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« On a besoin d’un syndicalisme de transformation sociale »

On peut faire toutes les critiques de la Terre, si on ne parle pas d’alternative systémique à l’organisation capitaliste de l’économie, si on ne parle pas de socialisme, on est piégé.

Durant l’hiver 2019-2020, il était sur tous les plateaux télé français lors de la longue grève contre la réforme des retraites. Laurent Brun est secrétaire général de la Fédération des Cheminots de la CGT (la Confédération générale du travail). Syndicaliste ouvrier, ayant petit à petit gravi les échelons de la CGT Cheminots, il est aussi à l’aise lors d’un débat que sur le terrain. Il combine franc-parler, analyses politiques et économiques, tout en ayant dirigé deux luttes d’envergure en 2018 (contre l’ouverture à la concurrence de la SNCF) et durant l’hiver 2019-2020. Il est le symbole de cette tradition communiste française, devenue plus rare aujourd’hui, de formation des ouvriers en vue de devenir des dirigeants syndicaux ou politiques1.

Michaël Verbauwhede. Pouvez-vous situer la CGT dans le paysage syndical français? Quelles sont les autres forces syndicales en présence dans le mouvement ouvrier en France?

Laurent Brun. Historiquement, la CGT est le premier syndicat français. Aujourd’hui, au résultat des élections professionnelles dans les entreprises, la CFDT (Confédération française démocratique du travail) est le premier syndicat, avec un peu plus de 26% de représentativité. La CGT est passée deuxième en 2017, avec un peu moins de 25%. C’est un calcul officiel, mais on a quelques doutes sur la sincérité de la transmission des chiffres par certains employeurs. Puis on retrouve des organisations comme Force ouvrière (aux environs de 15%), la Confédération des cadres (à peu près 10%), et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), avec un peu moins de 10%.

La place de premier syndicat est donc disputée avec la CFDT. Par contre, la CGT reste le premier syndicat en nombre d’affiliés puisqu’on affiche un peu plus de 640 000 membres, pour 620 000 à la CFDT. Et puis surtout, on est la première organisation dans les mobilisations. Ça, ça ne fait pas un pli. On reste l’opposant numéro un au gouvernement dans le pays.

Quelle est la grande différence entre la CGT et la CFDT au niveau de la ligne défendue?

La CFDT est clairement dans une fuite en avant réformiste. Ils théorisent le fait qu’il y aurait une rupture entre deux formes de syndicats irréconciliables: le syndicat d’opposition, caractérisé par la CGT, et ce qu’ils appellent les syndicats constructifs, c’est-à-dire ceux qui ne se basent plus sur le rapport de force, mais sur la discussion.

Évidemment, on ne partage pas une seule ligne de cette analyse, mais cela amène un phénomène nouveau depuis quatre ou cinq ans: auparavant, quand la CGT convoquait une intersyndicale (une réunion de tous les syndicats, NdlR), tout le monde venait, d’accord ou pas d’accord. Maintenant, la CFDT et ses soutiens ne viennent plus. Il y a vraiment une confrontation culturelle.

La CGT reste-t-elle un syndicat «révolutionnaire», qui veut changer la société? Ou a-t-elle abandonné cette ambition, notamment en prenant certaines distances avec le Parti communiste français (PCF)?

On conserve dans nos objectifs la transformation sociale, l’abolition du salariat. Ça ramène donc nécessairement à la nécessité de discuter de sujets politiques. La réforme des retraites par exemple, c’est un sujet structurant pour l’économie, pour le social. C’est un sujet politique.

Après, il y a beaucoup de débats autour de l’implication des dirigeants syndicaux dans les partis politiques ou en tout cas autour de leur militantisme politique. Moi, par exemple, je m’affiche complètement comme adhérent du PCF, je l’assume. Cela crée beaucoup de débats. Certains camarades du syndicat avancent l’idée qu’il ne faut surtout pas soutenir un parti politique. En fait, ils ne veulent pas soutenir le PCF.

