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Qu’est-ce que le capital humain ?

Peter Fleming

—12 juillet 2018

La théorie du capital humain a été inventée comme arme idéologique pendant la guerre froide. Maintenant, elle ubérise le monde du travail.

Ouvriers quittant leur chantier naval. Beaumont, Texas, 1943.
Photo John Vachon/Library of Congress.

Chicago, 1960. Les États-Unis sont enlisés dans une longue guerre froide, coûteuse et dangereuse avec l ’Union soviétique. À l ’intérieur du bâtiment d ’économie de l ’Université de Chicago, deux universitaires sont engagés dans une intense conversation privée.

Theodore « Teddy » Schultz est grand et maigre. Élevé dans une ferme du Dakota du Sud et retiré de l ’école par son père, il a réussi à atteindre les sommets du monde universitaire, d ’abord comme président du département d ’économie en 1944, puis comme président de l ’American Economic Association en 1960. Schultz avait des liens étroits avec la Fondation Ford, une organisation importante pour les programmes de la CIA pendant la guerre froide.

Son jeune collaborateur est Milton Friedman qui, en 1946, s ’est joint à ce qui est devenu l ’École de Chicago. En dépit de sa petite taille, Friedman, avec ses 152 centimètres, jouissait déjà d ’une grande réputation en tant qu ’adversaire impitoyable dans les discussions. Friedman flirtera aussi avec la CIA, formant des économistes chiliens à l ’art de la « thérapie du choc » néolibérale. Son savoir-faire sera mis à profit après le renversement et la mort du président marxiste chilien Salvador Allende, parrainés par les États-Unis en 1973. Richard Nixon avait dit qu ’il voulait entendre le cri de l ’économie chilienne.

Alors que les deux hommes se font face dans ce bureau sombre aux panneaux de chêne, ils ont un gros problème sur les bras. Les économistes universitaires ont vu leur rôle évoluer grâce aux autorités de l ’État américain ; ils sont passés de professeurs maladroits ( avec pipe et veste en tweed ) à créateurs d ’armes conceptuelles, tout aussi importantes que les missiles balistiques intercontinentaux préparés à la base aérienne de Vandenberg en Californie. Les membres de l ’école de Chicago étaient convaincus qu ’ils pouvaient apporter une contribution significative à la lutte.

Créer des armes économiques

Schultz se déplace nerveusement dans son fauteuil de bureau en cuir. La croissance économique doit être la réponse, affirme-t-il. Friedman acquiesce d ’un signe de tête, mais fronce discrètement les sourcils alors que Schultz défend sa position. À Moscou, Nikita Khrouchtchev vient d ’annoncer que « la croissance de la production industrielle et agricole est le bélier avec lequel nous briserons le système capitaliste ». Cette affirmation provocatrice a fait sensation lorsqu ’elle a été lue au Comité économique mixte du Congrès américain en 1959.

Friedman reste silencieux, Schultz en profite pour défendre son point de vue. Son plan possède également un aspect très pragmatique. Non seulement la croissance est un sujet brûlant après le discours de Khrouchtchev, mais un certain nombre de technocrates puissants au sein du gouvernement américain sont de plus en plus favorables au point de vue de Schultz, en particulier le Conseil des conseillers économiques. Le Bureau ovale leur a demandé d ’élaborer une stratégie de croissance qui éclipsera l ’URSS et la mettra au tapis.

Bien que Schultz s ’appuie sur de solides hypothèses néoclassiques sur la croissance et le développement, il a appris de ses études antérieures sur la productivité agricole que l ’augmentation des dépenses publiques pour l ’éducation était absolument vitale pour le programme de croissance de la nation. Non seulement il donnera aux États-Unis un avantage scientifique dans la course à l ’espace, mais il enrichira également les réserves de compétences du pays, le rendant plus productif et battant ainsi les Soviétiques à leur propre « jeu de la croissance ».

