La grande bourgeoisie des États-Unis a fait cause commune contre la Chine. Les faucons libéraux et les néoconservateurs ont fusionné sur le plan stratégique et portent la politique de guerre des États-Unis à un niveau sans précédent face à leur rival stratégique.
L’appétit vorace des États-Unis pour la guerre se fait de plus en plus ressentir dans le monde entier. Dans le contexte de la crise ukrainienne, les États-Unis et l’Otan se sont employés à intensifier leur guerre par procuration avec la Russie tout en continuant à intensifier leur encerclement et leurs provocations à l’encontre de la Chine. Cette intention de guerre s’est manifestée notamment lors de l’émission télévisée Meet The Press du 15 mai 2022 sur la chaîne étasunienne NBC, dans laquelle était simulée une guerre des États-Unis contre la Chine1. Il convient de noter que cette « simulation de guerre » était organisée par le Center for a New American Security (CNAS), un important groupe de réflexion de Washington, D.C., cofinancé par le gouvernement des ÉtatsUnis et plusieurs de ses alliés, ainsi que par un ensemble de sociétés militaires et technologiques étasuniennes2.
Cette simulation s’inscrit dans la droite ligne d’autres signaux alarmants pointant vers une guerre, émanant à la fois du Congrès et du Pentagone. Ainsi, Charles Richard, chef du commandement stratégique des États-Unis, a affirmé devant le Congrès que la Russie et la Chine représentaient une menace nucléaire pour les États-Unis3. En juin, lors de son sommet annuel, l’Otan a qualifié la Russie de « menace la plus importante et la plus directe » et a désigné la Chine comme un « défi [pour] nos intérêts ». En outre, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont participé au sommet pour la première fois, laissant entrevoir la possibilité de la création d’une branche asiatique à l’avenir. Enfin, dans un acte de provocation flagrante à l’égard de Pékin, la présidente de la Chambre des représentants des ÉtatsUnis, Nancy Pelosi, troisième plus haut responsable au sein du gouvernement Biden, s’est rendue à Taïwan, sous escorte de l’armée de l’air des États-Unis4.
Au vu de la politique étrangère agressive du gouvernement Biden, on ne peut s’empêcher de se demander qui, parmi l’élite dirigeante étasunienne, prône la guerre ? Existe-t-il un mécanisme permettant d’endiguer cette belligérance dans le pays ?
Cet article aboutit à trois conclusions. Tout d’abord, deux groupes de l’élite, naguère rivaux en matière de politique étrangère — les faucons libéraux et les néoconservateurs –, ont fusionné stratégiquement sous le gouvernement Biden, formant le consensus le plus important en matière de politique étrangère au sein de l’élite du pays depuis 1948. Ce faisant, ils portent la politique de guerre des ÉtatsUnis à un niveau sans précédent. En deuxième lieu, compte tenu de ses intérêts à long terme, la grande bourgeoisie des États-Unis est parvenue à engendrer un consensus sur le fait que la Chine constitue un rival stratégique et a engrangé un soutien solide en faveur de cette ligne de politique étrangère. Troisièmement, la résistance intérieure au militarisme des États-Unis s’est vue fortement affaiblie.
La fusion des élites bellicistes de la politique étrangère
Parmi les premiers tenants de l’interventionnisme libéral étasunien, on trouvait des présidents démocrates comme Harry Truman, John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson, dont les racines idéologiques remontent à la vision de Woodrow Wilson selon laquelle les États-Unis se devaient d’assumer le rôle de défenseur de la démocratie sur la scène internationale. C’est cette même idéologie qui a guidé l’invasion du Vietnam.
Après la défaite des États-Unis au Vietnam en 1975, au terme de vingt ans de guerre, le Parti démocrate a temporairement réduit les appels à l’intervention dans le cadre de sa politique étrangère, même si, par exemple, le sénateur démocrate Henry Jackson, un faucon libéral, s’est joint à d’autres anticommunistes et interventionnistes fervents, contribuant ainsi à inspirer le mouvement néoconservateur. Les néoconservateurs, dont un certain nombre de partisans et d’anciens collaborateurs de Jackson, ont soutenu le républicain Ronald Reagan à la fin des années 1970 en raison de son engagement à faire face au prétendu expansionnisme soviétique.
Avec la dissolution de l’Union soviétique en 1991 et la montée de l’unilatéralisme étasunien, les néoconservateurs sont entrés dans le courant dominant de la politique étrangère des États-Unis avec leur maître à penser, Paul Wolfowitz, un ancien collaborateur de Henry Jackson. En 1992, quelques mois seulement après la désintégration de l’Union soviétique, Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la politique de Défense, a présenté son document Defense Policy Guidance, qui préconisait explicitement le maintien par les États-Unis d’une position unipolaire permanente. Cela se ferait, expliquait-il, par l’expansion de la puissance militaire étasunienne dans la sphère d’influence de l’ancienne Union soviétique et le long de tous ses périmètres dans le but d’empêcher la ré-émergence de la Russie en tant que grande puissance.
La stratégie unipolaire des États-Unis, mise en œuvre grâce à l’expansion de sa force militaire, a guidé les politiques étrangères de George H.W. Bush et de son fils George W. Bush, ainsi que celles de Bill Clinton et de Barack Obama. Les États-Unis ont pu lancer la première guerre du Golfe en grande partie grâce à la faiblesse de l’Union soviétique. Ils ont ensuite opéré, avec l’Otan, le démembrement militaire de la Yougoslavie. Après le 11 Septembre, la politique étrangère du gouvernement de George Bush Jr. a été entièrement dominée par les néoconservateurs, notamment par le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld.
La Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont pour la première fois participé à un sommet de l’Otan, laissant entrevoir la possibilité de la création d’une branche asiatique à l’avenir.
Si les faucons libéraux et les néoconservateurs ont tous deux ardemment plaidé en faveur d’interventions militaires à l’étranger, il existait historiquement deux différences importantes entre eux. Tout d’abord, les faucons libéraux avaient tendance à croire que les États-Unis devaient influencer les Nations unies et d’autres institutions internationales pour mener des interventions militaires, tandis que les néoconservateurs avaient tendance à ignorer les institutions multilatérales. Deuxièmement, les faucons libéraux cherchaient à mener des interventions militaires aux côtés des alliés occidentaux, tandis que les néoconservateurs étaient plus disposés à mener des opérations militaires unilatérales et à violer de manière flagrante le droit international. Comme le souligne Niall Ferguson, historien à l’université de Harvard, les néoconservateurs étaient ravis d’accepter le titre d’Empire pour les États-Unis et de décider unilatéralement d’attaquer n’importe quel pays en tant que puissance hégémonique du monde5.
