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Quand l’inégalité façonne notre identité

Gille Feyaerts

—21 juin 2019

Comment le capitalisme s’y prend-il pour farfouiller dans nos caboches?

Après leur best-seller The Spirit Level, Wilkinson et Pickett sont de retour avec un nouvel ouvrage: The Inner Level. Dans ce live, les auteurs s’intéressent à la manière dont les inégalités s’incrustent dans nos têtes et y provoquent d’énormes dégâts.

Richard Wilkinson et Kate Pickett sont de retour avec une mine de données chiffrées pour démontrer les effets néfastes des inégalités. The Inner Level explique comment s’y prend le capitalisme pour farfouiller dans nos caboches. Ces deux experts britanniques en épidémiologie sociale prouvent de manière rigoureuse que les inégalités constituent une importante source de stress psychologique et bouleversent totalement notre façon de penser, de nous sentir et de nous comporter.

Ce nouvel ouvrage est la suite très attendue de leur précédent livre The Spirit Level – Why Equality Is Better For Everyone, publié quelques mois après l’éclatement de la crise financière en 2008. C’est l’un des premiers livres à avoir remis les inégalités au centre des préoccupations publiques et politiques. The Spirit Level est devenu un bestseller international, traduit dans plus de vingt langues et vendu à plus de 200000exemplaires. Les auteurs ont également donné des milliers de conférences dans le monde et la conférence TED de Wilkinson a obtenu plus de 3millions de vues, faisant de The Spirit Level un des ouvrages les plus influents de ces dernières années dans le domaine des sciences sociales.

Pourquoi l’égalité est-elle dans l’intérêt de tous?

Richard Wilkinson et Kate Pickett, experts britanniques en épidémiologie sociale et éminents chercheurs dans le domaine des déterminants sociaux de la santé, s’intéressent surtout à l’impact des inégalités sociales sur la santé. Wilkinson est professeur émérite en épidémiologie sociale à l’University of Nottingham Medical School et professeur honoraire à l’University College London et à l’University of York. Kate Pickett est professeure en épidémiologie et directrice adjointe du Centre for Future Health à l’University of York.

The Spirit Level s’ouvre sur une position claire: «Material succes, Social Failure». Autrement dit, notre société moderne est un véritable échec sur le plan social. Malgré un niveau d’avancement encore jamais atteint dans l’histoire de l’humanité sur le plan matériel et technique ainsi que sur le plan du bien-être et du confort, nous sommes aujourd’hui taraudés par l’anxiété et l’insécurité. La dépression est aux aguets.

Wilkinson et Pickett expliquent comment les différentes formes de souffrances mentales et émotionnelles sont systématiquement liées au degré d’inégalité sociale dans une société et démontrent qu’à partir d’un certain degré de bien-être, ce n’est plus la richesse économique qui se révèle déterminante pour la qualité de vie et la santé, mais au contraire la répartition de cette richesse. Plus les inégalités de revenus sont importantes, plus le risque d’être confronté à toute une série de problèmes de santé et sociaux est grand.

Dans une société inégalitaire, le harcèlement à l’école est dix fois plus fréquent que dans une société plus égalitaire.

Une société inégalitaire est synonyme de diminution de l’espérance de vie, hausse du taux de mortalité infantile, augmentation des problèmes de santé mentale, de la consommation de drogues et de l’obésité. Dans un pays comme le Japon par exemple, moins d’une personne sur dix est confrontée à des problèmes de santé mentale, tandis que dans une société fortement inégalitaire comme aux États-Unis, une personne sur quatre connaît des troubles mentaux. Les sociétés inégalitaires doivent également faire face à un plus haut degré de violence, les incarcérations y sont relativement plus fréquentes et le degré de confiance mutuelle y est plus faible, tout comme l’implication dans la vie communautaire. Les inégalités compromettent également les perspectives d’avenir des enfants: dans une société inégalitaire, on observe un plus faible niveau de bien­-être de l’enfance, un taux d’échec scolaire plus important, un plus grand nombre de cas de grossesses chez les adolescentes, et une plus faible mobilité sociale. Dans une société inégalitaire, le harcèlement à l’école est dix fois plus fréquent que dans une société plus égalitaire.

