Article

Ne pas être un mouton. La culture du refus, une affaire de classe

Benjamin Opratko

+

Alexander Harder

—28 juillet 2021

La méfiance vis-à-vis de l’État, des médias et de la politique ne date pas de la pandémie. Cette attitude de rejet vis-à-vis de ces institutions s’est toutefois amplifiée et concentrée dans les manifestations d’opposition aux mesures corona. Quel rôle la gauche se voit-elle jouer dans cette crise de l’autorité ?

Unsplash

En 1917, la National Tuberculosis Association (NTA) des États-Unis se lance dans une croisade sanitaire moderne, mobilisant des dizaines de milliers de bénévoles. Une campagne sans précédent destinée à faire changer les comportements quotidiens afin de lutter contre la tuberculose, reconnue comme une maladie infectieuse. Les mesures envisagées vont notamment rendre obsolètes des pratiques comme cracher en public ou boire dans le même verre, mais aussi dormir dans le même lit (même entre époux). La barbe, potentiel nid à microbes, est aussi à proscrire. Ces campagnes de lutte contre la tuberculose s’inscrivent dans le cadre d’une révolution des comportements inspirée par les découvertes scientifiques de la fin du 19e siècle. La découverte des bactéries (et plus tard des virus) en tant qu’agents pathogènes se traduit par une « bible des microbes », comme l’explique l’historienne Nancy Tomes 1. Les mesures de santé publique ne visent plus seulement l’espace public, mais s’invitent aussi désormais dans les logements privés, la vie quotidienne, surtout pour les femmes, et les habitudes de consommation. En quoi consiste cet évangile d’un nouveau type ? On peut y voir une interaction entre des initiatives de la société civile, des mesures contraignantes imposées par l’État et des modèles commerciaux de publicité des grands médias. Parmi les nouveaux produits commercialisés au nom de la santé publique, on retient les toilettes en porcelaine, les bains de bouche ou encore les aspirateurs. Parmi les nouveaux comportements, citons par exemple, le fait d’ébouillanter les biberons, aujourd’hui considéré comme une évidence, ou l’avertissement, bizarre au premier abord, de ne jamais déposer les enfants par terre.

Alexander Harder est politologue et travaille à l’Institut de recherche empirique sur l’intégration et la migration (BIM) de l’université Humboldt de Berlin. Ses travaux portent sur l’acceptabilité des « cultures du refus » dans l’espace public et dans l’environnement numérique.

Comme au début du 20e siècle, la pandémie actuelle de covid 19 nous force à nous défaire de nos vieilles habitudes et à adopter de nouvelles routines, de la distanciation sociale au port du masque au quotidien, en passant par des tests réguliers de dépistage du coronavirus. L’historien de la médecine Robert Aronowitz a récemment mis en lumière ces parallèles historiques, en observant : « l’un des nombreux aspects inquiétants de la situation actuelle est que même des pratiques largement approuvées par les professionnels de la médecine et de la santé, comme le port du masque, deviennent étroitement liées à des convictions et à des identités partisanes, ce qui contraste fortement avec les changements d’habitude décrits par Tomes au début du 20e siècle, qui ont pu constituer à l’époque une sorte de citoyenneté sanitaire et de « base neutre pour la formation d’un consensus » dans la société 2.

Culture du refus et crise d’hégémonie

Les mesures de lutte contre le coronavirus entrent en vigueur alors que les dirigeants politiques peinent à créer un consensus parmi la population. Pis encore, même des institutions longtemps considérées comme des autorités incontestées sont aujourd’hui remises en question. Cela concerne l’État et ses institutions, mais aussi les organisations internationales, les médias établis, y compris ceux de service public, et même les experts scientifiques et techniques. Des pans importants de la société font l’objet de méfiance et de rejet. Cette dynamique trouve son expression la plus aiguë dans les vastes manifestations d’opposition aux mesures de lutte contre le coronavirus qui se déroulent depuis l’été 2020 dans presque toutes les villes de la sphère germanophone, défiant parfois ouvertement les interdictions officielles. Dans la vie de tous les jours, la plupart d’entre nous entendent dans la bouche de connaissances ou de proches des récits complotistes plus ou moins élaborés, ou tout au moins l’expression du sentiment que quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire de coronavirus.