Bien que les républicains et les démocrates aient historiquement développé leurs propres institutions de politique et de défense, il serait erroné de penser qu’ils ont des approches distinctes en matière de stratégie de politique étrangère. Il est vrai que des groupes de réflexion tels que la Heritage Foundation constituent d’importants bastions néoconservateurs qui ont penché en faveur de la politique républicaine, tandis que d’autres, tels que la Brookings Institution et le CNAS, créé plus tard, sont le fief de faucons libéraux davantage alignés sur les démocrates. Des membres des deux camps ont toutefois œuvré au sein de chacune de ces organisations, leurs différences portant davantage sur des propositions politiques spécifiques que sur leur affiliation partisane. Dans les faits, derrière la Maison Blanche et le Congrès, un vaste réseau bipartisan de planification des politiques, composé de fondations, d’universités, de groupes de réflexion, de groupes de recherche et d’autres institutions, oriente collectivement les agendas des entreprises et des capitalistes sous forme de propositions et de rapports politiques.
Une autre idée fausse relativement répandue voudrait que le camp progressiste du libéralisme favorise le développement social, fournisse une aide internationale et limite les dépenses militaires. En effet, la période néolibérale, qui a débuté au milieu des années 1970, s’est caractérisée par la subordination de l’État aux forces du marché et par l’austérité budgétaire dans des domaines tels que les soins de santé, l’aide alimentaire et l’éducation, tout en encourageant des dépenses militaires illimitées, entraînant une dégradation considérable de la qualité de vie pour la grande majorité de la population. Dans le domaine de la politique étrangère, le groupe de réflexion étasunien le plus influent depuis la Seconde Guerre mondiale est le Council on Foreign Relations (CFR), financé par des membres de la classe dirigeante. Ainsi, on retrouve parmi ses fondateurs, des pontes du secteur de l’énergie (Chevron, ExxonMobil, Hess, Tellurian), de la finance (Bank of America, BlackRock, Citi, Goldman Sachs, JPMorgan Chase, Morgan Stanley, Moody’s, Nasdaq), de la technologie (Accenture, Apple, AT&T, Cisco) et de l’Internet (Google, Meta), entre autres secteurs. Le conseil d’administration actuel du CFR comprend Richard Haass, principal conseiller de George Bush (père) pour le Moyen-Orient, et Ashton Carter, secrétaire à la Défense d’Obama. Le magazine allemand Der Spiegel a décrit le CFR comme « l’institution privée la plus influente aux États-Unis et dans le monde occidental » et « le politburo du capitalisme6 ». Les propositions politiques du CFR reflètent la pensée stratégique à long terme de la bourgeoisie étasunienne.
Quel que soit le parti dont les candidats sont soutenus par le personnel de ces diverses institutions lors des élections, ce réseau de collaboration bipartisan de longue date a été le garant de la continuité en matière de politique étrangère à Washington. Il promeut une vision suprématiste du monde qui nie le droit des autres pays à s’impliquer dans les affaires internationales, idéologie remontant à la doctrine Monroe de 1823 qui proclamait la domination des États-Unis sur l’ensemble de l’hémisphère occidental, et en particulier sur ce qui est parfois décrit comme leur « arrière-cour », à savoir l’Amérique latine7. L’élite actuelle de la politique étrangère étasunienne n’a fait qu’étendre au monde entier la portée de cette doctrine.
Au début du siècle, les néoconservateurs, regroupés au sein du Parti républicain, étaient plus préoccupés par la désintégration et la dénucléarisation de la Russie que par la Chine. Vers 2008, toutefois, des forces au sein de l’élite politique étasunienne ont commencé à se rendre compte du fait que la montée en puissance de l’économie chinoise était appelée à se poursuivre, que ses futurs dirigeants ne céderaient pas à l’influence des États-Unis et qu’il n’y aurait pas en Chine l’équivalent de Gorbatchev ou d’Eltsine. C’est aussi à cette époque que les néoconservateurs ont commencé à adopter une approche résolument conflictuelle à l’égard de la Chine et à rechercher son endiguement.
Dans le même temps, certains faucons libéraux pro-démocrates ont fondé le CNAS, et Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, a dirigé l’élaboration et la mise en œuvre du « Pivot vers l’Asie ». Ce fut un tournant stratégique dans la politique étrangère des États-Unis et il fut applaudi par les néoconservateurs qui, à l’époque, appartenaient encore au camp républicain. Mme Clinton a été saluée comme une « voix forte » par Max Boot, commentateur politique et membre éminent du CFR, qui, en 2003, a écrit que, « compte tenu du bagage historique que renferme le terme ‘impérialisme’, il n’est guère nécessaire que le gouvernement des États-Unis le reprenne à son compte. Il se doit toutefois absolument d’adopter cette pratique8. » Aujourd’hui, l’extension de l’Otan à l’Ukraine et la confrontation avec la Russie restent une priorité pour les néoconservateurs comme pour les faucons libéraux. Les deux groupes sont en désaccord avec les réalistes9, qui proposent une détente avec la Russie afin de renforcer la confrontation avec la Chine. L’élection de Trump en 2016 a brièvement créé des turbulences dans le consensus du CFR. Comme l’a souligné John Bellamy Foster dans son ouvrage Trump in the White House : Tragedy and Farce, l’ancien président est arrivé au pouvoir en partie grâce à la mobilisation d’un mouvement néofasciste basé dans la classe moyenne inférieure blanche10. Initialement, seul un petit nombre de personnes de l’élite du grand capital l’a soutenu.
La tendance de Trump à réduire son engagement dans les affaires mondiales — comme on a pu le voir avec le retrait des troupes de Syrie et l’amorce du retrait d’Afghanistan, ainsi que les contacts diplomatiques avec la Corée du Nord — a favorisé les intérêts à court terme de la petite et moyenne bourgeoisie et a suscité le soutien des réalistes en matière de politique étrangère, y compris Henry Kissinger, mais a contrarié les néoconservateurs. Un groupe au sein de l’élite néoconservatrice a joué un rôle majeur dans la campagne contre Trump : il s’agit de quelque 300 fonctionnaires, qui avaient soutenu le gouvernement Bush, mais qui ont soutenu le Parti démocrate aux élections de 2020.
Sous Biden, le consensus du CFR a repris, et les néoconservateurs et les faucons libéraux se sont complètement alignés quant à l’orientation stratégique du pays. Leur prise de conscience commune de la montée en puissance de la Chine a favorisé, entre ces deux groupes, une unité qui n’avait plus été vue depuis des décennies. Cette unité est fondée sur la théorie stipulant que les États-Unis doivent intervenir activement dans la politique des autres pays, faire tout leur possible pour promouvoir « la liberté et la démocratie », sévir contre les États qui contestent la domination économique et militaire de l’Occident, éliminer les gouvernements indésirables et assurer l’hégémonie mondiale par tous les moyens — avec la Russie et la Chine comme cibles principales.
