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Défis pour un syndicalisme post-covid

Hillal Sor

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Paul Lootens

—23 juin 2021

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Alors que les politiques actuelles se basent sur des mesures individuelles, injustes socialement et dont l’efficacité environnementale est faible, une approche collective est possible, basée sur les besoins et non le profit.

Depuis plus d’un an, nous sommes confrontés à une pandémie mondiale, sans précédent dans l’histoire moderne. Les organisations syndicales belges, qui regroupent ensemble plus de trois millions d’affiliés et des dizaines de milliers de délégués et militants de terrain, ont apporté des réponses fortes pour défendre les travailleuses et les travailleurs dès le début de cette pandémie.

Là où certaines directions d’entreprise abandonnaient le navire, c’est sur l’impulsion de syndicalistes de terrain que des mesures de protection sanitaires ont été arrachées. Ce combat s’est souvent mené face à un patronat inconscient et aveuglé par le profit à tout prix. Certains employeurs ont tenté de maintenir la production coûte que coûte, avec peu de considération pour la santé, voire la vie, des travailleurs. Ces employeurs avaient non seulement peu de considération pour leurs salariés mais encore moins pour la viabilité de notre système de santé qui était saturé. Concrètement, la mobilisation syndicale a amené la suspension de la production dans toute une série de secteurs non essentiels ou encore la mise en place de protocoles sanitaires stricts. Cette mobilisation syndicale a été très forte en Belgique mais également dans de nombreux pays: en France, en Italie, en Espagne… Le syndicalisme — dans ce qu’il a de plus fondamental: la protection de la santé et de la sécurité de la classe travailleuse — a donc démontré sa capacité à apporter des réponses rapides face à une situation inédite.

Néanmoins, les ondes de choc de la crise sanitaire ne se limitent ni aux premiers mois de la crise ni à la santé. La pandémie a accéléré et amplifié la crise économique qui se profilait juste avant l’arrivée du Covid-19. Avec des conséquences économiques et sociales bien plus profondes que lors de la crise de 2008-2009. Tout en suscitant de nouveaux débats de société, cette crise a aussi amené une série de luttes et de pratiques syndicales nouvelles.

Comme on l’a vu au début de la crise et dans les récentes négociations sur les salaires, le monde du Capital ne perd pas une minute pour tenter d’utiliser la crise à son avantage. Il met tout en œuvre pour faire peser le prix de cette crise sur la classe travailleuse. Il s’organise pour définir un cadre idéologique et un agenda post-Covid en phase avec la défense de ses intérêts: flexibilisation accrue, augmentation des heures supplémentaires, licenciements massifs pour réengager ensuite sous forme d’emplois précaires, limitation des augmentations de salaires, etc.

Il devient donc urgent qu’en tant que syndicalistes, nous réagissions. Il devient urgent de définir nos horizons, notre cadre et nos pratiques. En 2018 sortait le texte Retrouver le chemin d’un syndicalisme offensif1. Le but de cette publication était de déterminer les défis auxquels font face les syndicalistes qui cherchent en permanence à mettre à l’offensive la classe travailleuse et ses organisations syndicales. Bon nombre de points de ce texte restent d’actualité. Néanmoins, nous voulons les réactualiser à la lumière de la nouvelle situation.

Développer la conscience et la fierté de la classe travailleuse

Une des conséquences les plus remarquables de la crise du Covid-19 est la renaissance progressive d’une conscience de classe et même d’un début de fierté de classe. La crise a mis à nu ce qui est essentiel au bon fonctionnement d’une société: se nourrir, se soigner, se déplacer, produire des biens essentiels, construire, se divertir, s’éduquer… Des techniciens de surface ont par exemple joué un rôle essentiel dans la désinfection permanente des unités Covid. Les éboueurs, les postiers, les magasiniers, les caissiers, les infirmiers, les réassortisseurs, les travailleurs de la chimie, les ouvriers de la logistique… et bien d’autres. Des professions qu’on ne voit que très peu médiatiquement, des professions souvent mal payées… et pourtant essentielles. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le gouvernement belge, dans le souci de limiter le nombre d’entreprises à l’arrêt pour cause sanitaire, ne cessait d’élargir au fil de la crise la liste des secteurs dit «essentiels». Il s’agissait de ces secteurs tellement essentiels à la société qu’ils n’étaient pas soumis au respect strict des règles sanitaires. Sous la pression du lobbying patronal, la liste de ces secteurs est devenue tellement longue qu’ils regroupaient deux tiers de tous les salariés2.