Benjamin Opratko est chercheur en postdoctorat à la faculté des sciences politiques de l’université de Vienne. Ses recherches portent sur les cultures du refus, le populisme, le racisme et l’hégémonie. Il est rédacteur en chef du mensuel Das Tagebuch.

Les conflits et les bouleversements politiques que nous avons observés au cours de l’année écoulée, avec la fronde qui s’y rattache, ne datent pas de la pandémie, mais découlent de lignes de fracture sociale qui étaient déjà bien présentes. Nous avons déjà étudié ces phénomènes avant le corona et proposé de les désigner sous le nom de cultures du refus et de les définir comme des attitudes et des structures d’entendement quotidiennes marquées par le rejet d’institutions et d’élites perçues comme puissantes d’une part, et le rejet d’« autres » perçus comme inférieurs ou dangereux d’autre part 3. Nous nous sommes basés sur des entretiens, des discussions informelles et des observations pour voir comment ces cultures du refus reflètent la gestion des changements intervenus dans la vie quotidienne et professionnelle.1 La question est maintenant de savoir si les cultures du refus récemment mises en évidence lors de la crise du coronavirus sont autant de preuves d’une évolution profonde de la société qui détermine le terrain politique contemporain. Faut-il voir dans les manifestations anti-mesures corona, la propagation de mythes conspirationnistes ou le rejet des médias officiels et des partis traditionnels autant de symptômes d’une crise d’hégémonie ou d’autorité ? Dans l’affirmative, cela aurait des conséquences considérables pour la politique de gauche.

On doit le concept de crise d’hégémonie au marxiste italien Antonio Gramsci et à ses « cahiers de prison » rédigés dans les années 1920 et 1930. Gramsci explique la stabilité et la résilience de la domination bourgeoise par le fait que certaines parties de la bourgeoisie parviennent à faire percevoir leurs intérêts comme le bien commun et à organiser le consensus des dominés grâce à des concessions soigneusement choisies et la formation des institutions qui donnent le la. Si ces parties de la bourgeoisie parviennent à gagner une « hégémonie politico-éthique » , les masses accepteront des changements, même les plus drastiques, dans leur vie quotidienne en les considérant comme raisonnables et nécessaires 4. On peut ainsi appliquer une grille de lecture gramscienne à l’histoire de la « bible des microbes » , à savoir en l’envisageant comme une politique de gestion d’une épidémie dans un contexte d’hégémonie réussie. À l’inverse, l’hégémonie est en crise, selon Gramsci, lorsque « la classe dirigeante ne bénéficie plus d’un consensus en sa faveur, […] lorsque les masses ne croient plus à ce en quoi elles croyaient jusque-là ». Cela ne se passe pas d’un coup, mais relève d’un processus qui peut prendre des dizaines d’années et que Gramsci appelle un « interrègne », dans lequel « l’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître » et pendant lequel on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Une métaphore sombrement parlante de nos jours. Subjectivement, la crise se manifeste par un « scepticisme » généralisé, en particulier vis-à-vis de l’économie et de la politique : on estime les dirigeants motivés par leur profit économique individuel et la politique est perçue comme malhonnête et cynique. Vue à travers le prisme de la théorie de l’hégémonie, la « crise » est donc avant tout une « crise de l’autorité » 5. Lors de nos rencontres avec les travailleurs, qui sont au cœur de notre enquête, nous n’avons cessé de relever les éléments d’une telle crise de l’autorité, notamment la méfiance à l’égard de la démocratie et de la politique mais aussi vis-à-vis des médias et du monde scientifique.

