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Les exigences de l’industrie allemande

Stefan Kühner

—24 septembre 2021

Avec les élections allemandes, Angela Merkel disparaît de la scène. Mais le puissant Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI) demeure.

Six mois avant la date des élections et bien avant que les partis représentés au Bundestag n’aient formulé leurs programmes électoraux ou désigné d’éventuels candidats au poste de chancelier, le capital avait déjà défini ses exigences pour le programme du gouvernement. Cela n’a rien d’exceptionnel ; d’autres fédérations le font également. Cependant, le BDI n’est pas n’importe quelle fédération, mais bien le porte-parole du Capital. Il veille donc à temps à faire ce qu’il faut pour conserver son pouvoir. La CDU a toujours été et reste le parti du grand capital. À l’heure actuelle, les sondages donnent les Verts deuxièmes. Pour la BDI, il s’agit certes encore un candidat peu sûr.DIN Elle leur a donc directement adressé un document les appelant à renoncer aux mécanismes dirigistes de fixation des prix et à leurs objectifs de réglementation.1

Les Verts joueront un rôle central pour le capital lors des prochaines élections, car sans eux, un gouvernement est difficilement concevable d’après les calculs des quotas d’électeurs. La BDI n’a pas à s’inquiéter outre mesure, malgré ses réticences sur le programme des Verts exprimées en mars dans l’article intitulé : « peu de lumière et beaucoup d’ombre ». À peine désignée comme candidate au poste de chancelière, Annalena Baerbock a déclaré vouloir gouverner « avec esprit d’équipe, humilité et respect ».

Le capital ne s’embarrasse pas d’une confrontation directe avec le SPD et les syndicats sont maintenant fermement intégrés dans une alliance « Avenir de l’industrie » et « s’unissent pour relever les défis globaux de la compétitivité et de l’avenir … de manière coopérative ». Cela ne signifie pas pour autant que les attaques contre les acquis obtenus de haute lutte par le mouvement ouvrier et les syndicats vont faiblir. Les questions de détails pour ces attaques, le BDI les laisse aux fédérations telles que celle des employeurs (BdA) et Gesamtmetall (le groupement des fédérations patronales allemandes de l’industrie métallurgique et électronique).

La souveraineté numérique

Ce point figure en tête de la liste des revendications du BDI. C’est l’un des mots-clés mis de plus en plus en avant depuis un an sous la pression de la pandémie de coronavirus. On entend par là le renforcement des entreprises allemandes face aux sociétés américaines Microsoft, Google, etc. Afin de garantir cette indépendance, également appelée résilience, le gouvernement fédéral doit « promouvoir des technologies ciblées ». L’un de ces projets s’appelle Gaia-X. À l’origine, Gaia-X est un cloud comme Amazon Web Services, Microsoft Azure ou la plateforme Google Cloud GCP, utilisé non seulement par des multinationales, mais aussi par des PME allemandes pour se servir du logiciel sans devoir acheter leurs propres ordinateurs ni embaucher leur propre personnel informatique.

GAIA-X va toutefois plus loin en se voulant une « norme » pour une infrastructure permettant de stocker d’énormes quantités de données. Ce processus doit être accompagné de normes et de règlements relatifs à la protection des données, qui peuvent être utilisés pour exclure spécifiquement les concurrents indésirables, tels que la Chine, s’ils ne correspondent pas au « socle de valeurs » du capital. À première vue, cette idée de normes et de standards semble farfelue.

Le « DIN e. V. », établi par l’industrie, définit cela de manière très compréhensible dans un document de synthèse intitulé « La numérisation n’est possible qu’avec des normes et des standards ». « Les normes et les standards sont le moyen par excellence de réaliser le transfert de technologie et de le combiner à une pénétration sur le marché mondial. Les plateformes de coopération intersectorielles et transthématiques, par exemple la plateforme Industrie 4.0, sont particulièrement adaptées à l’expansion des positions concurrentielles allemandes à condition qu’on accorde une attention suffisante à la normalisation et la standardisation. Celles-ci devraient donc être soutenues davantage par le politique. » 2.

Le gouvernement et les fédérations d’entreprises comme BITKOM ont déjà largement répondu à des demandes de ce genre. Les Verts et le SPD sont tout à fait d’accord. Même des gens de gauche réclament à cor et à cri un logiciel allemand pour assurer la protection des données ou pour maintenir la souveraineté sur les données allemandes. Werner Rügemer, critique avisé des sociétés capitalistes multinationales, propose également dans son dernier livre « Imperium EU » de se détacher des sociétés américaines. Mais à quoi servirait-il dans la lutte pour la souveraineté de la classe ouvrière que les données, au lieu d’être sur un serveur Microsoft, se trouvent dans un cloud européen appelé GAIA-X, géré par 22 entreprises d’Allemagne et de France – sous la loi belge. Les données sont et restent entre les mains du capital.