En mai 2021, le secrétaire d’État Antony Blinken a déclaré que les États-Unis défendraient un « ordre international fondé sur des règles », un terme ambigu qui fait référence aux organisations internationales et de sécurité dominées par les États-Unis plutôt qu’aux institutions plus larges fondées sur l’ONU. La position de Blinken suggère que, sous le gouvernement Biden, les faucons libéraux ont officiellement renoncé à toute prétention d’allégeance à l’ONU ou aux autres organisations multilatérales internationales, à moins qu’elles ne se plient au diktat des États-Unis.
En 2019, l’éminent néoconservateur Robert Kagan a cosigné avec Antony Blinken un article exhortant les ÉtatsUnis à abandonner la politique de l’« America First » de Trump. Dans cet article, ils appellent à l’endiguement (c’est-à-dire à l’encerclement et à l’affaiblissement) de la Russie et de la Chine, et proposent une politique « de diplomatie préventive et de dissuasion » contre les adversaires des États-Unis, c’est-àdire des troupes et des chars partout où cela est jugé nécessaire11. Par ailleurs, il convient de rappeler que l’épouse de Robert Kagan, Victoria Nuland, qui a été secrétaire d’État adjointe aux Affaires européennes et eurasiennes dans le gouvernement Obama, a joué un rôle clé dans l’organisation et le soutien de la révolution de couleur/coup d’État en Ukraine en 2014 et s’est targuée des milliards de dollars dépensés par les États-Unis pour « promouvoir la démocratie » dans ce pays12. Elle occupe actuellement le poste de sous-secrétaire d’État aux Affaires politiques dans le gouvernement Biden, le troisième poste le plus important au sein du département d’État. Elle est également l’héritière spirituelle de son mentor, la cheffe de file des faucons libéraux, Madeleine Albright13.
L’orientation belliciste adoptée par Kagan et Blinken a été renforcée d’un cran par le groupe de réflexion de l’Otan, le Conseil de l’Atlantique, qui a plaidé en faveur de la politique de la corde raide nucléaire. En février 2022, Matthew Kroenig, directeur adjoint du Snowcroft Center for Strategy and Security de l’Atlantic Council, a plaidé en faveur d’un examen de l’utilisation préventive par les États-Unis d’armes nucléaires « tactiques14 ».
En 1992, le Defense Policy Guidance du sous-secrétaire à la politique de Défense des États-Unis Paul Wolfowitz préconisait explicitement l’expansion de la puissance militaire étasunienne vis-à-vis de l’ancienne Union soviétique.
À partir de cette petite coterie de bellicistes, on peut facilement repérer l’intégration profonde des deux groupes de l’élite en matière d’affaires étrangères, tous deux étant les véritables moteurs de la crise ukrainienne. L’évolution de cette crise révèle les tactiques adoptées par cette clique va-t-en-guerre15.
Si les résultats escomptés sont atteints en Ukraine, la même stratégie sera sans doute reproduite dans le Pacifique occidental.
Ces dernières années, les forces progressistes du monde entier ont lancé diverses campagnes internationales pour faire part de leurs préoccupations concernant la stratégie mondiale agressive poursuivie par les États-Unis, en utilisant souvent l’expression « nouvelle guerre froide ». Cependant, les récits présentés sous-estiment parfois la nature délétère de certains aspects de la politique étrangère actuelle des États-Unis. La « vieille guerre froide » avec l’Union soviétique obéissait à certaines règles et lignes de fond : les États-Unis ont eu recours à divers moyens politiques et économiques pour exercer des pressions et tenter de renverser l’État soviétique, alors que les deux parties reconnaissaient l’étendue de leurs intérêts et de leurs besoins de sécurité respectifs. Les États-Unis se gardaient toutefois de modifier les frontières nationales de leurs adversaires nucléaires.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui, à en juger par la lettre ouverte du Wall Street Journal selon laquelle les États-Unis devraient démontrer leur capacité à gagner une guerre nucléaire. Une position étayée par l’élite de la politique étrangère, qui estime que l’Ukraine et Taïwan doivent être protégées dans la mesure où il s’agit de sites stratégiques situés dans le périmètre militaire occidental16.
Même Kissinger, homme d’État qui a occupé les devants de la scène pendant la guerre froide, a exprimé son inquiétude et son opposition à la politique étrangère actuelle des États-Unis, affirmant que la bonne stratégie consisterait à diviser la Chine et la Russie, et prévenant qu’il y aurait des conséquences dangereuses si les États-Unis poursuivaient directement et simultanément la guerre contre ces deux États dotés de l’arme nucléaire.
La bourgeoisie étasunienne se prépare à la guerre contre la Chine
Washington a cherché à dissocier économiquement les États-Unis de la Chine par des guerres commerciales et technologiques, un processus amorcé sous la présidence de Donald Trump et qui s’est poursuivi sous Biden. Cette politique a toutefois entraîné des conséquences inattendues.
D’une part, en raison de l’existence de chaînes d’approvisionnement mondiales, les industries manufacturières étasunienne et européenne sont fortement tributaires des importations en provenance de Chine. M. Biden s’est heurté à une opposition intérieure lorsqu’il a appelé à réduire les tarifs douaniers imposés dans le cadre de la guerre commerciale afin d’alléger l’énorme pression inflationniste pesant sur les ÉtatsUnis. D’autre part, bien que la Chine n’ait pas été à l’origine du découplage économique, la pression des guerres commerciales et technologiques a favorisé le développement de la « grande circulation interne » au sein du pays (visant à réduire la dépendance aux exportations et à s’appuyer davantage sur la consommation intérieure). Depuis la pandémie, on observe une légère et progressive augmentation du commerce de marchandises entre les États-Unis et la Chine.
Il faut toutefois noter qu’un changement est en cours dans la logique de base des relations entre les États-Unis et la Chine : la bourgeoisie étasunienne a resserré son alliance contre la Chine et soutenu la stratégie belliqueuse de Washington. Cette situation découle de facteurs à la fois économiques et idéologiques. Ainsi, les indicateurs de PIB des États-Unis et d’autres pays occidentaux ne reflètent pas les contributions apportées par la main-d’œuvre dans les usines du Sud. Par exemple, les ventes extrêmement profitables d’Apple aux États-Unis sont reflétées dans le PIB des États-Unis, alors que la véritable source de ces profits élevés est à trouver dans l’excédent créé par la main-d’œuvre productive de pointe, massivement efficace et à faible coût, à Shenzhen, Chongqing et dans d’autres villes de Chine où se trouvent les usines de Foxconn17.
La Chine a parcouru un long chemin depuis l’époque des grandes usines employant des travailleurs non qualifiés mal payés, et a développé une infrastructure industrielle, logistique et sociétale extrêmement sophistiquée qui, en 2019, représentait 28,7 % de la production manufacturière mondiale18. Déplacer l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement de la Chine vers l’Inde ou le Mexique serait un processus tellement long qu’il ne peut se baser uniquement sur des salaires plus bas.
