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La montée en puissance des pays émergents

Samir Amin

—14 août 2018

Samir Amin nous a quitté le 12 août 2018. Lava republie son panorama impressionnant des pays émergents du Sud face aux défis de la mondialisation contemporaine.

La force accrue des pays émergents du Sud affronte les défis de la mondialisation contemporaine. La situation actuelle permet d’assister au déclin des centres anciens (les États-Unis, l’Europe et le Japon, c’est-à-dire la Triade), qui sont en crise, en regard de la croissance impétueuse des pays émergents (la Chine et autres). Il y a trois options : la crise actuelle s’étend aux pays émergents et entrave sérieusement leur développement ; ils continuent néanmoins à se développer et à mener à une relance du capitalisme, plus centrée sur l’Asie et l’Amérique du Sud ; le développement des pays émergents déconstruit la globalisation telle qu’elle existe aujourd’hui et produit un monde réellement polycentrique dans lequel ils se combineront et auquel ils seront confrontés, progressant vers des alternatives démocratiques et populaires et des restaurations violentes.
La thèse la plus populaire prétend que les victoires des luttes anti-impérialistes du passé ont pavé la voie, non pas au socialisme, mais à une nouvelle montée du capitalisme. Le principal argument de ma critique de ce point de vue émane de ma découverte du fait que le modèle capitaliste historique, aujourd’hui considéré comme le modèle exclusif, a été établi au début en s’appuyant sur la production et la reproduction de la polarisation mondiale. Cette caractéristique est elle-même le produit de l’expulsion massive de la paysannerie des terres sur laquelle s’est fondée l’expansion capitaliste. Ce modèle n’a été durable que parce que la valve de sûreté de l’immigration de masse vers les Amériques l’a permis. La reproduction de ce même modèle est strictement impossible pour les pays périphériques aujourd’hui — ils comprennent près de 80 % de la population mondiale, dont près d’une moitié de population rurale — ; cinq ou six Amériques seraient nécessaires pour « procéder à un rattrapage par imitation ». Ce rattrapage est une illusion ; se lancer dans cette direction ne peut aboutir qu’à une impasse.
C’est pourquoi je prétends que les luttes anti-impérialistes sont potentiellement anticapitalistes. Si vous ne pouvez « faire un rattrapage », vous devez « faire quelque chose d’autre ». Bien sûr, la transformation dans le sens des visions à long terme du « développement » des pays émergents n’est en aucune façon « inévitable ». Elle n’est que nécessaire et possible. L’actuel succès des pays émergents en matière de croissance accélérée au sein du capitalisme mondial et par des moyens capitalistes renforce l’illusion qu’un rattrapage est possible. La même illusion a accompagné les expériences de la première vague d’ « éveil du Sud » au vingtième siècle, même si ces expériences ont été vécues comme un « rattrapage par la voie socialiste ».

Les luttes anti-impérialistes sont potentiellement anticapitalistes. Si vous ne pouvez « faire un rattrapage », vous devez « faire quelque chose d’autre ».

Aujourd’hui, l’impérialisme collectif de la Triade déploie toutes les armes économiques, financières et militaires dont il dispose pour perpétuer sa domination du monde. Les pays émergents qui déploient des stratégies en vue d’éliminer les avantages de la Triade — le contrôle de la technologie, l’accès exclusif aux ressources naturelles mondiales et le contrôle militaire de la planète — doivent entrer en conflit avec la Triade. Ce conflit contribue à dissiper toute illusion à propos de la capacité de ces pays « à progresser au sein du système » et donne aux forces démocratiques populaires la possibilité d’influencer le cours des événements dans la direction du progrès sur la longue voie de la transition vers le socialisme. À ce jour, les pays émergents ont compris que si leur développement s’était accéléré au sein de la mondialisation capitaliste, c’était par des mesures capitalistes. Si ces pays ont été orientés vers la poursuite de cette voie, reposant sur le fait de conférer la priorité aux exportations, c’est que la crise économique qui a frappé les centres anciens les a gravement affectés aussi à leur tour.
Le conflit entre les centres et les pays de la périphérie est une donnée de premier ordre dans l’histoire du déploiement capitaliste. C’est pourquoi la lutte des peuples du Sud pour leur libération doit remettre en question le capitalisme lui-même. Car la rente impérialiste associée à l’expansion mondiale du capitalisme, toujours dominé historiquement par la Triade, n’est pas seulement une source majeure de profits pour le capital monopoliste, elle conditionne également la reproduction de la société dans son ensemble. Ainsi donc, ce n’est nullement une coïncidence si le Sud est toujours « la zone de tempête » de révoltes récurrentes, potentiellement efficaces. Il est clair que les classes dirigeantes du Sud dit « émergent » ont choisi une stratégie qui n’est ni une soumission passive aux forces dominantes dans le système mondial ni une opposition déclarée à ces mêmes forces : c’est une stratégie d’interventions actives sur lesquelles elles font reposer leurs espoirs d’accélérer le développement de leurs pays.

Qu’est-ce que « l’émergence » ?

Ce terme fait l’objet d’utilisation par les uns et les autres dans des contextes différents à l’extrême et le plus souvent sans que la précaution d’en préciser le sens ait été prise. Je préciserai donc ici le sens que je donne à l’ensemble des transformations économiques, sociales, politiques et culturelles, qui permet de parler de l’ « émergence » d’un État, d’une nation et d’un peuple qui a été placé dans une situation périphérique (au sens que j’ai moi-même donné à cette qualification) au sein du système capitaliste mondial.

L’émergence ne se mesure ni par un taux de croissance élevé du PIB ni par un niveau élevé de PIB par habitant

L’émergence ne se mesure ni par un taux de croissance élevé du PIB (ou des exportations) sur une période longue (plus d’une décennie) ni par le fait que la société concernée a atteint un niveau élevé de PIB par habitant, comme le mesurent la Banque mondiale et l’ensemble des institutions de la « coopération » des puissances occidentales et les économistes conventionnels.
L’émergence implique bien davantage : une croissance soutenue de la production industrielle dans le pays concerné et une montée en puissance dans la capacité de ces industries d’être compétitives à l’échelle mondiale. Encore faut-il préciser de quelles industries il s’agit et ce qu’on entend par compétitivité. Il faut exclure de l’examen les industries extractives (mines et combustibles) qui peuvent à elles seules, dans des pays bien dotés par la nature de ce point de vue, produire une croissance accélérée sans entraîner dans son sillage l’ensemble des activités productives dans le pays concerné. L’exemple extrême de ces situations « non émergentes » est celui des pays du golfe Persique, ou du Venezuela, du Gabon et d’autres.
Il faut également comprendre la compétitivité des activités productives dans l’économie considérée comme celle du système productif pris dans son ensemble et non d’un certain nombre d’unités de production envisagées en tant que telles. Par les biais de la délocalisation ou de la sous-traitance, des multinationales opérant dans les pays du Sud peuvent être à l’origine de la mise en place d’unités de production locale (filiales des transnationales ou entreprises autonomes) capables en effet d’exporter sur le marché mondial, ce qui leur vaut la qualification de compétitives dans le langage de l’économie conventionnelle. Ce concept tronqué de compétitivité, qui procède d’une méthode empiriste du premier degré, n’est pas le nôtre. La compétitivité est celle du système productif. Encore faut-il que celui-ci existe, c’est-à-dire que l’économie concernée soit constituée d’établissements productifs et de branches de la production suffisamment interdépendants pour qu’on puisse parler de système.
La compétitivité dépend alors de facteurs économiques et sociaux divers, entre autres, des niveaux généraux d’éducation et de formation des travailleurs de tous grades comme de l’efficacité de l’ensemble des institutions qui gèrent la politique économique nationale (fiscalité, droit des affaires, droits du travail, crédit, soutiens publics, etc.). À son tour, le système productif en question ne se réduit pas aux seules industries de transformation productives de biens manufacturés de production et de consommation (mais l’absence de celles-ci annule l’existence même d’un système productif digne de ce nom), mais intègre la production alimentaire et agricole comme les services exigés pour le fonctionnement normal du système (transports et crédit en particulier).
Un système productif réellement existant peut être néanmoins plus ou moins « avancé ». J’entends par là que l’ensemble de ses activités industrielles doit être qualifié : s’agit-il de productions « banales » ou de productions technologiques de pointe ? Il est important de situer le pays émergent de ce point de vue : dans quelle mesure est-il en voie de remonter dans l’échelle des valeurs produites ?
Le concept d’émergence implique donc une approche politique et holistique de la question. Un pays n’est émergent que dans la mesure où la logique mise en œuvre par le pouvoir s’assigne l’objectif de construire et de renforcer une économie autocentrée (même si elle est ouverte sur l’extérieur) et d’affirmer par là même sa souveraineté économique nationale. Cet objectif complexe implique alors que l’affirmation de cette souveraineté concerne tous les aspects de la vie économique. En particulier, elle implique une politique qui permet de renforcer sa souveraineté alimentaire, ainsi que sa souveraineté dans le contrôle de ses ressources naturelles et l’accès à celles-ci hors de son territoire. Ces objectifs, multiples et complémentaires, font contraste avec ceux d’un pouvoir comprador[1] qui se contente d’ajuster le modèle de croissance mis en œuvre dans le pays concerné aux exigences du système mondial dominant (« libéral mondialisé ») et aux possibilités que celui-ci offre.

