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Sept thèses sur la guerre en Ukraine

Siddharth Varadarajan

—17 mars 2022

L’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie a plongé les grandes puissances dans la pire crise que le monde ait connue depuis celle des missiles de Cuba.

«L’histoire est toujours pertinente mais l’histoire ne justifie certainement pas ce crime ». Malheureusement, les péchés et les méfaits d’hier pèsent lourdement sur la pensée des analystes de gauche, de droite et du centre, en empêchant beaucoup de bien saisir ce qu’il se passe. Voici, en 7 points clés, un guide compréhensible sur la guerre et ses conséquences.

La loi est claire…

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est illégale. Elle viole la Charte des Nations Unies et constitue une agression selon le droit international. Elle viole également les garanties données par la Russie à l’Ukraine dans le cadre du Mémorandum de Budapest de 1994, lorsqu’elle s’était engagée à respecter la souveraineté et les frontières du pays en échange de l’abandon par Kiev de ses armes nucléaires.

Siddharth Varadarajan est rédacteur et cofondateur de The Wire. Ex-rédacteur en chef de The Hindu, il a reçu le prix du journalisme Shorenstein et été élu journaliste de l’année dans le cadre du prix Ramnath Goenka. Il a enseigné l’économie à l’université de New York et le journalisme à l’université de Californie, Berkeley, tout en travaillant pour le quotidien Times of India.

Même en s’en tenant à la justification initiale (et douteuse) de Moscou, à savoir la protection des droits des minorités russophones, cette manière d’utiliser la force viole les principes de nécessité et de proportionnalité et provoque une catastrophe humanitaire. Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, un million de personnes ont déjà fui l’Ukraine la semaine dernière.  La Russie doit cesser immédiatement toute opération offensive.

… Tout comme les provocations

L’invasion russe est clairement une réponse (aussi disproportionnée et malavisée qu’elle soit) aux tentatives des États-Unis de transformer l’Ukraine en une zone de projection de leur puissance militaire et de celle de l’OTAN contre la Russie.

Pour que les États-Unis puissent conserver leur hégémonie mondiale, il faut étouffer l’émergence de puissances hégémoniques aux deux extrémités de l’Eurasie.

Malgré de subtiles différences dans l’approche adoptée par les gouvernements Obama, Trump et Biden, les États-Unis ont combiné diverses stratégies pour atteindre cet objectif. Ils se sont notamment immiscés dans les affaires politiques de l’Ukraine, en encourageant l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Cette adhésion étant impossible en l’état, en attendant, ils fournissent armes et formations de pointe à l’armée ukrainienne1. On peut comparer la position actuelle de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie à celle de Cuba par rapport aux États-Unis lors de la crise des missiles de 1962 (l’île avait alors autorisé l’URSS à positionner des armes nucléaires russes sur son territoire). Vu sous cet angle, que la Russie ait recours à la force (aussi répréhensible cela soit-il) n’a rien de surprenant. Si l’on considère que l’« opération militaire spéciale » de Poutine est l’œuvre d’un dirigeant dérangé, alors il faut penser de même de la « mise en quarantaine » illégale des ports cubains imposée par Kennedy.

Oubliez l’idée que ce conflit tourne autour de questions de principes.

Des principes fondamentaux sont en jeu : la souveraineté de l’Ukraine, le droit de la guerre, y compris le droit humanitaire international, l’obligation de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays, les droits des minorités dans les États multiethniques ou multireligieux. Or, tant pour la Russie que pour les États-Unis, ces principes sont tout sauf universels.
Ces deux pays rivalisent d’emphase pour présenter le conflit. Le président Vladimir Poutine invoque, de façon risible, une nécessité de « dé-nazification » et de « démilitarisation ». Les États-Unis, quant à eux, justifient obstinément leur position par leur foi en l’inviolabilité de la souveraineté nationale et l’importance de préserver l’ordre mondial et ses règles. Pourtant, dans d’autres situations d’occupation et d’agression étrangères, où l’on assiste à des violations des droits humains et du droit humanitaire, ils se montrent bien moins à cheval sur ces principes.
Ainsi, mardi dernier, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a condamné les actes de la Russie en Ukraine occupée lors de la session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Il a vivement critiqué le CDH pour soumettre les actes israéliens en Palestine occupée au même type d’analyse que celle que les États-Unis exigent maintenant pour la Russie. Il a été jusqu’à accuser le Conseil de « biais anti-israélien »2. La Commission d’enquête et le point 7 permanent de l’ordre du jour , tous deux consacrés aux violations du droit humanitaire international dans les territoires palestiniens occupés, « entachent la crédibilité du Conseil et nous les rejetons fermement », a-t-il déclaré, aucunement gêné par ce flagrant délit de double langage3.

