 ans (2012-2016) et en planifiant plus de 10 milliards de coupes et recettes nouvelles en 2017 et 2018, selon l’Audit Citoyen de la dette en Belgique1 effectué en 2016.

Ludovic Voet , Secrétaire Confédéral de la Confédération Européenne des Syndicats.

Ces mesures ont donné naissance à la conviction d’un basculement vers «la première génération qui vivrait moins bien que celle de ses parents et aggraveraient le retard pris dans la transformation socio-écologique de nos économies.»

Les effets des politiques de réduction des dépenses publiques ont eu des conséquences désastreuses sur les travailleurs, leur protection sociale et les services publics. Parmi ces mesures: baisse des salaires réels, diminution des emplois publics, non-remplacement des départs à la retraite, détricotage des conventions collectives (notamment aux niveaux national et sectoriel), attaques des systèmes d’indexation salarial, coupes dans la protection sociale, réformes des retraites pour travailler plus longtemps, précarisation des contrats et dégradation des conditions de travail, intensification du travail et augmentation du temps de travail, privatisation ou libéralisation des services publics, baisse de la couverture des soins…

Chaque service public a perdu en accessibilité et en qualité. Pourtant, comme le rappellent les syndicats, le service public, c’est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Cette liste — non-exhaustives — des horreurs prouve que les mesures mises en place n’étaient pas justes et ne pouvaient qu’exacerber les inégalités et dégrader les mauvaises conditions de vie de la majorité de la population se levant chaque jour pour aller travailler.

Règles budgétaires suspendues depuis 2020

À partir de mars 2020, au début de la crise du Covid-19, les autorités européennes ont mis en pause les règles budgétaires, en activant la clause dérogatoire temporaire du Pacte de Stabilité et de Croissance. Les États-membres pouvaient soutenir leurs économies et effectuer des dépenses publiques sans avoir à se soucier des règles budgétaires qui avaient prouvé leur inefficacité. En 2010-2015, les déficits ont baissée, nos économies ont stagné et le ratio de la dette au PIB a augmenté. Tandis que depuis 2020, l’endettement des États pour soutenir l’investissement public, afin de répondre aux demandes intérieures et d’assurer la protection des salaires et emplois, a mené à la baisse de la proportion de dette au PIB. Antoine Math explique dans une recherche sur l’austérité dans le secteur des soins de santé que les baisses de dépenses ont un impact négatif sur l’économie et l’emploi car ces dépenses sont directement réinvesties dans l’économie réelle sous formes de dépenses ou d’investissements, contrairement aux aides aux entreprises qui, elles, peuvent sortir de l’économie nationale2.

Les effets des réductions des dépenses publiques ont eu des conséquences désastreuses sur les travailleurs, leur protection sociale et les services publics.

Les gouvernements ont donc pu sauver les entreprises de la faillite pendant les lockdowns, soutenir les travailleurs contre le risque de chômage et la perte de revenus, et participer au grand plan de relance européen. Ce soutien public à l’économie a permis de limiter les effets économiques des lockdowns avec une chute de 5,7% du PIB de l’UE en 2020, par une reprise soutenue par l’émission de dettes communes et une croissance du PIB de 6% en 2021 et de 3,4% en 2022.

Cette relance rapide de la demande agrégée couplée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 ont fait exploser les prix de l’énergie sur le marché européen libéralisé du gaz et de l’électricité. Ici encore, les États pouvaient intervenir pour soutenir leurs populations face aux explosions de coûts de l’énergie grâce à la suspension des règles budgétaires depuis 2020. L’action des États a, par contre, certainement été insuffisante, un plus grand soutien aux salariés, une révision de la formation des prix de l’énergie et une forte fiscalité sur les surprofits auraient certainement été bienvenus. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire, si pas indispensable, que les États puissent délier les cordons de la bourse pour soutenir les travailleurs et soutenir la transition vers des énergies renouvelables dans le chauffage et la mobilité par exemple.

Négociations sur les nouvelles règles

Au lieu de changer radicalement ces règles budgétaires arbitraires, les institutions européennes sont actuellement en train de les remettre en vigueur depuis janvier 2024. Leur refonte vient de faire l’objet d’un accord entre les institutions européennes le 10 février 2024, mais celles-ci doivent encore les valider formellement. Au printemps 2023, le Commissaire à l’Économie Paolo Gentiloni (Italie, Partido Democratico) sortait sa proposition de réforme avec la volonté déclarée que les trajectoires de réduction de dette et de déficit se remettent en route, tout en assurant une meilleure appropriation nationale des plans budgétaires (les États proposant leurs réformes plutôt que la CE elle-même) et des investissements répondant aux objectifs communs de l’UE (climat, digital, défense, objectifs sociaux).

