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Sortir du fétichisme de la concertation sociale

Nic Görtz

—23 juin 2021

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La concertation sociale n’est pas une histoire de relations stables et pacifiques. Sans doute faut-il reconsidérer la concertation sociale comme un outil pour mesurer le rapport de force.

Fin décembre 2014, la concertation sociale anime tous les débats: depuis sa formation, le gouvernement Michel ne veut pas en entendre parler. D’entrée de jeu, son gouvernement impose un recul de deux ans de l’âge de la pension, sans concertation, alors que cela ne figurait dans aucun programme de parti. Les organisations syndicales fulminent contre les mesures, mais aussi de n’avoir pas été consultées. Le gouvernement Michel remet en quelque sorte en cause leur crédit, leur légitimité et leur place «historique» dans la prise de décisions en Belgique que la social-démocratie socialiste — 25 ans au gouvernement fédéral sans interruption — et la social-démocratie chrétienne — 45 ans au gouvernement fédéral avec 8 années d’interruption — avaient soigneusement veillé à entretenir.

Pour protester contre les mesures du gouvernement Michel ainsi que contre le manque de concertation, les syndicats enchaînent en deux mois une manifestation à plus de 100 000 personnes, trois grèves tournantes et une grève générale le 15 décembre. C’est dans ce contexte que plusieurs médias s’intéressent à la concertation sociale. Jean Faniel, directeur du CRISP, en rappelle le postulat d’après-guerre: la concertation sociale est «un ensemble de relations sociales et économiques stables et pacifiques, et un moyen de faire régner la paix sociale pour que l’économie puisse fonctionner et que cette paix sociale repose sur une répartition équitable des richesses produites1.» Mais, avant la guerre et même après, la concertation sociale n’est pas une histoire de relations stables et pacifiques…

À la base de la concertation sociale, il y a le rapport de force

Comme toute construction, la concertation sociale évolue. Il est possible de distinguer plusieurs périodes.

À la fin du 19e siècle, la pratique de la concertation sociale est née de la cristallisation d’un rapport de force. En Belgique, «la première convention collective est signée le 30 octobre 1906 à Verviers mettant un terme à un long conflit à rebondissements multiples avec, in fine, un lock out touchant plus de 15000 travailleurs2» dans le secteur du textile. L’accord sur les conditions d’emploi (salaires, intensité du travail, conditions d’hygiène…) se clôture par l’engagement des parties à ce qu’«aucune grève générale ou partielle, aucun lock-out général ou partiel ne sera décrété sans que les délégués des fédérations se soient abouchés3 en vue d’éviter cette extrémité. Elles seront saisies du conflit par l’une ou l’autre des parties en cause». Le rapport de force a donné lieu à une concertation, qui a produit un accord. Cet accord garantit la paix sociale en échange d’une meilleure répartition de la valeur produite par les travailleurs.

C’est un armistice provisoire entre travailleurs et patronat, entre deux moments de conflits ouverts de ce que Marx appelle la «lutte de classes». Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le mouvement syndical (et patronal) se structure et se renforce. Les nombreuses grèves engendrent des accords et accouchent progressivement de la structure de la concertation sociale qui «vient encore souvent trop tard. Elle se met en place quand le conflit est déjà entamé. Elle n’empêche pas la grève» comme le souligne Louis Bertrand, député du Parti Ouvrier Belge, partisan convaincu de la tactique parlementaire du POB et militant syndical4. Aussi, les organisations syndicales vont chercher à s’implanter et se développer dans la classe travailleuse et, ainsi, construire leur légitimité par rapport au patronat par leur capacité à faire respecter une paix sociale en cas d’accord. Ce faisant, elles contribuent activement à l’élaboration de l’architecture de la concertation sociale. En 1943, en exil à Londres, Joseph Bondas, qui sera Secrétaire Général de la FGTB de 1945 à 1947, notait déjà qu’avant-guerre «les négociations directes ou en commission paritaire ne signifiaient pas qu’il n’y a avait plus de lutte, mais qu’elle avait revêtu une autre forme et était soumise à un ensemble de règles qui, généralement, ont été bien respectées dans notre pays. On peut dire que les dernières années, les grèves étaient devenues l’exception et la négociation la règle. Les luttes se sont en quelque sorte “policées” et on voudra sans doute bien convenir que les organisations syndicales y ont grandement contribué5