La disparition de la politique

Avant même que n’éclate la pandémie, la perception de l’Etat qui dominait dans la plupart des discussions était celle d’un État impuissant. Nos interlocuteurs évoquent une détérioration de leur vie quotidienne, une pression croissante au travail et la menace de licenciements, mais aussi de catastrophes naturelles ou encore d’une justice divine. Même pour ceux qui considèrent qu’il revient formellement à la « politique » d’éviter les inégalités de revenus, par exemple, elle n’apparaît ni comme un acteur capable d’agir, ni comme quelque chose sur laquelle ils pourraient avoir de l’influence. Beaucoup estiment les élections importantes, mais la plupart doutent de leur impact. Influencer le cours des choses de manière démocratique ne leur semble pas possible, voire pas souhaitable 6. Beaucoup de nos interlocuteurs voient leur vie en deux sphères bien distinctes : l’une professionnelle, où ils déplorent des exigences trop élevées, des structures d’autorité hiérarchisées et une pression croissante, mais les acceptent comme des fatalités et, bien souvent, les intériorisent comme indispensables à la performance. L’autre est celle de la vie privée, vécue comme une sphère de loisirs et de distraction dans le cadre restreint de la famille et du cercle d’amis proches. Avant la pandémie de coronavirus, les gens avaient déjà volontairement réduit leurs contacts sociaux. Leur cadre de vie s’apparentait à une sphère privée élargie et ils avaient tendance à se détourner des occasions de sociabilisation.

Ce qui est activement rejeté, c’est la sphère publique, que les théoriciens libéraux considèrent comme le terrain de la démocratie. Dans les entretiens que nous avons menés, les responsables politiques sont plus souvent dépeints comme des personnalités médiatiques égocentriques que comme des décideurs. « Si vous les mettez tous dans un sac et que vous tapez dedans, vous en toucherez forcément un qui le mérite », pour citer une vendeuse du nord de la Bavière. Le terme de « politique » a une connotation négative. Si de nombreuses personnes s’investissent dans leur quartier ou à titre bénévole, elles tiennent à ce que ce soit défini comme « engagement social », et non comme un « travail politique ». Avec la clarté propre aux propos de comptoir, une des personnes que nous avons interrogées nous explique ce lien : lui-même ne vote pas et ne voit pas quelles conséquences la politique peut avoir sur sa vie quotidienne. Si un autre parti entrait en scène maintenant, qu’est-ce que ça changerait, au fond ? Bien sûr, les énormes inégalités entre les gens posent problème. Mais c’est dans la nature des choses. « C’est juste le capitalisme normal dans lequel nous vivons », conclut-il dans un nuage de fumée d’e-cigarette.

Quand l’État montre ses muscles

Maintenant que les cafés sont fermés en raison de la pandémie, nous ne savons pas si notre interlocuteur parlerait encore de normalité après l’année qui vient de s’écouler. En effet, l’État semble désormais montrer des muscles depuis longtemps atrophiés. Il se décomplexe, notamment en tant qu’autorité biopolitique qui surveille et punit. L’État « revient au cœur de la vie », écrivait le théoricien de la littérature Hans Ulrich Gumbrecht dans la Neue Zürcher Zeitung au printemps 2020, estimant que le politique n’avait jamais autant régulé la vie quotidienne que maintenant 7. Comme à son habitude, l’intellectuel bourgeois prend son expérience personnelle pour une généralité et néglige le fait que le rôle joué par l’État dans la vie de tout individu dépend des rapports de classes et de discrimination. Ce qui est nouveau, c’est que les appareils répressifs d’État s’immiscent désormais aussi dans la vie quotidienne des classes supérieures et moyennes, c’est-à-dire des fractions de classe qui, jusqu’à présent, ne côtoyaient l’État que via de pénibles déclarations d’impôts ou contrôles de vitesse, et ne remarquaient même pas à quel point elles étaient privilégiés par cet État. Cela peut en partie expliquer la surreprésentation des milieux petits-bourgeois et indépendants dans les manifestations contre les mesures corona, mais ce serait une erreur de réduire le phénomène à cela. De nombreux éléments suggèrent que nous avons affaire (comme c’est aussi le cas pour l’électorat des partis populistes de droite) à une alliance qui s’étend aux différentes classes sociales 8.