Dans cette proposition, les objectifs totémiques de 3% du déficit et de 60% du ratio dette sur PIB, bien que dépourvus de base scientifique, restent le baromètre car ils sont inscrits dans le marbre des traités européens. Selon une estimation de la Confédération Européenne des Syndicats en mai 2023, l’application des règles proposées par la CE signifie qu’au moins 14 États-membres devraient couper dans leurs dépenses pour un montant cumulé de 45 milliards d’euros, ce qui représentent environ 1 million d’emplois d’infirmières ou 1,5 million d’enseignants. Cela annonce déjà la couleur.

Le Conseil des ministres des Finances (ECOFIN) de l’UE d’un côté, et le Parlement Européen de l’autre, ont défini leur mandat de négociation pour les trilogues où les trois institutions négocient les législations proposées. En décembre 2023, après des mois de négociations, le Conseil ECOFIN est parvenu à un accord où les pays les plus orthodoxes en matière budgétaire ont aggravé la proposition initiale de la CE, notamment sous l’impulsion du Ministre des Finances allemand Christian Lindner (parti libéral FDP).

Le Parlement Européen a abouti à un accord sur son mandat en janvier 2024 avec des propositions similaires à celles du Conseil Européen, avec une coalition hétéroclites aux objectifs différents. À la grande coalition composée des chrétiens-démocrates (PPE), des libéraux (Renew) et des sociaux-démocrates (S&D) se sont ajoutés les votes des nationalistes et eurosceptiques (ECR) ainsi qu’une partie des députés d’extrême-droite (ID).

Quand les socialistes, les libéraux et une partie des chrétiens-démocrates souhaitent sécuriser des marges d’investissement pour les objectifs climatiques (et sociaux pour certains d’entre eux), le bloc de droite au Parlement Européen est bien plus adepte du retour à l’orthodoxie budgétaire, hormis pour les dépenses militaires. Les groupes des Verts (Greens) et de la Gauche (The Left) ainsi que certains députés socialistes se sont opposés au mandat qui ne s’écarte pas clairement du retour à l’austérité budgétaire.

Priorités syndicales contre l’austérité et pour l’investissement

Pendant des mois, la Confédération Européenne des Syndicats (et ses affiliés nationaux — pour la Belgique: la CGSLB, la CSC et la FGTB) a lancé sa campagne Stop Austerity 2.0 avec une pétition et a porté quatre demandes phares pour cette réforme.

Premièrement, la réforme aurait dû assurer que les États ne soient plus obligés de suivre des trajectoires chiffrées et arbitraires de réduction de dette et de déficit rapide. Idéalement, la réduction de la dette aurait pu commencer après une période de transition de 4 à 7 ans où les investissements sont protégés.

Deuxièmement, elle aurait dû assurer la protection des investissements dans la transition climatique et énergétique de nos économies, ainsi que la protection des dépenses sociales et d’infrastructures.

Troisièmement, il est primordial de rééquilibrer les règles budgétaires focalisées aujourd’hui sur les seuls objectifs macroéconomiques de «stabilité» avec des objectifs sociaux.

Au moins 14 États-membres devraient couper dans leurs dépenses pour 45 milliards d’euros cumulés.

Dernièrement, il s’agissait également de démocratiser le processus en donnant plus de marges de manœuvre aux États-membres dans le développement de leurs plans ainsi qu’en y impliquant les parlements nationaux et les interlocuteurs sociaux, en particulier les syndicats. Par ailleurs, comme tous les États n’ont pas les capacités budgétaires pour investir et améliorer leurs systèmes sociaux, il est nécessaire de mettre en place des outils européens de solidarité avec des ressources nouvelles telles que des taxes sur les transactions financières et sur les fortunes, par exemple.