La crise sanitaire a permis de mettre en miroir le caractère essentiel de la classe travailleuse avec le rôle parasitaire des actionnaires.

De nombreux travailleurs et de nombreuses travailleuses étaient contents d’apprendre que, tout d’un coup, ils avaient autant d’importance pour le bon fonctionnement de la société. Curieusement, on ne retrouvait pas dans cette liste les métiers de rentier ou d’actionnaire. Non, on retrouvait la plupart de ces professions qui composent ce que Marx avait appelé autrefois le «prolétariat» et qu’on appelle aujourd’hui classe ouvrière ou classe des travailleurs, ou plus justement encore classe travailleuse (traduction littérale du terme anglais working class, cette dernière expression a le mérite d’englober travailleurs ET travailleuses). Cette classe produit et rend service collectivement mais n’est pas propriétaire de ses moyens de production ou de services.

La crise sanitaire a permis de mettre en miroir d’un côté le caractère essentiel de la classe travailleuse et les bas salaires qu’on y trouve et de l’autre côté, le rôle parasitaire des actionnaires dans la société et leurs rémunérations sans aucune limite. Ces actionnaires n’étaient pas présents dans le feu de la crise du Covid-19 mais sont bien là aujourd’hui pour tenter de bloquer les salaires et d’empocher de gros dividendes. La crise a permis de mettre en lumière un monde politique qui applaudit les métiers essentiels quand il s’agit de les faire travailler au détriment ou au péril de leur santé mais qui n’est plus là quand il s’agit de les soutenir dans leurs légitimes revendications à des augmentations de salaire, des embauches supplémentaires ou des aménagements de fin de carrière.

Dans cette crise, émergent donc les bases pour le développement d’une conscience de classes d’affirmation et d’une conscience de classe d’opposition. Une conscience de classe d’affirmation, car elle est porteuse de fierté, se construit sur le rôle positif et essentiel de la classe travailleuse dans la société. Une conscience de classe d’opposition car elle s’oppose à la classe des détenteurs de capital, absente pendant la crise, sur laquelle elle vient buter dans le partage des richesses.

Un des défis clés, pour nous syndicalistes, est donc de cultiver cette conscience de classe tout à la fois dans ses aspects d’affirmation et d’opposition. C’est un combat à mener de manière systématique et consciente. Les tenants du libéralisme et leurs apôtres ont travaillé ces 40 dernières années à ensevelir toute conscience de classe jusqu’à réussir à ce qu’on ne soit plus en capacité de nommer cette classe, la divisant en sous-catégories séparées les unes des autres et qui n’auraient rien à voir les unes avec les autres: ouvriers, employés, techniciens, infirmiers, aides-soignants, opérateurs, assistants, intérimaires, sous-traitants… Les tenants du libéralisme ont travaillé à ce qu’aucune fierté ne se dégage de la classe mais plutôt de la honte, une réalité à laquelle il faut individuellement s’échapper plutôt que de se libérer collectivement.

Nos organisations syndicales sont parmi les mieux placées pour mener ce combat. De par leur essence, nos organisations sont des organisations de la classe travailleuse. Mais la majorité de nos affiliés n’ont pas toujours conscience de cette identité essentielle des syndicats. Et c’est lié aux attaques idéologiques de la droite mais aussi à une certaine absence sur ces questions dans le mouvement syndical. La crise du Covid-19 nous permet aujourd’hui de revenir sur cette démission et de repartir à l’offensive sur le sujet. Tel est là un premier défi fondamental.

Sortir des lois du marché et du cadre de la compétitivité

La crise du Covid-19 fait ressortir plus que jamais l’importance de sortir du cadre du marché et de la compétitivité.