Il y a plein de courants différents dans le syndicat (France insoumise, les verts, les socialistes), et ces courants préfèrent que les affiliés ne se rapprochent pas trop du Parti communiste. Ils prétendent vouloir encourager une espèce de neutralité de l’organisation vis-à-vis des partis politiques. Mais, bien sûr, ces courants politiques militent dans l’organisation. Alors qu’ils préconisent la neutralité vis-à-vis du PCF, ces autres courants continuent à s’implanter, à prendre des responsabilités, à placer des cadres, etc. Inversement, demain, il y aura un peu moins d’espace pour l’apparition éventuelle de positions un peu plus franches de soutien ou en tout cas de travail avec le PCF.

Y a-t-il des débats à la CGT sur le type d’actions à mener?

Il y a beaucoup de débats sur le rapport de force et notamment sur la question de la grève et de son rôle : Est-ce que la grève, c’est efficace? Est-ce qu’on peut la mener malgré la transformation du salariat, plus précaire et plus dépolitisé?

Il y a des camarades qui avancent des positions qui me semblent réformistes, dans le sens où ils pensent qu’il faut remplacer la grève par d’autres formes de lutte. Si on n’arrive plus à développer la revendication parmi les salariés, dans l’entreprise, si on n’arrive plus à créer des rapports de force, peut-être qu’il faut travailler sur l’opinion publique, peut-être qu’il faut travailler sur le buzz? Peut-être faut-il penser à d’autres formes d’organisation?

 

La CGT reste le premier syndicat en nombre d’affiliés puisqu’on affiche un peu plus de 640000 membres.

Du buzz, de l’agit-prop, on en fait régulièrement. Ce n’est pas en contradiction avec la grève. Mais notre cœur d’activité, c’est la construction du rapport de force.

Je pense que ce débat va de plus en plus s’affirmer ouvertement. On a un congrès confédéral, l’année prochaine, ça va être un sujet de débat.

Il n’y a plus eu de grandes victoires syndicales ces dernières années… On voit surtout des luttes défensives, sans victoires à la clé. Ce questionnement n’est-il donc pas légitime?

En fait, c’est assez paradoxal. Oui, c’est vrai, il n’y a pas eu de lutte générale gagnante depuis les grands acquis sociaux de 19362 ou la mobilisation de Mai 68 où on a foutu les patrons par terre, avec à la clé, un accord victorieux3. Même si en 1936 et en 1968, ça restait des compromis: on n’a pas eu gain de cause sur l’ensemble des revendications. Malgré tout, cela a été vécu comme de grandes victoires générales.

Mais comme j’aime bien me baser sur des éléments factuels, j’ai recensé toutes les grèves de plus d’une journée en 2020. Sans compter les grèves sur les retraites et celles des cheminots, il y a eu environ deux cents grèves de plus d’une journée, en pleine période de Covid. Aussi bien dans de toutes petites boites comme des labos d’analyse que dans de grosses entreprises de la métallurgie ou de grosses cimenteries.

La moitié à peu près sont des luttes défensives, souvent sur des plans sociaux. L’autre moitié sont des luttes offensives, quasiment toutes sur les salaires: il y a très peu de luttes offensives pour le développement de l’entreprise. Ces grèves connaissent souvent des taux de mobilisation extrêmement importants.

Au niveau victoire, sur les salaires, c’est dans 80% des cas. Mais ce qui m’a surpris, c’est que sur les plans sociaux aussi, il y a beaucoup de victoires. Les travailleurs ne gagnent peut-être pas tout ce qu’ils veulent, mais ils gagnent. La plupart du temps, on atténue le plan social, ce qui n’est pas négligeable, mais on a aussi une ou deux annulations pures et simples de plans sociaux.