Là où la social-démocratie et la démocratie chrétienne au gouvernement veillaient à maintenir un vernis démocratique, le gouvernement Michel gratte le vernis.

La fin de la seconde guerre mondiale voit la naissance du Projet d’accord de solidarité sociale, aussi nommé Pacte social6. Les patrons et les courants politiques et syndicaux sociaux-démocrates et sociaux-chrétiens sont menacés en interne par la montée du parti communiste et en externe par l’aura de l’Union Soviétique qui a vaincu les nazis. Le deal est le suivant: en échange de la sauvegarde de l’économie de marché et du maintien des rapports de production capitalistes, les dirigeants politiques et syndicaux obtiennent la création de la sécurité sociale et la généralisation de la concertation sociale.

«En échange de la protection sociale, la direction du mouvement ouvrier a accepté une certaine dépolitisation des relations de travail. De son côté, le patronat a toléré le fait syndical en échange de l’acceptation, par les syndicats, de la légalité de l’autorité patronale. En d’autres termes, le mouvement ouvrier ne pouvait plus remettre en cause les rapports de production capitalistes. Il était encore possible de discuter, de se concerter et de négocier sur les salaires et conditions de travail, mais pas sur la domination du capital. (…) Plus tard, les économistes du travail utiliseront le terme “compromis fordiste” pour désigner cette transaction7» écrit Marc Rigaux, professeur émérite à l’Université d’Anvers et ancien membre du Conseil d’État. Les social-démocraties socialiste et chrétienne se sont appuyées sur la peur du rouge et les héros de la résistance pour faire d’énormes avancées en matière de concertation sociale et se faire une place dans la gestion du système de production capitaliste.

Le compromis fordiste se maintiendra une trentaine d’années — les trente glorieuses8 — grâce à une solide tradition de lutte syndicale offensive et d’une croissance économique élevée — en moyenne 4,1% par an entre 1954 et 19709. Les rapports de production capitalistes ne changent pas, mais la taille du gâteau évolue rapidement, ce qui permet une sortie «par le haut» entre négociateurs syndicaux et patronaux: les uns auront des augmentations de salaires, les autres des augmentations de profits.

La crise de surproduction et la chute du taux de profit à partir du milieu des années 70 marquent la transition vers ce que la professeure Cassiers et le secrétaire général du Conseil Central de l’économie Denayer appelaient en 2010 les «trente bouleversantes». Elles débutent par une absence d’AIP (accords interprofessionnels) entre 1975 et 1986. Le gâteau ne grandit plus aussi vite que par le passé et les organisations syndicales et patronales ne parviennent plus à tomber d’accord sur une répartition capital-travail. De 1973 à 2014 (au gouvernement Michel), la concertation sociale interprofessionnelle est marquée par une alternance de gels des salaires et de restrictions des marges de négociations des organisations syndicales10. Depuis près d’un demi-siècle, les organisations syndicales sont confrontées à un chantage où grands patrons et gouvernements marchent main dans la main et imposent le cadre: soit la concertation sociale se fait avec des marges restreintes, soit le gouvernement intervient et tranche en faveur du patronat.

Les social-démocraties socialiste et chrétienne se sont appuyées sur la peur du rouge pour faire d’énormes avancées en matière de concertation sociale.