Peu de secteurs de l’économie étasunienne dépendent fortement du marché local chinois pour leurs ventes, à l’exception des fabricants de puces étasuniens. De grandes entreprises telles que Boeing, Caterpillar, General Motors, Starbucks, Nike, Ford et Apple (à 17 %) tirent moins de 25 % de leurs revenus de la Chine19. Le revenu total des entreprises du S&P 500 s’élève à 14 000 milliards de dollars, dont pas plus de 5 % correspondent à des ventes en Chine20.
Le magazine allemand Der Spiegel décrivait le Council on Foreign Relations comme « le politburo du capitalisme ».
Il est peu probable que les PDG étasuniens s’opposent à l’orientation de la politique étrangère des États-Unis à l’égard de la Chine car on ne leur présente pas une voie claire pour accroître leur accès à long terme au marché intérieur chinois en plein essor. Une telle attitude était manifeste lors de la conférencetéléphonique sur les résultats de Disney en mai 2022, lorsque son PDG Bob Chapek a exprimé sa confiance dans le succès de l’entreprise, même sans accès au marché chinois21. Cette prise de position à l’égard de la Chine est perceptible dans les principales industries étasuniennes :
- Tech/Internet. Neuf des dix plus grandes fortunes étasuniennes appartiennent au secteur de la technologie/Internet. L’élite technologique montante est profondément empreinte d’attitudes antichinoises, en raison notamment des difficultés qu’elle a rencontrées pour pénétrer le marché chinois. Les géants technologiques étasuniens tels que Google, Amazon et Facebook n’ont pratiquement aucun marché en Chine, tandis que des entreprises comme Apple et Microsoft rencontrent des difficultés croissantes. Ces multinationales aspirent à un changement du système politique en Chine qui leur ouvrirait la porte à l’énorme marché du pays, cependant que les principaux acteurs de ce secteur œuvrent activement à faire avancer la politique étrangère hostile de Washington. La fervente promotion de la théorie de la « menace chinoise » par Eric Schmidt, l’ancien PDG et président exécutif de Google, reflète l’opinion dominante de la communauté technologique des États-Unis, qui façonne également le discours public. Twitter et Facebook se sont associés aux gouvernements étasunien et occidentaux pour censurer de plus en plus les critiques de leur politique étrangère et influencer le débat sur des questions clés, telles que la pandémie, Hong Kong et le Xinjiang.
- Industrie. L’industrie manufacturière étasunienne continue de dépendre des capacités de production chinoises. Les investissements constants et l’innovation technologique dans le secteur manufacturier des États-Unis ont été effectivement abandonnés pendant la période néolibérale et, malgré les appels d’Obama et de Trump à rapatrier la fabrication en Amérique du Nord, peu de choses ont été accomplies en ce sens. Les investissements manufacturiers des États-Unis en Chine ont, toutefois, diminué au cours de ces dernières années.
- Le secteur des services financiers aux États-Unis anticipe depuis longtemps une ouverture des marchés de capitaux chinois, son espoir ultime étant un changement de régime en Chine qui conduirait le pays sur une voie purement néolibérale. La grande finance se montre de plus en plus hostile au fait que les marchés financiers chinois ne progressent pas dans la direction souhaitée par Wall Street, comme en témoigne le renforcement du contrôle des capitaux par le gouvernement chinois et le retrait d’une série d’actions chinoises de la bourse des valeurs des États-Unis.
- Les secteurs du détail et de la grande consommation. Les industries du détail et de la grande consommation des ÉtatsUnis sont depuis longtemps soumises aux pressions de leurs concurrentes chinoises. En mars 2021, Nike et plusieurs autres entreprises ont boycotté le coton du Xinjiang sous le prétexte fallacieux du travail forcé. Peu après, Nike a publié une publicité critiquée pour avoir véhiculé des stéréotypes racistes sur le peuple chinois, entraînant une nouvelle perte de sa part de marché, qui avait déjà commencé à être dépassée par sa concurrente chinoise Anta.
Il existe par ailleurs un décalage important entre les industries de la culture et du divertissement des deux pays, les films produits localement représentant 85 % du box-office chinois en 2021. La récente production Marvel Doctor Strange in the Multiverse of Madness comporte des scènes empreintes de sinophobie. Le film n’a pas été projeté en Chine. Ces cas reflètent les compromis opérés par les entreprises des États-Unis entre, d’une part, les intérêts commerciaux — atteindre le marché de consommation chinois — et, de l’autre, l’idéologie politique — s’opposer au système politique chinois.
Le complexe militaro-industriel et l’incitation à la guerre
Le complexe militaro-industriel étasunien joue un rôle déterminant en galvanisant la coopération entre les secteurs stratégiques économiques, technologiques, politiques et militaires en faveur des intérêts impérialistes. En 2021, les six premiers entrepreneurs militaires au monde — Lockheed Martin, Boeing, Raytheon Technologies, BAE Systems, Northrop Grumman et General Dynamics — ont réalisé des ventes combinées de plus de 128 milliards de dollars avec le gouvernement des États-Unis22.
Les grandes entreprises technologiques, dont Amazon, Microsoft, Google, Oracle, IBM et Palantir (fondée par l’extrémiste Peter Thiel), ont noué des liens étroits avec l’armée, signant au cours de ces dernières décennies des milliers de contrats d’une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars23. L’industrie technologique joue un rôle stratégique en collectant des données dans le vaste empire du renseignement des États-Unis, et est au centre du soft power médiatique étasunien et de l’hégémonie des réseaux sociaux, assurant ainsi une domination numérique sur la majorité des pays du Sud. Ce secteur est, de fait, devenu immunisé contre toute réglementation significative ou toute menace de dé-monopolisation.
La volonté de suprématie militaire des États-Unis entraîne des dépenses excessives dans les domaines de l’armement, de la technologie informatique (en particulier les microprocesseurs en silicium), des communications de pointe (y compris la cyberguerre par satellite) et de la biotechnologie. Le gouvernement des États-Unis a officiellement demandé 813 milliards de dollars pour l’armée dans le cadre de son budget 2023, alors que le Pentagone affirme qu’il aura besoin d’au moins 7 000 milliards de dollars de crédits au cours des dix prochaines années24.
Vers 2008, certaines forces au sein de l’élite politique des États-Unis ont commencé à réaliser que Gorbatchev et Eltsine n ’auraient pas d’équivalent en Chine.
Ces quatre dernières décennies, la privatisation de l’État dans le cadre du néolibéralisme a entraîné l’apparition de portes tournantes entre le gouvernement des États-Unis et le secteur privé. L’État est devenu un véhicule permettant à des fonctionnaires de haut niveau, notamment des membres du Congrès, des sénateurs, des conseillers en matière de politique et de sécurité, des membres du cabinet, des colonels, des généraux et des présidents des deux partis, de devenir multimillionnaires en tirant parti de leur statut d’initiés politiques auprès de groupes d’intérêts privés25.