Plus le degré d’inégalités est élevé dans une société, plus elle est malade et, aussi étrange que cela puisse paraître, toutes les couches de la population sont concernées. En effet, les plus démunis ne sont pas les seuls touchés, toutes les couches sociales subissent les méfaits d’un degré élevé d’inégalités. S’il est vrai que les groupes les plus défavorisés sont les plus durement touchés, c’est en réalité l’ensemble de la population qui en subit les conséquences. Si l’on compare, par exemple, l’espérance de vie des 10% d’habitants les plus riches dans différentes sociétés, on constate que cette espérance de vie est plus élevée pour les fortunés qui vivent dans une société plus égalitaire que pour les fortunés qui vivent dans une société plus inégalitaire. De même, les citoyens hautement qualifiés qui ont un bon emploi et un revenu élevé vivent non seulement plus longtemps dans une société plus égalitaire, mais sont également moins exposés au risque d’être victimes de violence et leurs enfants ont plus de chances d’enregistrer de bons résultats scolaires.

Corrélation ou causalité?

Le succès inattendu remporté par le livre n’a pas inspiré un même enthousiasme chez tout le monde. Pour les partisans du TINA, ce livre dévoile plutôt une vérité gênante, en particulier le constat selon lequel plusieurs des problèmes de santé et problèmes sociaux auxquels une société est confrontée ne seraient pas liés au nombre d’individus défavorisés, mais au degré d’inégalité. D’un point de vue néolibéral, les inégalités (ou du moins certaines formes d’inégalité) sont souvent présentées comme une chose légitime voire nécessaire1. L’argument principal défendu dans The Spirit Level, à savoir que l’égalité est dans l’intérêt de tous, a suscité de vives critiques et controverses. Tout comme l’a été le livre de Piketty Le Capital au XXIe siècle, l’ouvrage«caricatural»des «défenseurs de l’égalité que sont Wilkinson et Pickett» fait partie des motifs qui ont poussé Marc De Vos, directeur du groupe de réflexion de droite Itinera, à publier son livre Inégal, mais juste.

La critique vise principalement la manière dont Wilkinson et Pickett interprètent les liens établis. The Spirit Level démontre en effet qu’il existe des «corrélations». Il ne s’agit pas là de liens de causalité. La manière dont le réchauffement climatique est négativement corrélé au nombre de pirates sur notre planète est un exemple classique. Même s’il existe un lien de causalité entre deux phénomènes, les chiffres ne disent rien à propos de l’orientation de cette causalité. C’est exact. Il n’empêche que le constat selon lequel des différences de revenus importantes entraînent une série de problèmes de santé et de problèmes sociaux (et non l’inverse) est fondé sur les conclusions de près de 400études empiriques, résultant de plusieurs décennies de recherche scientifique, publiées dans des revues internationales pratiquant le peer-review2. La controverse suscitée par The Spirit Level est dès lors plutôt une question de motivations idéologiques.

Dans leur nouveau livre, Wilkinson et Pickett creusent davantage la notion de liens de causalité. En se basant sur une série de données empiriques, les auteurs analysent les raisons pour lesquelles les inégalités engendrent maladies et mal-être. Dans The Inner Level, les auteurs expliquent par quel processus les inégalités s’incrustent dans nos têtes et y provoquent d’énormes dégâts. Ils cherchent une explication à notre grande sensibilité aux inégalités dans leurs répercussions psychiques. Le principal responsable est, selon eux, le phénomène de l’anxiété liée au statut social. L’anxiété liée au statut social impacte de manière déterminante notre façon de penser, de nous sentir, de nous comporter ainsi que nos relations avec les autres, elle se traduit par un degré élevé de mal-être et de maladie.

