Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester
les yeux ronds. Agissez au lieu de bavarder.
Voilà ce qui aurait pu pour un peu dominer le monde !
Les peuples en ont eu raison, mais il ne faut
Pas nous chanter victoire
il est encore trop tôt
Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde.
Bertolt Brecht ajouta ces mots à l’épilogue de La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de 1941. Cette pièce est une parabole, qui débute pendant la crise des années 1920, et se termine avec l’Anschluss de l’Autriche par l’Allemagne.
Aux élections européennes de mai 2019, les partis d’extrême droite, notamment l’AfD, la Lega, le RN, le PVV, le FPÖ, le PiS, le Forum pour la démocratie, le Vlaams Belang, le Fidesz, les démocrates de Suède, le Parti populaire danois… ont tous atteint des scores électoraux à deux chiffres. Cette tendance s’est accentuée après les élections européennes. Dans la Thuringe, l’AfD est passée de 10 % à 23,8 %. En Espagne, le parti VOX est devenu le troisième parti du pays aux dernières élections législatives, alors qu’il n’a été fondé qu’en 2013. Le candidat de la Lega a récolté 57 % des suffrages aux élections régionales en Ombrie. Et selon un sondage de septembre dernier, le Vlaams Belang serait aux coudes à coudes à la première place avec la N-VA.
Bon nombre de ces « monstres surgissant d’entre l’ancien et le nouveau monde » ont vu le jour à la fin du xxe siècle, mais la situation aujourd’hui est tout autre. À cette époque, les politiciens d’extrême droite étaient traités en parias. Ils étaient vilipendés, y compris par l’establishment. Ils étaient maintenus à l’écart par des cordons sanitaires. Leur temps d’antenne était insignifiant, voire inexistant. De nos jours, dans le cadre des négociations gouvernementales, le Vlaams Belang et la N-VA se tournent autour des semaines durant, devant les caméras. L’extrême droite a déjà pris la tête de gouvernements nationaux, ou soutenu avec complaisance le pouvoir en place depuis les bancs de l’opposition, notamment en Italie, en Hongrie, en Pologne, en Autriche, en Estonie, aux Pays-Bas et au Danemark. Les deux plus grands pays du continent américain, le Brésil et les États-Unis, sont dirigés par des présidents d’extrême droite. Au Parlement européen, le Fidesz trouve refuge depuis des années dans le giron des démocrates-chrétiens. La N-VA et le VOX appartiennent à un même groupe parlementaire européen.
Il semble que la bête immonde de Bertolt Brecht ait ressurgi. Les monstres sont désormais en col blanc, certains se sont fait tailler un costume sur mesure. Ils évoluent nonchalamment sur les plateaux de télévision. Leur discours trouve facilement écho auprès de politiciens et commentateurs mainstream. Les partis traditionnels virent à droite, dans l’espoir d’empêcher leur déclin ou leur implosion. Entre-temps, les sociaux-démocrates suédois proposent tous des variantes d’une même recette.
Cette bête immonde n’a toutefois pas encore été nommée de façon définitive. Populisme de droite ? Extrême droite ? Nouvelle Droite ? Droite radicale ? Ultradroite ? Poujadisme ? Les appellations se multiplient. Plusieurs politologues et commentateurs estiment que parler de « fascisme » serait exagéré. Ce terme serait-il trop chargé historiquement ? Après tout, ces partis disent avoir changé. Ils sont civilisés. Démocratiques. Extrêmes ? Certainement, mais ils n’ont tout de même rien d’essentiel en commun avec le bruit des bottes, les chemises brunes et noires des années 1930, n’est-ce pas ? Et encore moins avec les camps de concentration et les chambres à gaz. La plupart évitent d’ailleurs soigneusement toute association avec leurs alter ego des années 1930.
Le fascisme est-il de retour ? Quelles formes peut-il prendre au xxie siècle ? Comment le combattre ? Notre dossier Fascisme 2.0 s’attache à répondre à ces interrogations. Ces questions essentielles réclament une analyse pragmatique. En effet, si nous exagérons, nous manquerons la cible. La lutte contre le fascisme n’a de sens et n’est efficace que si l’adversaire est bel et bien fasciste.
Nous remontons tout d’abord le temps, avec un texte sur le fascisme 1.0 rédigé en 1980 par l’historien allemand Kurt Gossweiler, décédé l’an dernier. Celui-ci avait 15 ans lorsque Hitler est monté au pouvoir. Sur les traces de Hilferding, Lénine et Togliatti, Gossweiler a cherché les origines de l’avènement du fascisme dans l’avènement du capitalisme monopolistique. Les monopoles n’aspirent pas seulement au pouvoir absolu sur le plan économique, ils visent également la domination politique, d’abord contre le socialisme. Cet historien nous enseigne par ailleurs qu’on ne peut limiter le fascisme aux deux cas historiques de l’Italie et de l’Allemagne. Il a lui-même étudié toute une série de variantes fascistes d’Europe de l’Est. Celles-ci sont cruciales pour comprendre l’extrême droite actuelle.
