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Sous Poutine, un régime mis à rude épreuve par ses propres contradictions

A partir de 2014, le regain de tension avec le monde occidental fait grincer des dents les milliardaires, avant tout en raison du caractère transnational de la classe capitaliste dont ils font partie.

La société russe est traversée par de multiples tensions : les orientations politiques se décident lors d’élections peu démocratiques. De plus en plus de milliardaires russes disposent d’une fortune colossale, sans pour autant jouir d’un quelconque pouvoir politique. Quant à Vladimir Poutine, c’est un populiste qui se moque bien des intérêts du peuple.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a embrasé un nouveau conflit, dont les retombées seront mondiales. Pourtant, la politique russe reste un mystère pour beaucoup d’Occidentaux, qui tendent à confondre le président Vladimir Poutine, le régime et la société russe. Cet entretien a été initialement enregistré pour le podcast de l’Andrea Mitchell Center for the Study of Democracy de l’université de Pennsylvanie. Rafael Khachaturian discute des bases sociales, politiques, économiques et idéologiques du régime en vigueur en Russie avec le chercheur, conférencier et rédacteur en chef de Openleft.ru, basé à Saint Petersbourg, Ilya Matveev. C’est l’occasion de recontextualiser les objectifs géopolitiques de la Russie.

Ilya Matveev est chercheur et conférencier. Il vit à Saint Petersbourg, en Russie. Il est rédacteur en chef et fondateur du site Openleft.ru et membre du groupe de recherche Public Sociology Laboratory.

Rafael Khachaturian. La décennie 2010 a été marquée par une période de stagnation économique en Russie. Le début du nouveau millénaire avait pourtant connu une relative croissance, bien qu’inégale. Qu’est-ce qui a provoqué ce changement ? Dans quel état se trouve l’économie russe actuellement, tant sur le plan intérieur qu’international ?

Ilya Matveev. Dans les années 2000, la Russie affichait l’une des croissances économiques les plus dynamiques au monde. Un peu comme la Chine. Mais, dès la décennie suivante, la croissance moyenne plafonnait à 1 %. Comment cela se fait-il ? Tout d’abord, dans les années 2000, la croissance économique russe était différente de celle de la Chine dans la mesure où elle était essentiellement due à une remise à niveau après les années 1990. En effet, à cette époque, les capacités de production de l’Union soviétique, à savoir ses usines, étaient pour ainsi dire à l’arrêt suite à l’effondrement économique complet du pays. Ces capacités de production avaient toutefois encore beaucoup à offrir, ce qu’elles ont fait dans les années 2000. Elles ont été reprises par de nouveaux propriétaires ou de grands groupes, qui y ont investi pour les moderniser, et se sont mis à les refaire tourner.

Faute d’investissements réalisés au cours des années 2000, rien n’a été fait pour ériger les fondements d’une nouvelle période de croissance économique.

Ce processus s’est cependant heurté à ses propres limites car, à un certain moment, l’économie russe a atteint ses capacités maximales. Toutes les usines existantes étaient en activité, mais il s’est avéré que ni les entreprises ni l’État n’investissaient suffisamment pour créer de nouvelles capacités ou générer une croissance à long terme. Cela a provoqué en Russie, comme dans pratiquement tous les autres pays du monde, une crise et une chute de l’utilisation des capacités de production. L’économie russe n’a toutefois pas tardé à se ressaisir et était, en quelques années, revenue à une utilisation maximale de ses capacités existantes. Depuis, elle stagne, vivotant à 1 ou 2 % de croissance économique au mieux. Faute d’investissements réalisés au cours de la période opulente des années 2000, rien n’a été fait pour ériger les fondements d’une nouvelle période de croissance économique.

Parmi les autres BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), on note une croissance économique particulièrement stable en Chine et en Inde pendant plusieurs dizaines d’années. Par contre, la situation au Brésil et en Afrique du Sud n’était pas plus florissante qu’en Russie. Donc, on ne peut pas dire que la Russie fasse figure d’exception au sein de ce groupe.

À partir des années 1990, des classes se sont formées et reformées en Russie. Pourriez-vous nous décrire la structure de classe de la société russe actuelle ?

L’essor économique des années 2000 a généré ce que l’on pourrait appeler une nouvelle classe moyenne : des gens qui vivent et travaillent en milieu urbain, des employés intellectuels du secteur privé. Ces travailleurs étaient concentrés dans les grandes villes, en particulier à Moscou et Saint-Pétersbourg. Ils sont devenus une force sociale de poids. Au même moment, l’État a augmenté les salaires de certains fonctionnaires, tels que les enseignants et les médecins, ceux-ci constituant alors une sorte de classe moyenne parallèle du service public.