Épidémie d’anxiété liée au statut

Selon une étude psychologique menée à grande échelle, ce sont principalement les situations dans lesquelles nous pourrions subir le jugement des autres qui sont aujourd’hui les plus stressantes. Ainsi, il ressort de plus de 200 études psychologiques3 que le niveau de stress augmente considérablement lorsque les participants effectuent des tâches pour lesquelles leurs prestations seront par la suite évaluées par des personnes extérieures. Selon les chercheurs, «ce n’est pas la survie physique, mais la survie “sociale” qui est en jeu dans ce type de situations. Cette survie sociale est une question de valeur, de considération et de statut social, en grande partie basés sur la perception qu’ont les autres de nos qualités et mérites».

Wilkinson et Pickett affirment que nous sommes aujourd’hui témoins d’une véritable épidémie «d’anxiété liée au statut»: une sorte d’angoisse «sociale», où ce qui nous préoccupe c’est d’être jugé·e négativement dans différentes situations et interactions sociales. L’anxiété liée au statut concerne avant tout notre sensibilité au jugement que portent les autres sur la place que nous occupons dans la hiérarchie sociale. On observe ici aussi un gradient social manifeste, à savoir que les personnes qui se trouvent en haut de l’échelle sociale se font relativement moins de soucis quant à leur statut. Mais le plus important c’est que le degré d’anxiété liée au statut est, dans toutes les couches sociales, systématiquement plus élevé dans une société moins égalitaire. Autrement dit, dans une société inégalitaire, tous les individus courent un plus grand risque de souffrir d’anxiété liée au statut et se soucient davantage de la manière dont les autres les perçoivent et les jugent.

C’est le stress généré par cette anxiété sociale qui impacte considérablement notre psyché. Confrontés aux stimuli de l’anxiété liée au statut, les individus réagissent de deux manières différentes. Les études psychologiques indiquent en effet que notre cerveau peut répondre à ces stimuli par deux réactions, activées quasi intuitivement dans un contexte de stress social, allant de la soumission à la domination.

La première réaction est plutôt une réaction d’angoisse et d’incertitude par rapport à l’image de soi. Les auteurs citent le chiffre impressionnant d’environ 80% d’Américains qui ont déclaré avoir été confrontés à un moment donné de leur vie à un sentiment de gêne, ce qui a compliqué leurs relations avec les autres. Dans ce premier type de réaction, l’anxiété liée au statut et le manque d’assurance sous-jacent se traduisent par un sentiment de honte, un manque de confiance en soi, un important mal-être dans les interactions sociales. Par crainte d’être mal jugés ou lorsque les contacts sociaux sont vécus comme trop stressants, les individus évitent de plus en plus les contacts sociaux et finissent parfois par se replier totalement sur eux-mêmes. Le combat à mener pour «tenir» dans une société inégalitaire est lourd de conséquences et compromet la cohésion sociale au sein même de la société. On constate que, plus les inégalités sociales, et donc l’anxiété liée au statut, augmentent, plus la confiance interpersonnelle et la participation à la vie communautaire diminuent.

Outre les motifs d’ordre financier, l’anxiété sociale pousse également les jeunes à pratiquer le «predrinking».

L’anxiété liée au statut, le combat contre le manque de confiance en soi et une faible estime de soi sont à l’origine de nombreux problèmes de santé mentale. Ces dernières années, voire ces dernières décennies, on observe en Belgique également une très forte augmentation du nombre de souffrances psychologiques, ce qui se traduit en particulier par une hausse du nombre de dépressions et de troubles anxieux. En 2013, par exemple, près de 15% de la population en Belgique présentaient des symptômes suggérant un état dépressif, soit une augmentation de 10% par rapport à 2008. On observe également un accroissement des troubles anxieux, avec une hausse allant de 6% en 2008 à 10% en 20134. La prévalence d’une série d’autres troubles mentaux, y compris la schizophrénie, est clairement plus élevée dans une société inégalitaire.