L’approche rigide du Conseil européen a mené à un accord désastreux pour les travailleurs et la planète le 10 février 2024. En résumé, les États dont la dette est supérieure à 90% de leur PIB devraient se voir obligés de la réduire d’1% par an (de 0,5% pour les États dont la dette se situe entre 60 et 90%). Concernant le déficit, les pays qui dépassent les 3% devront le réduire de 0,5% par an avec l’objectif d’un retour à maximum 1,5% de déficit. S’agissant des investissements: aucune réelle protection des investissements n’est introduite car seules les dépenses de défense devraient trouver grâce auprès des ministres les plus orthodoxes. Certaines mesures d’atténuation des règles ont été obtenues par les négociateurs du Parlement Européen, mais sans changer fondamentalement l’ampleur des efforts demandés. Alors que les anciennes règles fiscales inadaptées nous conduisaient à 200 km/h dans le mur, l’accord qui vient d’être trouvé nous conduit toujours en excès de vitesse vers le crash.

Dès la première année d’application des nouvelles règles, ce sont 110 milliards d’euros par an de coupes dans les budgets, ou de recettes nouvelles qui seront à trouver, dans 23 pays européens. La France devrait économiser 26,1 milliards d’euros par an, l’Italie 25,4 milliards, l’Espagne 13,9 milliards, l’Allemagne 11 milliards. La Belgique, avec un déficit public prévu pour 2024 à 4,7% par le Bureau du Plan3 et un ratio dette sur PIB de 106%, devrait économiser 1,19% de son PIB pendant 4 ans minimum si la procédure de déficit excessif est déclenchée par la CE. Cela correspond à 7,5 milliards d’euros, soit environ 650 euros par habitant. Dans le cas où la Belgique pouvait étendre sa trajectoire budgétaire négociée d’un plan sur 4 ans à un plan sur 7 ans, cela correspondrait à 0,71% du PIB par an d’efforts sur 7 ans, soit 4,5 milliards d’euros par an. Pour autant, cette extension est souvent conditionnée à des promesses de réformes qui vont souvent de pair avec des réductions des droits sociaux, des salaires et, dès lors, des conditions de vie.

Voici quelques exemples pour réaliser l’ampleur de ses efforts et, surtout, à quel point ils sont impossibles. Imaginez que la réforme des retraites en France en 2023 qui porte à 64 ans l’âge de la retraite devrait «permettre» d’atteindre 13 milliards d’économies à partir de 2030. C’est la moitié de l’effort que les nouvelles règles lui imposeront, et ce, avant 2030. Dans le cas de l’Italie, avec 141% de dette par rapport au PIB et 4,3% de déficit public en 2024, pour rentrer dans les clous, il faudra des décennies de réduction de dette pour arriver aux 60% qu’imposent les règles budgétaire. En plus d’être un bain de sang social pour les travailleurs et les services publics, c’est également le meilleur déclencheur pour une nouvelle récession de l’économie.

Pour les plus riches, l’austérité a servi. Les inégalités explosent. Et avec des droits détricotés, il est plus facile pour un employeur de payer moins chers ses travailleurs. Fruit de quatre décennies du tournant néolibéral, la part des salaires dans le PIB européen (quasi similaire aux USA) a décru de 70% dans les années 70 à 62% aujourd’hui. Dans l’industrie européenne, les salaires tombent même aujourd’hui à 50% du PIB. La part des profits a donc explosé.

Choix désastreux pour la transformation socio-écologique

À l’heure du dérèglement climatique, il est suicidaire de penser que nos sociétés pourront se transformer et se préparer avec moins d’accompagnement étatique et moins de dépenses publiques. Les chocs à venir feront exploser la facture pour les particuliers et les États et, donc, nos déficits et nos dettes publiques également. En investissent aujourd’hui pour décarboner les modes de production et de consommation ainsi qu’en anticipant des catastrophes à venir, le coût sera moindre à long terme. Nos enfants nous en remercieront. C’est le coût de l’inaction qui sera plus important que les investissements nécessaires aujourd’hui, finalement sources de revenus soutenables futurs.

Le coût des désastres climatiques est déjà flagrant. La Wallonie en 2021 et la Slovénie en 2023, touchées par les inondations, ne le savent que trop bien. Une semaine d’inondations en Slovénie à l’été 2023 a coûté l’équivalent de 8% du PIB en dégâts, soit plus d’un tiers du budget de l’État. Des finances publiques soutenables doivent répondre aux défis de demain. Il faut financer les hôpitaux, les écoles, les pompiers.. Combien de «Slovénie 2023» attendent nos pays dans les prochaines années?