Le gouvernement Michel marque cependant une rupture formelle par rapport à cette période. Là où la social-démocratie et la démocratie chrétienne au gouvernement veillaient à maintenir un vernis démocratique, le gouvernement Michel gratte le vernis. Il ôte le gant de velours pour montrer la main de fer: finies les discussions avec les syndicats, ce que le patronat souhaite sera appliqué. La ligne du gouvernement Michel est celle que Bart De Wever synthétisait déjà en août 2010: «Voka is mijn echte baas11.» [«Mon vrai patron, c’est le Voka» — l’organisation d’employeurs la plus importante et la plus puissante de Flandre] Tout au long de la législature, le gouvernement n’a montré que mépris pour les travailleurs, pour leurs représentants et pour la concertation sociale — montrant par l’exemple au patronat qu’il était possible de durcir le ton. Pendant quatre ans, le gouvernement a installé le patronat dans un fauteuil. Et, tout au long de la législature, les organisations syndicales ont mobilisé, entre autres pour demander le retour à une «vraie concertation sociale»… qui n’est jamais venue.

En 2020, avec le retour des socialistes au gouvernement De Croo, une partie du banc syndical se met à rêver d’un retour à l’âge d’or de la concertation sociale — semblant omettre que la situation objective et subjective n’est plus du tout la même que dans les années 50 ou 60. Et le patronat a retenu la leçon du gouvernement Michel. En 2021, Pieter Timmermans, administrateur-délégué de la Fédération des Entreprises de Belgique déclarait: «Si les partenaires sociaux ne sont pas capables de résoudre leurs problèmes eux-mêmes, ils démontrent leur inutilité. Le gouvernement est maintenant à la manœuvre12

Fétichiser la concertation sociale, c’est croire qu’elle peut résoudre des intérêts divergents

Marx écrivait que la marchandise avait un caractère fétiche. En substance, on attribue à la marchandise des propriétés qu’elle n’a pas. La valeur de la marchandise ne provient pas de la marchandise elle-même, mais bien du travail qui a été nécessaire pour la fabriquer. Derrière toute marchandise, il y a des rapports de production.

De la même façon, il y a au sein d’une partie du mouvement syndical un fétichisme de la concertation sociale. Certains semblent oublier que, derrière la concertation sociale, il y a le rapport de force. Et cela les conduit à croire que la concertation sociale peut, à elle seule, résoudre des conflits entre deux parties aux intérêts divergents que sont le patronat et les travailleurs. Les travailleurs veulent davantage de salaires et les patrons veulent davantage de profits. Peut-on résoudre fondamentalement la contradiction suivante par la discussion ? La réponse historique est négative. Soit les salaires augmentent et il y a moins de profits, soit l’inverse. Mais les deux ensemble, ce n’est possible que dans une période exceptionnelle de l’histoire du capitalisme — comme les trente glorieuses. Soit moins de 20% du temps depuis la naissance du capitalisme.

Pendant les trente glorieuses, le mouvement syndical a engrangé des victoires importantes, porté par une tradition syndicale orientée sur la lutte et par la peur du communisme et aidé par la croissance économique. Si tous les combats n’étaient pas victorieux — par exemple la grève de 60-6113 — ces combats étaient tout de même de sérieuses piqûres de rappel au patronat de la combativité de la classe travailleuse belge. Dopée par l’institutionnalisation de la concertation par le Pacte social, cette période où coexistaient rapport de force et concertation sociale a été progressivement idéalisée par une frange du mouvement syndical, au point de ne voir dans les accords conclus que la trace de la concertation sociale, et non celle du rapport de force qui l’a rendu possible. Ce fétichisme de la concertation sociale sort celle-ci de son contexte idéologique, politique et économique pour en faire une sorte de solution absolue, qui aurait le pouvoir magique de concilier des intérêts fondamentalement divergents.