Une alliance fondée sur des idéologies de performance teintées de racisme, sur un ressentiment anti-social, sur des mythes du self-made-man et, enfin, sur un individualisme exacerbé tendant à virer au nihilisme. Nous avons également rencontré ces phénomènes dans nos recherches – même parmi ceux qui, en tant que travailleurs et employés ordinaires, sont surexploités par le capitalisme néolibéral. En outre, toute une série de prolétaires, en particulier ceux qui sont victimes de discrimination raciale et rendus superflus par l’économie, rechignent à répondre aux appels d’un État qui ne les a jamais reconnus comme des citoyens à part entière. Lorsque des gouvernements fédéraux et régionaux, ainsi que des autorités des villes et des communes veulent soudain mobiliser « tout le monde » pour fournir un effort majeur afin de lutter contre la pandémie, ils sont mal accueillis par les personnes qui, jusqu’à présent, n’étaient pratiquement jamais « incluses » et étaient généralement présentées dans le discours public uniquement en tant que problème.

Infodémie et experts

Avec la pandémie se développe aussi la crainte d’une « infodémie », l’OMS ayant diagnostiqué une augmentation de la désinformation dans les médias sociaux et une perte d’autorité de celles et ceux qui interprètent les données. Deux constats se dégagent clairement à cet égard : la position clé des entreprises technologiques californiennes et un profond malaise face à la nouvelle sphère publique numérique.

De nos jours, la politique mondiale n’est ni concevable ni réalisable sans des milliardaires de l’industrie technologique tels que Mark Zuckerberg, Jack Dorsey ou Jeff Bezos. En tant qu’infrastructures du secteur privé, leurs plateformes sont essentielles non seulement pour la communication politique mais aussi pour la politique planétaire en général. Les grands gagnants du « Screen New Deal » fournissent des données de recherche, des capacités informatiques et des services de conseil automatisés, diffusent gratuitement des annonces pour les organismes de la santé et promettent de faciliter autant que possible la gestion des pandémies 9. On perd bien souvent de vue que des tâches politiques essentielles sont confiées aux infrastructures privées de Google, Amazon et Facebook.

Ce qui se dit de l’infodémie révèle en même temps que le rôle des canaux de communication traditionnels dans une sphère publique fragmentée par les médias sociaux met beaucoup de gens mal à l’aise. L’Allemagne a réagi à cela au moyen d’une constellation de publications classiques, de nouveaux formats numériques et d’expertises virologiques. Les chaînes publiques ont mené, avec les principaux quotidiens et hebdomadaires, une offensive médiatique à grande échelle. Des termes tels que incidence, taux de reproduction et surmortalité sont entrés dans le vocabulaire courant d’une politique de lutte contre la pandémie qui tente de se baser fermement sur des preuves scientifiques. Or, depuis au moins l’hiver 2020, cette constellation montre des failles. Les contradictions entre des estimations épidémiologiques et des assouplissements ambigus alimentent la méfiance par rapport à la politique gouvernementale. Si elles ciblaient auparavant la politique et les médias, depuis l’année dernière, les cultures du refus, par la bouche de « penseurs alternatifs », se sont étendues aux connaissances médico-techniques. L’opposition à la vaccination, l’ésotérisme, la critique de la médecine orthodoxe et de l’industrie pharmaceutique axée sur le profit, mais aussi des « médias d’État » ou de la « presse mensongère » rappellent les vieux gimmicks du conservateur britannique Michael Gove. En 2017, il ripostait aux mises en garde des scientifiques sur les conséquences de la sortie du Royaume-Uni de l’UE, en affirmant : « Les gens en ont marre des experts! ».

Des médias alternatifs

« Je n’ai plus de télévision depuis six ans, je l’ai éliminée », nous dit fièrement une vendeuse, « et je n’en veux plus ». La lassitude et le scepticisme face aux experts et aux médias de masse, mais aussi l’inquiétude par rapport à la censure ou la colère vis-à-vis des motivations cachées ou de la manipulation des médias publics reviennent régulièrement dans nos entretiens. Un réseau de sources d’information « indépendantes » peut dès lors sembler plus attrayant. Elle trouve tout ce qu’il y a à savoir sur Internet. Pour le reste, on ne sait pas quels intérêts se cachent derrière. Elle estime que c’est surtout sur Youtube qu’elle peut s’instruire mieux et de manière plus indépendante. Elle y apprend chaque jour de nouvelles choses, sur l’âge moyen réel des humains, sur les énergies spirituelles et l’alimentation adéquate.