Au sein de la bureaucratie gouvernementale, l’expression « sécurité nationale » laisse libre cours à la cupidité des individus et des entreprises et à une expansion militaire radicale. Sous les auspices de la corruption légalisée, tellement répandue dans le « Premier monde », les entreprises versent souvent des pots-devin aux fonctionnaires après leur départ de la fonction publique. Ces dessous de table légaux constituent essentiellement des émoluments rétroactifs pour des services rendus pendant l’exercice de leurs fonctions.
Ainsi, lorsqu’ils quittent leurs fonctions, les anciens fonctionnaires sont fréquemment embauchés en tant qu’employés rémunérés, membres de conseils d’administration ou conseillers au sein des mêmes entreprises en faveur desquelles ils avaient intercédé, voté favorablement ou obtenu des contrats gouvernementaux en tant que fonctionnaires26. Parmi les exemples les plus marquants de cette tendance généralisée, citons Bill Clinton, Hilary Clinton, James « Mad Dog » Mattis, un général quatre étoiles à la retraite, et Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense de l’actuel président Biden27. Entre 2009 et 2011, plus de 70 % des généraux étasuniens de haut rang ont travaillé pour des entreprises militaires après avoir pris leur retraite. Les généraux cumulent en outre les avantages en recevant simultanément des indemnités du Pentagone et des paiements de sociétés militaires privées28.
Sous le gouvernement Trump, de nombreux fonctionnaires de l’ère Obama sont passés dans le secteur privé, où ils ont été consultants et conseillers des plus grandes entreprises mondiales, avant de regagner la Maison Blanche, cette fois sous la présidence de M. Biden. Dans une démonstration stupéfiante de ce système de portes tournantes, le gouvernement Biden a nommé plus de quinze hauts fonctionnaires issus de la société de conseil aux entreprises WestExec Advisors. Fondée en 2017 par une équipe d’anciens fonctionnaires du gouvernement Obama, celle-ci affirme fournir à ses clients une « analyse inégalée des risques géopolitiques » (notamment « la gestion des risques liés à la Chine dans une ère de concurrence stratégique29 »).
Sous le gouvernement Biden, les faucons libéraux ont officiellement renoncé à toute prétention d’allégeance aux Nations unies, à moins que celles-ci ne se plient au diktat des États-Unis.
Ce cabinet facilite la coopération entre les grandes entreprises technologiques et l’armée des États-Unis, et compte au nombre de ses clients Boeing, Palantir, Google, Facebook, Uber, AT&T, la société de surveillance par drones Shield AI et la société israélienne d’intelligence artificielle Windward. Parmi les anciens de WestExec qui travaillent au sein du gouvernement Biden figurent le secrétaire d’État Anthony Blinken, la directrice du renseignement national Avril Haines, le directeur adjoint de la CIA David Cohen, le secrétaire adjoint à la Défense pour les affaires de sécurité indo-pacifiques Ely Ratner, et l’ancienne directrice de la communication de la Maison Blanche Jen Psaki30.
L’affaiblissement de la résistance intérieure au militarisme étasunien
En 1973, les États-Unis ont aboli la conscription militaire, ou ce que l’on appelait le « draft », après quoi l’armée étasunienne s’est habilement et trompeusement désignée comme une armée composée uniquement de volontaires. Cette mesure visait à réduire l’opposition nationale aux guerres menées par les ÉtatsUnis à l’étranger, en particulier celle des enfants des familles de la classe moyenne et des classes aisées, qui s’étaient élevés contre la guerre d’agression menée par les États-Unis au Vietnam. La bourgeoisie a alors cherché à exploiter la vulnérabilité économique des familles ouvrières les plus pauvres, qu’elle a recrutées en leur offrant une formation technique et des revenus sûrs.
Les évolutions technologiques en matière de guerre ont permis aux États-Unis d’augmenter simultanément leur capacité à tuer des civils et des combattants ennemis dans les pays envahis tout en réduisant le taux de mortalité des soldats étasuniens. À titre d’exemple, dans la guerre contre l’Afghanistan, dont le coût est estimé à 2 200 milliards de dollars entre 2001 et 2021, seuls 2 442 — 1 % — des 241 000 personnes tuées (dont plus de 71 000 civils) étaient des militaires des États-Unis31.
La réduction des pertes humaines des États-Unis a affaibli le lien émotionnel national envers les campagnes de guerre étasuniennes, qui a encore été émoussé par l’augmentation du nombre de prestataires militaires privés. Au milieu des années 2010, on estimait que près de la moitié des forces armées étasuniennes en Irak et en Afghanistan était employée par des entreprises militaires privées32.
Loin d’une armée entièrement composée de volontaires, il serait de plus en plus approprié de décrire l’armée des États-Unis comme une armée entièrement mercenaire.
Les États-Unis sont d’autant plus encouragés dans leur bellicisme que, bien qu’ils aient envahi ou participé à des opérations militaires dans plus d’une centaine de pays, ils n’ont jamais été envahis et n’ont jamais subi de pertes civiles à grande échelle dues à un gouvernement étranger. La psychologie de l’exceptionnalisme étasunien est modelée par le fait que la génération actuelle d’élites politiques a grandi après la fin de la guerre froide, une période qui a été décrite comme la « fin de l’histoire » et durant laquelle leur pays semblait invincible. Jusqu’à la montée en puissance de la Chine, les États-Unis n’avaient jamais connu de concurrent sérieux, que ce soit à l’étranger ou sur leur territoire. Il en résulte que cette élite entretient une vision du monde particulièrement anhistorique, qu’elle est saisie par la folie des grandeurs et qu’elle se sent par conséquent libre de toute contrainte — ce qui est une combinaison extrêmement dangereuse.
La guerre par procuration en Ukraine peut être considérée comme un prélude à une guerre chaude avec la Chine.
Le complexe militaro-industriel, composé de généraux, de politiciens, de sociétés technologiques et d’entreprises militaires privées, poursuit une expansion massive de la capacité militaire étasunienne. Aujourd’hui, presque tous les responsables à Washington utilisent la Chine ainsi que la Russie comme prétexte pour cette escalade. Pendant ce temps, nombre d’entre eux ont commis ou soutenu des crimes de guerre en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye et ailleurs. Peu de capitalistes influents aux États-Unis sont prêts à s’opposer ouvertement et à titre individuel au chœur qui diabolise la Chine. Ceux qui le font sont sanctionnés ou ostracisés.