C’est ainsi qu’une nouvelle tradition de syndicalisme de concertation vient se greffer sur une tradition de syndicalisme de lutte. L’une a pour point de départ la concertation, l’autre le rapport de force. À l’heure actuelle, ces deux traditions coexistent dans les grands syndicats, comme en témoigne par exemple une ligne de force du congrès de 1998 à la CSC sur le syndicalisme de base: «la CSC est un syndicat d’action et de combat s’appuyant sur: l’information et la sensibilisation; la concertation autant que possible; l’action autant que nécessaire14.» Cette tradition du syndicalisme de concertation s’est maintenue, en dépit des changements idéologiques, politiques et organisationnels qui ont poussé le mouvement syndical sur la défensive après les trente glorieuses.

Idéologiquement, le rapport de force autrefois favorable aux travailleurs tourne à l’avantage du patronat grâce à ses offensives néolibérales. There is no alternative (Tina).

Politiquement, la Belgique unitaire glisse progressivement vers un régionalisme. Les réformes successives de l’État dotent les communautés et régions de leviers culturels et économiques qui fracturent l’unité et la conscience de la classe travailleuse. Cette fracture est accentuée par le développement européen d’une concurrence fiscale et salariale entre États — et entre régions — qui instaure une logique de compétitivité.

Organisationnellement, les offensives idéologiques et politiques aboutissent à une dispersion de la classe travailleuse: flexibilisation et précarisation de l’emploi, multiplication des statuts et des contrats, saucissonnage des chaînes de production, recours généralisé aux mécanismes de sous-traitance et d’externalisation ou d’outsourcing. En parallèle, les anciens bastions syndicaux de la sidérurgie, du textile, les mines ou encore la Sabena et l’automobile font face à des restructurations ou des fermetures, émoussant la tradition de syndicalisme de lutte.

Sans la construction du rapport de force, la tradition de syndicalisme de concertation sociale installe les syndicats dans un pragmatisme résigné.

Ces changements ont profondément modifié l’outil qu’est la concertation sociale. Au niveau interprofessionnel, elle est passée d’outil offensif pour augmenter les salaires à un outil défensif pour maintenir l’emploi. Sans la construction et la recherche continue du développement du rapport de force, la tradition de syndicalisme de concertation sociale installe les syndicats dans un pragmatisme résigné qui peine à attirer de nouveaux (jeunes) affiliés et à renouveler ses méthodes.

Pourtant, à condition de sortir du fétichisme de la concertation sociale, de nouvelles victoires sont possibles. Le développement de la production et des services concentre le capital dans un nombre toujours plus restreint de mains et les travailleurs deviennent de plus en plus interdépendants. Dans ce contexte, la tradition du syndicalisme de lutte porte en lui l’optimisme de la volonté. La classe travailleuse a besoin de sortir du pragmatisme résigné pour reconstruire une alternative qui cherche — comme au fondement du syndicalisme — à unifier les travailleurs et les attirer à lui. Unifier les travailleurs des différents secteurs et des différentes régions. Unifier les travailleurs d’une même branche et d’un même secteur. Unifier les travailleurs sous différents statuts et différents contrats — des contrats à durée indéterminée aux contrats d’intérim. Unifier les travailleurs des maisonsmères et des firmes soustraitantes. Et conquérir de nouveaux terrains comme ceux de l’économie de plateforme ou des Big Pharma.

Une tradition de concertation sociale de plus en plus contestée

Les organisations syndicales ne sont pas des organisations monolithiques. Elles sont traversées, de la base au sommet, par différents courants et traditions, comme celles du syndicalisme de concertation et du syndicalisme de lutte… Il en va de même pour le patronat qui oscille entre recherche de compromis et confrontation avec le monde du travail. Et ces courants ne sont pas figés.

La tradition dominante — syndicale comme patronale — s’inscrit encore dans le «modèle de concertation sociale belge». Elle se reconnaît notamment par l’utilisation d’éléments de langage spécifiques et communs. Par exemple, l’usage du terme «partenaires sociaux» à la place d’interlocuteurs sociaux (sous-entendant une relation win-win), l’évocation du «sens des responsabilités» (mais vis-à-vis de qui?), la volonté de «laisser à la concertation sociale toutes ses chances» sont des classiques. Ces termes contribuent à installer la croyance en l’existence d’un intérêt commun, d’une responsabilité partagée entre syndicats et patrons et la possibilité de l’atteindre par la pratique de la concertation sociale.