Pour faire simple, ce qui a permis de maintenir la société debout, c’est avant tout ce qui ne répond pas aux lois du marché: la sécurité sociale et son pilier syndical qui a assuré l’afflux massif des paiements de chômage au plus fort de la crise, nos transports publics, nos hôpitaux, nos maisons médicales, la prise en main du testing par une plate-forme lancée par les universités du pays au lieu de la plateforme de testing dominée par les laboratoires privés, le lancement d’une production locale de masques chirurgicaux grâce à l’intervention des pouvoirs publics…

À l’inverse, la situation qui prévaut pour les vaccins est l’épisode numéro 42 de l’échec du marché. La mise au point des vaccins s’est appuyée sur des recherches de nos universités publiques, sur des financements publics… et aujourd’hui, c’est le marché qui empêche la production réellement massive pour vacciner rapidement la planète entière. Les moyens pour y arriver sont disponibles mais le marché et les politiques qui protègent la logique de marché empêchent de déployer ces moyens. Les multinationales empochent des milliards de profits et, pendant ce temps-là, des vies sont inutilement perdues et des besoins sociaux fondamentaux sont bridés. En d’autres mots, le marché tue. Et ce n’est pas simpliste de l’affirmer.

C’est dans la rue que s’écrivent les lois adoptées rue de la Loi. C’est dans la rue que le monde du travail construit sa force et sa confiance en lui.

Avant les vaccins, le marché a été incapable de fournir les moyens de protection les plus basiques tels que des masques de protections, des gants, des surblouses, des respirateurs ou même des bouteilles d’oxygène. Finalement, les luttes post-Covid pour l’Accord interprofessionnel (AIP)3 ont fait ressortir la nécessité de penser à nouveau nos salaires comme la juste contribution des richesses créées par la classe travailleuse. Et pas comme un facteur d’ajustement compétitif. Dit autrement, les luttes autour de l’AIP ont permis de rappeler que le match ne se situe pas dans la comparaison entre les salaires belge et ceux des pays voisins dans le but d’avoir une économie compétitive. Ces luttes ont fait ressortir que le match se mène entre le Travail et le Capital pour savoir comment se répartissent les richesses produites. Salaires contre profits, salaires contre dividendes, salaires contre rémunérations exorbitantes des CEO. Les luttes salariales ne doivent pas être une lutte qui divise la classe travailleuse des différents pays mais bien une lutte entre deux classes aux intérêts diamétralement opposés: la classe travailleuse et la classe des détenteurs de capitaux.

Succès de ce qui n’est pas soumis aux lois du marché, échec cuisant du marché, rôle clé de l’État pour tenir en place l’économie, les salaires comme juste part des richesses produites… L’inverse de l’abc des dogmes libéraux dans lesquels nous avons baigné pendant trop d’années.

Trop souvent, le pragmatisme ou le «réalisme» économique nous pousse comme syndicalistes à ne pas sortir des horizons prétendument indépassables de l’économie de marché ou de la compétitivité. Nous avons donc devant nous le défi de sortir du cadre actuel. Dans nos discours, dans nos «grands» combats mais aussi dans nos mobilisations quotidiennes. Dans les grands combats pour l’AIP mais aussi dans les plus petites, et moins visibles, luttes pour la santé-sécurité et le bien-être ou contre la sous-traitance et la privatisation larvée. Les dogmes libéraux ne seront jamais une solution. Traduire dans la durée l’importance de sortir des lois du marché et de la compétitivité dans notre politique syndicale ne sera pas facile mais ce sera l’un des grands défis de nos organisations syndicales pour les années à venir.

Investir la rue en toute circonstance, une nécessité pour la classe travailleuse

On se souvient des applaudissements de 20h pour les héros de la crise. On se souvient des discours sur l’importance du rôle des femmes de ménage ou des aide-ménagères au plus fort de la crise sanitaire. L’importance de la propreté et de la désinfection. L’importance des travailleurs et travailleuses de la distribution alimentaire pour que nous puissions manger, l’importance des travailleuses et des travailleurs du transport (privé et public), etc. Certains ont pensé qu’on assistait à une prise de conscience générale de laquelle découlerait spontanément une reconnaissance pour celles et ceux qui font tourner la société.