Donc, on a des batailles locales, avec des victoires parfois très importantes localement. Mais, effectivement, on n’a pas de grande victoire générale. Notre problématique, c’est qu’on voudrait une grande victoire générale, mais sans faire de politique, sans discuter de projet de société. Du coup, on se demande bien sur quoi on va pouvoir obtenir une victoire et sur quoi on va pouvoir mobiliser. D’un autre côté, on a des luttes locales qui pourraient permettre de fédérer les choses. Et on ne les utilise pas assez. Finalement, on les méprise un peu, ces victoires-là.

Si on veut une grande victoire générale, alors il faut un projet général de société. Par exemple, si on veut une grande victoire sur la réforme des retraites, il faut être soutenus par des forces politiques qui veulent prendre le pouvoir et qui, au moment où elles auront pris le pouvoir, satisferont les revendications ou iront dans le sens des revendications. Mais ça, on ne veut pas se le dire. On est empêtrés dans une espèce de gélatine idéologique qui empêche d’aller au bout de ce qu’on revendique.

Le caractère concret de ces luttes locales ne facilite-t-il pas la mobilisation? Alors qu’il manque peut-être d’un élément fédérateur, mobilisateur, pour les luttes générales?

Je pense qu’aujourd’hui les salariés ont l’impression d’être dans des batailles complètement différentes. Dans ton entreprise, tu sais quel est l’enjeu, tu sais qui prend la décision. Tu as l’impression que c’est plus facile à obtenir que sur une question nationale qui est peut-être un peu plus diffuse. Les travailleurs veulent pouvoir maîtriser les revendications.

En ce moment, on a une bataille dans la métallurgie pour que les donneurs d’ordre ne liquident pas leurs sous-traitants et contre la remise en cause des conventions collectives par les patrons. Dans l’énergie, il y a des grèves de plus de 30 ou 40 000 grévistes, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps, contre l’éclatement de l’entreprise publique EDF4. On a une bataille des intermittents du spectacle sur la réforme de l’indemnisation du chômage. Ce sont des luttes importantes.

La grève comme mode d’action reste une valeur indépassable pour beaucoup de salariés.

Pris comme ça, on se dit que la bataille de l’énergie n’a rien à voir avec la bataille des intermittents. Et en même temps, ce que tous demandent, c’est de la sécurisation.

Il y a moyen de trouver des mots d’ordre fédérateurs et de travailler le fait qu’on est tous dans la même bataille. Simplement, il faut regagner le fait que c’est ça l’objectif. Et convaincre chacun de ne pas y aller pour essayer de négocier de son petit bout de gras. C’est très compliqué. Comme on a perdu de vue ce qu’est la fédération des luttes, on fait de la «convergence», c’est à dire du rassemblement un peu «troupeau». Mais dans le troupeau, il y a la plus grosse troupe. Et le risque, c’est qu’elle va se servir du rapport de force global pour gratter des trucs dans sa branche. Et une fois que ce sera obtenu, elle va sortir de la bataille. Les autres vont se dire «C’est de l’arnaque! Nous, on n’a rien obtenu.» Donc, il faut qu’on arrive à inventer ce mode dans lequel tout le monde est servi à la hauteur du rapport de force. Il ne faut pas que chacun négocie dans son coin, mais qu’on ait un négociateur commun: c’est pour ça qu’on a une confédération.

Pour revenir à la lutte contre la réforme des retraites menée l’hiver dernier: il s’agit quand même d’une grande victoire pour le mouvement syndical?

On a gagné puisque la réforme n’a pas été mise en place. On a quand même eu un coup de bol, parce que c’est en partie à cause du Covid qu’ils n’ont pas pu aller plus loin. Mais, s’il n’y avait eu que le Covid, si on n’avait pas mené la bataille et qu’on n’avait pas mis le gouvernement en difficulté, il aurait fait passer la réforme. Comme il en a fait passer d’autres pendant la pandémie sans que personne ne bronche. Des fois, ça arrive d’avoir un coup de bol ou un coup de malchance. Cela fait partie de la lutte.