Le moteur de ce conflit est la rivalité géopolitique

En réalité, le conflit ukrainien est le résultat tragique d’un affrontement entre deux grandes puissances en constante quête d’hégémonie. L’une revancharde (la Russie) et axée sur son voisinage immédiat et l’autre (les États-Unis) cherchant à projeter sa puissance à l’échelle mondiale4.

Ce choc intervient dans un ordre mondial voyant la Chine monter (rapidement) en puissance et l’hégémonie des États-Unis décliner, lentement mais sûrement. Si les États-Unis ont toujours la capacité de réduire à néant tout arrangement qui ne leur convient pas, ils ne sont toutefois plus en mesure d’en imposer de nouveaux, stables, comme le démontrent leur retrait précipité d’Afghanistan et l’insécurité qui règne encore et toujours en Libye et en Irak. Malgré son essor, la Chine n’est pas non plus à même d’imposer l’ordre, pas plus que la Russie, malgré ses redoutables capacités militaires. Ces trois puissances hégémoniques sont en train d’optimiser leurs stratégies pour s’adapter à cette nouvelle réalité. Leurs efforts plongent cependant l’ordre mondial dans une dangereuse instabilité.

Les conflits et la guerre, qu’ils soient chauds ou froids, font toujours partie intégrante du capitalisme dans sa phase impérialiste.

Lors des présidentielles de 2016, Hillary Clinton s’était montrée encline à une politique de confrontation avec la Russie sur la Syrie et la Géorgie. C’est finalement Donald Trump qui l’a emporté et, pour lui, la priorité immédiate consistait à endiguer le développement de la Chine. Washington n’est pas parvenue à se se réconcilier avec Moscou sous Trump, notamment à cause de l’affaire du « Russiagate ». Le passage de témoin entre Trump et Biden apparaît toutefois comme une tentative des États-Unis de continuer à avancer sur les fronts de la Chine et de la Russie, tout en lâchant la bride à l’Iran et en limitant leurs pertes en Afghanistan. Cette projection de puissance s’apparente plutôt probablement à une tentative d’inverser le déclin de sa puissance.

Avertissant (gratuitement) que la « troisième guerre mondiale » serait différente des précédentes en raison des armes nucléaires, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov néglige le fait que nous assistons en fait à un retour de la rivalité inter-impérialiste de laquelle était née la Première Guerre mondiale. Contrairement à la Seconde Guerre mondiale fondée sur la lutte contre le fascisme et le militarisme, la Première Guerre mondiale n’avait rien à voir avec des conflits de valeurs.

Pour un pays agressé comme l’Ukraine, il va de soi que cette distinction peut être sans importance. En revanche, le reste du monde doit trouver des moyens de soutenir l’Ukraine afin d’atténuer (et non d’attiser) la rivalité entre grandes puissances qui est à l’origine de la guerre.

Pour que les États-Unis puissent conserver leur hégémonie mondiale, il faut étouffer l’émergence d’hégémons régionaux aux deux extrémités de l’Eurasie. S’il peut être difficile de prévoir comment vont se regrouper les pays, Washington se trouve aujourd’hui face à un « double front » où elle est défiée de part et d’autre par ce qui apparaît comme un embryon de coalition de deux puissants États eurasiens. Jusqu’ici, les Européens ont évité de se positionner par rapport au côté oriental. Des commentateurs avisés ont relevé que la stratégie indo-pacifique actuelle des États-Unis « était en contradiction » avec les visions allemande et française de la région. La guerre entre la Russie et l’Ukraine risque toutefois fort d’entraîner un rapprochement entre l’Europe et les États-Unis sur la question de la Chine et de la région indo-pacifique.5 Vladimir Poutine pourrait bien se rendre compte qu’il a surestimé sa capacité à détourner l’Allemagne des États-Unis.