Pourtant, l’expérience du Covid-19 a montré le mépris de classe inhérent aux élites. Mais cette crise a également montré la créativité de la classe travailleuse pour développer en sa faveur le rapport de force en toute circonstance. Nous devons retenir en même temps que rien ne nous sera jamais servi sur un plateau, ou dans un salon de thé, et que s’il y a de la volonté, la résistance trouvera toujours un chemin.

En mars 2020, les travailleurs d’Audi Bruxelles suspendent la production pour stopper la propagation du virus. Ils disent non à leur patron qui voulait continuer la production «pour terminer une commande». «Nos vies valent plus que vos voitures» ont répondu les travailleurs et leurs organisations syndicales. Ce mouvement a été répété dans des centaines d’entreprises. Au nord et au sud du pays: Volvo, Van Hool, Daf Trucks, Aperam, Industeel, Safran, la FN… pour ne citer que quelques entreprises du métal. Là où certains grands patrons considèrent que le travailleur et la travailleuse ne vivent que pour travailler, ces derniers leur ont rappelé qu’ils travaillaient pour vivre. Le but du travail n’est pas de dégrader la vie. La classe travailleuse l’a rappelé en forçant la main au patronat et en suspendant la production le temps que la contamination recule.

En juin 2020, les dos tournés du personnel soignant de l’hôpital Saint-Pierre ont sonné le point de départ d’une large mobilisation du personnel des hôpitaux, des maisons de repos et, plus généralement, du secteur non marchand. Les images étaient fortes et ont fait le tour du monde. Elles étaient le symbole de la résistance d’en bas face au mépris d’en haut. Cette colère blanche avait commencé à s’exprimer avant la pandémie mais la crise sanitaire lui a donné un nouvel écho.

De juin à décembre 2020, les actions dans les hôpitaux se sont multipliées. Et elles ont conduit à arracher des revalorisations salariales structurelles de 6%, elles ont permis d’arracher des primes, elles ont permis de dégager des moyens pour l’engagement de personnel… Moins médiatique mais pourtant très important, le personnel de la distribution alimentaire a mené de très nombreuses actions tout au long de l’année 2020 pour exiger le respect face à tous les efforts consentis. Leurs actions ont permis d’arracher des jours de congé et des primes salariales. Plus récemment encore, le mouvement syndical s’est mobilisé massivement — en particulier lors de grève nationale du 29 mars dernier — pour dire non au 0,4% d’augmentation maximale des salaires et à la loi obsolète sur les salaires. La créativité était au rendez-vous avec des caravanes de voitures ou des piquets Covid-proof. De la créativité et de la détermination pour exiger le respect.

De la créativité et de la détermination pour souligner une nouvelle fois une leçon fondamentale du mouvement ouvrier: c’est dans la rue que s’écrivent les lois adoptées rue de la Loi (rue dans laquelle se trouve le parlement belge). C’est dans la rue — en nombre et de manière organisée — que le monde du travail construit sa force et sa confiance en lui. C’est dans la rue qu’il se fait et se fera respecter.

Le développement permanent de l’unité

Le mouvement syndical concentre une triple force. La force du nombre, la force économique et la force de l’organisation. La force du nombre parce que le monde du travail, c’est plusieurs millions de personnes et les syndicats belges comptent plus de trois millions de membres. La force économique car ce nombre est concentré dans le cœur de la machine économique, le lieu où les richesses sont créées. Sans la classe travailleuse, pas de richesses produites. Et finalement, la force de l’organisation parce que les organisations syndicales peuvent s’appuyer sur une base organisée regroupant des dizaines de milliers de délégués et militants syndicaux. Ce sont aussi les organisations syndicales qui sont capables d’informer, de sensibiliser, d’organiser, de mobiliser et de mettre dans l’action de manière structurée une très grande partie de la classe travailleuse.

Le mouvement syndical concentre une triple force. La force du nombre, la force économique et la force de l’organisation.