Un pays n’est émergent que dans la mesure où la logique mise en œuvre par le pouvoir s’assigne l’objectif de construire et de renforcer une économie autocentrée

La définition de l’émergence proposée jusqu’ici ne dit rien concernant la perspective dans laquelle s’inscrit la stratégie politique de l’État et de la société concernés : capitalisme ou socialisme ? Néanmoins, cette question ne peut être évacuée du débat, car le choix de cette perspective par les classes dirigeantes produit des effets majeurs positifs ou négatifs du point de vue du succès même de l’émergence. Et sur ce plan, je ne dirais pas que seule une option s’inscrivant dans une perspective capitaliste, qui met en œuvre des moyens de nature capitaliste (le contrôle et l’exploitation de la force de travail et une certaine liberté du marché), parce qu’elle serait « réaliste », est appelée à être couronnée de succès. Mais je ne dirais pas non plus que seule une option socialiste radicale qui remet en cause ces formes capitalistes (la propriété, l’organisation du travail et le contrôle du marché) est capable de s’inscrire dans la durée et de faire avancer la société concernée dans le système mondial.
Le rapport entre les politiques d’émergence d’une part et les transformations sociales qui l’accompagnent d’autre part ne dépend pas exclusivement de la cohérence interne des premières, mais également du degré de leur complémentarité (ou de leur conflictualité) avec les secondes. Les luttes sociales — luttes de classes et conflits politiques — ne viennent pas « s’ajuster » à ce que produit la logique du déploiement du projet d’État d’émergence ; elles constituent un déterminant de celui-ci. Les expériences en cours illustrent la diversité et les fluctuations de ces rapports. L’émergence est souvent accompagnée d’une aggravation des inégalités. Encore faut-il préciser la nature exacte de celles-ci : inégalités dont ses bénéficiaires sont une minorité infime ou une forte minorité (les classes moyennes) et qui se réalisent dans un cadre qui produit la paupérisation de la majorité des travailleurs ou qui, au contraire, s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie de ceux-ci, quand bien même le taux de croissance de la rémunération du travail serait inférieur à celui des revenus des bénéficiaires du système. Autrement dit, les politiques mises en œuvre peuvent associer ou pas l’émergence et la paupérisation. L’émergence ne constitue pas un statut définitif et figé qui qualifie le pays concerné ; elle est faite d’étapes successives, les premières préparant avec succès les suivantes ou au contraire les engageant dans une impasse.
De la même manière, le rapport entre l’économie émergente et l’économie mondiale est lui-même en transformation constante et s’inscrit dans des perspectives générales différentes, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la souveraineté ou au contraire l’affaiblissent, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la solidarité sociale dans la nation ou au contraire l’affaiblissent. L’émergence n’est donc pas synonyme de croissance des exportations et de montée en puissance du pays concerné mesuré de cette manière. Car cette croissance des exportations s’articule sur celle du marché interne à préciser (consommation populaire ou des classes moyennes) ; la première peut devenir un soutien ou un obstacle à la seconde. La croissance des exportations peut donc affaiblir ou renforcer l’autonomie relative de l’économie émergente concernée dans ses rapports au système mondial.
On ne peut donc pas parler d’émergence en général ni même de modèles (modèles chinois, indien, brésilien, coréen) également en général. On doit examiner concrètement, pour chaque cas, les étapes successives de l’évolution émergente concernée, identifier leurs points forts et leurs faiblesses, analyser la dynamique du déploiement de leurs contradictions.

L’émergence est un projet politique et pas seulement économique. La mesure de son succès est donc donnée par sa capacité à réduire les moyens par lesquels les centres capitalistes dominants en place perpétuent leur domination, en dépit des succès économiques des pays émergents mesurés dans les termes de l’économie conventionnelle. J’ai pour ma part défini ces moyens en matière de contrôle par les puissances dominantes du développement technologique, de l’accès aux ressources naturelles, du système financier et monétaire global, des moyens d’information, de la disposition d’armes de destruction massive. Et j’ai soutenu la thèse de l’existence d’un impérialisme collectif de la Triade (États-Unis, Europe, Japon) qui entend conserver par tous les moyens ses positions privilégiées dans la domination de la planète et interdire aux pays émergents de remettre en question cette domination. J’en ai conclu que les ambitions des pays émergents entrent en conflit avec les objectifs stratégiques de la Triade impérialiste, et que la mesure de la violence de ce conflit était donnée par le degré de radicalité des remises en cause par chacun des pays émergents des privilèges du centre énumérés plus haut.
L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la politique internationale des pays concernés. S’alignent-ils sur la coalition politico-militaire de la Triade ? Acceptent-ils de ce fait les stratégies mises en œuvre par l’Otan ? Ou au contraire tentent-ils de les contrer ?

L’histoire de l’expansion mondialisée du capitalisme

De 1500 à 1900, les « Occidentaux » façonnent seuls les structures du monde nouveau du capitalisme historique. Les peuples des périphéries conquises résistent certes, mais ils sont toujours finalement défaits et contraints de s’ajuster aux exigences de leur statut de subordonnés. Le vingtième siècle inaugure — avec « l’éveil des peuples des périphéries » — un chapitre nouveau de l’histoire : la révolution iranienne de 1907, celle du Mexique (1910-1920), de la Chine (1911) qui annonce celle de 1949, 1905 dans la Russie « semi-périphérique » qui annonce 1917, la Nahda arabo-musulmane, la constitution du mouvement des Jeunes Turcs, la révolution égyptienne de 1919, la formation du Congrès indien en constituent les premières manifestations. Les peuples des périphéries se mobilisent sous les drapeaux du socialisme (Russie, Chine, Vietnam, Cuba) ou sous ceux de la libération nationale associée à des degrés divers à des réformes sociales progressistes.

L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la politique internationale des pays concernés.

Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à Bandung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque-là dominées. Ce « droit au développement » constituait le fondement de la mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces exigences nouvelles. Les progrès de l’industrialisation amorcés durant l’ère de Bandung ne procèdent pas de la logique du déploiement impérialiste, mais ont été imposés par les victoires des peuples du Sud.