Mais la lutte, au fond, on l’a menée avec très peu de monde. La SNCF et la RATP (les transports publics à Paris) ont bloqué les transports publics dans la région parisienne. Il y a eu un peu de grève chez les fonctionnaires, dans l’Éducation nationale. Un peu de grève dans quelques secteurs, comme les ports et dans l’énergie. Ce n’était quand même pas un rapport de force extraordinaire. Ce que je dis aux camarades, c’est qu’il faut être lucide là-dessus. On n’a pas déployé tout ce qu’on aurait pu déployer, même en tenant compte de notre situation d’affaiblissement. Et en même temps, on les a fortement fragilisés parce que, politiquement, ils étaient acculés. La CFDT, qui a soutenu le gouvernement, ne savait plus comment s’en dépêtrer. Il y avait des scandales qui tombaient pratiquement toutes les semaines. On a pu mener des actions grâce à ça. On a gagné la bataille de l’opinion publique. On les a mis en difficulté avec une mobilisation qui a peut-être représenté 0,5 ou 1% du salariat français. Si on arrivait à en mobiliser 5 ou 6, on serait les rois du pétrole.

Je ne suis pas idéaliste. Je n’attends pas que 100% des salariés descendent dans la rue pour obtenir une victoire: je sais très bien que ça n’existe pas. Par contre, dans l’état actuel de la CGT, dans l’état actuel de la société française, on peut mener des luttes très fortes pour gagner la sécurisation de l’emploi.

En même temps, cette lutte nous a renforcés. Il y a une vague d’adhésion à la CGT. En période de conflit, on se renforce toujours fortement. Et paradoxalement, cette fois, pas forcément dans les branches les plus mobilisées. Je pense qu’il y a eu la prise de conscience que les syndicats, ça pouvait servir à quelque chose.

Est-ce que la pandémie est un moment charnière pour les travailleurs, pour le syndicat? Est-ce que la pandémie a ouvert les yeux sur ce qui est vraiment essentiel dans la société?

Aujourd’hui, on a plein, plein, plein d’éléments [il insiste] pour mettre sur la table la critique du système économique. On pourrait vraiment fragiliser le camp d’en face. Non seulement avec les luttes que j’ai citées, mais aussi en posant des questions de société.

Dans la bataille idéologique, on a plein de sujets à exploiter. Avant cette crise-là, le système capitaliste était plutôt triomphant: «C’est nous qui développons la technologie, le monde de demain. De toute façon, il n’y a pas d’alternative.» Là, il me semble qu’on peut reparler d’inefficacité du système et que ça peut être entendu par la population. Ce qui n’était pas le cas auparavant. On pouvait dénoncer les disparités de salaires, les injustices, mais l’inefficacité du système, non. L’inefficacité du système, c’était les Soviets, les files d’attente. Le capitalisme, c’était au contraire l’efficacité, le dynamisme, c’est Tesla.

On a beaucoup de victoires, parfois très importantes, localement. Si on veut une grande victoire générale, alors il faut un projet général de société.

Aujourd’hui, on peut reparler d’inefficacité car on a vu un système incapable de fournir des biens et des services de base: les masques, les gels, etc. Je cite toujours l’exemple du blé: on a tant de blé en France, qu’on ne sait plus quoi en faire. Mais on n’avait plus de farine dans les grandes surfaces parce qu’il nous manquait les sacs de petite contenance. Tout simplement parce que ces sacs en papier étaient produits en Chine. Du coup, la farine était vendue dans des sacs de dix ; kilos. C’est con, hein! Ça, c’est un exemple de l’incapacité à répondre aux besoins qui pose la question de l’industrie, de l’organisation économique.