La seconde réaction, opposée à la première, consiste à dissimuler un sentiment d’incertitude croissant derrière une autosatisfaction exagérée, la prétention, le narcissisme et le snobisme. Wilkinson et Pickett constatent que, dans une société inégalitaire, les individus ont tendance à avoir une image plus positive d’eux-mêmes. Cela se traduit parfois par des troubles de la personnalité narcissique. Les chiffres relevés aux États-Unis indiquent une hausse inquiétante. Ils considèrent le narcissisme comme l’autre extrémité tranchante du combat mené pour survivre (socialement) et vaincre ses senti­ments de doute et d’infériorité. L’anxiété liée au statut qui augmente au fur et à mesure que les inégalités augmentent nous met dans une situation délicate: succomber au stress et à la dépression, ou tenter de s’en sortir grâce à l’autosatisfaction et le narcissisme.

Trouver refuge dans de faux remèdes

Pour Wilkinson et Pickett, «tenter de maintenir son statut et son amour-propre dans une société moins égalitaire peut s’avérer très stressant». Ils en concluent que «vivre avec une forte anxiété sociale et une anxiété liée au statut est exténuant, c’est une tâche quasiment impossible, un véritable travail de Sisyphe».

Pour y échapper et atténuer la souffrance causée par l’angoisse sous-jacente, surtout lorsque nous avons le sentiment que les autres nous méprisent et que nous nous sentons inutiles, incompétent·e·s et rejeté·e·s, nous aurions, selon les auteurs, tendance à trouver refuge dans toutes sortes d’addictions, drogues, alcool ou compulsion alimentaire.

Wilkinson et Pickett font également le lien avec les achats compulsifs, autrement dit une tentative de l’individu d’acheter au travers de biens matériels l’identité ou la place qu’il voudrait occuper dans la hiérarchie sociale. Sous l’impulsion de l’anxiété liée au statut, les relations humaines sont remplacées par des choses matérielles, que nous achetons pour affirmer notre «appartenance». Wilkinson et Pickett expliquent le rôle joué par les publicitaires et marketeurs: «de nombreux chercheurs et commentateurs évoquent les moyens sophistiqués utilisés par les designers et fournisseurs de produits de consommation pour cibler directement les systèmes de récompense de notre cerveau et nous séduire à entretenir des relations avec des objets qui offrent à court terme un remède à notre stress et nos angoisses chroniques alors que les relations humaines sont beaucoup plus efficaces». Ils visent principalement les multinationales qui contribuent activement à créer un sentiment de vide: «ces multinationales versent de faibles salaires à leurs ouvriers, mais des honoraires et des primes exorbitantes à leurs cadres et directeurs, pour ensuite diffuser le message que l’on peut donner un sens à ce vide en adoptant le style de vie de la marque».

Mythes sur la nature humaine et la méritocratie

Les énormes dégâts physiques et émotionnels causés par l’anxiété liée au statut étant recensés, il convient à présent d’identifier les forces sous-jacentes de ce phénomène. Pourquoi le statut social est-il aussi important et comment se fait-il que le jugement que les autres portent sur nous nous touche à ce point? Pour comprendre, Wilkinson et Pickett réfutent dans leur livre The Spirit Level deux grands principes, le premier sur la «nature humaine» et le second sur le caractère naturel des inégalités.

Le premier principe rejeté par Wilkinson et Pickett est le principe selon lequel l’homme serait compétitif par nature. C’est l’illustration même de l’homoeconomicus5 néolibéral, autrement dit l’idée selon laquelle l’homme est essentiellement guidé par la défense logique de ses propres intérêts et qu’il poursuit des objectifs purement individuels, sans se soucier de l’intérêt général. Les relations entre individus sont ici déterminées par une compétition «de statut», impliquant que l’on méprise les personnes qui se trouvent sur un échelon social inférieur, que l’on admire — avec envie ou non — ceux qui se trouvent sur l’échelon supérieur, mais surtout que l’on soit sensible au sentiment de faillite lorsqu’on est «dépassé·e» par les autres.