La rivalité entre les grandes puissances est principalement motivée par des facteurs économiques et politiques nationaux. Les États-Unis, la Russie, l’Europe et la Chine ont tous des tendances internes à l’expansion externe. Cette même logique s’applique également à une autre caractéristique centrale de l’impérialisme. Le conflit et la guerre, qu’ils soient chauds ou froids, font toujours partie intégrante du capitalisme dans sa phase impérialiste. Le rôle et l’influence du complexe militaro-industriel des États-Unis sont bien documentés. L’industrie militaire joue aussi un rôle majeur dans l’économie russe, employant 2,7 % de la main-d’œuvre du pays6. Pour le sociologue russe Boris Kagarlitsky, l’invasion de l’Ukraine résulte de la crise profonde que traversent l’économie et la société russes suite à « l’échec complet » du capitalisme néolibéral dans le pays7.

D’un point de vue capitaliste, la guerre a son utilité. En détruisant le capital, elle lui crée simultanément de nouvelles opportunités (par exemple, l’usine automobile de Kregujevac en Serbie avait été bombardée par l’OTAN en 1999. Elle est maintenant entre les mains du constructeur automobile italien FIAT). Elle contribue à systématiquement définancer les moyens de production (de sorte que le chômage est élevé, contrairement aux salaires des travailleurs tenus de consommer), au profit des moyens de destruction (c’est-à-dire les armes), avec pour conséquence de gonfler la dette publique (de manière politiquement justifiable).

L’OTAN existe et s’élargit pour maintenir la présence des États-Unis en Europe

La stratégie de Washington à l’égard de l’Ukraine n’a jamais eu pour but de ramener la sécurité dans le pays et pour sa population, pas plus qu’elle ne vise à renforcer l’Europe. Elle cherche plutôt à préserver la position centrale des États-Unis dans les questions de sécurité européennes. Lord Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN, avait un jour décrit la mission de l’OTAN pendant la guerre froide comme consistant à « maintenir l’Union soviétique à l’extérieur, les Américains à l’intérieur et les Allemands au plus bas » en Europe. Depuis la fin de la guerre froide, ce raisonnement est plus important que jamais.8

Depuis la fin de la guerre froide, la mission de l’OTAN, à savoir « maintenir l’Union soviétique à l’extérieur, les Américains à l’intérieur et les Allemands au plus bas » en Europe, est plus importante que jamais.

En 1990 et 1991, les hauts responsables étasuniens avaient promis que l’OTAN ne s’étendrait jamais vers l’est, tout en justifiant l’alliance en faisant valoir que c’était le seul moyen pour les États-Unis de maintenir une présence militaire en Europe et de garder un œil sur une Allemagne réunifiée : « je veux vous poser une question à laquelle vous n’êtes pas obligé de répondre maintenant », a déclaré James Baker, secrétaire d’État américain à cette époque, à Mikhaïl Gorbatchev le 9 février 1990. Ajoutant : « en supposant que l’unification [de l’Allemagne] ait lieu, qu’est-ce qui est préférable pour vous : une Allemagne unifiée en dehors de l’otan, entièrement indépendante, sans troupes américaines, ou bien une Allemagne unie, qui maintient les liens avec l’OTAN, mais avec la garantie que ni la juridiction ni les troupes de l’OTAN ne s’étendront à l’est de la ligne actuelle ? ».

Dans la même conversation, il a reconnu franchement :

« L’OTAN est le mécanisme qui permet de garantir la présence américaine en Europe. Si on liquide l’OTAN, il n’y aura plus de mécanisme de ce type en Europe. Nous comprenons que, pour l’Union soviétique mais aussi pour d’autres pays européens, il est important d’avoir des garanties que si les États-Unis maintiennent leur présence en Allemagne dans le cadre de l’OTAN, pas un pouce de la juridiction militaire actuelle de l’OTAN ne s’étendra vers l’est ».

Cette politique a été de courte durée. La France et l’Allemagne faisaient pression en faveur d’une politique étrangère et de sécurité commune pour l’Union européenne. Le gouvernement Clinton s’est mis à plaider en faveur de l’élargissement du territoire de l’OTAN (dans le cadre du programme de Partenariat pour la paix en 1994) puis de son mandat à proprement parler selon le « nouveau Concept stratégique » adopté en 19999. La Pologne, la Hongrie et la République tchèque ont rejoint l’OTAN en 1999, à peu près au moment où l’alliance attaquait la Yougoslavie, pour des motifs étonnamment proches de ceux invoqués par la Russie pour agresser l’Ukraine10.