Cette première vague d’éveil des peuples des périphéries s’épuise pour des raisons multiples et combinées tenant à la fois à ses propres limites et contradictions internes et au succès de l’impérialisme qui parvient à inventer de nouveaux modes de contrôle du système mondial en renforçant ses moyens de contrôle de l’invention technologique, de l’accès aux ressources de la planète, de maîtrise du système financier mondialisé, des communications et de l’information, des armements de destruction massive. Mais le moment du triomphe du nouvel impérialisme collectif de la Triade constituée par les États-Unis, l’Europe et le Japon est bref. Une nouvelle époque de chaos, de guerres et de révolutions est ouverte. Dans ce cadre, la seconde vague d’éveil des nations des périphéries, déjà amorcée, interdit désormais à l’impérialisme collectif de la Triade d’envisager la possibilité de maintenir ses positions dominantes autrement que par le contrôle militaire de la planète.

Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à Bandung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque-là dominées.

L’histoire de l’expansion mondialisée du capitalisme historique est celle d’une accumulation largement financée par la dépossession des peuples des périphéries au profit de ceux des centres, depuis la conquête des Amériques, avec la traite négrière, jusqu’à la colonisation (la dernière en date, celle en cours de la Palestine). La dépossession n’a pas frappé seulement les populations paysannes — la grande majorité des peuples d’autrefois. Elle a détruit les capacités de production industrielle (artisanats et manufactures) de régions naguère plus prospères que l’Europe elle-même : la Chine et l’Inde notamment.
Le conflit centres/périphéries est une donnée première dans toute l’histoire du déploiement capitaliste. C’est pourquoi la lutte des peuples du Sud pour leur libération — en bonne voie dans sa tendance générale — s’articule à la remise en question du capitalisme. Car la rente impérialiste associée à l’expansion mondiale du capitalisme historique n’est pas seulement une source majeure de profits pour le capital des monopoles, elle conditionne également la reproduction de la société dans son ensemble. Ce n’est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n’est pas à l’ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours « la zone des tempêtes », des révoltes répétées, potentiellement efficaces.

L’impasse capitaliste se manifeste avec une évidence éclatante à propos de la question agraire

La voie de développement du capitalisme historique est fondée sur l’appropriation privée du sol agraire, la soumission de la production agricole aux impératifs du « marché » et, en conséquence, l’expulsion progressive et accélérée de la population paysanne au bénéfice d’un petit nombre d’agriculteurs capitalistes, qui ne sont plus des paysans, et qui finissent par ne plus représenter qu’un pourcentage insignifiant de la population (de 5 à 10 %), mais capables de produire suffisamment pour nourrir l’ensemble des peuples des pays concernés et même d’exporter des surplus de production importants. Cette voie capitaliste n’a été possible que parce que les Européens ont disposé de la gigantesque soupape de sécurité que représentait l’émigration vers les Amériques.
Or celle-ci n’existe tout simplement pas pour les peuples des périphéries d’aujourd’hui. De surcroît, l’industrialisation moderne ne pourrait absorber qu’une faible minorité des populations rurales concernées, parce que, en comparaison avec les industries du dix-neuvième siècle, celles d’aujourd’hui intègrent des progrès technologiques — condition de leur efficacité — qui économisent la main d’œuvre qu’elles emploient. La voie capitaliste ne peut produire ici que « la planète des bidonvilles », produire et reproduire indéfiniment du travail à bon marché. En Europe, en Amérique du Nord et au Japon, la voie capitaliste — associée au débouché de l’émigration et aux profits de l’impérialisme — a bien créé — tardivement — les conditions d’un compromis social capital-travail (particulièrement visible dans l’après-Seconde Guerre mondiale avec le welfare state). Les conditions d’un compromis de ce modèle n’existent pas dans les périphéries d’aujourd’hui. Cette voie ne peut trouver sa base sociale que dans les nouvelles classes moyennes devenant les bénéficiaires exclusives de ce développement.
Sans doute la présentation dominante de la réalité ne permet-elle pas d’imaginer une remise en question immédiate de l’ordre du capitalisme mondialisé. Les classes dirigeantes des pays du Sud, défaites, ont largement accepté de s’inscrire dans leur rôle de compradores subalternes ; les peuples désemparés, engagés dans la lutte pour la survie quotidienne paraissent souvent accepter leur sort ou même — pire — se nourrir des illusions nouvelles dont ces mêmes classes dirigeantes les abreuvent. Néanmoins, les classes dirigeantes des pays du Sud dits « émergents » ont visiblement opté pour une stratégie qui n’est ni celle de la soumission passive aux forces dominantes dans le système mondial ni celle de l’opposition déclarée à celles-ci : une stratégie d’interventions actives sur lesquelles elles fondent leurs espoirs d’accélérer le développement de leur pays.

La voie capitaliste ne peut produire ici que « la planète des bidonvilles », produire et reproduire indéfiniment du travail à bon marché.

Pourtant les sociétés du Sud — au moins certaines d’entre elles — sont aujourd’hui équipées de moyens qui leur permettraient de réduire à néant les moyens de contrôle des centres impérialistes. Ces sociétés sont capables de se développer par leurs propres forces, sans tomber dans la dépendance. Elles disposent d’un potentiel de maîtrise technologique qui leur permettrait d’en faire usage pour elles-mêmes. Elles peuvent contraindre le Nord, en récupérant l’usage de leurs ressources naturelles, à s’ajuster à un mode de consommation moins néfaste. Elles peuvent sortir de la mondialisation financière. Elles remettent déjà en question le monopole des armes de destruction massive que les États-Unis veulent se réserver. Elles peuvent développer des échanges Sud-Sud — de marchandises, de services, de capitaux, de technologies — qui ne pouvaient être imaginés en 1955 lorsque tous ces pays étaient démunis d’industries et de maîtrise technologique. Plus que jamais, la déconnexion est à l’ordre du jour du possible. Ces sociétés le feront-elles ? Et qui le fera ? Les classes dirigeantes en place ? Les classes populaires parvenues au pouvoir ? Probablement dans un premier temps des régimes de transition de nature nationale/populaire.

L’émergence de la Chine : une remise en question de l’ordre impérialiste ?

La Chine occupe, au sein du groupe des pays dits « émergents », une place tout à fait particulière. Par sa taille d’abord, mais surtout par le succès de son industrialisation en profondeur et de son mode particulier et efficace de réponse à la question agraire, l’un et l’autre rendu possible par la révolution socialiste et par le maoïsme. Le rapport est singulier entre, d’une part, le pouvoir exercé par l’appareil du parti (qui se prétend toujours « communiste »), le bloc social sur lequel il s’appuie (en gros, les « classes moyennes » bénéficiaires majeures du développement en cours, mais également les capitalistes), et d’autre part les classes populaires (ouvrières et paysannes). Sa transformation dans un sens négatif (celui d’une restauration capitaliste franche) ou positif (défini par des modalités de « compromis sociaux » favorables aux classes populaires) demeure l’objet d’évolutions divergentes possibles. Les choix entre des formes de démocratisation associées au progrès social d’une part, ou les formes de la démocratisation « conventionnelle » auxquelles aspirent peut-être (mais cela n’est pas même certain) les classes moyennes sont au cœur du défi auquel les forces sociales de droite et de gauche sont confrontées ici.
Les discours dominants prétendent que l’héritage du sous-développement est en voie d’être dépassé par l’Asie qui « rattrape son retard » en s’affirmant au sein du système capitaliste, et non pas en rompant avec celui-ci ; et les apparences confortent bien cette vision de l’avenir. Un capitalisme qui perdrait de ce fait son caractère impérialiste, du moins en ce qui concerne l’Asie de l’Est et du Sud. L’avenir que cette évolution traduirait est celui d’un monde multipolaire, organisé autour de quatre pôles au moins : les États-Unis, l’Europe, le Japon, la Chine, ou sept si l’on ajoute aux précédents la Russie, l’Inde et le Brésil.
L’analyse sur laquelle repose ce raisonnement me paraît courte. En premier lieu parce que cette prévision ne tient pas compte des politiques que Washington entend déployer pour mettre en échec le projet chinois. L’installation militaire permanente des États-Unis en Asie occidentale constitue une menace militaire dirigée principalement en dernier ressort contre la Chine. Et comme de surcroît l’Europe n’est pas encore parvenue à imaginer qu’elle puisse rompre avec l’atlantisme qui la situe dans le sillage des États-Unis, et que pour des raisons analogues ou particulières le Japon demeure déférent à l’égard de son protecteur d’outre-Pacifique, les jours de l’impérialisme collectif de la Triade sont encore loin d’être comptés. En second lieu la mesure du « succès » par les seuls taux de croissance de l’économie demeure trompeuse et la validité de sa projection au-delà de quelques années douteuse. La poursuite éventuelle de la croissance en Asie dépend de nombreux facteurs internes et externes qui s’articulent de manières diverses selon, d’une part, les modèles stratégiques de modernisation sociale choisis par les classes dominantes locales et, d’autre part, les réactions de l’extérieur. Au-delà de ce que représenterait la poursuite de la croissance du point de vue de l’équilibre écologique de la planète, le conflit avec les pays de la Triade impérialiste, bénéficiaires exclusifs jusqu’ici de l’ensemble des ressources de la planète, est de ce fait appelé à s’aiguiser.