Friedman s ’interpose brusquement. Oui, dit-il, la question de la croissance économique est vitale. Mais les dépenses publiques ne sont pas la voie à suivre. Il est facile d ’imaginer Friedman en train d ’intimider une fois de plus son directeur fatigué au sujet des maux d ’un « grand gouvernement » et de la planification centralisée. L ’ennemi soviétique doit au contraire être confronté à des conditions strictement américaines, où la liberté individuelle et l ’esprit d ’entreprise capitaliste viennent au premier plan. Le gouvernement est le problème, pas la solution. Le héros idéal de Friedman est l ’entrepreneur autodidacte. Il a souvent cité une blague de l ’humoriste auteur de vaudevilles Will Rogers pour réduire le nombre de ses critiques favorables au gouvernement : « estimez-vous heureux de ne pas avoir le gouvernement pour lequel vous avez payé ! »

Ici, Friedman se fait l ’écho du zélateur autrichien du libre marché F. A. Hayek, qui avait rejoint l ’Université de Chicago en 1950. Alors qu ’il était exilé à Londres dans les années 1940, Hayek avait écrit un brûlot anticommuniste, La Route de la servitude. Une version condensée sera publiée par le Reader ’s Digest et rendra son auteur célèbre. La croyance quasi fanatique de Hayek dans l ’individualisme capitaliste et dans tout ce qui est anti-URSS a sans aucun doute influencé les termes du débat que Schultz et Friedman mènent alors.

Les deux universitaires font une pause pour réfléchir. Ensuite, c ’est le concept de capital humain qui est abordé. Sûrement par Schultz, car cela pouvait l ’aider à trouver un terrain d ’entente avec son homologue. Malheureusement, cela a complètement desservi l ’universitaire le plus âgé.

Pour faire court, l ’idée de capital humain n ’était pas nouvelle. Adam Smith avait souligné bien longtemps avant que les compétences et les capacités acquises par les travailleurs ( par exemple, la formation, l ’éducation, etc. ) peuvent ajouter de la valeur économique à une entreprise. Mais ce n ’est que récemment que Schultz a été intrigué par cette idée. Il a activement encouragé les nouveaux professeurs et les doctorants à élaborer une théorie plus solide et formaliste du capital humain. La légende raconte que Schultz a soudainement compris son importance après avoir visité une ferme misérable. Il a demandé aux propriétaires pauvres pourquoi ils étaient si satisfaits. Parce qu ’ils avaient réussi à envoyer leurs enfants à l ’école, ont-ils répondu. Cela garantirait un revenu sûr pour la famille sur le long terme.

Friedman était également fasciné par la notion de capital humain, mais sous un angle différent. Plusieurs collègues plus jeunes ( dont Gary Becker, le doctorant de Friedman qui allait se faire un nom dans cette branche de l ’économie ) avaient fait des percées majeures. L ’un d ’entre eux en particulier avait attiré l ’attention de Friedman. Contrairement à l ’argent ou à l ’équipement, ce type de capital ne peut être séparé conceptuellement de l ’individu qui en est propriétaire. C ’est une partie qui lui est intrinsèque. Et, par extension, le capital humain d ’une personne ne peut être la propriété de quelqu ’un d ’autre, car ce serait de l ’esclavage. Par conséquent, qui devrait avoir la responsabilité d ’y investir ou de profiter de ses avantages ? Nous avons une idée de la position de Friedman sur la question à partir d ’un des premiers articles de Becker, dans lequel il a montré1 pourquoi il est irrationnel pour une entreprise de financer des programmes de formation des employés, puisque ce même investissement pourrait un jour littéralement passer la porte et rejoindre un rival.

Friedman était probablement d ’accord avec Schultz pour dire que la théorie du capital humain était l ’arme conceptuelle qu ’ils cherchaient pour contrer la menace soviétique sur le front économique. La phrase même impliquait que les intérêts des êtres humains coïncident naturellement avec les valeurs du capitalisme. Mais c ’est là que réside la tension entre les deux économistes. L ’interprétation par Schultz de la théorie du capital humain ( avec tous ses discours2 sur les programmes de dépenses publiques et sur la planification centrale ) menaçait de diluer cette image du pseudo-capitaliste indépendant et autosuffisant que tout individu était supposé être.

La force de l ’argument de Friedman avait certainement touché un point sensible. Nous en voyons des signes évidents dans le discours inaugural de Schultz devant l ’American Economic Association en décembre 1960. Comme prévu, il a souligné l ’importance de l ’investissement national dans le capital humain et sa corrélation avec la croissance économique. Vers la fin du discours, Schultz mentionne qu ’un collègue a demandé des éclaircissements sur un détail crucial : le rendement de l ’investissement public dans le capital humain devrait-il revenir à l ’individu qui en est le dépositaire ?

