Article

Le FMI et la crise en Ukraine

Prabhat Patnaik

—23 mars 2022

Les médias parlent abondamment des tensions entre la Russie et l’OTAN. Mais le lien qui unit le FMI avec l’Ukraine, une question qui se pose en parallèle, n’a guère retenu l’attention.

Le 13 septembre 2017. Kiev, Ukraine. Réunion de David Lipton, le premier directeur général adjoint du Fonds monétaire international, et de Volodymyr Groysman, le Premier ministre ukrainien.

Le FMI, comme on le sait, ouvre les économies du monde entier à la pénétration du capital occidental. En les amenant à adopter diverses mesures (dites d’austérité) néfastes à la classe travailleuse et à la population, il contribue à les rendre accueillantes pour les investisseurs. Cette ouverture implique généralement l’appropriation des ressources naturelles des pays et de leurs terres par le capital occidental. Pour y parvenir, le FMI a volontiers recours à un mécanisme imposant des conditions à l’octroi de prêts aux pays qui ne parviendraient pas autrement à assurer la balance des paiements.

Prabhat Patnaik est professeur émérite au Centre for Economic Studies and Planning de l’université Jawaharlal Nehru de New Delhi. Il est l’auteur, entre autres, de Accumulation and Stability Under Capitalism (1997), The Value of Money (2009) et Re-envisioning Socialism (2011).

En dehors de cette mission générale, il arrive aussi au FMI de jouer un rôle plus spécifique en soutenant les objectifs de guerre froide de Washington. Dans le cas de l’Ukraine, s’il a bel et bien ouvert l’économie ukrainienne aux capitaux métropolitains, comme il est censé le faire, il a aussi joué cet autre rôle particulier à peu près dès le début.

Avant 2014, alors présidée par Viktor Ianoukovitch, l’Ukraine a négocié avec le FMI dans le cadre de son intégration commerciale à l’Union européenne. Le FMI a alors demandé à l’Ukraine de prendre un certain nombre de réformes : réduire les salaires ; « réformer » et réduire les secteurs de la santé et de l’éducation, qui étaient en Ukraine d’importants secteurs générateurs d’emplois ; et réduire la subvention sur le gaz naturel qui était fournie par l’État à tous les citoyens ukrainiens, ce qui rendait l’énergie abordable pour eux1. Le président Ianoukovitch était réticent à mettre en œuvre ces « réformes » qui auraient imposé un lourd fardeau à la population ; il a cessé de négocier avec le FMI et a commencé à négocier avec la Russie à la place.

En dehors de cette mission générale, il arrive aussi au FMI de jouer un rôle plus spécifique en soutenant les objectifs de guerre froide de Washington.

C’est devenu son crime impardonnable. Rompre les négociations avec le FMI revenait à échapper à l’hégémonie non seulement du capital international qui entendait imposer à l’Ukraine un régime néolibéral, mais aussi des puissances impérialistes occidentales, en particulier les États-Unis, et donc l’OTAN. En d’autres termes, l’OTAN et le FMI n’ont pas été considérées comme des organisations distinctes, avec leur propres sphères d’actions et leurs propres objectifs, mais bien comme des organisations ayant des objectifs similaires et superposés. Perçu comme arrogant, le choix de Viktor Ianoukovitch de se tourner vers la Russie plutôt que vers le FMI a irrité les États-Unis. Ils ont alors décidé de limiter les dégâts : le président a été renversé par un coup d’État orchestré par les États-Unis, et mené avec l’aide de militants néonazis ukrainiens qui avaient été au premier plan des manifestations anti-Ianoukovitch peu avant le coup d’État. Ces éléments ont été dûment intégrés dans l’armée ukrainienne via le régiment Azov. Cette unité militaire d’infanterie d’extrême droite, entièrement composée de volontaires, faisait autrefois partie de la réserve militaire de la garde nationale ukrainienne.

Le gouvernement arrivé au pouvoir après le coup d’État de 2014 a relancé les négociations avec l’Union européenne. Affichant ses bonnes intentions en réduisant de moitié les subventions au prix du gaz dont bénéficiait jusqu’alors sa population, le gouvernement a été récompensé par le FMI via une promesse de prêt de 27 milliards de dollars. Un prêt particulier à plus d’un titre. Premièrement, par son ampleur. Il était largement supérieur (plus de six fois) à ce que ce que le FMI aurait normalement accordé dans une situation comparable. Deuxièmement, il a été accordé à un pays en pleine guerre civile (c’était le cas de l’Ukraine à l’époque), ce qui est contraire aux pratiques habituelles du FMI. Troisièmement, il était clair dès le départ que le prêt ne pourrait pas être remboursé. Le seul moyen pour le FMI de récupérer son argent allait donc passer par l’appropriation par le capital occidental des terres du pays et de ses ressources minérales (dont la principale est le gaz naturel).

