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Éditorial Lava 17

Ruben Ramboer

—23 juin 2021

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Dans ce numéro de Lava, nous réunissons des protagonistes de la CSC, de la FGTB, de la FNV et de la CGT; les plus importants syndicats de Belgique, des Pays-Bas et de France. Comment envisagent-ils les défis syndicaux dans l’ère post-pandémique ?

Ces dernières décennies, des penseurs tels qu’André Gorz, Antony Giddens, Chantal Mouffe ou Antonio Negri ont tourné le dos au marxisme, sur la base de cette thèse centrale: la classe travailleuse n’est pas (ou plus) la principale force dans la lutte pour le socialisme.

Syndicats et lutte des classes

Stratégiquement, cela s’est traduit au mieux par le remplacement du socialisme par la démocratie radicale; au pire, cela a abouti à la troisième voie et au «social libéralisme». Sur le plan syndical, les syndicats ont été, au mieux, écartés, considérés comme un mouvement social semblable aux autres; au pire, étiquetés de mouvements archaïques, préoccupés par les intérêts économiques d’une minorité de privilégiés en déclin, dont le seul désir est de consommer. Sur le plan politique, la lutte des classes a été remplacée par «l’union de mouvements de lutte» et des «alliances électorales» destinées à attirer de nouvelles couches de la population. La classe travailleuse comme moteur du changement a été remplacée par d’autres groupes – les étudiants, les femmes, les intellectuels, les nouveaux mouvements sociaux ou un «nous» à construire.

À l’opposé de tout cela, il y a l’offensive du capital avec ses paladins politiques néo-libéraux. Pour eux, la lutte des classes est bien vivante. Dans les années 80, Thatcher considérait que les syndicats de mineurs étaient «The enemy within», l’ennemi intérieur, et Reagan a licencié 11 000 contrôleurs aériens en grève. Partout, au cours des dernières décennies, le droit de grève a été érodé par des tribunaux et des huissiers brisant les grèves et sanctionnant les grévistes, par l’instauration d’un service minimum ou par le recours abusif à de vieilles lois, dont celle qui porte sur «l’entrave méchante à la circulation». Et ce n’est pas pour rien qu’Amazon dépense des millions de dollars pour empêcher la création d’un syndicat en son sein. Le multimilliardaire Warren Buffet n’émet aucun doute: «La guerre des classes existe bel et bien, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la guerre et nous sommes en train de la gagner.»

La lutte des classes est un aspect central du marxisme. L’histoire de chaque société est l’histoire de la lutte des classes. Et le rôle particulier de la classe travailleuse dans la lutte pour le socialisme n’a rien d’un vœu pieux, ce n’est pas le fruit d’une imagination trop féconde ou d’un choix arbitraire; il résulte d’une analyse rationnelle des relations sociales. Sous le capitalisme, la classe travailleuse est la seule classe qui ne peut réaliser son émancipation qu’en abolissant toutes les classes. En tant que classe exploitée, elle est engagée dans un affrontement systématique avec le capital. En tant que classe productrice, elle a le pouvoir, d’une part, de mettre à l’arrêt l’appareil de production et, d’autre part, la capacité de construire un nouveau mode de production à la mesure de l’être humain et de la nature, plutôt que de la cupidité de quelques-uns. Pour ces raisons, la classe travailleuse porte en elle l’avenir d’une société sans classes.

Les nouvelles technologies, Internet, l’économie des services, la mondialisation et la délocalisation, la diversité, l’éducation, les nouveaux mouvements sociaux et la culture de consommation ne changent pas fondamentalement cette place centrale dans le processus de production. Certains de ces éléments constituent tout au plus des obstacles à la construction de l’unité de la classe travailleuse. En outre, le soutien du mouvement ouvrier à la lutte pour la paix, la décolonisation, la démocratie, l’émancipation des femmes, l’antiracisme, etc., a été plus constant que toute autre force sociale. Croire qu’il est possible de réaliser des progrès structurels dans ces domaines sans le mouvement ouvrier, c’est aller au devant de l’échec.