Les coupes budgétaires ont des conséquences concrètes. À l’été 2022, la France sortait de canicules successives, de feux de forêts sans précédents, l’accès à l’eau potable était restreint dans certains départements.

En investissant aujourd’hui pour décarboner les modes de production et de consommation ainsi qu’en anticipant des catastrophes à venir, le coût sera moindre à long terme.

Un journaliste de Libération écrivait le 22 août 2022: «Les grandes catastrophes ont au moins une vertu: elles font redécouvrir à certains les bienfaits des services publics». Et des méfaits des coupes dans les effectifs! En 1999, l’Office National des Forêts comptaient 12.000 travailleurs lors des grandes tempêtes de décembre qui avaient fait 92 morts et 2.000 blessés. En 2022, ce service public ne compte plus que 8.000 travailleurs. Or, les incendies et pluies se feront plus nombreux et plus intenses dans le futur, nécessitant plus de moyens. 500 suppressions de postes étaient encore prévus entre 2021 et 2025. L’austérité met en danger des vies humaines et empêche de développer une Europe qui protège.

La Cour Européenne des Auditeurs estime qu’aujourd’hui l’UE a un budget disponible pour l’action climatique (87 milliards d’euros par an) équivalent à moins de 10% de l’investissement nécessaire pour atteindre les objectifs de 2030, estimés à environ 1.000 milliards d’euros par an4. Bien entendu, une part de ces financements doivent venir du secteur privé et des entreprises elles-mêmes, mais la dépense publique sera également nécessaire, surtout pour garantir des besoins essentiels et renforcer le rôle des entreprises publiques.

Une étude de la New Economics Foundation (NEF) montre que seuls quatre pays (Irlande, Suède, Lettonie et Danemark), représentant seulement 10% du PIB de l’UE, seraient en mesure de dégager une marge de manœuvre budgétaire suffisante pour faire face aux engagements des accords de Paris limitant le réchauffement climatique à 1,5°C, tout en respectant les règles budgétaires. Des pays comme la Belgique, l’Espagne, la France ou, l’Italie (13 pays en tout représentant plus de 50% du PIB européen) seraient incapables de réaliser les scénarios de dépenses vertes minimales nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques convenus par l’UE5.

Une politique monétaire de la Banque Centrale Européenne (BCE) inadaptée

Dans ce contexte, l’Europe a besoin de politiques budgétaires et monétaires compatibles avec la transition écologique et sociale. L’austérité budgétaire en est l’exact opposée. La politique monétaire de la BCE également. L’augmentation des taux d’intérêts de 0,5% en juillet 2022 à 4,5% depuis septembre 2023 pour «limiter l’inflation» est le mauvais remède à une crise poussée par l’envolée des surprofits. Augmenter le taux d’intérêt augmente le coût des emprunts publics, rendant les efforts budgétaires encore plus importants. Elle rend impossible la transition écologique abordable à tous. Si, d’ici 2030, chaque ménage doit s’équiper d’une pompe à chaleur, d’un véhicule électrique et de panneaux solaires, il faudra plus de 70.000 euros par personne aux prix actuels sur le marché. Avec les taux d’intérêt actuel, ça signifie qu’il faut consacrer 100.000 euros sur 10 ans pour financer ces travaux.

En matière de soutien à la transition industrielle, il en ira de même. L’Europe devrait se fixer l’objectif de décarboner le territoire en le réindustrialisant à coup d’entreprises vertes et pourvoyeuses d’emplois de qualité dans une transition juste où personne n’est laissé de côté. On en est encore loin. La promesse début 2023 de la Présidente de la CE, Ursula Von der Leyen, d’un fond de souveraineté pour répondre à la loi américaine de réduction de l’inflation (IRA) consistant à subsidier la production aux États-Unis de l’énergie renouvelable, est restée lettre morte.

Pour les plus riches, l’austérité est toujours utile. Les inégalités explosent.

L’UE préfère attaquer la Chine pour ses subsides aux véhicules électriques que d’opérer un tournant vers la protection de ses industries et le pilotage public de leur décarbonation. Dans ce contexte, l’Europe continue de vivre un déclin industriel, déjà exsangue après des décennies de délocalisations et d’austérité budgétaire, avec comme effet la destruction de millions d’emplois industriels de qualité. La relance industrielle, la décarbonation des secteurs de l’acier, du verre, de l’aluminium, du béton, du ciment pour n’en citer que quelques-uns des plus compliqués, ne pourront se faire sans intervention et soutien étatiques. Le développement des énergies renouvelables, la décarbonation des transports et de l’immobilier non plus.