Si l’on peut comprendre que les gens s’inquiètent de leur santé, le scepticisme profond à l’égard des médias traditionnels laisse pensif. En effet, la supposée « radiodiffusion d’État » est désormais contrée par toute une série de plateformes contestataires et de médias alternatifs qui profitent de l’absence de normes éditoriales et de la diffusion rapide et directe de titres sensationnels. Le service de messagerie Telegram est devenu le principal moyen de communication des « penseurs alternatifs » de la pandémie. Groupes et canaux déréglementés et clandestins offrent un modèle d’opposition non seulement aux médias publics traditionnels, mais aussi à la sphère publique fraîchement domestiquée de Facebook et Twitter. Là, s’enchaînent en flux ininterrompu théories du complot antisémites, appels aux dons et publicités pour des conserves de viande de survie. Le fait que les médias sociaux établis soient plus strictement réglementés entraîne une tendance croissante à migrer vers des « Dark Social Media » tels que Telegram, où les propos sont nettement plus durs, mais qui permettent aussi désormais aux figures les plus en vue de s’autofinancer.

Toutefois, il ressort des discussions menées avec nos interlocuteurs que cette tendance à se tourner vers des canaux d’information non officiels ne s’explique pas uniquement par les algorithmes de l’infrastructure numérique et leur tendance à fragmenter la sphère publique et à amplifier les contenus sensationnels. Leur méfiance vis-à-vis des médias traditionnels s’accompagne d’un besoin de comprendre, de manière autonome, les tenants et aboutissants du monde dans lequel ils vivent. Cette « pensée alternative », affirment également Quinn Slobodian et William Callison, ne relève pas seulement de l’ancien concept de « front alternatif » stratégique, mais combine l’ésotérisme avec la pensée individualiste, « hors des sentiers battus » de l’idéologie start-up 10. Libre, autodirigée et anti-autoritaire dans son attitude, cette manière de chercher la vérité vient toutefois confirmer des ressentiments antisémites et racistes déjà ressentis par nos interlocuteurs comme vrais. De ce fait, les tentatives de s’adresser au grand public en mode scientifique, virologique, via les médias à large diffusion, mais aussi le dédain affiché vis-à-vis des adeptes des idéologies complotistes, qualifiés de « covidiots », n’aboutissent, au mieux, à rien et, au pire, enveniment la situation. La pensée alternative naît en effet d’un besoin de donner un sens à la réalité de la pandémie et aux contradictions de sa gestion par le monde politique. Elle s’appuie sur des éléments idéologiques déjà bien ancrés dans la société, voire valorisés, bien avant que n’éclate la pandémie de coronavirus.

Ne pas être un mouton

Le fait qu’un historien libéral comme Aronowitz, traumatisé par la présidence de Trump, mette en parallèle la situation actuelle et l’histoire de la « bible des microbes » n’a rien de surprenant. Cette histoire parle en effet d’une victoire de l’hégémonie bourgeoise. Elle raconte une campagne, pilotée par des élites éclairées, qui combine le progrès scientifique, la rationalité du gouvernement et l’esprit d’entreprise pour le bien d’une population raisonnable. Cette révolution des comportements au début du 20e siècle a coïncidé alors avec l’ère progressiste aux États-Unis, où convergaient des réformes sociales, un esprit de progrès et des promesses capitalistes de prospérité et d’efficacité scientifique. Ces nouvelles normes de comportement, devenues inhérentes à l’hégémonie libérale-capitaliste, n’ont guère été remises en question. Cela a évidemment bénéficié à la santé du plus grand nombre : la « transition épidémiologique » a réussi, les taux de transmission et de mortalité des maladies infectieuses ont chuté de manière spectaculaire, avant même l’invention de vaccins efficaces.

