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Comment un virus a révolutionné la santé publique

Laura Spinney

—23 juin 2020

La confrontation à la grippe espagnole responsable de millions de morts a changé notre façon d’envisager la maladie et le rôle du gouvernement dans son traitement.

Il y a près de 100 ans, en 1918, le monde subissait la pire déferlante de décès depuis la peste noire, et probablement de toute l’histoire de l’humanité. La grippe espagnole, à l’origine de cette hécatombe, a donné lieu à bien des changements. L’une des révolutions les plus profondes a eu lieu dans le domaine de la santé publique.

Au cours des premières décennies du 20e siècle, le monde était très différent d’aujourd’hui. Il n’y avait notamment aucune réflexion commune en matière de soins de santé. Dans le monde industrialisé, la plupart des médecins travaillaient pour leur propre compte ou pour celui d’organisations caritatives ou d’institutions religieuses. Beaucoup de gens n’y avaient tout simplement pas accès.

La responsabilité individuelle

Les politiques de santé publique, tout comme les politiques d’immigration, étaient teintées d’eugénisme. Les élites privilégiées avaient l’habitude de considérer les travailleurs et les pauvres comme des catégories inférieures d’êtres humains, prédisposées aux maladies et aux déformations en raison de leur dégénérescence naturelle. Il ne venait pas à l’idée de ces élites de rechercher les causes des maladies dans les conditions de vie souvent abjectes des classes inférieures, entassées dans des immeubles surpeuplés, et exposées à de longues heures de travail et une alimentation médiocre. Pour les eugénistes, lorsque ces personnes tombaient malades et mouraient du typhus, du choléra et d’autres maladies mortelles, elles en étaient responsables, car elles n’avaient pas fait l’effort d’acquérir une meilleure qualité de vie. Face à une épidémie, le concept de santé publique désignait alors généralement un ensemble de mesures destinées à protéger ces élites des risques de contamination par la populace malade.

La première vague de grippe espagnole a frappé au printemps 1918 et n’avait d’ailleurs rien de particulièrement espagnol. Elle a été baptisée ainsi, injustement, parce que la presse de l’Espagne neutre suivait son évolution dans le pays, contrairement aux journaux des pays en guerre soumis à la censure. Mais c’était la grippe, et comme tout le monde le sait, la grippe se transmet par la toux et les éternuements. Très contagieuse, elle se propage facilement dans des situations de forte densité de population, dans des favelas par exemple, ou dans des tranchées. C’est la raison pour laquelle on la qualifie parfois de maladie de foule.

La leçon que les autorités sanitaires ont tirée est qu’il n ’était plus raisonnable de blâmer un individu pour avoir contracté une maladie infectieuse.

Cette première vague a été relativement bénigne, à peine plus grave que la grippe saisonnière. Mais, lorsque la deuxième phase de la pandémie, la plus meurtrière, a éclaté à l’automne 1918, les gens avaient du mal à croire qu’il s’agissait de la même maladie. Une proportion alarmante de patients y a laissé sa peau, vingt-cinq fois plus que lors des précédentes pandémies de grippe. Bien qu’au début ils aient manifesté les symptômes classiques de la grippe (fièvre, maux de gorge, maux de tête), leur visage se mettait ensuite à bleuir, ils avaient des difficultés à respirer et pouvaient commencer à saigner du nez et de la bouche. Si, de bleu, leur teint devenait noir, il était peu probable qu’ils s’en remettent. En fait, leurs poumons étaient tout simplement trop congestionnés pour parvenir à traiter l’air, et le patient décédait généralement en quelques heures ou quelques jours. La deuxième vague s’est atténuée vers la fin de l’année, avant une troisième et dernière vague, d’une virulence moyenne, début 1919.

La grippe est causée par un virus. Or, en 1918, le concept de virus était très récent et la plupart des médecins du monde ont supposé qu’ils avaient affaire à une maladie bactérienne. Cela signifie qu’ils n’avaient pratiquement aucune arme pour faire face à la grippe espagnole : ni vaccin contre la grippe, ni antiviraux, ni même d’antibiotiques, qui auraient pu être efficaces contre les infections bactériennes secondaires auxquelles ont succombé la plupart des victimes (sous forme de pneumonies). Certaines mesures de santé publique telles que la quarantaine ou la fermeture des lieux publics avaient une certaine efficacité mais, même une fois imposées, elles l’ont souvent été trop tardivement, car, en 1918, la grippe n’était pas une maladie à déclaration obligatoire. Les médecins n’étant pas obligés de signaler les cas aux autorités, celles-ci n’ont pas vu venir la pandémie.