La tradition du syndicalisme de concertation se marque aussi par l’entretien d’un flou autour des revendications, qui traduit une réticence à mobiliser. «Augmentation du pouvoir d’achat», «augmentation du montant des pensions», «réduction collective du temps de travail», «diminution du stress» font partie du lexique syndical dominant actuel. Ces revendications ont en commun d’être peu mobilisatrices car peu concrètes et donc relativement inoffensives.

En 2017, le gouvernement a reculé sur le dossier de la pension à points. Sous la pression de la rue.

Mais cette tradition dominante de concertation est de plus en plus contestée. Au niveau patronal, la soif de profit à court terme peine à être étanchée et radicalise une frange grandissante du patronat, pour le plus grand bonheur des partis fascistes. Cette frange «pas de concertation sociale» a eu ses représentants au gouvernement entre 2014 et 2019. Et cela s’est soldé par de nombreux reculs pour le monde du travail et a ouvert la brèche pour les fascistes et leurs amis qui multiplient depuis les attaques sur les organisations syndicales et les droits démocratiques (procès de Bruno Verlaeckt et Tom De Voght, condamnation de 17 syndicalistes liégeois pour entrave méchante à la circulation).

La droite dure cherche aussi à désosser la carcasse de la concertation sociale. C’est ainsi que Bart De Wever — président du parti nationaliste N-VA — déclare le 1er mai 2021 qu’il faudrait abandonner le volet interprofessionnel des négociations sociales — donc la question du salaire minimum interprofessionnel, les réglementations communes sur les prépensions, le travail de nuit, la sécurité au travail… — pour aller vers un modèle allemand15 où seuls les secteurs capables de mobiliser vont chercher des avancées. Les autres peuvent juste travailler et se taire.

La contestation de la tradition syndicale de concertation grandit aussi dans les syndicats. Les résultats toujours plus maigres et les compromis toujours plus importants — pensez au pillage de la sécurité sociale par les réductions de cotisations patronales depuis des années — mettent à nouveau du vent dans les voiles du syndicalisme de lutte. Cette tradition syndicale ne conteste pas l’utilité de la concertation sociale, mais souhaite qu’elle soit couplée au développement d’un rapport de force qui lui permette de redevenir un outil offensif. En réalité, elle plaide pour une concertation sociale radicale. «Être radical, c’est prendre les choses par la racine» écrivait Marx16. Raison pour laquelle le courant de lutte cherche à reconstruire une concertation sociale ancrée dans le rapport de force. En mettant en mouvement les travailleurs avec des revendications claires, des mandats clairs pour les négociateurs, une implication des travailleurs.

La tradition du syndicalisme de lutte reprend du poil de la bête

Aux États-Unis, le syndicalisme renaît grâce à cette tradition de lutte et à la mise en place de campagnes et de mouvements ambitieux comme Fight For 15$ pour l’augmentation du salaire minimum. Ce mouvement devenu international met en mouvement des millions de travailleurs comme Adriana Alvarez, jeune mère célibataire et une des porte-paroles de Fight For 15$: «après une longue et dure journée de travail pour une entreprise assise sur des millions de dollars, à savoir McDonald’s, lorsque je rentre chez moi, je dois dire à mon fils que nous n’avons pas de quoi aller voir un match de base-ball. Avant FF15, il nous était pratiquement impossible d’aller au cinéma. Nous attendions d’avoir les moyens d’acheter la vidéo chez Walmart ou on ne regardait pas le film, tout simplement. Nous n’allions pas au musée parce que tout notre argent passait dans l’essence, la crèche, la nourriture, ses vêtements, les factures. Et il en va de même pour un nombre incalculable de gens. J’ai fini par en avoir plus qu’assez de ne pas gagner suffisamment pour subvenir aux besoins d’un seul enfant. J’imagine la détresse des mères célibataires qui ont plusieurs enfants, ou même des familles où deux salaires ne suffisent pas. Ça en dit long sur l’état de la société17.» Ce quotidien est celui d’une partie toujours plus importante de la classe travailleuse qui cherche à échapper à cette condition.