Il y a eu aussi le refus des actionnaires de mettre la main à la poche. On a l’exemple typique à Renault, entreprise qui est annoncée comme étant en grande difficulté. Sauf que les actionnaires ne mettent pas la main à la poche. Normalement, le principe d’un actionnaire, du moins c’est comme ça qu’on nous le vend, c’est qu’il investit dans une entreprise en espérant en tirer un bénéfice. S’ils estimaient que leur entreprise avait de la valeur, il fallait qu’ils y apportent du capital, qu’ils fassent une augmentation de capital. Les actionnaires de Renault ont pompé à peu près un milliard d’euros par an de dividendes sur les cinq dernières années. On ne peut donc pas dire qu’ils manquaient de moyens pour réalimenter cette entreprise. Comme ils ont refusé de le faire, c’est l’État qui a apporté trois milliards d’euros publics. Quasiment aucune entreprise française n’a annulé les dividendes. Certaines ont été malignes en annonçant un report.

On voit quand même bien le système parasitaire. C’est compliqué de l’envisager autrement. Aujourd’hui, il faut mettre sur la table le socialisme, la question de l’alternative à l’organisation capitaliste de l’économie. Sous l’angle pratique: le système capitaliste ne répond pas à nos besoins, on connaît un système qui y répond.

C’est le syndicaliste CGT ou l’adhérent au PCF qui parle là?

Les deux. J’essaie de porter ce débat-là dans le syndicat. Pour moi, c’est le syndicat qui ouvre le sujet en montrant qu’il y a un problème avec le système économique. Un exemple concret: les équipementiers, les sous-traitants d’Airbus sont en train d’être liquidés. Parce qu’Airbus a décidé de délocaliser une partie de sa production. Mais il ne veut pas supprimer des emplois chez lui parce qu’il a touché des aides publiques et donc il faut qu’il affiche la préservation de ses emplois. Il liquide donc chez ses sous-traitants français: en fait, il exporte la suppression d’emplois. C’est la crise? Le carnet de commandes d’Airbus n’a fait qu’augmenter. Parce que les compagnies aériennes ne se projettent pas à six mois, mais à trois, quatre, cinq ans. En résumé, les carnets de commandes augmentent et, parallèlement, on liquide les sous-traitants. Ce paradoxe, c’est le syndicat qui le pose. Et comme la CGT est un syndicat de transformation sociale, il faut qu’il ait une ligne sur les solutions. Et c’est là où, ensuite, il travaille avec le parti qui propose un projet de société alternatif.

La question du socialisme doit revenir à l’avant-plan. Aujourd’hui, c’est un gros mot, parfois dans les partis politiques, souvent dans l’organisation syndicale. C’est le moment de réhabiliter ce mot-là pour faire avancer la bataille idéologique.

On peut faire toutes les critiques de la Terre, dénoncer les limites du cadre du capitalisme, les dérives, les inégalités, etc. Mais s’il n’y a pas d’alternative systémique, si on ne parle pas de socialisme, on est piégé. Il y a beaucoup de salariés que ça désespère et qui ne nous suivent plus. Et qui se disent qu’il faut bien faire avec les patrons et leur appétit, qu’il n’y a pas d’autres solutions.

Existe-t-il des discussions pour créer un grand «pacte social» suite à la pandémie? Un peu comme ce qu’on a connu après la Seconde guerre mondiale en France et en Belgique?