L’installation militaire permanente des États-Unis en Asie occidentale constitue une menace militaire dirigée principalement en dernier ressort contre la Chine.

Le discours dominant attribue le succès de la Chine postmaoïste aux seules vertus du marché et de l’ouverture extérieure. Et pourtant, durant les trois décennies du maoïsme (1950 à 1980) la Chine avait déjà enregistré une croissance exceptionnelle à des taux doubles de ceux de l’Inde ou d’une quelconque grande région du tiers monde. Cela étant, les performances des deux dernières décennies du siècle apparaissent encore plus extraordinaires. Ces réalisations sans pareilles n’auraient pas été possibles en l’absence des bases économiques, politiques et sociales construites au cours de la période précédente.
Mais l’impérialisme de la Triade est fondé sur les nouveaux moyens mentionnés plus haut en lieu et place de l’ancien monopole de l’industrie. Ces nouveaux privilèges des centres impérialistes sont appelés à approfondir la polarisation à l’échelle mondiale, non à l’atténuer. Dans ce sens, la qualification de « pays émergents » relève de la farce idéologique ; il s’agit de pays qui, loin de « rattraper », construisent le capitalisme périphérique de demain. La Chine ne fait pas exception ; elle est déjà un atelier de sous-traitance au bénéfice du capital et de la consommation des centres impérialistes !

Le socialisme de marché : étape dans la transition socialiste ou raccourci vers le capitalisme ?

La classe dirigeante chinoise a choisi la voie capitaliste et le « socialisme de marché » devient un raccourci permettant de mettre en place progressivement les structures et les institutions fondamentales du capitalisme, en réduisant au maximum les frottements et les peines de la transition au capitalisme.
Quelles sont les possibilités offertes par cette voie à la Chine d’aujourd’hui ? Des alliances entre les pouvoirs de l’État, la nouvelle classe de grands capitalistes privés, les paysans des zones enrichies par les débouchés que leur offrent les marchés urbains, les classes moyennes en plein essor sont déjà en place. Mais il reste que ce bloc hégémonique exclut la grande majorité des ouvriers et des paysans. Toute analogie avec les alliances historiques construites par certaines bourgeoisies européennes avec la paysannerie (contre la classe ouvrière), puis le compromis historique capital-travail de la social-démocratie, demeure donc artificielle.
Le modèle de développement capitaliste à l’œuvre est fondé sur la priorité aux exportations sur lesquelles se greffe la croissance de la consommation des classes moyennes. C’est le modèle par excellence de l’accumulation périphérique. Sa poursuite implique ce qu’on voit déjà : une exploitation barbare des travailleurs qui rappelle le dix-neuvième siècle, un désastre écologique. En contrepoint, un modèle de développement authentique est nécessairement fondé sur la priorité à l’élargissement du marché interne au bénéfice des classes populaires renforcé par le développement des productions de biens de production. Les conflits politiques et sociaux en Chine opposent ces deux lignes. Cette faiblesse du bloc hégémonique procapitaliste en Chine est à l’origine du problème difficile de la gestion politique du système.
« La Chine est un pays pauvre où l’on ne voit que peu de pauvres. » La Chine nourrit 22 % de la population mondiale bien qu’elle ne dispose que de 6 % des terres arables de la planète. Le véritable miracle se situe là. En rapporter l’origine principale à l’ancienneté de la civilisation chinoise n’est pas correct. Car s’il est vrai que jusqu’à la révolution industrielle, la Chine disposait d’un équipement technologique plus avancé dans l’ensemble que toutes les autres grandes régions du monde, sa situation s’était dégradée pendant un siècle et demi et avait produit le spectacle d’une misère à grande échelle comparable à celle des pays de la périphérie ravagés par l’expansion impérialiste, Inde et autres. La Chine doit son redressement remarquable à sa révolution. À l’autre extrémité de l’éventail des situations créées par l’expansion capitaliste mondiale je situerai le Brésil : « un pays riche où l’on ne voit que des pauvres ».

La Chine nourrit 22 % de la population mondiale bien qu’elle ne dispose que de 6 % des terres arables de la planète.

La révolution chinoise a fait entrer la société de ce pays dans la modernité. Cela s’exprime dans tous les aspects du comportement de ses citoyens qui se considèrent comme responsables de leur histoire. Cette modernité explique qu’on ne voit pas en Chine d’expression de ces névroses paraculturelles qui sévissent ailleurs, dans les pays musulmans, dans l’Inde hindouiste, en Afrique subsaharienne. Les Chinois vivent leur temps, ne se nourrissent pas de ces variétés de nostalgie à l’égard d’un passé mythologique recomposé qui caractérisent ailleurs l’air du temps. Ils ne connaissent pas de problèmes « d’identité ». La modernité dans laquelle la Chine s’est engouffrée constitue un atout majeur pour son avenir. La révolution et le plongeon dans la modernité ont transformé le peuple chinois plus qu’aucun autre dans le tiers monde contemporain. Les classes populaires chinoises ont confiance en elles-mêmes, elles savent se battre et elles savent que la lutte paie. L’égalité est devenue une valeur essentielle de l’idéologie commune. La combativité dans les luttes sociales est remarquable. Le pouvoir le sait et s’emploie à la fois à réprimer, à tenter d’éviter la cristallisation de fronts de lutte dépassant les horizons locaux (par l’interdiction de l’organisation autonome des classes populaires) et à en atténuer les dangers par l’art du « dialogue » et de la manipulation.

L’avenir de la Chine reste incertain. La bataille du socialisme n’y a pas été gagnée.

L’avenir de la Chine reste incertain. La bataille du socialisme n’y a pas été gagnée. Mais elle n’a pas (encore) été perdue. Et à mon avis, elle ne le serait que le jour où le système chinois aura renoncé au droit à la terre de tous ses paysans. Jusque-là, les luttes politiques et sociales peuvent infléchir le cours des évolutions. La classe politique dirigeante s’emploie à maîtriser ces luttes par le seul moyen de sa dictature bureaucratique. Des fragments de cette classe pensent également circonvenir par ce même moyen l’émergence de la bourgeoisie. La bourgeoisie et les classes moyennes dans leur ensemble ne sont pas décidées à se battre pour la démocratie et acceptent sans difficulté le modèle de l’autocratie « à la manière asiatique », pourvu que celle-ci autorise le déploiement de leurs appétits de consommateurs. Les classes populaires se battent sur les terrains de la défense de leurs droits économiques et sociaux. Parviendront-elles à unifier leurs combats, à inventer des formes d’organisation adéquates, à formuler un programme alternatif positif, à définir le contenu et les moyens de la démocratie qui peut le servir ?
L’autre option, la seule capable d’assurer la stabilité du développement du pays, ne peut être fondée que sur une priorité donnée à l’expansion du marché interne, sur la base de rapports sociaux régulés de manière à réduire au maximum les inégalités sociales et régionales ; et, en conséquence, la soumission des rapports extérieurs aux exigences de cette logique motrice.