Mais on peut aussi raconter cette histoire autrement. Au milieu du 19e siècle, déjà, on voit apparaître les premières organisations d’opposants à la vaccination. Un mouvement de nature populaire ou populiste ? – Une alliance des classes moyennes et ouvrières et des pauvres des villes a lutté contre la vaccination variolique obligatoire dans l’Angleterre victorienne 11. Même dans les États-Unis de l’ère progressiste, les nouvelles mesures prophylactiques étaient loin de faire l’unanimité. La résistance venait à cette époque de propriétaires de petites entreprises et de commerçants, révoltés par le coût des dispositions à prendre en matière d’hygiène. Les travailleurs pauvres se mettent aussi à protester lorsque les gobelets partagés placés près des fontaines publiques sont supprimés, obligeant ceux qui buvaient l’eau potable gratuite à acheter leurs propres gobelets. Et, comme c’est le cas dans la pandémie de coronavirus qui nous occupe, la répression et la discipline sont principalement dirigées contre les catégories opprimées des classes salariées. « La révolution comportementale associée à la bible des microbes est entrée dans la vie de nombreux travailleurs américains sous la forme d’un régime autoritaire imposé par les employeurs ou les autorités sanitaires », écrit Tomes, touchant tout particulièrement les migrants et les descendants d’esclaves noirs12.

À cette époque, tout comme aujourd’hui, ces arguments ne sont pas incompatibles avec l’application de mesures de santé publique. Le fait que ces contradictions et points de conflit soient soulevés devrait cependant faire comprendre à la gauche que sa politique ne doit pas se limiter à véhiculer une épidémiologie, même fondée sur les faits, mais doit tenir compte de la réalité d’une société de classe divisée par le patriarcat et le racisme. Faire l’économie de cette perspective risque d’enfermer la gauche politique dans un rôle stabilisateur et de l’amener à s’intégrer dans une alliance structurellement conservatrice de conservateurs, de libéraux et de progressistes de gauche défendant le pouvoir, l’ordre et la raison. À l’inverse, la situation de pandémie, la dynamique politique et les courants socioculturels sous-jacents ne doivent pas non plus la laisser se réduire à une simple voix d’expression politique de la culture du refus. La gauche se heurte donc à un dilemme, comme le traduisent les sondages qui révèlent une base électorale profondément divisée sur les questions liées au coronavirus. Elle ne doit pas souscrire aveuglément à une bible proclamant des vérités au nom d’une autorité prétendument au-delà de la politique. Elle n’a toutefois rien à gagner non plus à s’engager dans ce qui est finalement une forme dystopique de politisation incarnée par une guerre de l’information où chaque déclaration devient une opinion et où chaque opinion devient un missile dans la lutte culturelle.

Le défi découle de la nature profondément contradictoire des cultures de refus. D’une part, elles sont fermement ancrées dans une dynamique autoritaire. Tenter de les ménager pour détourner leurs énergies au profit de son propre projet ne fera que vouer celui-ci à l’échec, non sans faire, au pire, de nombreuses victimes. Il faut cependant reconnaître que les cultures de refus sont elles-mêmes des formes de gestion des contradictions du capitalisme existant, qui sont réelles. Elles incarnent les traditions rebelles, la critique des dominants et l’auto-activation. La méfiance à l’égard d’élites du pouvoir déconnectées de la réalité et d’une industrie assoiffée de profit est tout à fait justifiée. La suspicion vis-à-vis des grands médias et l’indignation quant à leurs liens avec l’État et le capital étaient autrefois des composantes fondamentales de la critique de gauche. Le refus d’être un mouton mené par des bergers bien intentionnés est à la base un désir d’autonomie du prolétariat. L’insistance à se faire sa propre opinion sur les situations, et l’exhortation (omniprésente dans les idéologies complotistes) à « faire ses propres recherches » sont autant de moteurs démocratiques. Si la gauche répond à tout cela en disant que les gens, face à une situation exceptionnelle, doivent simplement faire ce que les autorités leur demandent de faire et de croire ce que les experts leur disent, si elle se contente de se présenter comme un meilleur berger, elle abandonne son rôle historique.