L’aspiration à la souveraineté repose sur la concurrence entre les différentes fractions du capital national et international, qui ne sont plus en mesure de garantir la valorisation de leur capital investi. Au premier abord, il peut sembler intéressant de ne pas compter sur les ressources d’un partenaire, mais de constituer ses propres infrastructures. Un cloud dont on est propriétaire permet de gagner en Europe l’argent qui irait autrement aux sociétés américaines. Le lier à des « normes » et de « règles de protection » est également le meilleur moyen d’écarter les concurrents indésirables. Le véritable adversaire en termes de souveraineté, ce n’est pas les monopoles américains, mais la Chine, à qui on reproche actuellement des soi-disant violations des droits humains et d’autres « violations de valeurs ».

On le voit également dans l’élaboration d’un Internet rapide. La BDI est favorable à l’exclusion des fournisseurs de 5G qui présentent un risque pour la sécurité. En fait, il s’agit d’exclure le fournisseur chinois Huawei. En excluant Huawei pour non-respect des « normes et standards », l’industrie allemande veut également forcer les partenaires commerciaux qui dépendent d’elle à prendre leurs distances avec Huawei. La probabilité que ces manœuvres aboutissent est toutefois très restreinte.

Financement de la recherche

Ici aussi, les attentes de la BDI sont claires. « La promotion de la recherche et de l’innovation doit avoir pour mission de renforcer à la fois la résilience de l’économie et la position des entreprises sur le marché mondial. » Suit un catalogue d’instructions spécifiques sur les domaines où le gouvernement fédéral et les Länder doivent soutenir les entreprises en leur accordant des subventions importantes : IA industrielle, jumeau numérique, 5G/6G, cybersécurité, technologies de pointe/cloud, technologies quantiques et informatique de nouvelle génération, technologies des capteurs, biotechnologie, technologies de l’hydrogène, carburants synthétiques (e-carburants), conduite automatisée et connectée, technologies de production et technologies des matériaux ». L’objectif est que la part des dépenses nationales consacrées à la recherche atteigne d’ici 2025 la barre des 3,5 % du PIB. Cela implique d’augmenter les fonds de la recherche en faveur des entreprises d’environ 1,4 milliard d’euros.

La protection militaire

Le catalogue complet de la BDI comprend 88 « recommandations » dans 15 domaines politiques. Cela inclut également la politique étrangère, en particulier la protection de « toutes les chaînes de création de valeur » contre les impondérables ou les attaques telles que « les pandémies, les conflits commerciaux, les troubles violents, le terrorisme, l’espionnage et les cyberattaques. Le gouvernement fédéral devrait augmenter ses investissements dans la sécurisation à l’échelle de l’État ». Cela inclut un « engagement fort envers l’alliance transatlantique » et même la militarisation de l’espace, car « l’espace revêt une importance stratégique. La communication sécurisée, l’information ou la géolocalisation ne sont pas possibles sans les technologies spatiales. Elles sont donc indispensables à la capacité de jugement et d’action de la Bundeswehr en matière de politique étrangère et de sécurité ainsi que pour les missions à l’étranger. Responsive Space – la capacité de réagir aux défaillances ou aux attaques dans les plus brefs délais est donc essentielle. Il faut investir dans le développement et la production de supports réactifs, de satellites et de bases de lancement efficaces en Europe pour réduire nos talons d’Achille ».

Serrer les rangs avec les Verts

Selon la FAZ, le monde des affaires a largement fait la paix avec les Verts. « Après la nomination de Mme Baerbock, le monde économique ne tarit plus d’éloges à son égard. Personne ne veut se mettre à dos la candidate des Verts qui pourrait devenir chancelière », écrit le quotidien dans sa rubrique économique le lendemain de la nomination d’Annalena Baerbock.3 « Elle nous arrive avec une revendication fondamentalement nouvelle, très excitante, d’une économie de marché socio-écologique, c’est intéressant, et j’ai de la sympathie pour cette approche » a déclaré Joe Kaeser, ex-directeur de Siemens. « Je n’ai pas entendu une revendication de réforme aussi forte de la part du monde politique depuis longtemps. » Il décrit Mme Baerbock, avec qui il a partagé la scène lors du congrès économique des Verts l’année dernière, comme « pragmatique » et « ouverte au renouveau ». Elle a été « claire sur le sujet tout en se montrant empathique ». Un seul point le tracasse encore : Le défi, a-t-il dit, est de savoir si les Verts pourront également faire valoir leur revendication d’une économie de marché socio-écologique au sein de leur propre parti. À en croire l’accord de coalition du Bade-Wurtemberg, ces inquiétudes ne sont probablement pas fondées.