Schultz veut répondre « oui ». Il croit que l ’investissement gouvernemental dans les compétences des gens est essentiel et devrait être géré comme un bien public. Ces compétences peuvent être utilisées comme un avantage privé par les individus, comme un enseignement supérieur financé par l ’État qui est utilisé pour augmenter les revenus d ’une personne tout au long de sa vie. Mais l ’investissement aura en fin de compte des effets positifs plus larges ou des « externalités » sur l ’économie à son tour. Cependant, Schultz commence à hésiter sur ce point. Il semble reconnaître que le terrain intellectuel a changé et paraît plutôt confus.

Les problèmes politiques implicites soulevés par cette question sont profonds et très complexes concernant à la fois l ’allocation des ressources et le bien-être. Le capital physique formé par l ’investissement public n ’est pas transféré, en règle générale, à des individus particuliers en tant que cadeau. Cela simplifierait grandement les processus d ’allocation si l ’investissement public dans le capital humain était lui aussi considéré comme un investissement financier.

Friedman a joyeusement résumé la théorie du capital humain dans une phrase d ’accroche incisive : les repas gratuits, ça n ’existe pas.

Nous apprenons qui était le collègue gênant dans une note de bas de page de la version publiée du discours : Friedman, évidemment.

La réponse que Friedman a reçue de Schultz est, à juste titre, ambivalente, avec deux conclusions possibles. Premièrement, le rendement du capital humain tiré de l ’investissement public ( par exemple les impôts ) devrait demeurer entre les mains du secteur public. Le problème ici, c ’est que ce serait du socialisme. Et d ’ailleurs, nous avons déjà appris que l ’individu ne peut être séparé de son capital humain. Il ne reste donc que la deuxième conclusion. Si le rendement du capital humain tiré de l ’investissement public ( par exemple, les impôts ) n ’est pas un « don » au bienfaiteur individuel, alors il ou elle devrait supporter une partie ou la totalité des coûts d ’investissement. En bref, ce n ’est pas de la charité.

Le camp Schultz menait une bataille perdue d ’avance. Les tentatives du gouvernement d ’appliquer ses idées et d ’augmenter considérablement les dépenses fédérales en matière d ’éducation ont été réduites à néant en 1961 et 1963. Les détracteurs l ’interprétaient comme une sorte de cadeau ou pire, comme du socialisme.

Plus important, la rencontre décisive de Friedman avec Schultz a des conséquences encore aujourd ’hui, et pas dans le bon sens. Par exemple, on peut tracer un fil rouge entre sa victoire de 1960, concernant le vrai responsable de l ’investissement dans le capital humain, et la catastrophe de la dette étudiante qui sévit actuellement aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans de nombreux autres pays qui ont adopté le néolibéralisme de façon quelque peu inconditionnelle. Vous voulez obtenir un diplôme universitaire et prendre de l ’avance dans la vie, mais vous n ’avez pas les moyens de le faire ? Prenez donc un prêt étudiant en des termes et avec des conditions qui vous traqueront jusqu ’à la tombe. Le message sous-jacent de la théorie du capital humain s ’avère être simple, et Friedman l ’a joyeusement résumé en une phrase d ’accroche incisive dans les années 1970 : les repas gratuits ( « free lunch » ), ça n ’existe pas.

Friedman avait découvert dans la théorie du capital humain plus qu ’un simple moyen de stimuler la croissance économique. Sa façon même de conceptualiser l ’être humain était aussi une arme idéologique, en particulier lorsqu ’il s ’agissait de contrecarrer le discours du communisme centré sur le travail, tant à l ’extérieur qu ’à l ’intérieur des États-Unis. Car la théorie du capital humain n ’est-elle pas l ’ultime réplique conservatrice au slogan marxiste selon lequel les travailleurs devraient s ’emparer des moyens de production ? Si chacun est déjà son propre moyen de production, alors le conflit présumé au cœur du processus de travail capitaliste se dissout logiquement. Schultz aussi commençait à comprendre et a convenu que les travailleurs pourraient être en fait des capitalistes de facto : « les travailleurs sont devenus capitalistes non pas par la diffusion de la propriété des actions des sociétés, comme le veut la loi populaire, mais par l ’acquisition de connaissances et de compétences qui ont une valeur économique ».