Mais, pour que cette force se concrétise, elle nécessite de l’unité face à toutes les tentatives de division. Le combat pour l’unité est à la fois aussi vieux que le capitalisme et est un combat constitutif et existentiel du syndicalisme. Voilà comment Marx et son compagnon Engels l’expliquaient à leur époque: «Le Capital est une force sociale concentrée, tandis que l’ouvrier ne dispose que de sa force de travail individuelle. Le contrat entre le Capital et le Travail ne peut donc jamais être établi sur des bases équitables […]. La seule puissance sociale que possèdent les ouvriers, c’est leur nombre. Mais la force du nombre est annulée par la désunion. Cette désunion des ouvriers est engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable qu’ils se font les uns aux autres. Les syndicats sont nés des efforts spontanés d’ouvriers luttant contre […] le Capital, pour empêcher ou, du moins, atténuer les effets de cette concurrence que se font les ouvriers entre eux4.» Dans un contexte nouveau, ce combat pour l’unité continue aujourd’hui.

Nationale

Qu’est-ce qu’ont en commun les luttes du personnel des hôpitaux, celles du personnel du commerce et celle pour l’AIP? Ou encore avant ça, la lutte victorieuse contre la pension à points du gouvernement Michel. Ce sont toutes des luttes relativement récentes. Mais plus fondamentalement, ce sont des luttes nationales. Le caractère national de ces luttes leur a évidemment donné plus de force. Elles ont renforcé le rapport de force en faveur de ces travailleurs et travailleuses. Par exemple, quel résultat auraient obtenu les infirmières des diverses Régions si elles avaient dû faire face à des gouvernements différents? Nettement moindre. On le constate par exemple avec le personnel des maisons de repos qui dépend de trois gouvernements régionaux différents. Il a obtenu moins que le personnel des hôpitaux. Mais, plus encore, les aides-soignantes et les infirmières ont obtenu une progression salariale post-Covid très différente en fonction des Régions. Alors qu’elles pratiquent le même métier dans les trois Régions, qu’elles ont affronté la même crise, les mêmes difficulté, la même absence de matériel de protection… C’est une leçon importante pour les prochaines luttes post-Covid.

Il s’agit là d’une leçon qui n’est bien entendu pas nouvelle. La sécurité sociale mais aussi toutes les autres conquêtes sociales du pays se sont bâties dans l’unité du mouvement social. Rappelons par exemple que la première semaine de congé payé est le fruit de la grève générale de 1936 qui est partie du port d’Anvers.

Ces dernières décades, les forces nationalistes se sont relayées pour propager le syndrome du repli et de la division. Avec un objectif en tête: tenter de démanteler par la division l’édifice social qui a été construit dans l’unité. Mais la crise du Covid a mis plus que jamais à nu la folie de la division. Un virus ne s’arrête pas aux frontières linguistiques. Le Covid a fait ressortir toute l’absurdité du modèle belge dans lequel de nombreux ministres sont «compétents» pour tout mais responsables de rien. Les morts sont tombés en masse dans les maisons de repos flamandes, wallonnes et bruxelloises comme résultat de l’incompétence, du manque ou de la division des ressources et de la marchandisation d’un secteur. La crise du Covid a montré que l’efficacité de l’exercice d’une compétence était inversement proportionnelle au nombre de ministres qui l’avaient en charge.

Comme syndicalistes, nous devons faire ressortir cette leçon de la crise: le morcellement des compétences et la division du monde du travail qu’il entraîne n’apportent rien à la classe travailleuse. Ni en progrès social ni en force dans la lutte. Aucun véritable acquis social n’est d’ailleurs à mettre sur le compte du camp de la division. Comme syndicalistes, la crise du Covid-19 est un moteur de mobilisation pour réclamer plus d’unité dans nos soins de santé et plus d’unité dans notre sécurité sociale. Mais, plus généralement, cette crise nous mobilise pour que nous tissions plus de liens entre syndicalistes des quatre coins du pays et pour que nous renforcions le caractère unitaire et solidaire de nos instances et organisations syndicales.