Plus important encore, les membres de l’échelon supérieur actuel de l’élite bourgeoise des États-Unis ont diversifié leurs investissements dans un grand nombre d’industries, ce qui leur permet de dépasser les intérêts économiques étroits et à court terme d’une seule industrie et de s’aligner sur le « grand dessein » de la stratégie étasunienne. Contrairement aux millionnaires des générations passées qui se concentraient sur un seul secteur d’activité, les milliardaires d’aujourd’hui ont développé une conscience plus ouverte et peuvent envisager les importants bénéfices à long terme d’un marché chinois entièrement libéralisé qui suivrait le renversement de l’État chinois. Ces milliardaires sont donc d’autant plus motivés pour soutenir l’endiguement de la Chine par les États-Unis, malgré les pertes à court terme qu’ils pourraient subir en conséquence.
Parmi l’élite de la classe moyenne supérieure, il existe un petit groupe d’isolationnistes libertaires d’extrême droite, composé principalement d’intellectuels et représenté par le Cato Institute. Ce réseau politique prend position contre le système de la Réserve fédérale des ÉtatsUnis et l’intervention étrangère, et s’oppose au rôle des États-Unis en Ukraine. Le Cato Institute se trouve toutefois marginalisé dans l’arène de la politique étrangère des États-Unis et n’exerce pas une grande influence.
Comme l’a fait remarquer Karl Marx, les capitalistes ont toujours été une « bande de frères ennemis ». Cette bande maintient un État moderne disposant d’un corps massif et permanent d’hommes et de femmes armés, de fonctionnaires du renseignement et d’espions. En 2015, 4,3 millions d’individus aux États-Unis disposaient d’une habilitation de sécurité leur permettant d’accéder à des documents gouvernementaux « confidentiels », « secrets » ou « top secrets33 ». Indépendamment de tout résultat électoral, cet appareil d’État est, en définitive, à même d’exercer sa domination et de guider la politique étrangère des ÉtatsUnis, comme en témoigne l’incapacité du gouvernement Trump à mettre en œuvre sa propre politique étrangère.
L’hostilité de l’élite bourgeoise dirigeante et des classes moyennes étasuniennes envers la Chine a des racines profondes et racistes. Les quatre années de présidence de Trump ont coïncidé avec la formation d’une coalition unie de mouvements de droite populistes et suprématistes blancs, dénommée Alt-Right. Stephen Bannon, porte-parole de ce mouvement, est un ancien président du site Internet suprémaciste blanc Breitbart News Network et est, sans surprise, l’un des militants antiChine les plus actifs aux États-Unis.
Le Parti républicain a bénéficié électoralement de la création de ce bloc électoral néofasciste. L’Alt-Right a tendance à aduler les grandes personnalités capitalistes et à souhaiter une mobilité ascendante pour rejoindre l’élite. Parallèlement, ce bloc exprime sa haine envers les dirigeants politiques et culturels élitistes qui lui barrent la route de la richesse, mais aussi envers la classe ouvrière.
Le gouvernement Trump a dirigé vers la Chine le ressentiment de la classe moyenne inférieure face à la détérioration de sa situation économique. L’économie des États-Unis ne s’est jamais totalement remise de la crise des crédits hypothécaires à haut risque (la crise des subprimes) de 2008, lorsque la politique monétaire laxiste a permis aux grands capitalistes d’engranger d’énormes profits tandis que la classe ouvrière et la classe moyenne inférieure subissaient de lourdes pertes. C’est précisément ce dernier groupe, en colère et frustré par sa situation, et désespérément en quête d’un porte-parole, qui a été mobilisé par Trump pour devenir sa principale réserve de voix, non sans l’aide des suprémacistes blancs, du capitalisme racial et d’une nouvelle guerre froide destinée à supprimer la Chine en tant qu’opposant, et ce, à tous les niveaux.
Aujourd’hui, l’hostilité envers la Chine s’est généralisée au sein de la population des États-Unis, tandis que la liberté d’expression de ceux qui s’opposent à cette dangereuse tendance est de plus en plus restreinte. Toute prise en compte des points de vue russe ou chinois, et toute critique de la politique étrangère des États-Unis à l’égard de ces pays, suscite de vives critiques publiques. L’opinion publique étasunienne s’apparente de plus en plus à celle de la période maccarthyste des années 1950 et, à certains égards, le climat social présente des similitudes troublantes avec celui de l’Allemagne des années 193034.
Sommes-nous condamnés à la guerre ?
En 2014, Xi Jinping, peu après son accession à la présidence de la Chine, a déclaré à son homologue étasunien, le président Obama, que « l’océan Pacifique est suffisamment vaste pour embrasser à la fois la Chine et les États-Unis35 ». Rejetant ce rameau d’olivier diplomatique, la secrétaire d’État, à l’époque Hillary Clinton, s’est targuée dans un discours privé que les États-Unis pourraient appeler le Pacifique « la mer ’américaine‘ » et a menacé « d’encercler la Chine avec des missiles36 ».
En 2020, le Center for Economics and Business Research (CEBR) du RoyaumeUni a prédit que la Chine dépasserait les États-Unis pour devenir la première économie mondiale en 2028, un seuil qui tourmente l’élite étasunienne. Ces dernières années, la politique étrangère et l’opinion publique étasuniennes se sont focalisées sur les préparatifs d’une guerre chaude pour contenir la Chine avant qu’un tel seuil ne soit atteint. La guerre par procuration en Ukraine peut être considérée comme un prélude à cette guerre chaude. La mobilisation idéologique pour préparer la guerre bat déjà son plein aux États-Unis. Les roues du néofascisme tournent, et une nouvelle ère de maccarthysme voit le jour.
Les États-Unis comptent 140 millions de travailleurs et de pauvres, et 17 millions d’enfants souffrent de la faim — six millions de plus qu’avant la pandémie37. Bien qu’une partie de cette classe exprime un soutien idéologique à la politique belliciste des États-Unis, un tel soutien est en contradiction directe avec ses intérêts : le budget militaire de près de mille milliards de dollars se fait au détriment du financement des soins de santé, de l’éducation, des infrastructures et des autres droits humains ainsi que de la lutte contre le changement climatique.
Historiquement, les groupes progressistes aux États-Unis, tels que les mouvements noirs et féministes, ont été animés d’un fort esprit de résistance à la guerre, et des leaders tels que Martin Luther King et Malcolm X ont courageusement lutté pour créer une vague de résistance nationale à l’agression étasunienne en Asie du Sud-Est. Malheureusement, à l’heure actuelle, certains dirigeants progressistes des États-Unis (mais pas tous) se montrent réticents à contester la campagne antichinoise de Washington ou, pire encore, en sont partisans. Des voix morales importantes tentent de se faire entendre au sein de la société étasunienne. Cependant, le système politique étasunien s’efforce impitoyablement de les marginaliser.