Selon les estimations actuelles, la maladie a fait entre 50 et 100 millions de morts, soit entre 2,5 et 5 % de la population mondiale. Pour mettre ces chiffres en perspective, la Première Guerre mondiale a tué environ 18 millions de personnes, la Seconde environ 60 millions. Les taux de maladie et de décès varient considérablement à travers le monde, pour une multitude de raisons complexes que les épidémiologistes étudient depuis lors. En général, ce sont les moins bien lotis qui ont le plus souffert (pour des raisons différentes de celles avancées par les eugénistes), mais les élites n’ont pas été épargnées.

La médecine socialisé

La leçon que les autorités sanitaires ont tirée de la catastrophe est qu’il n’était plus raisonnable de blâmer un individu pour avoir contracté une maladie infectieuse, ni de le traiter isolément. Dans les années 1920, de nombreux gouvernements ont adopté le concept de médecine socialisée — « des soins de santé pour tous, fournis gratuitement ». La Russie a été le premier pays à mettre en place un système de santé publique centralisé, financé via un régime d’assurance public, puis d’autres pays d’Europe occidentale lui ont emboîté le pas. Les États-Unis ont plutôt privilégié les régimes d’assurance par les employeurs, mais ont également pris des mesures pour consolider les soins de santé dans les années qui ont suivi la grippe.

La Russie a été le premier pays à mettre en place un système de santé publique centralisé, financé via un régime d ’assurance public.

En 1924, le gouvernement soviétique a exposé sa vision du médecin du futur, qui aurait « la capacité d’étudier les conditions professionnelles et sociales qui font le terreau de la maladie et, non seulement de guérir la maladie, mais de suggérer des moyens de la prévenir ». Petit à petit, cette vision a été adoptée dans le monde entier : la nouvelle médecine serait non seulement biologique et expérimentale, mais aussi sociologique. C’est ainsi que la santé publique a commencé à ressembler davantage à ce qu’elle est aujourd’hui.

La pierre angulaire de la santé publique est l’épidémiologie, à savoir l’étude des schémas, des causes et des effets des maladies, qui est désormais pleinement reconnue en tant que science. L’épidémiologie a besoin de données, et la collecte de données en matière de santé est devenue plus systématique. En 1925, par exemple, tous les États américains étaient enregistrés dans un système national de signalement des maladies, ce qui a permis de commencer à ébaucher le dispositif d’alerte précoce qui avait si lamentablement fait défaut en 1918. Dix ans plus tard, reflétant le nouvel intérêt des autorités pour la santé « de base » de la population, le peuple américain était soumise à la première enquête nationale sur la santé.

De nombreux pays ont créé ou réorganisé des ministères de la Santé publique au cours des années 1920. Toutes ces mesures ont été des conséquences directes de la pandémie, au cours de laquelle les responsables de la santé publique avaient été soit totalement écartés des réunions de cabinet, soit réduits à quémander des fonds et des pouvoirs à d’autres ministères. Cela a également été l’occasion de prendre conscience de la nécessité d’une coordination de la santé publique au niveau international, puisque la grippe espagnole avait douloureusement rappelé que les maladies contagieuses ne respectent pas les frontières. En 1919, un bureau international de lutte contre les épidémies, précurseur de l’actuelle Organisation mondiale de la santé (OMS), a vu le jour à Vienne, en Autriche.

À la création de l’OMS, en 1946, il n’était plus question d’eugénisme et la Constitution de la nouvelle organisation consacrait une approche fondamentalement égalitaire de la santé. Elle stipulait (et c’est toujours le cas) que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses convictions politiques, sa condition économique ou sociale ». Une telle philosophie n’est bien sûr pas en mesure d’éliminer toute menace de pandémie de grippe (l’OMS en a connu trois au cours de son existence, et en connaîtra sûrement d’autres), mais elle a transformé la manière dont les êtres humains y sont confrontés. Et elle est née lorsque l’on a compris que les pandémies constituent un problème social et non individuel.

Cet article a été originellement publié sur le site de Zócalo Public Square, une plateforme journalistique/du journalisme américaine.