La programme de l’AfD suggère l’image d’une opposition fondamentale au système existant. Pourtant, à bien y regarder, elle révèle plutôt une politique de droite conservatrice sans trop s’intéresser aux structures du pouvoir inhérentes aux sociétés capitalistes.
Helmut Kellershohn intitule quant à lui « Nationalisme local – Nationalisme populaire – Vers un État de plus en plus autoritaire » son excellente analyse du programme de l’AfD [Alternative für Deutschland, ou Alternative pour l’Allemagne, ndlr.] en vue des élections au Bundestag de 2021, qui paraîtra dans la revue Diss-Journal1. « Pour l’Afd, l’État idéal est un État national autoritaire populiste axé sur la compétitivité, intégré dans une ‘Europe des nations’. C’est un programme national-néolibéral », explique Kellershohn.
« L’Allemagne. Mais normale ». C’est ainsi que s’intitule le programme de l’AfD pour les élections fédérales de 2021. La « normalité » évoquée ici consiste en un nationalisme autoritaire employé pour imposer les intérêts économiques allemands et les politiques de la puissance de l’État allemand ; en une famille nucléaire allemande hétérosexuelle ; en un pays où appartenance et participation sont octroyées avant tout selon des normes ethniques et où les crimes historiques du fascisme allemand sont à présenter comme des événements normaux de l’histoire européenne.
Projet de marché radical et pommade nationaliste
Le projet présenté en avril 2021 aux délégués du congrès de l’AfD à Dresde était distinctement signé de la direction du parti, majoritairement favorable à une prédominance radicale du marché et à un nationalisme économique. Ce n’est pas un hasard si le projet a été dégraissé d’un chapitre entier sur le travail et les affaires sociales qui, à Dresde, avait été repris plus ou moins à l’identique par le soi-disant congrès social du parti, quelques mois plus tôt. Un système de pensions réduit à sa plus simple expression, quelques propositions d’alignement des salaires entre l’Est et l’Ouest et, surtout, des promesses sociopolitiques visant les familles (allemandes) en tant que cibles clés de la politique de l’AfD, étoffent ce programme mettant l’accent sur une politique économique pour les petites et moyennes entreprises visant à éliminer la fonction régulatrice de l’État, réduire la charge fiscale, stimuler la compétitivité et soutenir la relocalisation dans un contexte de concurrence internationale. Les marques de fabrique de la droite nationaliste anti-système sont également présentes dans le programme via la suspension des droits fondamentaux et humains pour les réfugiés (refus de tout regroupement familial), la fin des mesures de lutte contre le coronavirus les plus élémentaires (suppression de toutes les mesures, y compris le port du masque obligatoire) et un D-Exit (sortie de l’UE) droitisant.
Opposition au système ou parti des possédants ?
Certains passages du programme sont censés suggérer l’image d’une opposition fondamentale au système existant. Pourtant, à bien y regarder, ils révèlent plutôt une politique de droite conservatrice et nationaliste réductrice, vidée de toute conception matérialiste du pouvoir, qui remet surtout en question la particratie sans trop s’intéresser aux structures du pouvoir inhérentes aux sociétés capitalistes. Voici un extrait de l’introduction du programme : « Une classe politique s’est formée, avec pour intérêt premier son propre pouvoir, son propre statut et son propre bien-être matériel. Elle est devenue une puissante oligarchie politique au sein des partis établis. C’est à elle qu’il faut imputer les dérives des dernières décennies. Cette oligarchie détient les leviers du pouvoir d’État, de l’éducation politique et de l’influence de l’information et des médias sur la population. Le seul moyen de mettre un terme au comportement totalitaire des responsables politiques siégeant au gouvernement passe par la démocratie directe »2. L’oligarchisation est présentée comme découlant d’intérêts de pouvoir et de statut, les politiques gouvernementales totalitaires comme l’expression d’un comportement inadéquat d’une élite qui se niche avant tout dans les partis. Le fait qu’à l’inverse, c’est précisément un pouvoir économique impersonnel, structurel, souvent invisible et diversifié qui dicte le contenu politique et contrôle le pouvoir et, donc, la politique de classe, dépasse la conception politique de cette droite. En fin de compte, ce sont précisément ces intérêts que sert le programme politique de l’AfD, complétés et emballés idéologiquement dans divers atours de la droite nationale.