La planification de la décarbonation doit fixer un cadre clair de renforcement des services publics et de soutien conditionné aux entreprises privées. L’aide publique aux entreprises doit absolument comprendre des conditionnalités sociales et environnementales.

Des profits qui explosent et ne ruissellent pas

L’inflation et la crise du coût de la vie affectent énormément les portefeuilles des travailleurs. Il est reconnu que cette inflation est en grande partie liée au comportements spéculatifs, court-termistes et cupides des entreprises depuis février 2022. Profitant de leur pouvoir monopolistique de fixation de prix sur le marché, elles ponctionnent directement sur le revenu disponible des ménages.

Les salaires ne suivant pas les augmentations des prix, les ménages s’appauvrissent. Augmentation parfois de 30 euros sur chaque plein d’essence, de 100 euros par mois sur les factures d’énergie, de 100 euros sur le loyer sans les augmentations de salaires équivalentes. Seuls certains pays avec des mécanismes d’indexation automatique des salaires ont plus ou moins limité la casse. Les travailleurs se mobilisent partout en Europe pour des augmentations de salaires, pas des miettes. Pour que les gouvernements agissent sur les prix, pour que les employeurs partagent et réinvestissent les profits. Les travailleurs ont intérêt à l’augmentation des salaires, à un prix stable et juste (qui rémunère bien les travailleurs) et qu’on limite les surprofits. Les spéculateurs ont l’intérêt exactement inverse.

Pourtant les profits explosent. Entre juillet 2022 et juillet 2023, les 3.000 entreprises avec la plus grande capitalisation boursière au monde ont accumulé 4% du P.I.B. mondial en bénéfices exceptionnels, ou excessifs. Cela signifie que, chaque fois que l’équivalent de 25 euros est produite dans le monde, 1 euro de plus est parti en capital peu productifs, soit près de 500 euros par habitant de cette planète. Les 99% de la population mondiale n’ont donc rien reçu de la croissance mondiale de près de 3% sur la même période. En Europe, c’est 800 milliards d’euros qui ont disparu dans les poches des grosses entreprises. De l’argent tellement nécessaires pour mener une politique de redistribution, une politique d’augmentation des salaires, une politique d’investissement climatique et social. Ce chiffre ne vient pas des lubies d’un think tank révolutionnaire. Ce sont des chiffres de l’hebdomadaire libéral The Economist et du journal Bloomberg6.

La démocratie politique est une voix délibérative qui arbitre les conflits et intérêts entre groupes sociaux. Au fur et à mesure que s’aggravent les inégalités et la crise climatique, et que les grosses entreprises s’accaparent de plus en plus de ressources, les antagonismes sociaux sont de moins en moins conciliables par des compromis, les caisses des États sont donc évidemment vides vu que ce sont elles qui ont été mises à contribution pour aider les travailleurs face aux augmentations de prix de l’énergie au lieu de bloquer les surprofits des entreprises.

Les gouvernements opposeront certainement de plus en plus les politiques sociales et climatiques. Couper dans un budget afin d’avoir de la marge pour mener d’autres politiques devient incontournable si l’on ne s’attaque pas aux inégalités. Lorsqu’il n’y a pas de marge budgétaire, ce sera aux travailleurs en tant que citoyens de payer: taxe carbone, taxe sur la consommation, baisse des conditions de vie décente. Nos sociétés vivront les réactions brutales de pans de la population contre ces mesures.

L’austérité, sponsor de l’extrême-droite et de l’autoritarisme

D’où la tendance des démocraties libérales à museler de plus en plus la liberté d’expression, la démocratie, les droits syndicaux, les droits des femmes, les droits des organisations de la société civile… Déjà dans les années 2010, l’austérité dans beaucoup de pays européens était accompagnée de recul démocratique et d’attaques aux droits syndicaux. Les attaques contre le droit de grève en Belgique en est un exemple, tout comme le détricotage des obligations des employeurs à respecter les conventions collectives (Grèce, Europe de l’Est) ou l’inversion de la hiérarchie des normes pour faire prévaloir les accords moins avantageux d’entreprise ou de secteurs (lois El-Khomri en France en 2016) ou réformes pour plus de flexibilité pour l’employeur (loi Peeters en Belgique en 2017).