Ces deux groupes étaient en effet différents, dans la mesure où les fonctionnaires du régime étaient moins disposés à descendre manifester dans la rue que le personnel administratif et intellectuel du secteur privé. De l’analyse d’entretiens avec les participants aux manifestations de la place Bolotnaïa en 2011-2012, il ressort que certains d’entre eux se définissaient comme faisant partie de l’intelligentsia, groupe social typique de la période soviétique. D’autres se revendiquaient plutôt de la classe moyenne, en se présentant comme des entrepreneurs, des hommes d’affaires, etc.

Malgré leur différance, ces deux groupes avaient tendance à converger, la nouvelle classe moyenne voulant participer aux manifestations emmenées par l’intelligentsia formée et cultivée, et cette dernière était portée par la contestation de gens aisés épris de liberté politique.

Rafael Khachaturian est conférencier à l’Université de Pennsylvanie et professeur associé au Brooklyn Institute for Social Research.

Nous en avons conclu que des classes s’étaient formées dans le cadre des manifestations de la place Bolotnaïa elles-mêmes, où s’est élaborée une conscience de classe. La classe moyenne russe n’est donc pas uniquement le produit de dynamiques économiques, mais bien de ces manifestations, puisque c’est là qu’elle a commencé à s’identifier comme telle.

La composition du mouvement de contestation et ses revendications ont cependant quelque peu évolué au cours des dix dernières années. Lorsque Navalny en est devenue l’égérie, il y a donné une tournure plus populiste, attirant davantage de personnes issues de la classe ouvrière et du milieu rural. La vague de protestation la plus récente, violemment réprimée par le régime en janvier 2021, était aussi très disparate d’une région à l’autre. Certaines villes de province n’avaient jamais connu de manifestations d’une telle ampleur.

Les économistes auprès desquels Navalny prenait conseil avaient des visées assez néolibérales. 

Navalny n’a évidemment rien d’une figure politique de gauche. C’est un populiste et un démocrate, dans le sens où il respecte la démocratie libérale et entend la développer en Russie, mais, n’étant pas vraiment de gauche, ce discours a quelque chose de contradictoire.

Vous avez aussi souligné que certaines des solutions avancées par Navalny auraient pour effet d’accentuer la libéralisation et la marchandisation de l’économie russe.

Oui, sous réserve du fait que son mouvement ait été étouffé. Mais oui, les économistes auprès desquels il prenait conseil avaient des visées assez néolibérales.

En quoi les événements de la place Bolotnaïa ont-ils modifié la structure politique et la coalition emmenée par Vladimir Poutine au cours de la décennie qui a suivi ? Quelles sont les composantes du bloc (ou, en d’autres termes, de la coalition entre groupes de classes) autour duquel s’articule l’État russe aujourd’hui ?

Tout comme bien d’autres pays du monde, la Russie a vu gonfler sa classe de milliardaires. En effet, d’une poignée de gens, elle est passée à plus d’une centaine d’individus au cours de la première décennie des années 2000. Elle constitue le cœur de la coalition unifiée autour de Poutine, dont le régime a très bien convenu à cette classe de milliardaires. En effet, les très grands propriétaires privés et leurs richesses manquaient de légitimité aux yeux de la population. Poutine leur a procuré cette légitimité et les a défendus vis-à-vis de la société. Cette situation s’apparente en ce sens à ce que Karl Marx a appelé le bonapartisme. On qualifierait de nos jours le régime de Louis Bonaparte d’autoritaire, mais il s’accordait bien avec les règles de la bourgeoisie, dont la survie dépendait d’un état fort, compte tenu des tensions entre elle et la classe ouvrière. C’est ce qui a permis cette étonnante dictature non parlementaire. On peut poser le même constat par rapport à la Russie.

La classe des milliardaires a besoin d’un État fort et de Poutine lui-même, afin d’être protégée sur le plan idéologique et organisationnel, et de garantir les conditions nécessaire pour accumuler du capital pendant une vingtaine d’années encore. Les milliardaires et les grands hommes d’affaires russes jouissent encore et toujours d’une position de choix dans la prise de décision, sans compter tous les avantages et subsides que leur offre l’état.

Si les relations entre l’élite politique et économique restent chaleureuses, à partir de 2014, la situation a commencé à changer. Le regain de tension avec le monde occidental fait grincer des dents les milliardaires, avant tout en raison du caractère transnational de la classe capitaliste dont ils font partie, au-delà de la bourgeoisie nationale. Ils doivent s’intégrer dans l’économie mondiale, mais cette confrontation politique et géopolitique leur met des bâtons dans les roues. Cela se manifeste en premier lieu dans leur incapacité à emprunter sur les marchés financiers étrangers, dont les entreprises russes dépendent pourtant fortement pour fonctionner.