La revendication de 15$/heure minimum est une revendication claire dont l’obtention changerait littéralement la vie de nombre de travailleurs. Si le point d’entrée de la campagne est celui des salaires, cette lutte s’est rapidement doublée de la revendication d’installer des syndicats18: «15 dollars de l’heure ne vont pas résoudre toutes nos difficultés. Nous nous battons aussi pour avoir un syndicat: sans cela, le salaire minimum est une illusion. Avoir un syndicat est nécessaire aussi parce qu’il y a d’autres problèmes à résoudre (…comme) de graves problèmes de harcèlement sexuel, de racisme, d’exploitation, etc.» Alors qu’ils avaient été laminés aux États-Unis, les syndicats regagnent popularité et soutien en optant résolument pour la construction du rapport de force, en impliquant les travailleurs autour de revendications claires et ambitieuses.

La tradition du syndicalisme de concertation se marque aussi par l’entretien d’un flou autour des revendications, qui traduit une réticence à mobiliser.

Depuis le lancement de la campagne en 2012, 29 États ont augmenté le salaire minimum au-dessus du minimum fédéral (7,65$/heure), et sept se sont engagés à l’augmenter graduellement jusqu’à 15$/heure19. Plusieurs entreprises multinationales se sont également engagées dans cette voie. En Belgique aussi, plusieurs éléments indiquent la reprise d’une tradition de syndicalisme de lutte. Au cours des dix dernières années en Belgique, les luttes et les grèves de masse, interprofessionnelles, nationales, se sont multipliées20. En 2017, le gouvernement a reculé sur le dossier de la pension à points. Sous la pression de la rue. En 2018, les travailleurs de Lidl ont arraché l’engagement de personnel supplémentaire et la diminution de la pression au travail. Après 7 jours de grève. En 2021, les travailleurs d’Ashland à Anvers font reculer la direction qui projetait de licencier un quart des travailleurs et d’augmenter pour le même salaire le temps de travail de ceux qui restaient. Après 50 jours de grève.

De nouvelles générations de syndicalistes sont en train de se former en pratique et en conscience dans la lutte, confrontées à l’obstination conjuguée d’un patronat borné et de gouvernements qui plient devant le pouvoir des multinationales. Cette génération a conscience qu’elle vivra moins bien que celle de ses parents. Et elle prend conscience de ce que celles et ceux qui ont construit nos droits savaient: rien n’est donné au monde du travail. Il faut tout aller prendre. Parce qu’à la base de tous nos droits, il y a le rapport de force.