Sous Boris Eltsine, Moscou a fermé les yeux sur l’attitude agressive de l’OTAN. Cette passivité a commencé petit à petit à s’estomper lorsque l’évolution de la dynamique interne de la Russie a mené Vladimir Poutine au poste de président en mars 2000. L’OTAN a poursuivi son élargissement, accueillant en 2004, les trois anciennes républiques soviétiques de Lettonie, de Lituanie et d’Estonie. En 2020, l’OTAN englobait tous les membres de l’ancien Pacte de Varsovie, à l’exception de la Russie (et de l’Allemagne de l’Est, celle-ci n’étant plus).

Comme l’a souligné John L. Mearsheimer, politologue conservateur américain, pour les dirigeants russes, l’intention de Washington d’intégrer les anciennes républiques soviétiques de Géorgie et d’Ukraine dans l’OTAN (officiellement adoptés lors du sommet de Bucarest de l’alliance militaire en avril 2008) allait trop loin11. Initialement discrète dans sa critique de cette démarche, la Russie a placé ses espoirs dans l’incapacité de l’Ukraine à « modifier la proportion actuelle de sympathisants envers l’OTAN », désignant ainsi à demi-mot la dynamique politique à Kiev. Un raisonnement confirmé par l’élection, en 2010, d’un président pro-russe, Viktor Ianoukovitch, qui a tenu bon jusqu’à ce que les événements de l’« Euromaïdan » de 2014, soutenus par les États-Unis, mènent à son éviction.

Le départ de M. Ianoukovitch a marqué la véritable fin de ce que Mearsheimer a appelé la « neutralité de l’Ukraine » de 1991 à cette date. La montée en puissance des « sympathisants de l’OTAN » a déclenché directement l’annexion de la Crimée (où se trouve la base navale russe de Sébastopol) par la Russie, quelques jours après le changement de régime à Kiev. Le 10 novembre 2021, les États-Unis et l’Ukraine ont signé une charte de partenariat stratégique (qualifiée par l’historien russophile Robert Service de « bévue stratégique » 12 de Washington, ayant entraîné la guerre en Ukraine) , première étape en vue d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Celle-ci affirmait notamment : « Dans la droite ligne de la déclaration du sommet de Bucarest du 3 avril 2008 du Conseil de l’Atlantique Nord de l’OTAN, et comme le réaffirme le communiqué du sommet de Bruxelles du 14 juin 2021 du Conseil de l’Atlantique Nord de l’OTAN, les États-Unis soutiennent le droit de l’Ukraine à décider de sa propre orientation future en matière de politique étrangère, sans ingérence extérieure, y compris en ce qui concerne les aspirations de l’Ukraine à adhérer à l’OTAN »13.

13 semaines plus tard, la Russie envahissait le reste de l’Ukraine.

Les États-Unis vont se servir de l’invasion de la Russie pour renforcer les liens énergétiques entre eux et l’Europe.

Comme le rappelle14 Scott Ritter, William Burns, directeur de la Central Intelligence Agency, avait anticipé cette évolution 12 ans plus tôt, alors qu’il était ambassadeur des États-Unis en Russie. Dans un message confidentiel envoyé le 1er février 2008 (divulgué par WikiLeaks15), M. Burns qualifiait l’opposition de la Russie aux projets visant à intégrer l’Ukraine dans l’OTAN de « névralgique et concrète » :

« Les aspirations de l’Ukraine et de la Géorgie vis-à-vis de l’OTAN ne touchent pas seulement une corde sensible en Russie. Elles suscitent de sérieuses préoccupations quant aux conséquences que cela pourrait avoir sur la stabilité de la région. Non seulement la Russie se sent encerclée et perçoit une volonté de neutraliser l’influence de la Russie dans la région, mais elle craint également des conséquences imprévisibles et incontrôlées qui affecteraient gravement les intérêts russes en matière de sécurité. Selon certains experts, la Russie craint particulièrement que les fortes divisions en Ukraine sur l’adhésion à l’OTAN, à laquelle s’oppose une grande partie de la communauté russophone, ne provoquent un clivage profond, impliquant des violences voire, au pire, une guerre civile. Dans cette éventualité, la Russie devrait décider d’intervenir ou non, décision à laquelle elle ne veut pas être confrontée ».

L’exploit d’avoir finalement réussi à amener la Russie à prendre une décision (celle d’intervenir) « à laquelle elle ne voulait pas être confrontée » revient aux responsables politiques étasuniens.