Il faut que les entreprises aidées soient obligées de respecter les conventions collectives, de payer des salaires décents et de réinvestir leurs bénéfices.

Le retour de l’austérité est un double cadeau à l’extrême-droite. D’une part, elle présentera ce retour comme une trahison de plus de l’UE et se présentera comme celle qui s’y est opposé au Conseil des ministres des Finances (ce que l’Italie a été un des seuls acteurs à faire avec son ministre des finances d’extrême-droite, Giancarlo Giorgetti — Liga) et au Parlement Européen quand le vote final sur la réforme aura lieu en avril 2024. D’autre part, en arrivant au pouvoir, elle pourra couper dans les dépenses sociales et montrer sa face néolibérale, tout en présentant l’austérité comme une obligation européenne — ce qu’elle fait déjà en Italie et en Finlande. Le programme du gouvernement finlandais comprend un large éventail de réductions dans la protection sociale: coupes dans les allocations de chômage et dans les allocations de logement, attaques sur le droit de grève, réductions d’impôts pour les plus riches et baisse des bourses étudiantes7.

Une recherche originale récente montre que chaque euro de coupes budgétaires augmente le nombre de voix des partis d’extrême-droite. Les chercheurs y affirment qu’«une réduction de 1% des dépenses publiques entraîne une augmentation de la part de voix des partis extrêmes d’environ trois points de pourcentage. Nos résultats suggèrent qu’environ 10% de la variation de la part de voix des partis extrêmes est effectivement due aux consolidations fiscales, ce qui souligne l’importance de l’austérité…»8.

Le retour des règles de la gouvernance économique d’austérité européenne seraient donc le meilleur sponsor des Le Pen, Meloni et Tom Van Grieken…

Les syndicats proposent une autre voie: le combat contre les règles absurdes ne fait que commencer. Plutôt que de baisser les dépenses, augmentons les recettes: par des taxes sur les grands patrimoines, sur les transactions financières, sur les surprofits. Finançons les transitions climatique et sociale de notre société pour tous mieux vivre. Ce n’est pas aux travailleurs et à la planète de payer l’austérité.

Footnotes

  1. Audit Citoyen de la dette en Belgique, «Belgique: 50 milliards d’austérité en 5 ans, pour quels résultats?», 2016. www.cepag.be/sites/default/files/publications/analyse_cepag_-_octobre_2016_-_acide.pdf
  2. MATH Antoine, «Les effets des politiques d’austérité sur les dépenses et services publics de santé en Europe», La Revue de l’Ires, 2017/1-2 (n° 91-92), p. 17-47. DOI: 10.3917/rdli.091.0017. URL: www.cairn.info/revue-de-l-ires-2017-1-page-17.htm
  3. Bureau Fédéral du Plan, «Perspectives économiques 2023-2028 pour la Belgique: la croissance se stabilise mais les finances publiques restent préoccupantes», Juin 2023. www.plan.be/press/communique-2364-fr-
  4. Cours des comptes européenne, «Objectifs de l’Union européenne en matière de climat et d’énergie», 2023. www.eca.europa.eu/en/news/NEWS-SR-2023-18#:~:text=The%20EU%20has%20committed%20to,%E2%82%AC1%20trillion%20per%20year.
  5. MANG Sebastian, CADDICK Dominic, «Beyond the bottom line; How green industral politic can drive economic change and speed up climate action», Avril 2023. https://neweconomics.org/uploads/files/Beyond-the-Bottom-Line-web-v1.pdf
  6. «Is big business really getting too big?», Juillet 2023. www.economist.com/business/2023/07/12/is-big-business-really-getting-too-big
  7. KLEIN Mathias, PESSOA Ana Sofia, DUQUE GABRIEL Ricardo, «The political disruptions of fiscal austerity», Décembre 2022. https://cepr.org/voxeu/columns/political-disruptions-fiscal-austerity
  8. MATH Antoine, «Les effets des politiques d’austérité sur les dépenses et services publics de santé en Europe», La Revue de l’Ires, 2017/1-2 (n° 91-92), p. 17-47. DOI: 10.3917/rdli.091.0017. URL: www.cairn.info/revue-de-l-ires-2017-1-page-17.htm