Internationale

Lors de cette pandémie, la classe travailleuse a partout fait face au même virus et aux mêmes logiques patronales et gouvernementales. Suspension de la production non essentielle, établissement de protocoles sanitaires, applaudissements et mobilisation des différents personnels soignants, manque de matériel de protection, etc. Partout en Europe, les situations et les luttes étaient les mêmes.

Partout en Europe et dans le monde, la classe travailleuse a montré que c’était grâce à elle que la société tournait. Partout, la classe était au front. Une partie d’entre elle s’est même montrée créative pour reconvertir la production en fonction des besoins de la lutte contre la pandémie. À l’image des ouvriers de Seat en Espagne qui ont reconverti leurs lignes de montages pour produire les respirateurs qui faisaient cruellement défaut dans les hôpitaux espagnols. Cet engagement, cette générosité et ce caractère essentiel étaient à mettre en contraste avec ces milliardaires qui se planquaient sur leurs yachts ou sur leurs îles privées au plus fort de la pandémie5.

Différentes instances syndicales ont très rapidement organisé des rencontres internationales en visioconférence pour échanger leurs expériences de syndicalistes. Nous devrons approfondir ce mouvement car nous faisons face au même système et aux mêmes multinationales. Plus largement encore, de plus en plus de décisions politiques sont prises à des échelons supranationaux. Les stratégies des multinationales sont plurinationales. Face à une unification toujours plus puissante du Capital et des élites politiques, le syndicalisme a besoin d’être multilingue et plurinational pour être victorieux. En ce sens, la Belgique pourrait faire office de laboratoire. À l’inverse, se diviser et se replier sur des territoires toujours plus petits pour espérer construire des rapports de force fait reculer le mouvement syndical et le monde du travail, et le conduit à la défaite sociale.

Interprofessionnelle

Le 15 décembre 2014, le pays est complètement à l’arrêt à l’occasion d’une impressionnante grève générale contre le gouvernement de l’époque pour dire non à la pension à 67 ans et non à la suspension de l’indexation automatique des salaires. Ce genre de grèves n’a pas son pareil en Europe. Pourquoi? Parce qu’une des forces du syndicalisme belge est son caractère interprofessionnel, c’est-à-dire sa capacité d’unifier dans des combats communs différentes «professions» ou des travailleurs de secteurs différents. C’est cette spécificité que la Commission européenne voudrait voir disparaître en décentralisant le plus possible la négociation salariale dans le pays. Car, contrairement à la plupart des pays dans le monde, en Belgique, la négociation salariale commence d’abord au niveau national et de manière interprofessionnelle. Là ou ailleurs, la négociation se fait directement par secteur ou par branche, comme on dit en France.

Ce serait un calcul complètement contre-productif de se replier de manière corporatiste sur son entreprise, sur son secteur ou sur ses problèmes «particuliers».

Bien entendu, la recherche de solidarité interprofessionnelle occasionne des frictions qui entraînent des difficultés à constituer l’unité entre différentes centrales qui couvrent des réalités et des traditions très différentes. Les replis professionnels sont souvent tentants et l’unité «interpro» est souvent faible. Et cette faiblesse peut être utilisée pour justifier l’absence d’unité. Au contraire, nous pensons que ces faiblesses doivent servir à chercher l’unité interpro avec plus d’ardeur encore. C’est une question de choix.

Car l’unité interpro ou l’unité public-privé donnent une force unique au syndicalisme belge. Avoir les transports publics, les grands magasins, la chimie et le métal bloqués en même temps, c’est très puissant dans le rapport de force économique. Le caractère interprofessionnel du mouvement syndical a aussi contribué à lui donner un fort caractère politique — dans le bon sens du terme. Nous avons des syndicats impliqués dans la lutte contre le racisme, pour les travailleurs et travailleuses sans papiers, pour les droits des femmes… Certains diront que ces mobilisations sont encore trop faibles. Et ce n’est pas faux. Par contre, elles le seraient encore plus si le caractère interprofessionnel du mouvement syndical devait reculer.