Le modèle de relations sociales qui nous est aujourd’hui imposé par le système économique néolibéral, expliquent Wilkinson et Pickett, est essentiellement axé sur la concurrence pour décrocher une place dans la hiérarchie et se heurte à la nature essentiellement sociale de l’homme. En effet, au cours des dernières 200000 à 250000 années, l’homme aurait la grande majorité du temps (95%) vécu dans des communautés particulièrement égalitaires, où les relations étaient caractérisées par la solidarité, l’altruisme, la coopération et la réciprocité. Dans ces relations, la confiance réciproque et l’empathie sont des éléments fondamentaux. Longtemps, ces deux éléments ont joué un rôle décisif dans la survie, le bien-être et la reproduction de l’être humain. Au travers d’un processus de sélection sociale, ces communautés égalitaires ont exercé une pression évolutive et permis le développement de ce que l’on pourrait appeler des caractéristiques plus «sociales»: «La tendance à préconiser des valeurs comme le désintéressement, la générosité et la gentillesse remonte loin dans le temps (…) et ces caractéristiques altruistes ou “prosociales“ sont dès lors profondément enracinées dans notre psyché évoluée», expliquent les auteurs.

Interaction et collaboration au sein du groupe sont des éléments qui ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de l’humanité.

Interaction et collaboration au sein du groupe sont des éléments qui ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de l’humanité. L’origine de notre préoccupation endémique face à l’opinion qu’ont les autres de nous réside dans la nature sociale intrinsèque de l’homme, de sorte que — pour survivre — l’homme a toujours eu besoin de comprendre quelle était sa place et son rôle dans la hiérarchie sociale et de pressentir ce que les autres pensent de lui. Dans une communauté égalitaire, cette «sensibilité» permet proximité, empathie et coopération. Dans la société actuelle, cela provoque anxiété liée au statut, stress et dépressions. Dans une communauté inégalitaire, nous avons énormément à perdre (ou à gagner). Plus la hiérarchie sociale est verticale, plus le sentiment d’incertitude est grand. Et cela impacte lourdement la manière dont nous nous comportons les uns envers les autres. C’est l’aliénation entre la nature sociale de l’homme et les objectifs asociaux du système économique qui rend les individus mentalement et physiquement malades.

Wilkinson et Pickett réfutent également l’idée selon laquelle les inégalités dans une communauté résulteraient des différences «naturelles» en matière de capacités individuelles, d’intelligence ou de talents. Le principe de la «méritocratie» est souvent invoqué pour justifier la hiérarchie sociale existante. Or, les études démontrent que c’est justement le contraire: les différences de capacités individuelles sont le résultat de la position occupée dans la hiérarchie sociale et, donc, du revenu et du statut socio-économique, plutôt que la cause.

Les auteurs citent diverses études particulièrement frappantes sur la manière dont ces différences de statut sont parfaitement intégrées. Ils renvoient à des centaines d’études qui démontrent que les individus obtiennent de moins bons résultats aux tests si on leur signale, même de manière subtile et implicite, qu’ils appartiennent à un groupe qui, selon les stéréotypes, enregistrerait de moins bons résultats aux tests en question. Ainsi, les résultats scolaires d’enfants avec un statut socio-économique inférieur sont moins bons lorsqu’on leur dit qu’il s’agit d’un test d’intelligence, comparé aux résultats obtenus lorsqu’on leur dit qu’il s’agit d’un simple test «général».

La voie à suivre

Pour Wilkinson et Pickett, les différents problèmes de santé et sociaux abordés sont aujourd’hui souvent traités séparément, avec des services spécifiques et des remèdes sélectionnés. Médecins et infirmiers pour traiter les problèmes de santé, police et établissements pénitentiaires pour la criminalité, assistants d’éducation pour les problèmes scolaires, assistants sociaux, psychologues, services psychiatriques, accompagnateurs pour la toxicomanie, etc. Tous ces professionnels et services sont bien entendu essentiels, mais seulement partiellement efficaces. L’accès à des soins de santé de qualité est fondamental, mais si l’on veut réellement améliorer la santé, il faudra également traiter les déterminants sociaux sous-jacents.