Créer une nouvelle hégémonie

Cela nous ramène à la thèse de la crise de l’hégémonie. Pour Gramsci, la crise de l’hégémonie bourgeoise n’était pas seulement le chaudron d’où est sorti le poison du fascisme, mais aussi une condition d’émergence du socialisme. La gauche pouvait échouer, comme Gramsci en a fait l’amère expérience, mais sa mission lui semblait claire : « rendre les gouvernés indépendants des gouvernants, pour détruire une hégémonie et en créer une nouvelle » 13. Il mettait la gauche en garde contre le risque de se conformer aux aspirations hégémoniques des groupes bourgeois, et de diriger son agitation en faveur du consensus et de la cohésion sociale en négligeant les frontières de classe :

« la philosophie de la praxis […] n’est pas l’instrument de gouvernement des groupes dominants pour avoir le consensus et exercer l’hégémonie sur les classes subalternes ; elle est l’expression de ces classes subalternes qui veulent s’éduquer elles-mêmes à l’art du gouvernement et qui ont intérêt à connaître toutes les vérités même les plus désagréables et à éviter les tromperies (impossibles) de la classe supérieure et encore plus celles qu’elles se font sur elles-mêmes » 14 .

La « philosophie de la praxis », comme Gramsci appelle le marxisme, n’est donc ni une connaissance scientifique ni l’expression d’un intérêt de classe, mais le résultat d’une volonté : celle des gouvernés de se gouverner eux-mêmes, et donc d’assumer la tâche historique de l’humanité d’organiser la société de manière rationnelle. Ce que l’on a toutefois perdu aujourd’hui, ce n’est pas seulement la confiance des subalternes dans les dominants, mais leur confiance en leurs propres capacités et la volonté de prendre collectivement ses responsabilités pour le bien commun. En Europe, cela fait des dizaines d’années qu’un travail de sape s’opère pour dépouiller les travailleurs de leur volonté de pouvoir prolétarienne et de la confiance dans le socialisme, que Gramsci pouvait considérer comme allant de soi, même au fond des ténèbres du fascisme italien. Pour sortir enfin de l’échec, la gauche devrait donc veiller à accomplir son rôle tout au long de l’« interrègne ». Et ce rôle ne consiste pas à rétablir la confiance dans les autorités, mais à renforcer la confiance des masses en elles-mêmes, leur confiance dans la démocratie et dans l’autogestion mais aussi dans les infrastructures qui les sous-tendent.

Footnotes

  1. Tomes, Nancy, 1998 : The Gospel of Germs: Men, Women, and the Microbe in American Life, Cambridge, MA./London.
  2. Robert Aronowitz, “Learning to Live with the Virus”, Isis 111/4, 2020, p. 787-790.
  3. Alexander Harder, Benjamin Opratko, “Cultures of Rejection at Work: Investigating the Acceptability of Authoritarian Populism”, Ethnicities (i. E.), 2021. & Benjamin Opratko, “Die Kultur der Ablehnung” Tagebuch 7/8, 28.6.2020, p. 16-21
  4. Antonio Gramsci, Klaus Bochmann (red.), Wolfgang Fritz Haug (red.), Peter Jehle (red.), Gefängnishefte, Argument-Verlag, Berlin/Hamburg, 1991-2002, p. 1567.
  5. ibid., 354f.
  6. Benjamin Opratko, “Wenn die Politik verschwindet”, Jacobin, 15 september 2020, p. 98-101.
  7. Hans Ulrich Gumbrecht, “Der Notstands-Staat”, Neue Zürcher Zeitung, 24 maart 2020.
  8. Oliver Nachtwey, Robert Schäfer, Nadine Frei, Politische Soziologie der Corona-Proteste, SocArXiv Papers, Universität Basel, 2020.
  9. Naomi Klein, “Screen New Deal: Under Cover of Mass Death, Andrew Cuomo Calls in the Billionaires to Build a High-Tech Dystopia”, The Intercept, 8 mai 2020.
  10. William Callison, Quinn Slobodian, “Coronapolitics from the Reichstag to the Capitol”, Boston Review, 12 janvier 2021
  11. Nadja Durbach, Bodily Matters. The Anti-Vaccination Movement in England, 1853-1907, Duke University Press, Durham, 2005.
  12. Nancy Tomes, The Gospel of Germs: Men, Women, and the Microbe in American Life, Cambridge, MA./London, 1998, p. 182.
  13. Antonio Gramsci, Klaus Bochmann (red.), Wolfgang Fritz Haug (red.), Peter Jehle (red.), Gefängnishefte, Argument-Verlag, Berlin/Hamburg, 1991-2002, p. 1325.
  14. ibid.