Oui, et ce débat traverse aussi la CGT. Par exemple, sur le plan de relance, la CGT a signé un communiqué de presse commun avec la CFDT et le DGB (syndicat allemand) pour soutenir le plan de relance européen Macron-Merkel (dont l’objectif officiel est de financer des investissements pour relancer l’économie, NdlR). Je considère que ça veut dire qu’on n’analyse pas les ressorts de la crise économique, de la désindustrialisation qu’on vit depuis un an en France. Ce n’est pas le résultat du Covid mais d’une nouvelle phase de transformation de l’industrie. Le capitalisme français va à nouveau exporter du capital, et donc exporter la production dans les pays de l’Est, parce que ça correspond à une restructuration qu’il a voulue pour maintenir son taux de profit. Les plans de relance qu’on va développer ne vont être que des plans de relance qui vont lui permettre d’avancer là-dessus. On va financer la modernisation de l’industrie. En vérité, on finance la modernisation de l’outil de production pour qu’en France, on conserve l’industrie de pointe. Des ministres couperont quelques rubans d’inauguration d’usines modernes en disant: «Vous voyez les milliards qu’on y a mis, c’est quand même efficace.» Par contre, les industries de technologies inférieures, reléguées aux marges par le système, sont de plus en plus exportées dans les pays à bas coûts de main-d’œuvre.

Bien sûr, qu’il faut investir le champ de l’économie moderne, mais il faut aussi qu’on reparle de l’emploi peu qualifié, de ces tâches de production à faible valeur ajoutée, comme mon sac en papier de farine. Le produire chez nous sera peut-être un peu plus cher. Mais si on ne pose pas ce débat, on peut faire tous les discours qu’on veut sur la réindustrialisation, le plein emploi ou la justice économique, on n’atteindra jamais notre objectif. Les millions de chômeurs continueront à augmenter. Et en relocalisant cette production, on pose le débat du marché. Parce que, si on relocalise dans le cadre du marché, on est en concurrence avec les pays à bas coûts de main-d’œuvre. Donc, les entreprises implantées en France, elles meurent, sauf si on les subventionne. Mais, s’il faut les subventionner, pourquoi ne pas les rendre publiques? Et pour les subventionner le moins possible, peut-être faut-il interdire les formes de concurrence injuste? Ça nous entraîne donc dans un débat de société que les capitalistes et les réformistes veulent éviter.

Les capitalistes ne veulent pas relancer l’économie, ils veulent transformer l’économie en vue de maintenir leurs profits, c’est tout.

Autre exemple: en France, on nous annonce cinq milliards d’euros d’aide au système ferroviaire. Ces cinq milliards vont être destinés uniquement à des travaux d’infrastructure, de régénération des voies, etc. Mais en réalité, on ne soutient pas tellement le ferroviaire. On soutient surtout les carnets de commandes des grands groupes privés du bâtiment comme Bouygues, Vinci, Eiffage. À côté de ça, les Régions (qui organisent le transport public local par train, NdlR) veulent réduire l’offre de transport.

Accompagner comme syndicaliste un «grand pacte social», c’est une voie sans issue. Ça brouille les cartes. Ça voudrait dire qu’on a tous le même intérêt. Il faut au contraire être en confrontation avec les capitalistes: ils ne veulent pas relancer l’économie, ils ne veulent pas relancer l’emploi, ils veulent transformer l’économie en vue de maintenir leurs profits, c’est tout.

Pour terminer, on observe une réelle fascisation des esprits en France et ailleurs en Europe. Quel doit être le rôle du syndicat face à ça?

On se focalise sur l’élection présidentielle de 2022, mais c’est un mouvement qui vient de loin. Ça fait vingt ans que le danger existe et grandit. Parce qu’on n’affronte pas l’extrême droite sur les questions idéologiques. On reste sur la question du tabou: «Bouh, l’extrême droite. C’est pas bien!» Ça fédère des forces qui sont très différentes, voire contradictoires, mais ça forme une digue. Le problème de la digue, c’est qu’au bout d’un moment, elle est submergée par la marée. Et puis tout se désagrège. Aujourd’hui, les digues sont en train de céder. Une porosité entre la droite et l’extrême droite se développe. L’extrême droite, toute seule, ne peut pas accéder au pouvoir. Il lui faut une alliance suffisamment large pour prendre le pouvoir. Avec ses manœuvres, Emmanuel Macron essaye de faire exploser la droite: il veut représenter tout sur l’échiquier politique. Il y arrive. Mais du coup, cette frange de la droite qui est très conservatrice, réactionnaire, est plus tentée de travailler avec l’extrême droite que de se rallier au panache blanc du centre. C’est un sacré danger.