D‘une poignée de gens, les milliardaires sont passé à plus d’une centaine d’individus au cours de la première décennie des années 2000.

Le niveau d’endettement des entreprises n’a cessé de grimper jusqu’en 2014, après quoi il s’est mis à baisser. La classe capitaliste russe n’a donc eu d’autre choix que de se rabattre sur un régime plus domestique d’accumulation du capital. À regret, car cela fragilise sa position. C’est une cause potentielle de tension parmi l’élite qui compose la coalition au pouvoir. Il n’est pas impossible que les contradictions entre les oligarques et les instances de sécurité nationales ne s’accentuent, dans la mesure où celles-ci veulent accroître leur influence en préservant de tout ascendant occidental la culture et l’économie nationales, entre autres. Plus l’establishment sécuritaire russe y parviendra, plus il conservera son influence.

En même temps, cette tension entre la classe transnationale des oligarques et les instances de sécurité nationales ne trouve pas d’expression politique, puisque cette classe n’a aucun moyen propre d’exprimer son désaccord politique ni d’influer directement sur la politique. On peut donc parler d’un régime bonapartiste avec une bourgeoisie privée de pouvoir et un État qui agit dans l’intérêt des milliardaires.

Avant 2014, ce gouvernement protecteur correspondait parfaitement aux intérêts de la classe dirigeante, de sorte que cette contradiction n’existait pas. Après 2014, en revanche, la politique étrangère du Kremlin s’est mise à contrarier les intérêts des grandes entreprises. Il faut toutefois éviter de surestimer cette tension, car l’état accorde encore énormément d’avantages divers à ces entreprises : subventions, sources de revenus supplémentaires pour pallier les sanctions occidentales, etc. Le gouvernement compense généreusement leurs difficultés, ce qui leur conserve un certain confort.

Le régime s’est-il appuyé sur ses récentes victoires en matière de politique étrangère (avant tout l’invasion de la Crimée) pour renforcer sa légitimité intérieure ? A-t-il cherché ainsi à compenser le manque de soutien populaire que lui ont valu la corruption, les inégalités et le ralentissement de la croissance économique observés dans le pays ?

On entend souvent que la politique étrangère de la Russie est déterminée par des stratégies domestiques, que ses aventures à l’étranger partent du besoin de légitimité et de soutien du régime sur le plan intérieur. Je pense que la situation est plus complexe que cela car les décisions prises par Poutine sont préparées collectivement par des groupes et des instances gouvernementales différentes. La politique intérieure et la politique étrangère sont deux volets distincts du gouvernement russe et de l’entourage présidentiel. Les uns réfléchissent aux élections et à la manière d’interagir avec les partis politiques, les autres à la politique étrangère et à la préservation de la société. Si c’est bien Poutine qui prend la décision finale, ces groupes d’individus lui proposent différentes solutions. Il est par ailleurs bien conscient que ses décisions en matière de politique étrangère ont une incidence au niveau domestique.

On peut donc parler d’un régime bonapartiste avec une bourgeoisie privée de pouvoir et un État qui agit dans l’intérêt des milliardaires.

En 1999, personne en Russie ne connaissait Vladimir Poutine. Six mois avant qu’il soit élu président, il n’était même pas repris dans les sondages car sa cote de popularité atteignait à peine la marge d’erreur. Quelques mois plus tard, elle caracolait à 80 % suite à sa décision de se lancer dans la seconde guerre avec la Tchétchénie. Le même phénomène s’est reproduit en 2008 lors de la campagne militaire en Géorgie et en 2014 lors de la campagne en Crimée. Cette dernière campagne a donné lieu à ce que, quelques années plus tard, on appellerait le consensus de Crimée, à savoir un consensus nationaliste poussant quatre cinquième de la population à soutenir le régime.

Donc, je pense que Poutine est effectivement attentif à cela, mais je ne pense pas que cela détermine ses décisions en matière de politique étrangère qui, à mon avis, sont plutôt guidées par des menaces potentielles ou réelles. S’il envisage potentiellement une invasion de l’Ukraine, c’est pour défendre son pays de la menace de l’OTAN et de l’influence occidentale.

Sur quelle idéologie le régime de Poutine repose-t-il ? Qu’est-ce que cette combinaison actuelle de nationalisme et d’étatisme a de particulier ?

Mais elle n’a rien de particulier. C’est une forme classique de populisme de droite. Personne ne s’attaque aux élites, mais le conservatisme est de mise : toute tentative de sciemment changer la réalité sociale est critiquée. D’éventuelles réformes en profondeur sont jugées utopiques et rejetées, car toute amélioration volontaire de la société est vouée à l’échec. Cette vision conservatrice des choses est très présente dans l’idéologie russe, tout comme le nationalisme.