L’AfD propose essentiellement l’ouverture la plus large possible de la concurrence économique, combinée à tous les classiques de l’outillage de la domination radicale du marché.
L’AfD se présente clairement comme le parti des possédants, ou tout au moins de la partie nationale de ce bloc, dont les liens avec l’implantation nationale de l’économie sont centraux. Le rejet de tout impôt ou prélèvement sur la fortune, la levée de la taxe sur les successions, des impôts fonciers montrent tout aussi clairement l’orientation politique de classe de ce programme que le rejet du plafonnement et du gel des loyers. Soucieux de décharger la population, mais plus encore l’économie, des frais liés au « Green Deal », l’AfD propose à la place un « Blue Deal » pour l’économie, censé permettre à l’Allemagne de prendre le « leadership technologique » au niveau mondial. Ce « Blue Deal » se base essentiellement sur l’ouverture la plus large possible de la concurrence, combinée à tous les classiques de l’outillage de la domination radicale du marché, tels que « la rationalisation et la flexibilisation du marché du travail », « la réduction de la bureaucratie », ou encore « l’efficience accrue de l’État ».
Le cœur : la politique familiale et démographique
Selon l’AfD, au cœur de ce projet de renforcement de l’État national compétitif se trouve la préservation (ethnique) du peuple allemand, raison pour laquelle la politique en matière de famille et de natalité joue un rôle central dans le programme électoral du parti. C’est là que convergent et se combinent les idées conservatrices et nationalistes pour former une idéologie de la famille et du genre qui forme l’un des piliers de ce parti qui se veut discordant. La famille classique est le point de référence central et son prétendu risque de destruction est imputé, entre autres, à l’État-providence : « Le fait que l’État soit perçu comme une aide dans toutes les situations de la vie a remplacé l’idée de voir sa propre famille comme une communauté intergénérationnelle économique et de prise en charge. Dans ce contexte, la tendance à privilégier l’optimisation de la prospérité économique au cours de la phase de vie active est devenue le modèle d’une société matérielle ». Ce qui est ici critiqué comme « optimisation de la richesse » faisait pourtant partie des revendications du « Blue Deal ». Helmut Kellershohn attire l’attention sur le contraste et la contradiction entre la priorité accordée à la performance et à la collectivité dans les domaines de l’économie et de la famille3, ce qui est typique de la droite conservatrice, une fois dépassée l’idée d’un anticapitalisme romantique.
Pour l’Afd, la politique sociale relève avant tout d’une politique familiale, de sorte que la plupart des revendications ayant trait à la politique sociale se trouvent dans la partie du programme consacrée à la famille. S’il souhaite par ailleurs que l’État se fasse discret et préfère confier la mission de régulation au marché et à la concurrence, en matière de politique familiale, l’AfD appelle l’État à se montrer actif et régulateur, principalement sur la question de la grossesse et des naissances. Ainsi, les conseils en cas de grossesse non désirée, par exemple, doivent « servir à protéger la vie » ; si nécessaire, des « corrections légales » devraient assurer une « protection efficace de la vie ». La pression morale exercée sur les femmes qui veulent avorter doit être renforcée et toute soustraction à l’obligation de déclarer un avortement sanctionnée.
Thématiques classiques de l’AfD
Sans surprise, le programme électoral reprend les points avec lesquels l’AfD s’est distingué jusqu’à présent. Une politique d’immigration principalement axée sur l’isolement, la déportation et l’exclusion, un racisme structurel anti-musulman, une politique de strict maintien de l’ordre dans le domaine des affaires intérieures et le renoncement à une politique climatique durable, associé à la négation de l’origine humaine du changement climatique. À cela vient s’ajouter un positionnement sur la pandémie de coronavirus qui minimise le Covid 19, interprète les mesures de lutte contre celui-ci comme faisant partie d’une conspiration orchestrée par des élites et entend lever toutes les mesures actuelles afin de privilégier la responsabilité individuelle des citoyens. Cette politique s’inscrit dans le récit d’un « grand remplacement » (politique migratoire) ou d’une « grande réinitialisation » planifiée par les élites mondiales et qui aboutirait à un système de planification socialiste. Ce point ne figure pas dans le programme électoral de l’AfD, mais fait partie de son répertoire dans la campagne électorale actuelle4.