Je pense que sur les questions économiques et sociales, la gauche de manière générale et les organisations syndicales, on est faiblard depuis des années: on n’a plus d’alternative. On dénonce des choses, mais on ne sait plus quoi construire à la place. L’expérience Hollande a été catastrophique de ce point de vue-là parce que, finalement, les gens ont voté Hollande en se disant ce serait moins pire que Sarkozy. Mais ils se sont retrouvés avec une politique de droite. Donc trahison, donc désespoir, donc démobilisation. Il y a une augmentation de l’abstention au niveau politique, mais aussi au niveau syndical.

Outre la question de l’alternative dont on a déjà parlé, comment doit agir le syndicat dans cette lutte contre le fascisme?

Un point à mettre en avant est la désorganisation complète du mouvement ouvrier. Car il y a aussi une offensive sur l’organisation. Certains disent que «la structuration, c’est l’aliénation», «les directions, c’est l’oppression». Leur principe, c’est chacun fait ce qu’il veut, pas de centralisme. Ça traduit une espèce de déliquescence de nos pratiques d’organisation. Donc, comme on n’a plus de pratiques d’organisation, on n’est plus capable d’agir sur la réalité, et le désespoir s’avance. Chacun se démerde.

Accompagner comme syndicaliste un «grand pacte social», c’est une voie sans issue. Ça voudrait dire qu’on a tous le même intérêt.

Comme les patrons sont revenus depuis les années 1980 sur un rapport de force brutal, certains dans le syndicat sont tentés par une fuite en avant: on essaie de faire des sacrifices pour préserver une partie de nos droits. Les lois Macron (de flexibilisation du marché du travail, NdlR) permettent de créer des «accords de compétitivité» pour, par exemple, maintenir l’emploi pendant deux ans en échange d’une augmentation du temps de travail et d’une baisse des salaires. Évidemment, ce n’est pas simple dans la tête des salariés: soit j’accepte 5% de baisse de salaire, soit c’est le chômage. Ils nous ont mis dans des situations très compliquées et il y a plein d’endroits où on a cédé là-dessus.

Le rôle des syndicats, pour moi, c’est de reconstruire des pratiques d’organisation solides et efficaces pour mailler le terrain. Avec les cheminots, par exemple, on y travaille.

Il faut qu’on reconstruise une organisation structurée, des orientations et une idéologie claires avec ce qu’on appelle chez nous la double besogne, c’est-à-dire à la fois l’action pour le quotidien et, en même temps, la transformation sociale. Et après, on constate déjà que dès qu’il y a un syndicat d’organisé dans une boite, il y a moins de vote Front national.

Footnotes

  1. Voir l’interview de Julian Mischi dans Lava 16.
  2. Les grèves du Front populaire en 1936 ont permis la création de la base de la sécurité sociale ainsi que les premiers congés payés.
  3. Après les mobilisations étudiantes et ouvrières de Mai 68, le salaire minimum est augmenté de 35%, les salariés voient leur salaire augmenter de 10% en moyenne. Les syndicats obtiennent aussi des nouveaux droits dans l’entreprise. Ce sont les accords de Grenelle.
  4. Le gouvernement français cherche depuis deux ans à privatiser l’énergie. Son projet «Hercule» vise à scinder EDF (Électricité de France, opérateur principal, détenu à 80% par l’État) en trois parties: nucléaire, hydraulique et énergies vertes. Non seulement, ces trois entités vont entrer en concurrence les unes avec les autres, mais le pouvoir macronien veut aussi en profiter pour faire entrer davantage le privé dans l’entreprise, qui n’aura plus de «public» que le nom. Le gouvernement se heurte à une résistance syndicale très forte.