Bien que les États-Unis et leurs alliés poursuivent agressivement leur expansion militaire mondiale par le biais de l’Otan, la grande majorité du monde ne voit pas d’un bon œil leur entreprise guerrière. Le 2 mars 2022, des pays qui constituent ensemble plus de la moitié de la population mondiale, ont voté contre ou se sont abstenus lors du vote sur le projet de résolution intitulé « Agression contre l’Ukraine » à l’Assemblée générale des Nations unies. Parallèlement, des pays qui représentent conjointement 85 % de la population mondiale n’ont pas approuvé les sanctions prises par les États-Unis à l’encontre de la Russie38. Les tentatives de Washington d’intensifier et de prolonger la guerre, et de forcer une rupture entre Moscou et Pékin entraîneront une dislocation économique massive, qui suscitera des réactions négatives importantes à l’égard du pouvoir étasunien. Même des pays comme l’Inde et l’Arabie saoudite sont profondément préoccupés par les excès des États-Unis qui ont gelé les réserves de change russes et renforcé l’hégémonie du dollar. De même, les présidents du Mexique, de la Bolivie, du Honduras, du Salvador et du Guatemala n’ont pas participé au Sommet des Amériques organisé par les ÉtatsUnis à Los Angeles en juin 2022 en raison de l’exclusion de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua. La résistance à la domination étasunienne s’accroît en Amérique latine. Il convient toutefois de noter que les plate-formes internationales telles que l’ONU ne sont pas réellement en mesure d’empêcher les États-Unis de faire la guerre. Washington refuse d’être lié par autre chose que son propre ordre international fondé sur ses règles.
Aux États-Unis, le gouvernement Biden fournit une aide militaire massive à l’Ukraine afin de créer une guerre prolongée pour affaiblir la Russie au maximum et provoquer un changement de régime. Elle s’écarte également de l’esprit des trois déclarations conjointes sino-étasuniennes et déstabilise le détroit de Taïwan de diverses manières. Bien que les États-Unis disposent d’une puissance militaire colossale, leur force économique actuelle, bien qu’immense, est dans un état perpétuel de déclin et de crise.
La guerre est susceptible de condamner l’Europe à une croissance du PIB plus faible, voire négative, ainsi qu ’à l’inflation et à des dépenses militaires accrues et socialement inutiles.
Comme le montre John Ross dans son étude, la suprématie économique des États-Unis est en train de s’effriter et pourrait être mise à mal par le colosse économique chinois39. En outre, les ÉtatsUnis, ainsi que leurs alliés de l’Otan, se trouvent confrontés à de multiples et profondes difficultés économiques et écologiques. La guerre menée par les ÉtatsUnis ne fera qu’exacerber ces problèmes. La guerre est susceptible de condamner l’Europe à une croissance du PIB plus faible, voire négative, ainsi qu’à l’inflation et à des dépenses militaires accrues et socialement inutiles.
Les États-Unis ont effectivement abandonné toute prétention à une stratégie sérieuse contre le changement climatique, sans compter que leur poursuite incessante de la guerre a aggravé la catastrophe climatique. Qui plus est, ironiquement, malgré le consensus politique national en faveur du découplage économique, les entreprises étasuniennes continuent d’augmenter leurs commandes à la Chine — un découplage substantiel reste une chimère. L’effondrement des États-Unis ne se limitera toutefois pas seulement au plan économique ; la volonté de guerre, de sanctions et de découplage économique de Washington continuera à nuire à sa propre économie et à mettre en péril la chaîne d’approvisionnement alimentaire mondiale. L’instabilité sociale mondiale qui en résultera affaiblira à son tour l’économie étasunienne et générera encore plus de défis à sa domination, notamment une opposition croissante à l’hégémonie du dollar.
La gouvernance sociale relativement stable de la Chine, sa force en matière de défense nationale, sa stratégie diplomatique de paix et sa résistance à succomber à la puissance des États-Unis peuvent, comme l’a dit le conseiller d’État chinois Yang Jiechi, permettre au pays de se placer « en position de force » et finalement de forcer les États-Unis à renoncer à l’illusion qu’ils pourraient faire la guerre à la Chine et gagner40. Il est dans l’intérêt des pays du Sud que la Chine reste un État socialiste fort et souverain et qu’elle continue à promouvoir des politiques alternatives de gouvernance mondiale, telles que le concept de « construction d’une communauté avec un avenir partagé pour l’humanité » et l’Initiative pour le développement mondial.
Un engagement immédiat s’impose pour revigorer les projets multilatéraux viables du Sud, tels que les BRICS et le Mouvement des non-alignés, initiatives pour lesquelles une grande partie du monde partage un intérêt commun. La population mondiale, dont la grande majorité est située dans le Sud, doit résister à la guerre et appeler à la paix. Les États-Unis ne sont pas le premier empire à faire preuve d’arrogance et d’hubris, et ils finiront eux aussi par voir leur puissance toucher à sa fin.
Traduction abrégée de : Deborah Veneziale, « Who Is Leading the United States to War ? », in The United States Is Waging a New Cold War : A Socialist Perspective, Tricontinental Institute for Social Research. Ce dossier contient également une introduction de Vijay Prashad et des articles de John Ross et de John Bellamy Foster.
Footnotes
- Meet the Press, « War Game: What Would a Battle for Taiwan Look Like ? », NBC News, 15 mai 2022.
- Le Center for a New American Security ( CNAS), est un important groupe de réflexion financé par les États-Unis et les gouvernements alliés, y compris le Bureau de représentation économique et culturelle de Taipei, les Open Society Foundations de George Soros et un ensemble de sociétés militaires et technologiques étasuniennes telles que Raytheon, Lockheed Martin, Northrop Grumman, General Dynamics, Boeing, Facebook, Google et Microsoft. Center for a New American Security. « CNAS Supporters », consulté le 9 août 2022.
- Roxana Tiron, « US Sees Rising Risk in ’Breathtaking ’ China Nuclear Expansion », Bloomberg, 4 avril 2022.
- « NATO 2022 Strategic Concept », North Atlantic Treaty Organization, 29 juin 2022.
- Niall Ferguson, Colossus : The Rise and Fall of the American Empire, New York, Penguin Books, 2005.
- « The American Empire and Its Media », Swiss Policy Research, mars 2022 ; Laurence H. Shoup, Wall Street ’s Think Tank : the Council on Foreign Relations and the Empire of Neoliberal Geopolitics, 1976-2019, New York, Monthly Review Press, 2019.
- La doctrine Monroe était une position de politique étrangère des États-Unis qui s ’opposait à toute intervention de puissances étrangères dans les affaires politiques des Amériques — toutes, sauf la leur.
- Ivo H. Daalder et James M. Lindsay, « American Empire, Not ’If ’ but ’What Kind’ », New York Times, 10 mai 2003.