Footnotes

  1. «Concertation sociale en Belgique: mode d’emploi», RTBF, Info, 17 décembre 2014. Consultation: 21 avril 2021.
  2. Pour la concertation sociale en Belgique, lire notamment M.-T. Coenen, «Les fondements historiques de relations collectives», dans E. Arcq, M. Capron, E. Léonard, P. Reman (dir), Reman, Dynamiques de la concertation sociale, Bruxelles: CRISP, 2010, pp.13-42.
  3. «Abouchés» veut dire «mis en rapport l’un avec l’autre».
  4. Tactique parlementaire.
  5. J. Bondas, P. Finet, J. Rens, Réflexions sur la restauration du syndicalisme belge, Londres, 1er mai 1943, p. 16.
  6. L. Masure, «La loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité. Quelques éléments de réflexion sur la “norme salariale”», Bureau fédéral du Plan, Working, Paper 2-12, 2012, p.6.
  7. Marc Rigaux, «Construire un rapport de force», Lava 9, 21 juin 2019.
  8. I. Cassiers, L. Denayer, Concertation sociale et transformations socio-économiques en Belgique depuis 1944, in E. Arcq, M. Capron, E. Léonard, P. Reman (dir.), Dynamiques de la concertation sociale, Bruxelles : CRISP, 2010, pp.75-92.
  9. Christian Vandermotten, « Les structures économiques de la Belgique et leur spatialité, des Golden Sixties à aujourd’hui », Belgeo [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 18 juillet 2018. Consultation: 21 avril 2021.
  10. Nic Görtz, «La modification de la loi de 1996 et la fin du syndicalisme de concertation en Belgique», Etudes Marxistes 108, 2014. Gels de salaires: 1975, le saut d’index et les rétrocessions d’avantages, 1982-1986 et le triple saut d’index ; 1993, le Plan Global et le gel des salaires en 1995-1996. Restriction des marges de négociations: en 1980-81, les syndicats acceptent une modération salariale de crainte que le gouvernement ne tranche ; 1989 et le pacte de compétitivité, 1996 et la loi de la promotion de l’emploi et de la sauvegarde préventive de la compétitivité.
  11. «‘Voka is mijn echte baas’», De Standaard, 14 août 2010.
  12. Pascal Lorent, «Pieter Timmermans (FEB): Les demandes des syndicats d’aujourd’hui sont le chômage de demain», Le Soir, 29 mars 2021. Consultation: 2 mai 2021.
  13. Voir l’article Adrian Thomas, «Comment les communistes ont précipité la «grève du siècle», Lava 15, 21 décembre 2020.
  14. CSC, «Syndicalisme de base, base du syndicalisme», congrès 1998, ligne de force 18.
  15. «N-VA-voorzitter Bart De Wever: “Stop met dat centraal loonoverleg. Doe het op zijn Duits en Europees, per sector”», Het Laaste Nieuws, 30 avril 2021, dernière mise à jour le 1er mai 2021. Consultation: 2 mai 2021.
  16. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.
  17. Nic Görtz, «Adriana Alvarez, ou comment une mère célibataire a doublé son salaire», Solidaire, 22 janvier 2021. Consultation: 2 mai 2021.
  18. Aux États-Unis, comme le montre l’exemple d’Amazon en février et mars 2021, les travailleurs doivent voter à la majorité pour faire reconnaître le syndicat par le patron. Les patrons — qui savent que les syndicats parviennent à augmenter les salaires et sont donc synonymes de diminution de profits — engagent alors souvent des sociétés spécialisées dans le «union busting», le démantèlement des syndicats. Dans le cas d’Amazon, le climat antisyndical était inouï: spots publicitaires diffusés sur la plateforme vidéo Twitch (propriété d’Amazon), envoi de SMS pour appeler à voter contre l’adhésion à un syndicat, messages affichés aux WC, accord avec la ville pour trafiquer les feux rouges afin que ceux-ci passent au vert quand les travailleurs quittent leur entrepôt, pour qu’ils ne puissent pas discuter avec des syndicalistes …
  19. Lauren Aratani, «You will not have your seat again’: how the Fight for $15 movement gained new momentum», The Guardian, 28 mars 2021. Consultation: 2 mai 2021.
  20. Bernaciak, Müller et Vandaele, «Half a decade of pressure on wages and collective bargaining», Benchmarking working Europe 2014. Ed. ETUC et ETUI. Bruxelles: ETUI, 2014, pp. 69-82. Voir aussi: Kurt Vandaele, «Het aantal stakingsdagen sinds 1991 : een beschrijvend overzicht», Nieuw Arbeidsblad, No.3, 2013, pp. 12-25, et Kurt Vandaele, «Strikes in Europe» (update April 2020), www.researchgate.net/publication/306017764_Strikes_in_Europe_update_April_2020.