Pourquoi l’industrie allemande exige des politiques vertes

Le capital est conscient qu’il ne peut pas faire de bénéfices avec les anciennes technologies. Ce n’est qu’avec des voitures électriques bourrées d’électronique de divertissement, avec des nouveaux appareils économes en énergie et avec des éoliennes qu’on pourra continuer à faire des bénéfices sur le marché mondial. Les levées de boucliers contre les réglementations et les contraintes, qui, dans un premier temps, coûtent de l’argent et réduisent les bénéfices, sont généralement de courte durée. Dans les années 1980, l’industrie allemande de la construction mécanique s’est d’abord élevée contre l’obligation d’éviter les lubrifiants réfrigérants nocifs. Au bout de quelques mois, les problèmes étaient maîtrisés et l’industrie mécanique allemande vendait ses produits comme les appareils les plus respectueux de l’environnement au monde. Après tout, les entrepreneurs de ce secteur disposent d’ingénieurs très bien formés et créatifs. Ceux-ci ont eux-mêmes des enfants qui leur posent des questions. Lors d’une discussion d’IGM à l’occasion d’une manifestation locale à Stuttgart, un délégué syndical a déclaré : « Qu’est-ce que vous croyez, nous avons nous-mêmes des enfants qui participent aux manifestations ‘Fridays for Future’. Il est clair pour nous que les anciens concepts sont obsolètes ». Si ces collègues sont en mesure de résoudre des problèmes techniques difficiles, les bénéfices finissent dans les caisses des entreprises.

L’industrie allemande n’ira pas à l’encontre des tendances qu’elle ne peut pas arrêter. Elle fera tout pour que les nouvelles tendances deviennent un business. C’est la force du capitalisme. Du point de vue du capital, il est normal que les investissements nécessaires soient financés par l’État.

Gesamtmetall fait front

La BDI laisse la confrontation avec les syndicats et la classe ouvrière aux organisations qui sont en lutte directe avec la classe ouvrière, à savoir les fédérations patronales. Dès le début de la crise du Coronavirus et à l’approche du conflit salarial, Gesamtmetall a présenté ses propositions pour surmonter cette crise.4 Ce document contient les propositions concrètes faites au gouvernement qui indiquent quels acquis des salariés, obtenus au cours d’années de luttes, doivent être éliminés.

La question centrale est le prétendu paternalisme exercé par les entreprises au moyen des lois de protection. Dans le langage du capital, cette revendication s’appelle « réduction de la bureaucratie ». Il s’agit donc du premier point du document de Gesamtmetall dans la rubrique « Principales mesures de politique économique » : « Même avant la crise du Coronavirus, la bureaucratie était un obstacle pour beaucoup d’entreprises et d’investisseurs. Ces obstacles doivent maintenant être considérablement réduits. »

Le point suivant dans la liste des priorités s’appelle la réduction des coûts par « l’évitement des charges ». Les réductions d’impôts pour les entreprises sont en tête de liste. La réduction des coûts ne suffit pas à faire progresser les achats de produits de base. Il est donc nécessaire de « renforcer les incitants à l’achat » : « Les incitants à l’achat pour les citoyens sont également utiles pour renforcer la consommation privée. Une prime à l’achat pour toutes les voitures particulières modernes à faibles émissions aide l’industrie automobile et son vaste réseau de fournisseurs ».

Sous la rubrique « Mesures à supprimer », on trouve tous azimuts l’attaque socio-politique suivante : suppression du niveau de pension à 48 %. Suppression de la pension à 63 ans et du supplément de pension pour congé parental. Suppression de la parité dans l’assurance pension. Suppression des restrictions sur le travail intérimaire.

Le véritable levier des profits réside dans une meilleure exploitation du travail des producteurs. Plus le temps de travail est long, meilleure est l’exploitation ; c’est pourquoi, enfin, Gesamtmetall demande : « Il faut élargir la portée juridique de l’aménagement du temps de travail et rendre ainsi le travail plus flexible. »

Cet article a été publié à l’origine dans Marxistische Erneuerung.

Footnotes

  1. Évaluation du projet de programme pour les élections au Bundestag de 2021 par B90/Die Grünen.
  2. La numérisation ne fonctionne qu’avec des normes et des standards ; DIN e. V. Berlin. Février 2018.
  3. Frankfurter Allgemeine Zeitung, 19 avril 2021.
  4. Gesamtmetall ; Propositions pour les 2e et 3e phases de la crise du coronavirus.