L’Europe aura désormais moins de marge de manœuvre pour faire valoir ses propres intérêts

Pendant des décennies, l’adhésion du Royaume-Uni à l’Union européenne a contribué à rassurer les États-Unis sur le fait que les ambitions allemandes et françaises de rendre l’Europe plus indépendante sur le plan économique et stratégique pouvaient être maîtrisées. Le Royaume-Uni est resté en dehors de la zone euro et a toujours fait preuve d’une certaine frilosité vis-à-vis de plans ambitieux d’une politique étrangère et de sécurité commune. Malgré cela, le Brexit prive désormais l’Europe d’un important avant-poste des États-Unis. Et, compte tenu de l’avancée des autres puissances mondiales sur le continent, ce n’est pas un détail. Les États-Unis considèrent l’initiative chinoise Belt and Road comme une menace pour l’« alliance euro-atlantique »16. L’entente germano-russe, axée sur l’énergie, menée sous la houlette de Gerhard Schroeder, était déjà à l’origine du gazoduc Nord Stream I. Les travaux relatifs à Nord Stream II ont commencé sous la présidence d’Angela Merkel, en 2015.

On ne peut attendre de l’Ukraine qu’elle accepte la neutralité que si la Russie cesse de remettre en question le droit de l’Ukraine à l’autodétermination.

Les États-Unis se sont opposés à ces projets sous-marins parce qu’ils estiment qu’ils rendent la Russie moins dépendante de pays comme l’Ukraine, que Washington considère comme faisant partie intégrante de sa propre politique d’ouverture vis-à-vis de Moscou. L’invasion de la Russie sera donc utilisée par les États-Unis pour renforcer les liens énergétiques entre eux et l’Europe, en donnant potentiellement une aubaine aux producteurs américains de GNL. Elle leur servira aussi à s’assurer que l’Allemagne et le reste du continent restent fermement ancrés à l’alliance atlantique, non seulement en termes militaires mais aussi sur le plan de l’économie politique.

L’invasion et la destruction prévisible de l’Ukraine (pratiquement inévitables vu la politique d’avancée de Washington) sont considérés comme des dégâts collatéraux acceptables au regard de l’avantage géopolitique plus vaste et essentiel que représente le renforcement de l’ancrage américain en Europe.

La neutralité de l’Ukraine est peut-être la seule solution viable

Pendant la guerre froide, le non-alignement ne concernait pas seulement les pays refusant de prendre parti pour l’une ou l’autre des superpuissances. Il s’agissait avant tout d’une tentative du bloc des non-alignés de contenir la rivalité entre les États-Unis et l’URSS et de l’empêcher de s’exacerber au détriment de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est sans aucun doute le produit de la politique américaine de fuite en avant, mais elle ne fera qu’attiser les rivalités entre impérialistes au niveau mondial. À ce stade, on ne peut exclure une reprise de la course aux armements nucléaires, voire des essais nucléaires. La Finlande, dont la neutralité a été un facteur important de stabilité en Europe pendant la guerre froide, dit maintenant pouvoir envisager de demander son adhésion à l’OTAN.

Y a-t-il encore une issue à la crise actuelle ? Les sanctions économiques à l’encontre de la Russie constituent une réaction impulsive. Tout au mieux inefficaces, elles pourraient même s’avérer contre-productives. Les États-Unis ont raisonnablement exclu une réponse militaire, y compris une « zone d’exclusion aérienne » au-dessus de l’Ukraine, car cela mettrait leurs forces militaires en conflit direct avec celles de la Russie. L’ouverture d’une enquête pour crimes de guerre contre la Russie par la Cour pénale internationale ne sera pas non plus d’un grand secours, d’autant plus que le procureur a récemment décidé de réduire la priorité (en clair, d’abandonner) de son enquête sur les crimes de guerre commis par les États-Unis en Afghanistan.

Toute solution impliquera nécessairement le retrait des troupes russes, mais il ne se suffira pas à lui-même, à moins que les États-Unis et la Russie ne s’engagent tous deux à garantir la neutralité de l’Ukraine, comme l’a suggéré le très réaliste professeur Mearsheimer. Idéalement, ce statut de neutralité devrait aussi être envisagé pour la Géorgie. « Un État neutre en permanence », écrit James Upcher, « n’a pas le droit de conclure des alliances ou des traités de garantie qui pourraient l’impliquer dans une guerre n’impliquant pas la défense de son propre territoire ».17

Lorsque Poutine qualifie l’Ukraine d’« État artificiel », c’est précisément ce que Lénine entendait par de chauvinisme grand-russe.