L’Inde, une grande puissance ?

Ayant déjà franchi le cap du milliard d’habitants, accusant des taux de croissance économique meilleurs que les moyennes mondiales, l’Inde est à première vue placée parmi les puissances montantes du vingt-et-unième siècle.
La raison de mes doutes sur ce pronostic procède de l’importance décisive que j’attribue au fait que l’Inde indépendante ne s’est pas attaquée au défi majeur auquel elle doit faire face, celui de transformer radicalement les structures qu’elle a héritées de son façonnement par le capitalisme colonial. La colonisation britannique a pour l’essentiel transformé l’Inde ancienne en un pays agraire capitaliste dépendant. Les Britanniques ont, à cette fin, systématiquement construit des formes affirmées de la propriété privée du sol agricole excluant la majorité de la paysannerie de l’accès à celle-ci. La majorité des paysans se sont retrouvés transformés en une paysannerie pauvre, pratiquement sans terre. Le prix payé pour l’option en faveur de cette « voie capitaliste » du développement de l’agriculture est l’incroyable misère qui frappe la grande majorité du peuple indien. Et l’Inde indépendante a réduit ses promesses faites aux paysans à un semblant de réforme agraire sans portée réelle.
Ce choix s’est manifesté dans toute son ampleur par l’option en faveur de la « révolution verte », qui a renforcé la position des classes rurales dominantes. Il reste que, lorsqu’au Bengale-Occidental et au Kerala, les pouvoirs locaux communistes ont été un peu plus loin — autant que le leur permettait la constitution indienne —, les résultats positifs enregistrés en termes sociaux et économiques n’ont pas été négligeables et le soutien populaire aux promoteurs des réformes s’est trouvé renforcé.

En Inde, cet héritage colonial est renforcé dans ses effets de blocage du progrès par la persistance de l’idéologie des castes. Les « castes inférieures » (aujourd’hui connues sous le nom de dalit) et assimilées (« populations tribales ») rassemblent un quart de la population indienne (autour de 250 millions d’individus). Privées de tous droits, en particulier de l’accès au sol, elles constituent une masse de « quasi-esclaves » propriété collective des « autres ». La persistance de cette condition renforce les idées et les comportements réactionnaires des « autres » et favorise l’exercice du pouvoir par et au bénéfice de la minorité des privilégiés, contribuant à neutraliser les protestations éventuelles de ceux des exploités — la majorité — qui se situe entre les exploiteurs minoritaires et les opprimés de statut dalit.
Les gouvernements du Congrès de l’Inde indépendante ont mis en œuvre un projet national qui s’inscrit parfaitement dans son époque, marquée par les victoires remportées par les mouvements de libération nationale d’Asie et d’Afrique à la suite de la Seconde Guerre mondiale. La colonisation avait procédé dès le départ à une désindustrialisation systématique de l’Inde — alors avancée — au bénéfice de la Grande-Bretagne en voie d’industrialisation. L’Inde indépendante a donc donné la priorité à son industrialisation. Celle-ci, conçue avec un bon degré de systématisation au moins dans la période des premiers plans du temps de Nehru, a associé le grand capital industriel indien privé aux entreprises du secteur public, promues pour combler les insuffisances du système productif hérité de la colonisation, accélérer la croissance et renforcer les industries de base.

Ces différences entre le modèle national indien et celui de la Chine communiste rendent compte des écarts visibles dans les résultats qu’ils ont permis. Les taux de croissance des productions industrielles et agricoles de l’Inde sont demeurés en gros situés à des niveaux très inférieurs à ceux de la Chine. De surcroît, alors que la croissance chinoise s’accompagnait d’une amélioration évidente des niveaux de vie de la masse des classes populaires, cela n’était pas le cas de celle de l’Inde, dont la croissance bénéficiait exclusivement aux classes moyennes nouvelles — minoritaires quand bien même leur expansion s’accélérait au point de passer en une trentaine d’années de 5 à 15 % de la population globale du pays — tandis que la misère des classes populaires dominantes demeurait inchangée, voire s’aggravait marginalement.
L’Inde est, contrairement à la Chine, un pays multinational et la colonisation britannique n’était parvenue à imposer son pouvoir qu’en jouant précisément sur la diversité des peuples (et des États) indiens. À l’actif du mouvement de libération nationale : son succès dans ce domaine est sans pareil dans le monde colonial. Ce mouvement est parvenu réellement à unir la dizaine des grandes nations dont le pays est composé en une seule « nation ». Peu importe que la qualification de cette nation (« Bharat », d’où le concept de Bharatva, qu’on peut traduire par « indianité ») paraisse « discutable » d’un point de vue dit « scientifique ». L’Inde est bel et bien désormais une nation, dont la réalité vécue s’impose à toutes ses composantes. Et jusqu’à ce jour, le sentiment de cette appartenance commune l’emporte sur l’affirmation des spécificités locales (entre autres linguistiques).
Le mouvement de libération nationale n’a enregistré sur ce plan qu’un seul échec, dans sa volonté d’associer les musulmans à la création de la nouvelle nation indienne. Ici, les Britanniques sont parvenus à mettre en échec le projet national indien et à imposer la création des États artificiels du Pakistan et du Bangladesh. Il n’en reste pas moins que les musulmans qui sont restés en Inde (15 % environ de la population totale), même si parfois ils paraissent « poser problème » (un problème que les culturalistes hindouistes exploitent, quand ils ne le suscitent pas), sont réellement et correctement intégrés dans tous les aspects de la vie sociale et politique du pays. La laïcité de l’État indien, que même la vague culturaliste hindouiste n’est pas parvenue à remettre en question, est à l’origine de ce succès.

Sans doute pourrait-on nuancer ce jugement globalement positif. La répression des revendications des sikhs (qui a valu la vie à Indira Gandhi), le bourbier kashmiri témoignent des limites des capacités du régime à gérer correctement les « questions nationales » (quand bien même on les qualifierait autrement). Mais il reste qu’avec toutes les grandes nations du nord « indo-aryen » et du sud « dravidien » les pouvoirs de Delhi ont su trouver les formules d’une gestion correcte des problèmes, et par là même donner à l’unité fédérale (en fait beaucoup plus centralisée que les termes de la Constitution ne le laissent entendre) une réalité solide.

L’expérience de l’Inde contemporaine démontre la supériorité incontestable de l’option démocratique et la vanité des arguments en faveur d’une gestion autocratique prétendue plus efficace.

L’expérience de l’Inde contemporaine démontre la supériorité incontestable de l’option démocratique et la vanité des arguments en faveur d’une gestion autocratique prétendue plus efficace. Et cela, en dépit des limites évidentes et du contenu de classe de la démocratie bourgeoise en général et de sa pratique réelle dans l’expérience de l’Inde. Cette option, à l’actif du mouvement de libération nationale (le Congrès et les communistes), était probablement le seul moyen efficace permettant la gestion d’intérêts sociaux et régionaux divers — même limités à ceux des classes privilégiées — et l’adhésion populaire au projet de la minorité constitutive du bloc hégémonique.