La crise du Covid nous a montré plus que jamais que tout est lié, que salaire, santé, sécurité, démocratie, protection de l’environnement, nouvelles technologies, bien-être… forment un tout et que l’expression de ce tout est différente qu’on appartienne à la classe travailleuse ou à la classe capitaliste. Ce serait donc un calcul complètement contre-productif de se replier de manière corporatiste sur son entreprise, sur son secteur ou sur ses problèmes «particuliers». Nous devons au contraire faire du lien, tisser des ponts, construire des solidarités entre secteurs et faire ressortir les racines communes des différents maux du système capitaliste. Nous devons travailler à élargir les horizons et pas à les restreindre.

L’unité de la diversité

La crise du Covid a fait sortir au grand jour des métiers mis habituellement dans l’ombre. Par exemple, les aides-soignants des maisons de repos. La diversité des origines dans cette catégorie de personnel est immense. Mais c’est vrai aussi dans les usines du métal, dans les transports publics, dans l’industrie ou la distribution alimentaire, dans le nettoyage, parmi les aides-ménagères, dans la construction, etc. La classe travailleuse est très diverse. Elle ne parle pas toujours la même langue, elle peut avoir des religions différentes ou des goûts culinaires variés. Sans parler des différents accents ou des supporters des clubs de foot. Ces différences peuvent nous déchirer (ne regardez pas un match avec des supporters du Real et du Barça dans la même pièce) mais elles forment surtout la richesse de la classe travailleuse.

Les racistes ou communautaristes en tout genre utilisent ces différences pour diviser la classe et l’affaiblir. Le patronat s’appuie sur le racisme pour justifier et perpétuer les discriminations et mettre en concurrence les travailleurs entre eux en faisant croire à une partie de la classe travailleuse que l’absence de droit pour les uns protégerait les autres. Alors que c’est l’inverse qui est vrai. Le dumping social se construit sur l’absence de droit des travailleurs et travailleuses sans papiers ou détachés. Une partie du patronat utilise le racisme pour qu’une partie de la classe travailleuse cherche la solution à ses problèmes tout en visant la limitation des droits de ceux qui sont encore plus bas.

Plus que jamais comme syndicats, nous devons défendre une identité de classe forte comme antidote au racisme. Nous devons nous emparer du débat politique et être dur à la fois avec l’extrême droite mais aussi avec les élites qui développent les politiques qui font le lit de l’extrême droite. Nous avons une responsabilité essentielle sur ce point. Car là où le racisme grandit, là où la division grandit, là où l’extrême droite grandit, c’est la lutte qui recule et, avec elle, les conquis sociaux de la classe travailleuse.

Renouveler le rapport à la politique

La tradition syndicale belge est très politique et est encore organisée selon des piliers bien déterminés (socialiste, chrétien et libéral). Il y a des aspects positifs à cela. Positifs, car le syndicalisme belge est construit sur la conviction que la lutte purement économique n’est pas suffisante pour l’émancipation du monde du travail. Les organisations syndicales ont bien sûr pour vocation de prendre en main les luttes économiques des travailleurs. Mais il est crucial qu’elles s’inscrivent aussi dans un tout plus large qui permet de faire entendre la voix de la classe travailleuse dans le débat politique. Mais les problèmes surviennent lorsque ceux qui se proclament être le relais politique du monde du travail adoptent l’essentiel des dogmes libéraux. C’est déboussolant. Et il est tentant alors de croire que le salut se trouve dans le retrait des syndicalistes du débat politique. Pourtant rien n’est moins vrai.

Le capitalisme nuit gravement à la santé, et la crise du Covid l’a amplement démontré. Ce système ne peut être réformé, il faut le mettre aux oubliettes de l’histoire. Il ne suffit pas d’en être convaincu, ni de le proclamer sous forme de slogan. C’est bien en participant aux débats politiques, en construisant un réel contre-pouvoir y compris dans les discussions politiques, que nous pourrons à la fois barrer la route à la droite libérale et à l’extrême droite, et empêcher que, comme par le passé, des coalitions hétéroclites finissent par appliquer l’essentiel de leur programme.

C’est pour cela que les organisations syndicales sont de plus en plus poussées à élargir leurs horizons et à revoir leurs relations avec les partis. Il faut sortir des relations traditionnelles, liées à un pilier politique précis, sortir de l’ «exclusivisme» politique, sortir des relations qui placent uniquement les espoirs sur des rapports de force gouvernementaux ou parlementaires. Rester dans un «exclusivisme» politique basé sur la résignation politique ne sert pas la classe travailleuse.