On peut deviner ce que l ’Union soviétique a fait de tout cela. La théorie du capital humain faisait littéralement « disparaître » les travailleurs de la narration dominante concernant le fonctionnement du capitalisme. C ’était un ingénieux stratagème pour répandre les sympathies procapitalistes à travers les États-Unis, en particulier parmi les classes ouvrières qui commençaient à soupçonner que leur employeur pourrait être le véritable ennemi. Les capitalistes ont alors utilisé une autre stratégie : « comment pouvez-vous vous opposer à nous ? Vous faites partie des nôtres ! »

Avec les élections de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, la théorie du capital humain a trouvé un environnement politique hospitalier dans le monde anglo-saxon. Ce qui a suivi au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans d ’autres pays pourrait être décrit comme un mouvement massif de décollectivisation. La société n ’existait plus. Il ne restait plus que les individus et leurs familles. Hayek, en particulier, fut une révélation majeure pour la Dame de fer, qui n ’avait de cesse de faire ses louanges.

Dans cette nouvelle vision de l ’économie, les travailleurs ne peuvent pas être considérés comme une classe spécifique avec des intérêts communs. Ils n ’appartiennent même pas à une entreprise… terme encore trop rassembleur. On peut même dire qu ’ils ne sont pas des travailleurs ! L ’homo economicus en tant que capital humain est plutôt externe à l ’entreprise, poursuivant ses intérêts seuls et investissant dans ses capacités à tirer le meilleur parti de la meilleure affaire. Ce fantasme d ’une « nation start-up » frôle souvent le ridicule. C ’est pour cette raison que les livres sur le pop-management dans les aéroports des années 1980 et 1990 sont hilarants. Selon Charles Handy dans The Age of Paradox ( 1994 ), par exemple : « Karl Marx aurait bien ri. Il désirait ardemment voir le jour où les ouvriers seraient propriétaires des moyens de production. C ’est à présent le cas. » Peter Drucker avait même annoncé l ’arrivée de la « société post-capitaliste », qualifiant les États-Unis de pays le plus socialiste parce que tous les travailleurs possédaient en fait un capital.

L ’histoire de la théorie du capital humain dans les économies occidentales a toujours porté sur le désinvestissement des personnes.

Par contre, ce qui n ’est pas un sujet de plaisanterie, c ’est le nouveau monde du travail qui a suivi dans le sillage des idées néoclassiques telles que la théorie du capital humain. Ce n ’est que lorsque l ’employé est encadré d ’une manière ultra-individualiste que la tendance régressive des contrats de travail à la demande ( ou « zéro heure » ) pourrait prendre pied dans l ’économie. C ’est ce que certains ont appelé l ’ubérisation des fonctions de la main-d ’œuvre en reclassant les travailleurs en tant qu ’entrepreneurs indépendants, transférant ainsi tous les coûts salariaux à l ’employé : formation, uniformes, véhicules et pour ainsi dire tout le reste.

Dans les années 1960, Friedman envisageait une société dans laquelle nous serions tous des entrepreneurs riches et prospères. Ce que nous avons obtenu en réalité, c ’est une baisse de salaire, une réduction des vacances ou des congés de maladie, un déficit chronique de compétences, des dettes par le crédit et des heures interminables de travail inutile. En fait, l ’histoire de la théorie du capital humain dans les économies occidentales a porté sur le désinvestissement des personnes, et non l ’inverse.

C ’est parce que cette théorie est née dans une période extrême de l ’histoire du XXe siècle, alors que beaucoup croyaient que le sort de l ’humanité était en jeu. Il faut donc l ’aborder comme telle, une relique plutôt excentrique et largement irréaliste de la guerre froide. Ce n ’est que dans ce milieu très particulier que des non-conformistes comme Hayek et Friedman ont pu être pris au sérieux et écoutés. Face au collectivisme communiste, l ’École de Chicago a développé un récit diamétralement opposé de la société, peuplé d ’individus capsules qui évitent automatiquement toute forme de cohésion sociale qui n ’est pas transactionnelle. Ces solitaires ne sont motivés que par l ’éthique de la compétitivité égoïste. Ils se raccrochent aveuglément à l ’argent. Ils sont apeurés et paranoïaques. La situation actuelle n ’a alors plus de mystère.

Cet article est une traduction de What is human capital ? paru sur www.aeon.co.

Footnotes

  1. Gary S. Becker, Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education, 1975, seconde édition, National Bureau of Economic Research, p. 13-44. Voir www.nber.org/chapters/c3733.pdf.
  2. Theodore W. Schultz, “ Investment in Human Capital ” in The American Economic Review, Vol. 51, nr. 1, maart 1961, p. 1-17. Voir http://la.utexas.edu/users/hcleaver/330T/350kPEESchultzInvestmentHumanCapital.pdf.