L’érosion du projet national populiste devait nécessairement se produire en Inde comme ailleurs, pour les mêmes raisons qui tiennent aux limites et contradictions propres à ce projet. Cette érosion et la perte de légitimité du pouvoir qui l’accompagnait ont donné l’occasion à une offensive des forces obscurantistes qui ont un nom : Hindutva. Ce terme désigne l’affirmation de la priorité de l’adhésion à la religion hindoue dans la définition de « l’identité authentique » des peuples du pays. Il s’oppose au concept de « Bharatva » qui faisait référence à la nation : l’affirmation « hindouiste » en question ne remet pas en question l’héritage colonial dans les domaines de la propriété du sol en particulier et du respect des hiérarchies de caste en particulier. En ce sens, les illusions obscurantistes servent parfaitement les intérêts du pouvoir des compradores et de l’impérialisme. Les « spécificités » dont elles abreuvent leurs discours para-« nationaux », voire para-anti-impérialistes, sont parfaitement creuses. Elles alimentent un regain de la pratique des « communautarismes » (ici antimusulmans) que le pouvoir colonial avait utilisés en son temps pour faire face à la montée des aspirations de la libération nationale unitaire, moderniste, démocratique et laïque.

Néanmoins, la régression s’est accompagnée ici d’un regain de radicalisation des luttes sociales. En témoigne l’offensive des naxalites comme l’entrée brutale des dalits dans le combat politique et social. En témoigne l’attachement affirmé de l’ensemble des classes moyennes à la démocratie, voire à la laïcité. On s’explique ainsi que l’effondrement de la légitimité presque exclusive dont le Congrès avait bénéficié n’ait pas permis une « victoire définitive » de la droite. La construction d’une alternative sociale progressiste impliquera nécessairement que des réponses adéquates soient données à quatre ensembles de défis.

• Premier défi : donner au problème paysan indien une solution radicale, fondée sur la reconnaissance du droit de tous les paysans du pays à l’accès au sol, dans les conditions les moins inégalitaires qui puissent être, ce qui implique à son tour l’abolition du système des castes et de l’idéologie qui le légitime. Autrement dit que l’Inde accomplisse une révolution aussi radicale que fut celle de la Chine !

• Second défi : construire l’unité du front du travail, rassembler dans ce front les segments des classes travailleuses relativement stabilisées et celles qui ne le sont pas. Il s’agit là d’un défi commun à tous les pays du monde contemporain et plus singulièrement à tous ceux de la périphérie du système, caractérisé par les effets destructeurs gigantesques de la nouvelle paupérisation (chômage massif, précarité, excroissance d’un secteur informel misérable).

• Troisième défi : maintenir l’unité du sous-continent indien, renouveler les formes de l’association des différents peuples qui composent la nation indienne sur des bases démocratiques renforcées. Déjouer les stratégies de l’impérialisme qui, comme toujours, poursuit, au-delà de ses options tactiques, l’objectif de démembrer les « grands États », capables de mieux résister que les petits États aux assauts de l’impérialisme.
• Quatrième défi : articuler les options de politique internationale autour de l’axe majeur que représente la reconstruction d’un « front des peuples du Sud » (et en premier lieu de la solidarité des peuples d’Asie et d’Afrique), dans des conditions qui, bien entendu, ne sont plus celles qui présidaient à la formation du mouvement des non-alignés de « l’époque de Bandung » (1955-1979). Donner la priorité dans la phase en cours à l’objectif de mettre en déroute le projet étasunien de contrôle militaire de la planète. Déjouer les manœuvres politiques de Washington visant à empêcher un rapprochement sérieux entre l’Inde, la Chine et la Russie.

Les forces politiques et sociales qui font obstacle à l’engagement de l’Inde dans les directions mentionnées ci-dessus sont importantes. Elles constituent un « bloc hégémonique » qui rassemble un cinquième de la population — derrière la grande bourgeoisie industrielle, commerçante et financière et les grands propriétaires fonciers, la grande masse des paysans riches et des classes moyennes, la haute bureaucratie et la technocratie. Ces 200 millions d’Indiens ont été les bénéficiaires exclusifs du projet national tel qu’il s’est déployé jusqu’ici. Sans doute dans la période actuellement triomphante de libéralisme extrême, ce bloc se fissure, sous l’effet notamment du coup d’arrêt donné à la mobilité sociale ascendante des classes moyennes inférieures, menacées de précarisation, voire d’appauvrissement sinon de paupérisation. Cette conjoncture offre à la gauche la possibilité de développer — si elle sait le faire — des tactiques susceptibles d’affaiblir la cohérence de ces forces réactionnaires en général, et plus précisément de leur direction « compradorisée », courroie de transmission de la domination de l’impérialisme mondialisé. Mais elle offre également ses chances à la droite hindouiste — en cas de défaillance de la gauche.
La minorité que constitue ce bloc se trouve donc dans une situation qui exclut la reproduction en Inde de ce que fut le compromis historique capital/travail fondateur de l’option sociale-démocrate de l’Occident développé. La gestion de la cohérence de ce bloc hégémonique par la démocratie politique telle qu’elle est pratiquée en Inde n’atténue pas son contenu de classe réactionnaire. Elle en constitue au contraire le moyen efficace de l’affirmation. Or ce bloc hégémonique est bel et bien « intégré » aux logiques de la mondialisation capitaliste dominante. Et jusqu’à ce jour, aucune des forces politiques diverses à travers lesquelles il s’exprime ne les remet en question. On comprendra alors les raisons pour lesquelles le « projet national indien » demeure fragile et vulnérable, incapable à terme de réaliser les objectifs qu’il s’assignerait : faire de l’Inde une « grande puissance moderne capitaliste ».

le « projet national indien » demeure fragile et vulnérable, incapable à terme de réaliser les objectifs qu’il s’assignerait : faire de l’Inde une « grande puissance moderne capitaliste ».

Cette vulnérabilité se traduit par les comportements opportunistes fréquents de la classe politique indienne, avec des arguments fréquents de realpolitik à court terme. Relativement au projet des États-Unis de « contrôle global (militaire) de la planète » et de l’alignement de l’impérialisme collectif de la Triade (États-Unis, Europe, Japon) — en dépit des grincements de quelques-uns de ses partenaires —, la classe politique indienne se révèle jusqu’ici incapable de concevoir et de mettre en œuvre les contre-feux nécessaires.
Cela impliquerait la construction d’un front associant l’Inde, la Chine et la Russie, toutes également menacées par la « compradorisation » que produit l’expansion de l’impérialisme collectif nouveau. Les dirigeants de l’Inde — même à travers les formules gouvernementales les plus décidées à mettre en déroute la droite hindouiste/comprador — ne l’envisagent pas. Au contraire, ils persistent à donner la priorité à leurs « conflits » avec la Chine, perçue comme un adversaire militaire potentiel et un concurrent économique dangereux sur les marchés du capitalisme mondialisé. Ils croient même pouvoir « utiliser » un rapprochement éventuel avec les États-Unis pour s’imposer comme leur allié majeur en Asie.

Le Brésil et les autres pays « émergents »

La situation du Brésil est également tout à fait différente de celle de la Chine. Ici, aucun des problèmes hérités du passé colonial n’a trouvé jusqu’à présent le moindre début de solution, en particulier la question agraire fondamentale. La puissance arrogante des classes dirigeantes bourgeoises — capitalistes et propriétaires fonciers, technocrates à leur service, segments des classes moyennes bénéficiaires de l’expansion économique — est indiscutable. La qualification de Lula d’ « homme d’État modèle » par les médias occidentaux ne surprend pas. La stratégie qu’il conduit — option capitaliste libérale ouverte, associée à des mesures de redistribution conçues comme moyens de « réduction de la pauvreté » (sans s’attaquer aux sources de celle-ci) — est exactement ce que préconisent les segments intelligents des forces politiques au service du maintien de la domination des oligopoles impérialistes.