Quatre ans d’AfD au Bundestag
Une analyse des quatre dernières années de la politique de l’AfD au Bundestag, montre que le programme n’est pas déterminant pour les actions et l’orientation du parti et de son groupe parlementaire au Bundestag. Alors que les conservateurs bourgeois autour de Jörg Meuthen croient manifestement pouvoir donner un cours national-libéral ou national-conservateur au gouvernement en appliquant leur programme, la droite nationaliste a montré au cours des quatre dernières années qu’elle ne se laisse pas contraindre par le sien. La radicalisation à droite du parti au cours de sa première législature a été évidente pour tous, au point d’attirer l’attention des services de renseignement intérieur.
L’AfD s’est servi de la chambre d’écho parlementaire pour dénigrer les institutions démocratiques, diffuser le racisme et la diffamation de groupes entiers de personnes depuis la tribune du parlement allemand, et donner un formidable coup de pouce à toutes les variantes de l’extrême droite, ainsi qu’aux amateurs de théories du complot. Ce n’est en aucun cas une coïncidence si toute une série d’attentats terroristes de droite, du meurtre de Walter Lübcke à l’attaque de la synagogue de Halle en passant par les meurtres de Hanau, se sont produits durant la première législature de l’AfD.
Les possibilités de diffusion médiatique, de recrutement de personnel et de soutien financier pour l’ensemble de l’extrême droite ont énormément augmenté avec l’accession au parlement du groupe parlementaire AfD et c’est surtout la droite nationaliste du groupe qui en a fait l’usage le plus avantageux pour elle-même.
Consolidation, scission ou perspectives de pouvoir ?
Actuellement, on suppose que l’AfD entrera dans le 20e gouvernement allemand avec des scores similaires (12,6 %) à ceux de 2017. Dans les sondages, l’AfD se situe entre 10 et 12 % d’intentions de vote, plutôt avec une tendance à la hausse, semblant ainsi se ressaisir depuis la période d’affaiblissement qu’il traversait depuis 2019 environ. Un coup d’œil aux listes précédentes montre que le nouveau groupe parlementaire pourrait rester aussi déchiré entre des camps divergents que ce fut le cas jusqu’à présent.
Un débat sur une possible scission de l’AfD n’est donc pas exclu, même après d’éventuels bons résultats électoraux.
Les attentes excessives des idéologues nationalistes et fascistes du parti, qui s’attendaient à une ascension continue et à une participation rapide au pouvoir (si ce n’est une prise de pouvoir), ont été déçues, tout comme les espoirs du camp Meuthen de voir le parti devenir rapidement le partenaire d’une Union ayant viré à droite. Ainsi, en termes de résultats, on peut s’attendre à une consolidation, sans que l’on sache ce que le parti en fera. En effet, les lignes de scission entre les camps sont devenues plus profondes et plus inconciliables au cours des deux dernières années, de sorte qu’au lendemain des élections, les deux camps feront en sorte que les décisions soient prises dans leurs intérêts respectifs. Un débat sur une possible scission n’est donc pas exclu, même après d’éventuels bons résultats électoraux.
C’est peut-être du concurrent le plus féroce de l’AfD, la CDU, que viendra l’issue. En effet, surtout à l’Est, de nombreuses voix de la CDU plaident en faveur d’une alliance avec l’AfD. Si la CDU devait pactiser avec l’AfD, dominant en Allemagne de l’Est et d’orientation national-fasciste, ce serait le coup de grâce pour les droites bourgeoises du parti, car cela invaliderait leur dernier argument, à savoir que les nationalistes empêchent l’AfD de participer au gouvernement.
Article d’abord paru dans la revue Marxistische Erneuerung.
Footnotes
- Duisburger Institut für Sprach- und Sozialforschung (diss-duisburg.de).
- Toutes les citations, sauf indication contraire, sont tirées de la motion principale de l’exécutif du parti pour le congrès du parti à Dresde qui s’est tenu les 10/11.4.21. Le programme électoral définitif n’était pas encore disponible par écrit au moment de la rédaction du présent rapport.
- Voir note de bas #1.
- Cf. document du Bundestag 19/29697 : Vivre simplement en liberté – Aucun engagement allemand dans le grand bouleversement ou la grande réinitialisation du Forum économique mondial – Préserver l’environnement et la prospérité grâce à l’innovation.