Il n’existe tout simplement aucun mouvement social qui ait autant menacé le pouvoir du capital et qui soit capable de le défier à l’avenir, que le mouvement ouvrier. Autre élément révélateur: malgré les 40 années d’offensive néolibérale, malgré toutes les volées de bois vert qu’ils encaissent à chaque action syndicale, les syndicats restent les organisations les plus importantes et les plus grandes de la société, qui donnent une voix à la classe travailleuse, unie contre le patronat dans la lutte pour de meilleurs salaires et conditions de travail, dans la lutte pour changer la société. «Le mouvement syndical concentre une triple force, écrivent les syndicalistes Hillal Sor et Paul Lootens dans ce numéro de Lava. La force du nombre, la force économique et la force de l’organisation.» D’ailleurs, les sondages montrent invariablement qu’ils inspirent beaucoup plus confiance à la population que les institutions, les partis politiques ou les médias. Non, les syndicats ne sont pas obsolètes. Et non, la grève n’est pas un «mauvais signal», contrairement à ce qu’a affirmé Conner Rousseau, le président du parti social-démocrate flamand Vooruit.

Game changer

La pandémie est un game changer, elle a rebattu les cartes du jeu. S’il faut espérer que les «bulles», les «contacts proches» et la «distanciation sociale» disparaîtront bientôt de notre vocabulaire au quotidien, gardons en mémoire un seul concept de cette période agitée: celui des «métiers essentiels». Le Covid-19 a remis la classe travailleuse sur le devant de la scène. Les héros et héroïnes de la classe ouvrière étaient applaudis et faisaient de l’ombre aux capitaines d’industrie. Nous avons vu de nos yeux qui crée la richesse et qui fait tourner la société. Les grèves et le travail syndical ont permis de garantir des conditions de travail sûres sur les lieux de travail. Comme l’écrivait le communard Jules Vallès il y a 150 ans: «Le Capital mourrait si, tous les matins, on ne graissait pas les rouages de ses machines avec de l’huile d’homme». La pandémie a donc révélé une fois de plus la place centrale qu’occupe la classe travailleuse dans le processus de production, sa force et son potentiel anticapitaliste. La pandémie a également mis en lumière les défaillances du marché libre et le parti pris de l’État en faveur des 1%.

Dans ce numéro de Lava, nous réunissons des protagonistes de la CSC, de la FGTB, de la FNV et de la CGT; les plus importants syndicats de Belgique, des Pays-Bas et de France. Comment envisagent-ils les défis syndicaux dans l’ère post-pandémique ? Quelle stratégie syndicale adopter contre l’agenda du patronat et pour le changement social ? Comment se situent-ils par rapport aux partis politiques et à la lutte politique ? Comment transformer la lutte défensive en bataille offensive ? Que faut-il penser du plaidoyer pour un «nouveau pacte social» ? Et que font les syndicats face à une extrême droite qui a le vent en poupe ?

Défis pour un syndicalisme post-covid

Hillal Sor & Paul Lootens

La pandémie a accéléré la crise économique, qui s’annonçait déjà avant l’arrivée du coronavirus. Le secrétaire général des Métallurgistes Wallonie-Bruxelles, Hillal Sor (MWB, FGTB) et l’ancien président de la Centrale générale Paul Lootens (CG, FGTB) mettent à jour dans ce contexte quelques défis pour un syndicalisme offensif : développer la conscience de classe, transcender les lois du marché, descendre dans la rue, unifier et repenser le rapport à la politique.

Sortir du fétichisme de la concertation sociale

Nic Görtz

Si le gouvernement Charles Michel préconisait la «primauté de la politique», le gouvernement De Croo-Dermagne ne jurerait que par le «dialogue social». Mais l’histoire montre que la concertation n’a rien d’un entre-soi paisible, et encore moins d’une fin en soi. Pour Nic Görtz, elle est tout au plus un indice de mesure des rapports de force. Le syndicalisme de concertation pousse les syndicats vers un pragmatisme résigné.

«On a besoin d’un syndicalisme de transformation sociale»

Laurent Brun

Laurent Brun est le secrétaire général de la Fédération CGT des cheminots en France. Le rédacteur en chef de Solidaire Michaël Verbauwhede discute avec lui de la bataille des retraites, de Macron, de l’extrême droite, des nombreuses victoires locales, de l’arme qu’est la grève, du grand «pacte social» comme écran de fumée, de l’illusion d’un syndicat politiquement neutre, et d’une métaphore alliant surplus de blé et pénurie de farine. Si le syndicat veut à nouveau remporter une grande victoire globale, il doit mettre une société alternative sur la table.

Vers la fin du «modèle des polders»

Cinta Groos, Khadija Hyati & Ron Meyer

Trois représentants du syndicat néerlandais FNV et Geert Haverbeke (responsable des relations syndicales, PTB) déconstruisent le légendaire «modèle des polders». Une discussion sur les inégalités croissantes résultant du poldering sans fin, les travailleurs essentiels, les métallurgistes de Tata Steel et les nettoyeurs de l’aéroport de Schiphol, le rêve néerlandais, la loi sur la formation des salaires et le diviser pour mieux régner de Wilders et Baudet.