Si l’on veut substantiellement réduire le niveau de stress, améliorer la santé de la population et favoriser le bien-être de chacun, il faut attaquer les problèmes à la racine et se concentrer sur la bactérie pathogène sous-jacente, autrement dit les inégalités. Pour ce faire, quelques remaniements ne suffiront pas, ce qu’il faut, c’est changer le modèle de société. Comme l’a dit Richard Layard, la plus grande autorité du monde dans le domaine de la recherche du bonheur: «Passons d’une société compétitive et individualiste à une société collaborative et solidaire.»6

Cette idée commence à percer dans le monde scientifique comme le démontrent les recommandations formulées par le Conseil supérieur de la santé dans sa publication scientifique de novembre2017 par rapport au traitement du burn-out: «Le burn-out peut être vu comme une réaction (normale) à un contexte pathologique. […] Ainsi, il est d’abord important que les mondes académique, clinique et politique se mobilisent pour conscientiser à propos de la domination du monde économique par rapport au bien-être collectif et individuel et que des changements dans ce domaine soient mis en œuvre. Prévenir ou soigner le burn-out doit en effet inclure un changement dans le modèle de société, plutôt que de reposer uniquement sur des solutions adaptatives ou sur la médication ou la psychologisation.»7

Ce dernier aspect est peut-être la principale faiblesse de The Inner Level, en ce sens que Wilkinson et Pickett dans leur recherche de liens de causalité mettent pratiquement exclusivement l’accent sur la «psychologisation» de la confrontation avec les inégalités. Une faiblesse d’ailleurs déjà présente dans The Spirit Level. Les liens de causalité entre le degré d’inégalité, d’une part, et le mal-être et la maladie, d’autre part, comme l’ont amplement décrit les auteurs, sont sans aucun doute corrects. Toutefois, ils oublient systématiquement dans leurs analyses un facteur que l’on retrouve à la base des deux phénomènes: l’exploitation économique.

Selon une étude parue dans l’éminente revue médicale British Medical Journal, la corrélation entre les inégalités et la maladie atteint son paroxysme à l’âge actif: «Il existe un mécanisme lié à l’âge qui entraîne une hausse du taux de mortalité lorsqu’on vit dans une société avec une concurrence sociale plus accrue, mais égale pour le reste. Une plus grande inégalité de revenus caractérise davantage une société concurrentielle qu’une société collaborative. Que le mécanisme soit nuisible à cause de la concurrence ou protecteur grâce à la collaboration, son impact sera maximal au début jusqu’au milieu de l’âge adulte» .8 Si les conséquences d’une société inégalitaire et compétitive se font surtout sentir à l’âge actif (et pas durant les années fragiles de l’enfance ou de la vieillesse par exemple) c’est très certainement parce que ces inégalités croissantes sont tout sauf un phénomène naturel, mais au contraire le résultat d’une exploitation économique toujours plus grande. Cette exploitation a lieu à l’âge actif et va de pair avec une exploitation physique due à une dégradation objective des conditions de travail, à une moins grande protection du travail, à un rythme de travail accru, etc. C’est cette exploitation en soi qui est responsable des inégalités et également directement responsable de la hausse des maladies. Les revues systématiques, comme celle de l’OMS9 ou encore l’étude de Vicente Navarro10 qui ont fourni à ce sujet des preuves convaincantes, ne sont pourtant pas citées dans The Inner Level.

Les différences de capacités individuelles sont le résultat de la position qu’occupe une personne dans la hiérarchie sociale, plutôt que la cause.

Bien qu’ils se focalisent quasi exclusivement sur l’impact psychologique de la confrontation avec les inégalités, Wilkinson et Pickett terminent par un plaidoyer pour un modèle de société avec intégration structurelle d’une plus grande égalité des revenus. Ils préconisent un changement de cap radical, où la production serait mise au service de l’intérêt général, de l’humanité, tout en respectant les limites écologiques de la planète. Ils défendent une société où les augmentations de la productivité ne sont pas converties en profits, mais en une diminution du temps de travail, pour ainsi permettre aux individus de passer plus de temps avec leur famille et leurs enfants, de prendre soin les uns des autres, de passer plus de temps avec les amis et de profiter de la vie communautaire.