Ce statut signifie que ces États restent en dehors de l’OTAN. On ne peut toutefois guère attendre de l’Ukraine qu’elle accepte la neutralité si la Russie ne cesse pas de remettre en question le droit de l’Ukraine à l’autodétermination. S’appuyant sur son essai de 2021 précédemment évoqué, le discours de Poutine du 21 février reproche aux bolcheviks et à l’Union soviétique qu’ils ont créée l’« artificialité » de l’Ukraine en tant qu’État.18 Cette affirmation est précisément ce que Lénine entendait par le chauvinisme grand-russe, qui, selon lui, avait contribué à faire de la Russie tsariste une prison des nations.19 La force de l’Union soviétique, la qualité essentielle qui lui a permis de briser les reins du fascisme hitlérien lors de la Grande Guerre patriotique, était justement l’unité que les bolcheviks avaient créée grâce à leur position éclairée sur la question nationale. Malgré de nombreux manquements, l’URSS a tenu en échec le chauvinisme grand-russe et, lorsque l’Union soviétique a pris fin, chacune des républiques qui la constituaient s’est séparée pacifiquement de la Russie. Pour que l’Ukraine accepte la neutralité maintenant, Poutine et ses successeurs devront se défaire de ce chauvinisme grand-russe sous toutes ses facettes.

Après avoir envahi l’Ukraine, la Russie n’a aucune chance de voir une quelconque demande de sa part « démilitarisation » de l’Ukraine. Toutefois, le retrait des systèmes de défense contre les missiles balistiques installés en Pologne et en Roumanie (soi disant destiné à faire face aux menaces d’« États voyous » tels que l’Iran, mais profondément inquiétants pour la Russie) doit également faire partie de la solution.

Cet article a bénéficié des commentaires et suggestions de Haris Gazdar et Manoj Joshi.
Traduction abrégée d’un article paru précédemment sur The Wire.

Footnotes

  1. « Op-Ed: The CIA has backed Ukrainian insurgents before. Let’s learn from those mistakes », LA Times, 25 février 2022.
  2. Anthony J. Blinken, « Remarks at the UN Human Rights Council 49th Session »U.S. Department of State, 1 mars 2022.
  3. Nations Unies.
  4. « Article by Vladimir Putin ”On the Historical Unity of Russians and Ukrainians“ », Kremlin, 12 juillet 2021.
  5. « Biden’s Indo-Pacific strategy at odds with German, French visions », Nikei Asia, 23 février 2022.
  6. Pavel Luzin, « Russia’s Defense Industry and Its Influence on Policy: Stuck in a Redistributive Feedback Loop », Russia Matters, 3 novembre 2021.
  7. « How Russia’s War In Ukraine Is Playing Out Inside Russia, w/ Prof. Boris Kagarlitsky », Youtube, 1 mars 2022.
  8. « Lord Ismay », North Atlantic Treaty Organisation.
  9. Siddharth Varadarajan, « Ruses for War: Nato’s New Strategic Concept », The Times of India, 10 mai 1999.
  10. Siddharth Varadarajan, « Kosovo Cauldron: Nato on a Dangerous and Illegal Course », The Times of India, 29 mars 1999.
  11. « PROFESSOR JOHN MEARSHEIMER: THE CRISIS IN UKRAINE », Youtube, 21 février 2022.
  12. Tunku Varadarajan, « The Two Blunders That Caused the Ukraine War », Wall Street Journal, 4 mars 2022.
  13. « U.S.-Ukraine Charter on Strategic Partnership », US Department of State, 10 novembre 2021.
  14. « Russia’s Invasion of Ukraine in Perspective »Energy Intelligence, 25 février 2022.
  15. « NYET MEANS NYET: RUSSIA’S NATO ENLARGEMENT REDLINES », Wikileaks, 1 février 2008.
  16. Jennifer Hillman et Alex Tippett, « The Belt and Road Initiative: Forcing Europe to Reckon with China? », The Council on Foreign Relations, april 2021.
  17. James Upcher, Neutrality in Contemporary International Law, Oxford, Oxford University Press, 2020.
  18. Marlene Laruelle et Ivan Grek, « Decoding Putin’s Speeches: The Three Ideological Lines of Russia’s Military Intervention in Ukraine », Russia Matters, 2021.
  19. Lénine, The Question of Nationalities or “Autonomisation”, décembre 1922.