Une égalité soluble dans le marché

Daniel Zamora

Au milieu du 20e siècle, les socialistes de marché et les néolibéraux se sont accordés à dire que seul le mécanisme des prix permet d’organiser l’économie de façon optimale. Avant cela, les sociaux-démocrates et même les économistes d’obédience néoclassique abordaient ces questions en termes de concertation collective et considéraient que l’État devait évaluer les besoins. Le sociologue Daniel Zamora nous guide à travers ces débats et met en lumière les conséquences dramatiques de ce fondamentalisme de marché, de la Troisième Voie et du «New Public Management». Si nous voulons nous en débarrasser, nous devons remettre en question le marché. Des questions telles que le vieillissement de la population ou la transition climatique ne peuvent être laissées au marché. Elles nécessitent des choix politiques et démocratiques conscients.

Une liberté confisquée par les conservateurs

Annelien de Dijn, Daniël Steinmetz-Jenkins & Anton Jäger

L’historienne Annelien De Dijn a publié cette année un livre intitulé Vrijheid, een woelige geschiedenis (liberté, une histoire mouvementée). Dans un entretien avec le politologue et philosophe Anton Jäger et l’historien Daniel Steinmetz-Jenkins, elle expose les grandes lignes de son extraordinaire aperçu de deux millénaires de conception de la liberté. À l’origine, la liberté était synonyme de liberté du peuple de se gouverner lui-même. Les socialistes se sont appuyés sur cette idée d’autonomie démocratique, mais les conservateurs et les libéraux ont privilégié l’idée de liberté en tant que protection individuelle contre l’État dominant. La sauvegarde des intérêts des élites est à l’origine de cette évolution.

De l’argent, il y en a assez — mais pour qui ?

David Hollanders

Le livre The Deficit Myth de l’économiste Stephanie Kelton a de fervents partisans et des opposants encore plus féroces dans le monde entier. Dans son best-seller, l’ancienne collaboratrice de Bernie Sanders plaide en faveur du financement monétaire : à ses yeux, la banque centrale doit imprimer de l’argent et le donner aux États, au lieu de le leur prêter par l’intermédiaire des banques. L’économiste David Hollanders estime quant à lui que le financement monétaire présente certes des avantages, mais qu’il s’agit, en tout cas dans l’UE, d’un vœu pieux. La constellation de l’euro interdit le financement monétaire; le capital et la BCE lui préfèrent le financement par la dette, qui leur permet de discipliner le travail et l’État. Hollanders souligne également les risques sérieux d’inflation, en s’appuyant toutefois sur des arguments complètement différents de ceux des économistes de droite.

Froides ou hybrides, les (nouvelles) guerres contre la Chine

Vijay Prashad & Renata Porto Bugni (éds.)

L’élite américaine voit dans la montée en puissance de la Chine une menace existentielle pour le leadership américain. Que la Chine soit devenue l’atelier du monde, c’est une chose; mais qu’elle devienne le leader de la production de technologies, c’est une tout autre histoire. Une étude publiée par Vijay Prashad et Renata Porto Bugni du Tricontental (Institut international de recherche sociale) analyse comment les États-Unis résistent à leur déclin progressif, en menant des guerres hybrides (moyens de guerre non militaires dans les domaines de l’information, de la diplomatie, de l’économie et de la politique).

Guerres de l’ombre et profits au grand jour

Jason Brownlee

Sur les 245 ans d’existence des États-Unis, ce pays a été en guerre pendant 227 ans. Le professeur de politique étrangère Jason Brownlee démontre que le président Biden va poursuivre les guerres de l’ombre d’Obama et Trump. Ce dernier a retiré les troupes de plusieurs pays, mais intensifié les bombardements. À l’instar de ses prédécesseurs, Joe Biden distinguera les «bons» gouvernements des «mauvais» en fonction de leur obéissance au capitalisme dirigé par les États-Unis. L’industrie de l’armement s’en frotte déjà les mains.

Cyberpunk a besoin d’un reboot

Ryan Zickgraf

Le cyberpunk d’antan reflétait notre propre société, à travers une lentille high-tech qui magnifiait et aiguisait toutes les contradictions sociales. Enrobé de futurisme, il abordait l’aliénation, les contradictions de classe et l’omnipotence des monopoles. Cependant, la commercialisation du genre a conduit à un étiolement systématique de cette approche. Dans le jeu vidéo Cyberpunk 2077, le jouet favori du techno-milliardaire Elon Musk, tous les angles de critique sociale ont été limés au profit d’une nostalgie abrutissante.