Pour comprendre celui-ci, il faut se rappeler que le mot « russe » possède une double signification en langue russe. Il signifie d’une part « rossiyskiy », ce qui veut dire appartenant à la nation russe contemporaine en tant que citoyen de la Fédération de Russie. D’autre part, il signifie « russkiy », ce qui relève davantage d’un sens ethnique et culturel. Jusqu’en 2012, Poutine employait plutôt le terme rossiskiy. Par la suite, il s’est mis à recourir de plus en plus souvent à russkiy, notamment en évoquant la Crimée, qu’il qualifiait de berceau de la civilisation russkaya et non rossiyskaya. Le nationalisme russe a désormais une composante ethnique, qui a trouvé sa place dans la nouvelle constitution. En effet, un amendement affirme à présent que l’État est formé de la population russe, russkiy.

Le nationalisme russe a désormais une composante ethnique, qui a trouvé sa place dans la nouvelle constitution.

La question de l’immigration illégale est passée à l’arrière-plan après 2014, la propagande télévisée se concentrant à partir de ce moment sur des menaces venues de l’ouest. Les médias ont moins parlé des migrants et de leur potentiel péril pour la société. Donc, alors même que le nationalisme ethnique gagnait en intensité, il est paradoxalement devenu moins ouvertement xénophobe et moins uniforme, bien que la xénophobie reste bien présente vis-à-vis des migrants, tant dans la propagande officielle que dans l’agitation occasionnelle du spectre de leur danger.
Enfin, il faut compter avec le traditionalisme, les valeurs dites traditionnelles. Personne ne sait les définir précisément, mais elles incarnent en tout cas une opposition aux personnes LGBT, au féminisme et à toute forme d’avancée sociale.

Pris ensemble, ces trois éléments ne sont pas propres à la Russie, mais composent une idéologie populiste de droite assez classique que l’on retrouve parmi les partis de droite européens et, même, au sein du parti républicain aux États-Unis. On pourrait aller jusqu’à dire que Poutine pourrait y avoir son petit succès en tant qu’homme politique de droite !

Au fil des années, on a vu surgir, pratiquement en temps réel, diverses mesures constitutionnelles et politiques en vue de permettre à Poutine de rester en place. Cela ne peut pas continuer comme cela indéfiniment. Certains analystes ont affirmé que son retrait pourrait provoquer une crise systémique de légitimité politique, car il ne semble pas avoir organisé clairement sa succession à ce stade. Sans spéculer, estimez-vous néanmoins cette analyse plausible ?

En sciences politiques, à peu près tout le monde s’accorde pour dire que le talon d’Achille de systèmes égocentrés tels que le régime russe est la question de la succession. L’exemple de divers pays d’Asie centrale montre que l’on peut très bien remplacer les autocrates, mais le problème de légitimité est plus profond que cela.

Lors des dernières élections, en 2021, on a vu la police littéralement expulser des observateurs des bureaux de vote parce qu’ils faisaient leur travail

Le régime russe, tout comme d’autres régimes autoritaires, est basé sur une légitimité électorale et sur le plébiscite populaire de leurs dirigeants, même si le processus électoral est entaché d’irrégularités. Et cela pose problème, évidemment : s’il faut truquer les élections au point d’en revisiter complètement les résultats, elles ne donnent lieu à aucune légitimité. Lors des dernières élections, en 2021, on a vu la police littéralement expulser des observateurs des bureaux de vote parce qu’ils faisaient leur travail, à savoir noter les cas de fraude électorale. Cela s’est passé à Saint-Pétersbourg. De tels incidents font perdre tout leur sens aux élections, car il apparaît clairement qu’elles sont une mascarade. Les élections doivent au minimum présenter un semblant de réalité, sinon, le stratagème ne fonctionne pas et elles perdent leur raison d’être, à savoir garantir la légitimité du régime élu.

Or, il n’y a pour ainsi dire aucune alternative aux élections. On peut retrouver des monarchies héréditaires dans certaines sociétés traditionalistes, mais ce n’est pas le cas en Russie dont le régime est, paradoxalement, autoritaire, mais fondé sur des élections. Dès lors, lorsque les élections perdent tout leur sens, lorsqu’il faut en réécrire tous les résultats sans même compter les voix (et nous savons que c’est ce qu’il s’est produit lors des dernières élections dans de nombreux endroits, comme en atteste la répartition statistique des résultats), elles ne garantissent plus aucune légitimité. C’est un problème profond et bien réel.

Cet entretien a été initialement publié par Jacobin. Traduction par Lava.