- L’école « réaliste » des relations internationales, par opposition aux RI libérales, part du principe qu ’il est dans la nature des États de s ’étendre et de chercher à dominer, et donc d’entrer en conflit les uns avec les autres. Le diplomate de la guerre froide George Kennan, qui s ’inscrit dans cette tradition, a formulé le cadre politique étasunien de l’endiguement : l’Union soviétique doit se développer ou imploser, et il est donc dans l’intérêt des États-Unis d’empêcher toutes les révolutions socialistes dans le monde.
- John Bellamy Foster, Trump in the White House : Tragedy and Farce, New York, Monthly Review Press, 2017.
- Antony J. Blinken et Robert Kagan, « ‘ America First ’ Is Only Making the World Worse. Here ’s a Better Approach », Brookings Institution, 4 janvier 2019.
- Victoria Nuland, « Remarks at the U.S.-Ukraine Foundation Conference », U.S. Department of State, 13 décembre 2013.
- Madeleine Albright ( 1937-2022 ) était une diplomate étasunienne, ambassadrice auprès des Nations unies et 64e secrétaire d’État des États-Unis. Dans ses différentes fonctions, elle a souvent préconisé des sanctions économiques agressives et une intervention militaire contre les opposants des États-Unis. À la question de savoir si les sanctions contre l’Irak valaient le prix d’un demi-million d’enfants morts, elle a répondu par l’affirmative.
- Matthew Kroenig, « Washington Must Prepare for War with Both Russia and China », Foreign Policy, 18 février 2022.
- Ces tactiques sont les suivantes : renforcer le leadership des États-Unis sur l’Otan, utiliser l’alliance militaire (plutôt que l’ONU) comme principal mécanisme d’intervention à l’étranger ; provoquer un soi-disant adversaire à la guerre en refusant de reconnaître sa prétention à la sécurité dans les régions sensibles ; planifier l’utilisation d’armes nucléaires tactiques et imposer une guerre hybride par des mesures coercitives unilatérales et en combinant des sanctions économiques, des mesures de propagande avec une révolution de couleur, la cyberguerre, la guerre légale et d’autres tactiques.
- Seth Cropsey, « The US Should Show It Can Win a Nuclear War », Wall Street Journal, 27 avril 2022 ; « A Conversation with Representative Michael McCaul », Council on Foreign Relations, 6 avril 2022 ; Elliot Abrams, « The Ukraine War, China, and Taiwan », Council on Foreign Relations, 3 mai 2022.
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- Voir le site web Big Tech Sells War : April Glaser, « Thousands of Contracts Highlight Quiet Ties Between Big Tech and U.S. Military », NBC News, 8 juillet 2020 ; Joseph Nograles, « Buy PLTR Stock : Palantir Is a Defense Contractor Powerhouse », Nasdaq, 14 octobre 2021 ; Frank Konkel, « NSA Awards Secret $10 Billion Contract to Amazon », Nextgov, 10 août 2021.
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- Bill Clinton prétend avoir été endetté de 16 millions de dollars lorsqu ’il a quitté la Maison Blanche en 2001, mais, en 2021, sa valeur était estimée à 80 millions de dollars. Avec une impunité choquante, au moins 85 des 154 personnes issues de groupes d’intérêts privés qui ont rencontré ou eu des conversations téléphoniques programmées avec Hillary Clinton alors qu ’elle dirigeait le département d’État sous le président Obama ont fait un don combiné de 156 millions de dollars à la Fondation Clinton.
James « Mad Dog » Mattis, général quatre étoiles à la retraite, ancien secrétaire à la Défense sous Trump et ancien membre du conseil d’administration de la CNAS, affichait une valeur nette de 7 millions de dollars en 2018, soit cinq ans après sa « retraite » de l’armée. Cette somme a été gagnée grâce à des paiements importants provenant d’une large liste d’entreprises militaires, dont 600 000 à 1,25 million de dollars en actions et options de la principale entreprise de défense, General Dynamics.
Lloyd Austin, secrétaire à la Défense sous le président Biden, a auparavant siégé au conseil d’administration de plusieurs entreprises militaro-industrielles telles que United Technologies et Raytheon Technologies. Austin a gagné la majorité de ses 7 millions de dollars de revenus nets après avoir pris sa « retraite » en tant que général quatre étoiles. Voir Sam DiSalvo, « How Much Is Bill Clinton Worth ? », Yahoo ! News, 12 février 2021 ; « Many Who Met with Clinton as Secretary of State Donated to Foundation », CNBC, 23 août 2016 ; Jeremy Herb et Connor O ’Brien, « Pentagon Pick Mattis Discloses Defense Industry Work », Politico, 8 janvier 2017.
- Luke Johnson, « Report : 70 Percent of Retired Generals Took Jobs with Defense Contractors or Consultants », HuffPost, 20 novembre 2012.
- Jonathan Guyer et Ryan Grim, « Meet the Consulting Firm That ’s Staffing the Biden Administration », The Intercept, 6 juillet 2021 ; WestExec Advisors, consulté le 14 août 2022.
- Ibid ; Alex Thompson et Theodoric Meyer, « Janet Yellen Made Millions in Wall Street, Corporate Speeches », Politico, 1 janvier 2021 ; Eric Lipton et Kennet P. Vogel, « Biden Aides ’ Ties to Consulting and Investment Firms Pose Ethics Test », The New York Times, 28 novembre 2020.
- Neta C. Crawford et Catherine Lutz, « Human and Budgetary Costs to Date of the U.S. War in Afghanistan », Costs of War Project, 15 avril 2021.
- Bryan Stinchfield, « The Creeping Privatization of America ’s Armed Forces », Newsweek, 28 mai 2017.
- « Security Clearance Process : Answers to Frequently Asked Questions », Congressional Research Service, 17 octobre 2016.
- Le maccarthysme désigne la période de l’histoire politique étasunienne qui a suivi immédiatement la Seconde Guerre mondiale et s ’est étendue jusqu ’à la fin des années 1950, période au cours de laquelle des accusations de sympathies communistes ou même simplement de gauche ont été utilisées pour expulser des individus et des organisations de la vie publique. Le sénateur Joseph McCarthy est devenu le visage de cette campagne décentralisée contre la subversion communiste présumée.
- « Xi Jinping Holds Talks with President Barack Obama of the US », Embassy of the People ’s Republic of China in the United States, 12 novembre 2014.
- William Gallo, « Clinton Says US Would ‘Ring China With Missile Defense’ », Voice of America, 14 octobre 2016.
- Shailly Gupta Barnes, « Explaining the 140 Million : Breaking Down the Numbers Behind the Moral Budget », Kairos Center, 26 juin 2019 ; « Child Hunger in America », Save the Children, 2021.
- « Briefing : The World Does Not Want a Global NATO », No Cold War, 28 juillet 2022
- John Ross, « What is propelling the United States into Increasing International Conflict », Tricontinental Institute for Social Research.
- « China Says U.S. Cannot Speak from ‘ a Position of Strength ’ », BBC News, 19 mars 2021.