Le seul moyen pour le FMI de récupérer son argent passe par l’appropriation par le capital occidental des terres du pays et de ses ressources minérales.

Les interventions du FMI en Ukraine en 2014 relevaient donc non seulement de sa politique habituelle, consistant à ouvrir l’économie aux capitaux métropolitains, mais elles ont en outre contribué à faire avancer les objectifs de guerre froide des États-Unis. Un prêt beaucoup plus modeste du FMI aurait parfaitement suffi, en 2014, à réaliser l’objectif d’ouvrir les marchés, les terres et les ressources naturelles de l’Ukraine aux capitaux métropolitains. Or, l’ampleur inhabituelle du prêt souligne les liens entre le gouvernement étasunien (qui veut l’Ukraine dans son giron), les oligarques ukrainiens (qui veulent sortir leurs richesses du pays en dollars ou en euros), le gouvernement post-coup d’État (qui doit organiser tous ces transferts) et le FMI (qui doit payer la note).

Aujourd’hui, suite à l’invasion de la Russie, l’Ukraine a de nouveau demandé l’aide du FMI. L’actuelle directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a recommandé au conseil d’administration du FMI de répondre à cette requête. Le montant exact de l’aide et ses objectifs ne sont pas encore clairs.Par contre, il ne fait aucun doute que la crise actuelle à peine résolue (sous quelque forme que ce soit, l’Ukraine connaîtra exactement le même sort que la Grèce. Le FMI avait en effet aussi octroyé un prêt inhabituellement généreux à la Grèce. La plupart de ces fonds visaient à garantir que les banques européennes qui avaient prêté à la Grèce récupèrent leur argent. Désormais, la Grèce est prise dans l’étau féroce de la dette perpétuelle.

Le FMI avait octroyé un prêt inhabituellement généreux à la Grèce. Désormais, la Grèce est prise dans l’étau féroce de la dette perpétuelle.

Le FMI a beaucoup changé depuis sa création à Bretton Woods en 1944. Il faisait alors partie d’un régime international reposant sur la mise en œuvre d’une stratégie économique dirigiste. En fait, ce régime international était avant tout le fruit des efforts de John Maynard Keynes, économiste britannique partisan de l’interventionnisme économique, et de Harry Dexter White, représentant des États-Unis. Chaque pays imposait (et c’est toujours le cas) des contrôles des échanges commerciaux et des capitaux, si un problème de balance des paiements survenait dans un pays donné, celui-ci pouvait emprunter au FMI afin de « stabiliser » sa propre économie. À partir de là, le FMI est devenu un acteur de l’ajustement structurel. Aujourd’hui, il ne se contente plus d’accorder des prêts pour résoudre des problèmes transitoires de balance des paiements (jusqu’à ce que l’économie concernée se « stabilise ») : le FMI contribue à la mise en œuvre d’un régime néolibéral. Régime qui repose sur toute une série de politiques impliquant le démantèlement de tous les mécanismes de contrôle des échanges et des capitaux, la privatisation des actifs du secteur public, l’introduction de la « flexibilité du marché du travail » (ce qui revient à attaquer les syndicats).

D’outil de mise en place de régimes dirigistes, le FMI en est devenu un outil de destruction. Ce qu’il contribue à mettre sur pied, à partir de là, ce sont des régimes néolibéraux. Il est devenu un instrument entre les mains du capital financier international, dont il facilite la pénétration aux quatre coins du globe. En plus de cela, il sert aussi les intérêts des puissances métropolitaines occidentales qui se tiennent derrière ce capital. Tout en défendant les intérêts du capital financier international, il est un rouage de l’appareil coercitif des puissances métropolitaines occidentales.

La misère absolue qu’engendre un régime néolibéral ne sont pas bien différentes des « réalisations » de Vladimir Poutine lui-même.

Le combat de Poutine n’est en rien un combat contre l’hégémonie du capital financier international. Le président russe n’est pas un socialiste. Il ne combat pas une organisation qui, dans l’intérêt du capital financier international, domine un de ses pays frontaliers. Tout ce qui l’intéresse, c’est la sécurité de la Russie. Il veut uniquement éviter que la Russie ne se retrouve encerclée par l’OTAN. C’est la seule raison qui l’a poussé à tendre la main à Ianoukovitch en lieu et place de l’« assistance » du FMI. En d’autres termes, ce qui l’inquiète dans le FMI, c’est moins son rôle d’agent du néolibéralisme en général que celui de défenseur des intérêts géostratégiques des États-Unis. Et, en effet, les inégalités criantes et, même, la misère absolue qu’engendre un régime néolibéral ne sont pas bien différentes des réalisations de Vladimir Poutine lui-même.

Cet article est paru initialement dans Monthly Review Online. Traduction par Lava.

Footnotes

  1. Bryce Green, «In Ukraine, ‘No One Hears That There Is a Diplomatic Solution’»FAIR, 24 février 2022.