Pour atteindre cet objectif d’égalité et de solidarité, les auteurs optent radicalement pour des réformes progressistes conduisant à plus de démocratie économique. «Plus que d’une révolution, c’est d’une transformation progressive et profonde dont nous avons besoin», écrivent-ils. Cette phrase est ambiguë. La manière dont les auteurs comptent arriver à ces changements profonds sans passer par un changement de système effectif n’est pas claire. Aujourd’hui, l’émergence de nombreux nouveaux mouvements de lutte rendent espoir, d’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement de revendiquer des conditions de travail plus humaines ou un plus grand pouvoir d’achat, mais parce qu’ils défendent également des valeurs humaines comme le respect pour le travail (travailleurs de Lidl, Ryanair, Ivago, Avia Partner, B-post…), le respect pour la perte du pouvoir d’achat (Gilets jaunes), le respect pour un environnement sain aux abords des écoles et dans les quartiers (collectif café filtré) et le respect pour une planète viable à long terme (les mouvements pour le climat).

Ce sont ces mouvements de lutte qui poussent les politiques et le patronat à faire des concessions concrètes. Ces mouvements, qui gagnent une reconnaissance toujours plus grande auprès du grand public, éveillent également les consciences politiques. Comme l’a dit la jeune activiste suédoise pour le climat, Greta Thunberg, lors du sommet COP 24 en Pologne: «Nous devons garder les combustibles fossiles dans le sol et nous devons mettre l’accent sur les solutions socialement équitables. Et si les solutions au sein du système sont si impossibles à trouver, nous devrions peut-être changer le système lui-même». Dans leur livre The Inner Level, Wilkinson et Pickett proposent une mine de données chiffrées et d’arguments pour lutter contre le statu quo et pour plaider et défendre un tel changement de système.

Richard Wilkinson & Kate Pickett, The Inner Level. How More Equal Societies Reduce Stress, Restore Sanity And Improve Everyone’s Well-Being. Penguin Books Ltd, 2018.

 

 

Footnotes

  1. Dans la pensée néolibérale, seule la pauvreté est un problème et les personnes qui vivent dans la pauvreté sont encore pointées d’un doigt accusateur et tenues individuellement responsables de leur situation.
  2. Vous trouverez dans ce lien une réponse plus détaillée des auteurs face aux critiques formulées à leur encontre: www.equalitytrust.org.uk/authors-respond-questions-about-spirit-levels-analysis.
  3. S.S.Dickerson, & M.E. Kemeny, ‘Acute stressors and cortisol responses: a theoretical integration and synthesis of laboratory research’, Psychological Bulletin 2004; 130 (3): 355-91.
  4. Source: L. Gisle, “Geestelijke gezondheid”, in: J. Van der Heyden, R. Charafeddine (éd.), Enquête de santé 2013. Rapport 1: Santé et Bien-être. WIV-ISP, Bruxelles, 2014.
  5. Voir aussi Dirk Van Duppen & Jan Hoebeke, «Marx, Darwin et le darwinisme social», Lava 2, juillet 2018. Voir https://lavamedia.be/marx-darwin-en-het-sociaal-darwinisme/. Consulté en février 2019.
  6. Layard, R. (2005) Happiness: Lessons from a New Science. London: Penguin Books.
  7. Conseil supérieur de la santé. Burn-out et travail. Bruxelles: CSS; 2017. Avis nr. 9339. Voir http://www.health.belgium.be/sites/default/files/uploads/fields/fpshealth_theme_file/css_9339_burn_out_zisa4_full.pdf. Consulté en février 2019.
  8. Dorling Danny, Mitchell Richard, Pearce Jamie. “The global impact of income inequality on health by age: an observational study”. BMJ 2007; 335:873.
  9. Voir www.who.int/social_determinants/resources/articles/emconet_who_report.pdf. Consulté en février 2019.
  10. Exemple V. Navarro, C. Muntaner, C. Borrell, J. Benach, A. Quiroga, M. Rodríguez-Sanz… M. I. Pasarín, (2006) The Lancet, 368 (9540), 1033-1037. https://doi.org/10.1016/S0140-6736(06)69341-0zw.