La relation des organisations syndicales avec la politique doit partir de la construction d’une confiance en soi, d’une confiance dans la force du contre-pouvoir capable d’imposer des changements. L’Internationale — que nous chantons lors du 1er mai de la FGTB ou lors de nos congrès — nous rappelle qu’ «il n’y a pas de sauveurs suprêmes».

Nos organisations syndicales ne peuvent se conformer aux politiques mais bien conformer le politique aux besoins de la classe travailleuse. En politisant et enrichissant nos pratiques syndicales, nous travaillons à imposer les besoins de la classe travailleuse dans le débat politique. Et pas l’inverse. Les organisations syndicales n’ont pas besoin de courir après des partis politiques qui tenteraient d’imposer un réalisme de résignation ou de couvrir leur renoncement. Suivre le «sans eux, ce serait pire» ne peut pas être une perspective politique syndicale. C’est en construisant un rapport de force politique et syndical offensif qu’on imposera un débat politique plus social, plus à gauche. C’est en imposant les débats de la classe travailleuse que l’on fait bouger les lignes.

Le morcellement des compétences et la division du monde du travail qu’il entraîne n’apportent rien à la classe travailleuse.

Le prétendu réalisme du monde politique ne peut pas servir à réduire les horizons et les ambitions du monde du travail. De vrais relais politiques doivent au contraire les stimuler et les développer. La journée des huit heures, la semaine de 40 heures, les congés payés, la sécurité sociale ne se sont pas construits dans une stratégie politique de la moindre régression sociale ou à partir d’un pragmatisme politique. Ces conquis sociaux se sont construits sur base d’une ambition et d’une confiance de classe construite sur le plan syndical, associatif, mutuelliste et politique. C’est dans le rassemblement des forces autour de revendications sociales et politiques fortes, que les principales conquêtes du monde du travail ont pu se réaliser. C’est dans ce même rassemblement qu’elles sont le mieux défendues. Dans le respect de l’indépendance mutuelle de chacune des composantes de ce rassemblement. Dit autrement, l’enjeu est de s’emparer du débat et de la mobilisation politiques et non de les voir confisqués par une petite couche de politiciens professionnels. Les syndicats sont un élément clé du contre-pouvoir global que représente la classe travailleuse. Un contre-pouvoir doté de différentes branches: syndicales, associatives, jeunes, culturelles, intellectuelles, politiques.

Et maintenant?

Les défis présentés au sein de ce texte ne sont certainement pas les seuls qui se profileront devant les syndicalistes dans la période post-Covid. Ceux que nous avons mis en avant pour construire cette proposition ne s’inscrivent pas dans une volonté d’imposer une vision ou un chemin exclusif. Mais bien d’apporter une pierre aux orientations qui permettront au monde syndical d’imposer un changement de cap radical en faveur de la classe travailleuse… les héros de la crise!

Comme l’indiquait Karl Marx: «C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité.» Travaillons donc rapidement à cette mise en pratique au travers des luttes, celles à construire et celles qui s’imposeront à nous.

Footnotes

  1. Paul Lootens, «Retrouver le chemin d’un syndicalisme offensif…», Politique, 29 mai 2018.
  2. «Critiques de la FGTB et du PTB sur ces patrons qui ‘ne jouent pas le jeu’ et la liste des secteurs ‘essentiels’», L’Avenir, 25 mars 2020.
  3. L’Accord interprofessionnel correspond à la période de lutte et de négociation pour tenter d’arriver à un accord entre patronat et syndicat pour définir les augmentations de salaires et l’évolution des conditions de travail pour un terme de deux ans.
  4. Karl Marx et Friedrich Engels, «Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’A. I. T. sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève» (3-8 septembre 1866). Voir: www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc054.htm.
  5. «La Drôle de Vie Des Milliardaires Confinés À Bord De Leur Yacht», Forbes France, 2 avril 2020. Consulté le 2 mai 2021.