Ugo Palheta, Vivek Chibber et Federico Finchelstein se demandent ensuite si le fascisme est de retour. Palheta estime lui aussi que nous ne devons pas partir à la recherche de nostalgiques de Mussolini ou d’Hitler pour parler de fascisme. Ce qui importe, c’est la présence de plusieurs éléments fondamentaux: une nation mythique, une alternative aux partis traditionnels et ouvriers, ainsi que le rétablissement de l’ordre par la destruction de l’espace démocratique. À ses yeux, le fascisme est bien de retour, parce qu’il représente potentiellement la seule solution qu’ait la classe possédante pour perpétuer la destruction néolibérale. Vivek Chibber pense quant à lui que rien n’indique que l’élite, les industriels et les banquiers soutiendraient une prise de pouvoir fasciste, principalement parce que la gauche ne représente pas une menace réelle. Cela ne l’empêche toutefois pas de conclure que, si les objectifs de Nouvelle Droite diffèrent des fascistes des années 1930, elle n’en reste pas moins tout aussi dangereuse. Finchelstein analyse comment populisme a fait parler de lui après la Seconde Guerre mondiale, d’abord en Amérique latine, puis dans le monde entier. Le populisme et le fascisme partagent d’importants traits communs: leur conception du peuple, de la nation et du dirigeant. Les deux aspirent à la création intolérante d’un peuple homogène, caractérisé par l’exclusion de l’autre. Ces deux idéologies s’inscrivent dans la tradition des anti-Lumières. Cependant, populisme n’est pas fascisme. Le populisme est une forme de démocratie autoritaire marquée d’inégalités profondes, alors que le fascisme est une dictature ultra-violente caractérisée par l’élimination pure et simple de tout opposant. Toutefois, il est possible que le populisme retombe dans le fascisme.
Ensuite Ico Maly plonge dans le mantra classique des anti-Lumières que partagent les partis et mouvements de la Nouvelle Droite, et qu’il retrouve également chez des penseurs de la Nouvelle Droite, tel que Guillaume Faye, Alain de Benoist ou le partisan de l’Alt Right Richard Spencer. Ce mantra, c’est le déclin de la nation, un concept qui fait écho à Oswald Spengler, et à son Déclin de l’Occident. Les nazis s’étaient d’ailleurs inspirés de ce livre à leur époque. Maly soulève des différences importantes, mais également les idées phares des anti-Lumières, qui sont également présentes dans le fascisme: la perspective de la renaissance révolutionnaire d’une nation organique homogène, la lutte contre les droits humains universels, contre l’égalité, le racisme et une rhétorique belliqueuse.
En Flandre, Bart De Wever bat le tambour des anti-Lumières de plus en plus distinctement. Depuis sa création en 2001, la N-VA, un parti de l’establishment, a joué un rôle clé dans la légitimation et la normalisation de l’idéologie d’extrême droite. Le Vlaams Belang en a profité. L’historien Loonis Logghe se demande si le tandem Vlaams Belang/N-VA peut ouvrir la voie pour la montée au pouvoir d’un bloc d’extrême droite à l’horizon 2024. Il fait en outre référence au VOKA, l’organisation patronale flamande, qui voit dans le Vlaams Belang un interlocuteur légitime. Ceci nous ramène donc à Gossweiler, à Palheta et Chibber, qui soulignent l’importance de la classe possédante. La question est de savoir quelle carte les industriels et banquiers décideront de jouer.
Nous ne pouvons pas attendre sagement qu’ils fassent leur choix. Nous ne pouvons pas garder la tête dans le sable jusqu’à ce que la bête immonde se saisisse du pouvoir, pour reprendre les paroles de Bertolt Brecht. Le chapitre est loin d’être clos, et pour Lava, ce dossier n’est qu’une amorce, sur laquelle nous reviendrons dans les prochains numéros. L’avenir nous dira si les monstres surgiront de ce clair-obscur entre l’ancien et le nouveau monde. Une chose est sûre, les temps du «Socialisme ou Barbarie ?» sont de retour. Deux voies s’ouvrent, celle du socialisme ou du néofascisme. Seul «l’extrême centre» semble s’être évaporé. En attendant, il nous faut déconstruire les discours selon lesquels il faudrait laisser l’extrême droite sombrer d’elle-même. Tout comme un front mou rassemblant les Macrons de ce monde, qui pavent la route à l’extrême droite, et ne permettra pas d’échapper à la Nouvelle Droite. Anticapitalisme et Anti-establishment, voilà les cartes que doit jouer la gauche.