Vient ensuite un groupe d’autres pays « émergents », ou potentiellement tels, qui présentent — au-delà de leur diversité au cas par cas — un double désavantage. Je pense ici aux pays d’Asie du Sud-est (Thaïlande et Malaisie en particulier), à l’Afrique du Sud, à l’Iran et à la Turquie. D’abord, ils ne sont pas de taille continentale et de ce fait, disposent de moins de moyens de « négocier » avec la Triade impérialiste, quand ils ne sont pas simplement exclus de cette perspective (l’Iran). D’autre part, comme l’Inde et le Brésil, ils n’ont jamais donné une solution — même partielle — à l’héritage des phases antérieures de la domination impérialiste, en particulier encore une fois au problème agraire. Les pouvoirs en place dans ces pays souffrent d’un déficit de crédibilité, c’est le moins qu’on puisse en dire, aux yeux de leurs classes populaires. Ils sont, de ce fait, fragiles et vulnérables, susceptibles, à défaut d’être renversés par des « révolutions victorieuses », d’être contraints d’évoluer à gauche si les luttes sociales savent mettre en place des blocs sociaux alternatifs à ceux sur lesquels leur pouvoir repose.
Un autre pays — encore d’Asie — est certainement en voie d’émergence : le Vietnam, dont l’héritage révolutionnaire (proche par beaucoup d’aspects de celui de la Chine — révolution agraire radicale) pèse favorablement en faveur de solutions potentiellement plus favorables aux classes populaires qu’ailleurs.

Et les autres pays du Sud ?

Une autre strate des pays du Sud est constituée par un ensemble disparate, mais formé néanmoins d’éléments semblables par le fait qu’ils sont « riches » (d’après leur PIB par habitant) et que leur richesse est fondée exclusivement sur l’exploitation de ressources naturelles abondantes — le pétrole et le gaz en particulier. Ces pays sont confrontés à un défi particulièrement difficile à surmonter : sortir de leur insertion dans la mondialisation impérialiste fondée presque exclusivement sur cette « richesse », s’industrialiser, créer (ou recréer) une agriculture inexistante. Certains de ces pays ne le pourront presque certainement pas par eux-mêmes : les pays arabes pétroliers du golfe Persique, la Libye, le Gabon. Le Venezuela appartient à cette strate, mais il a néanmoins pris la décision d’en sortir. La difficulté d’y parvenir est visible, et grande. La tentation d’une demi-solution de compromis — utiliser une bonne fraction de la rente pétrolière pour réduire la pauvreté — est forte. La volonté d’en faire plus et mieux est tout aussi visible. Mais elle se heurte, comme dans tous les pays de cette strate, à des classes économiquement dominantes particulièrement marquées par leur culture compradore et de ce fait ultraconservatrice.

Les pays de l’ex-URSS — Russie incluse — sont considérés par la Triade comme ayant vocation à intégrer le monde des périphéries qu’elle domine, à l’image de ce que sont en passe de devenir les pays de l’Europe orientale — les PECO[2] — « l’Amérique latine de l’Europe occidentale », en particulier de l’Allemagne. Il reste que la Russie peut résister victorieusement à ce sort, entraînant peut-être l’Ukraine, le Caucase et l’Asie centrale. Mais elle ne le pourra sérieusement que si elle conçoit qu’il lui faut dépasser les horizons d’un projet purement « capitaliste national » pour renouer avec un projet social, déconnecté et à vocation socialiste.

La défaite du Mexique est à l’heure actuelle totale, mais pas nécessairement définitive. Annexé comme « province extérieure des États-Unis » par l’inacceptable NAFTA, auquel sa classe dirigeante s’est néanmoins soumise sans réserve, le Mexique ne pourra plus se sortir des ornières que par une reprise de sa belle tradition révolutionnaire, inaugurée en 1910, mais suspendue, qu’on pouvait espérer voir renaître avec les néozapatistes.

L’Argentine restera « ingouvernable ». Ce pays paie un prix fort pour « l’avance » qui le plaçait il y a un siècle en tête du peloton des pays périphériques enrichis par leur inclusion dans le système capitaliste/impérialiste de l’époque. Le péronisme a hérité de ces illusions et tenté de les prolonger par une industrialisation précoce. Il a échoué dans ce sens qu’il n’a pas créé les conditions nécessaires pour éviter la récupération/réintégration de son système modernisé dans le système global qui domine toujours ce pays.

Les pays du Sud qui ont été véritablement « exclus » des bénéfices du développement capitaliste/impérialiste constituent un autre groupe, confronté à des défis d’une autre nature. On retrouve ici la majeure partie des pays d’Afrique et du monde arabe et islamique. L’intérêt que porte l’impérialisme à ces pays concerne exclusivement leurs ressources naturelles (terres agricoles convoitées par l’agrobusiness, pétrole, minéraux). L’important est de noter que les interventions des puissances impérialistes sont presque toujours ici d’une brutalité extrême. La différence qui sépare ce monde du Sud « marginalisé » des pays émergents est que tandis que, dans ces derniers, la classe dirigeante a un projet — fût-il national bourgeois — dans le premier cas, cette classe n’a véritablement aucun projet autre que celui de s’ajuster au jour le jour aux exigences de la mondialisation telle qu’elle est.

L’image du monde contemporain est bien celle d’avancées réalisées malgré tout en Amérique latine plus marquées qu’ailleurs. La raison de ces succès — en dépit de leur vulnérabilité — est double. D’une part, elle est le produit du sentiment puissant que le continent doit sortir de son extrême dépendance à l’égard des États-Unis, affirmée et réaffirmée chaque jour, de la doctrine Monroe (1823) à Obama inclus. Mais ces avancées auraient été impensables sans l’entrée en action de mouvements populaires puissants.

Émergence et « lumpen développement »

Il n’y a pas d’émergence sans une politique d’État, assise sur un bloc social confortable qui lui donne une légitimité, capable de mettre en œuvre avec cohérence un projet de construction d’un système productif national autocentré et d’en renforcer l’efficacité par des politiques systématiques assurant à la grande majorité des classes populaires la participation aux bénéfices de la croissance.

Aux antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence authentique de cette qualité, la soumission unilatérale aux exigences du déploiement du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que j’appellerais un lumpen-développement1. J’emprunte ici librement le vocable par lequel le regretté André Gunder Frank avait analysé une évolution analogue, mais dans d’autres conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui, le lumpen-développement est le produit de la désintégration sociale accélérée, associée au modèle de « développement » (qui de ce fait ne mérite pas son nom) imposé par les monopoles des centres impérialistes aux sociétés des périphéries qu’ils dominent. Il se manifeste par la croissance vertigineuse des activités de survie (la sphère dite informelle), autrement dit par la paupérisation inhérente à la logique unilatérale de l’accumulation du capital.

Il n’y a pas d’émergence sans une politique d’État, assise sur un bloc social confortable qui lui donne une légitimité

On remarquera que je n’ai pas qualifié l’émergence de « capitaliste » ou de « socialiste ». Car l’émergence est un processus qui associe dans la complémentarité, mais également la conflictualité, des logiques de gestion capitaliste de l’économie et des logiques « non capitalistes » (donc potentiellement socialistes) de gestion de la société et de la politique.

Parmi ces expériences d’émergence, certaines paraissent pleinement mériter la qualification parce qu’elles ne sont pas associées à des processus de lumpen-développement ; il n’y a pas de paupérisation qui frappe les classes populaires, mais au contraire une progression de leurs conditions de vie, modeste ou plus affirmée. Deux de ces expériences sont visiblement intégralement capitalistes — celles de la Corée et de Taïwan (je ne discuterai pas ici des conditions historiques particulières qui ont permis le succès du déploiement du projet dans ces deux pays). Deux autres héritent du legs des aspirations de révolutions conduites au nom du socialisme — la Chine et le Vietnam. Cuba pourrait intégrer ce groupe s’il parvient à maîtriser les contradictions qu’il traverse.

Mais on connaît d’autres cas d’émergence qui sont associés au déploiement de processus de lumpen-développement d’une ampleur manifeste. L’Inde en fournit le meilleur exemple. Il y a bien ici des segments de la réalité qui correspondent à ce qu’exige et produit l’émergence. Il y a une politique d’État qui favorise le renforcement d’un système productif industriel conséquent, il y a une expansion des classes moyennes qui lui est associée, il y a une progression des capacités technologiques et de l’éducation, il y a une politique internationale capable d’autonomie sur l’échiquier mondial. Mais il y a également pour la grande majorité — les deux tiers de la société — paupérisation accélérée. Nous avons donc affaire à un système hybride qui associe émergence et lumpen-développement. On peut même mettre en relief le rapport de complémentarité entre ces deux faces de la réalité. Je crois, sans suggérer ici une généralisation abusive, que tous les autres cas de pays considérés comme émergents appartiennent à cette famille hybride, qu’il s’agisse du Brésil, de l’Afrique du Sud ou d’autres.

l’émergence est un processus qui associe dans la complémentarité, mais également la conflictualité, des logiques de gestion capitaliste de l’économie et des logiques « non capitalistes » (donc potentiellement socialistes) de gestion de la société et de la politique.

Mais il y a aussi — et c’est le cas de beaucoup d’autres pays du Sud — des situations dans lesquelles des éléments d’émergence ne se dessinent guère tandis que les processus de lumpen-développement occupent à peu près toute la scène de la réalité. C’est le cas notamment de la Turquie, de l’Iran et de l’Égypte et c’est la raison pour laquelle je les qualifie de non émergents, les projets d’une émergence possible ayant avorté.

L’alternative : vers une nouvelle vague d’initiatives indépendantes du Sud

Les termes dans lesquels le défi doit être analysé doivent prendre en considération les trois instances de la réalité : peuples, nations, États.
Il est possible de construire un bloc hégémonique associant les différentes classes dominées et exploitées, un bloc alternatif à celui qui permet la reproduction du système de la domination du capitalisme impérialiste, exercée à travers le bloc hégémonique compradore et l’État dépendant à son service.
La mention des nations fait référence au fait que la domination impérialiste nie la dignité des « nations » forgées par l’histoire des sociétés des périphéries. Elle en détruit systématiquement les composantes qui leur donnent leur originalité, au profit d’une « occidentalisation » de pacotille. La libération des peuples est alors indissociable de celle des nations qu’ils forment. « Les nations veulent leur libération », cette revendication s’entend dans un sens complémentaire au combat des peuples et non conflictuel avec ce dernier. La libération en question n’est donc pas la restauration du passé — l’illusion du passéisme culturaliste —, mais l’invention de l’avenir à partir de la transformation radicale de l’héritage historique, en lieu et place de l’importation artificielle d’une fausse « modernité ».
La référence à l’État est fondée sur la reconnaissance nécessaire de l’autonomie du pouvoir dans ses relations avec le bloc hégémonique qui fonde sa légitimité, même si celui-ci est populaire et national. Non pas seulement parce que les avancées populaires et nationales doivent être protégées de l’agression permanente de l’impérialisme toujours dominant à l’échelle mondiale. Mais aussi — et surtout —, parce que « avancer dans la longue transition » exige à son tour « développer les forces productives », c’est-à-dire réaliser ce que l’impérialisme interdit aux pays concernés des périphéries : gommer l’héritage de la polarisation mondiale qui est indissociable de l’expansion mondiale du capitalisme historique.
Le programme n’est pas synonyme de « rattrapage » par imitation des modèles du capitalisme central ; un rattrapage au demeurant impossible et de surcroît non souhaitable. Il impose une conception différente de la « modernisation/industrialisation », fondée sur la participation effective des classes populaires à sa réalisation et à leur bénéfice immédiat à chaque étape de la progression.

Le programme n’est pas synonyme de « rattrapage » par imitation des modèles du capitalisme central ; un rattrapage au demeurant impossible et de surcroît non souhaitable.

« Les États veulent l’indépendance ». Il faut l’entendre comme un objectif double : indépendance (forme extrême de l’autonomie) à l’égard des classes populaires, indépendance à l’égard des pressions du système mondial capitaliste. La « bourgeoisie » (plus largement la classe dirigeante aux postes de commande de l’État, dont les ambitions tirent toujours en direction d’une évolution bourgeoise) est simultanément nationale et compradore. Si les circonstances lui permettent d’élargir sa marge d’autonomie vis-à-vis de l’impérialisme dominant, elle choisit la voie de la « défense des intérêts nationaux ». Mais si elles ne le lui permettent pas, elle s’inscrit dans une soumission « compradore » aux exigences de celui-ci. La « nouvelle classe dirigeante » (ou « groupe dirigeant ») est encore sur ce plan en position ambiguë même lorsqu’elle est assise sur un bloc populaire, du fait de la tendance « bourgeoise » qui l’anime au moins partiellement.
L’articulation correcte de ces trois instances de la réalité conditionne le succès des avancées sur la longue route de la libération. Il s’agit de renforcer le caractère complémentaire possible des avancées du peuple, de la libération de la nation et des réalisations du pouvoir d’État. Si par contre on laisse se développer la contradiction entre l’instance populaire et l’État, les avancées en question risquent d’être mises en déroute.
Parce que ni les peuples, ni les nations, ni les États des périphéries ne sont à l’aise dans le système impérialiste, le Sud est la « zone des tempêtes », celle des soulèvements et des révoltes permanentes. Et l’histoire contemporaine a été principalement celle de ces révoltes et des initiatives indépendantes (au sens d’indépendance des tendances qui dominent à l’échelle du système capitaliste impérialiste en place) des peuples, des nations et des États des périphéries. Ce sont ces initiatives — en dépit de leurs limites et contradictions — qui ont façonné les transformations les plus décisives du monde contemporain, bien davantage que les progrès des forces productives et que les ajustements sociaux relativement faciles qui les ont accompagnés dans les centres du système.
Le long déclin du capitalisme/impérialisme obsolète et la longue transition au socialisme constituent ainsi les deux pôles antagonistes du défi. Le déclin par lui-même ne produit pas d’avancée sur la route du socialisme ; tout au contraire, la logique des réponses que le capital donne à ce défi s’inscrit sur la pente glissante de la barbarie — « l’apartheid à l’échelle mondiale ». Néanmoins, ce déclin crée simultanément des conditions favorables à un engagement sur la route de la longue transition socialiste.
Comment se sont enchevêtrés ces deux avenirs possibles ? « L’autre monde » en construction est toujours ambivalent ; il porte en lui le pire et le meilleur, tous les deux « possibles » (il n’y a pas de lois de l’histoire antérieures à l’histoire). Une première vague d’initiatives des peuples, des nations et des États de la périphérie s’est déployée au vingtième siècle jusque vers 1980. Une seconde vague d’initiatives est d’ores et déjà amorcée. Des pays « émergents », et d’autres, comme leurs peuples, combattent les moyens par lesquels l’impérialisme collectif de la Triade tente de perpétuer sa domination. Les interventions militaires de Washington et de ses alliés subalternes de l’Otan sont mises en échec. Le système financier mondialisé s’effondre et à sa place des systèmes régionaux autonomes sont en voie de se constituer. Les monopoles technologiques des oligopoles sont battus en brèche. La récupération du contrôle des ressources naturelles est à l’ordre du jour. Les organisations populaires et les partis de la gauche radicale en lutte ont parfois déjà mis en déroute les programmes libéraux ou sont sur la voie qui y conduit. Ces initiatives, d’abord fondamentalement anti-impérialistes, portent en elles un potentiel qui leur permet de s’engager sur la longue route de la transition socialiste.

Cet article est une republication de Samir Amin, « La montée en puissance des pays émergents du Sud face aux défis de la mondialisation contemporaine », Etudes Marxistes, Nr. 99, 2012.

Footnotes

  1. Par analogie avec le mot lumpenprolétariat, utilisé par Marx et Engels dans Le manifeste du Parti communiste pour désigner les « éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. Le lumpenprolétariat est incapable de mener une lutte politique organisée; son instabilité morale, son penchant pour l’aventure permettent à la bourgeoisie d’utiliser ses représentants comme briseurs de grève, membres des bandes de pogrom, etc. »