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Les bons et les mauvais enfants-soldats

Anne Morelli

—25 mars 2019

Beaucoup de bonnes âmes s’inquiètent des «enfants-soldats» comme d’une nouveauté absolue de notre époque. Mais la nouveauté n’est pas le phénomène lui-même mais sa médiatisation immédiate.

Les bons et les mauvais enfants-soldats

Dans Le Monde du 3/4 décembre 20171, on pouvait lire que les enfants-soldats posaient un problème inédit dans l’histoire contemporaine française. C’est non seulement méconnaître l’histoire militaire de la France, mais aussi celle de la plupart des autres pays qui, en temps de guerre, ont aussi utilisé les enfants à diverses tâches dont des tâches militaires. Selon nos convictions, nous considérerons que la participation de ces enfants au conflit est admirable ou condamnable.

Qu’est-ce qu’un enfant?

Bien sûr, il faut d’abord s’accorder sur le concept d’«enfant», pas si évident qu’on peut le croire à priori. Le mot latin «infans» veut dire celui qui ne parle pas (encore) et est plutôt l’équivalent de nourrisson. Et donc, à part dans le rôle de victimes et dans le régime de la propagande, les enfants, au sens latin du terme, ne peuvent participer à une guerre. Mais à quel âge est-il possible de les y engager?

La religion catholique fixe à 7 ans l’âge de raison. Ce serait l’âge du discernement, l’âge où l’enfant est capable de distinguer le bien du mal et où il serait possible de lui faire comprendre les principes de la religion. Comme toute religion (ou idéologie) tente de pérenniser son projet, le petit catholique fait traditionnellement une première communion vers 7 ans et professe solennellement sa foi vers 12 ans, qui est aussi l’âge auquel les enfants juifs deviennent religieusement adultes et les petits musulmans sont invités à pratiquer – comme les grands – le jeûne du Ramadan. À partir de l’âge de 12 ans, il n’y a donc plus, pour ces religions, d’enfants mais des jeunes capables de témoigner de leur foi.

Pourtant, si les médias actuels parlent d’enfants-soldats pour tous les mineurs d’âge, c’est que la notion d’enfance s’est élargie. Au XIXe siècle, les enfants de 8 ans étaient des travailleur.se.s et ils pouvaient, dans les années 1950, travailler dans les mines belges dès l’âge de 14 ans, mais de nombreuses conventions internationales les protègent théoriquement aujourd’hui et prolongent leur scolarité (au moins pour les pays économiquement favorisés et les classes les moins pauvres). Les «enfants» sont définis dans ces conventions internationales récentes comme étant les moins de 18 ans2.

Ce qui est pour nous un «enfant-soldat» de 16 ou 17 ans était, il y a peu et sans état d’âme, un jeune soldat très normalement incorporé qui participait fièrement à la nouvelle génération de combattants de son pays ou de sa foi.

Rusty et le petit tambour sarde

Petite fille, J’ai été bercée par des histoires d’enfants-soldats que J’admirais sans borne. Mon père nous lisait avec émotion le livre d’Edmondo De Amicis, intitulé Grand Cœur, qui était aussi lu en Belgique dans les cours de morale naissants. Le livre Cuore, sous son nom italien, suit l’année scolaire d’une école de Turin, laïque, gratuite et mélangeant les classes sociales. De Amicis est un socialiste (qui sera d’ailleurs forcé à l’exil hors d’Italie en 1898) et veut inculquer aux jeunes lecteurs, à travers le personnage de l’instituteur, ses idéaux humanistes, laïques et… patriotiques. En effet, l’Italie est depuis peu unifiée et il faut que les petits Italiens qui le lisent découvrent à la fois toutes les régions d’Italie et les épisodes héroïques du Risorgimento qui a abouti à l’unité du pays. Chaque mois de l’année scolaire est donc scandé par une lecture édifiante concernant le Risorgimento et dont un enfant est le héros.

Mon préféré était le petit tambour sarde qui continuait à rouler du tambour sous le tir des Autrichiens et finissait, blessé, par devoir être amputé des deux jambes. Petite fille, je ne m’étonnais pas de sa présence dans l’armée italienne et l’admirais beaucoup. J’aimais que papa – pourtant antimilitariste – me relise l’histoire de son sacrifice. Pour le centenaire de l’Unité italienne (1960-1961), le journal pour enfants Corriere dei Piccoli, que nous lisions toutes les semaines, nous offrait par ailleurs des soldats à découper et les petits tambours y étaient bien présents.

J’avoue aussi que, petite fille, J’étais fanatique d’une série télévisée américaine qui est passée sur les écrans belges à partir de 1958. «Rusty et Rintintin» racontait, au cours d’innombrables épisodes, les aventures d’un petit garçon et de son chien, ce qui peut sembler bien innocent et nous éloigner de notre sujet. Mais la série imaginée par Lee Duncan avait pour départ un régiment de cavalerie de Fort Apache ayant recueilli un garçon d’environ 8 ou 9 ans et son chien, uniques survivants d’un convoi de pionniers attaqués par des Indiens. J’étais amoureuse de Rusty – joué par le petit Lee Aaker -, promu caporal honoraire et si mignon dans son uniforme miniature. Son chien Rintintin – devenu mascotte du régiment – et lui-même participaient évidemment à toutes les périlleuses aventures du régiment de cavalerie. J’étais ainsi loin d’imaginer que ces mascottes, encensées par tant de films américains3, avaient réellement existé dans le passé et n’avaient pas été que des animaux pittoresques.

Les enfants de troupe

Le peintre Edouard Manet a immortalisé, dans une toile datée de 1866 et conservée au Musée d’Orsay, un petit joueur de fifre. Celui-ci ne joue pas pour amuser ou faire danser d’autres enfants de son âge mais est un enfant de troupe, en uniforme militaire. Il fait partie de la garde impériale de Napoléon III et les images d’Epinal ont popularisé la figure de ces enfants-soldats.

Sous Louis XV déjà, des postes budgétaires leur étaient réservés dans chaque régiment. Leur présence y était officiellement reconnue. Il s’agissait généralement de garçonnets de 7 ans ou plus qui suivaient leur père pour se former au métier des armes. En 1880, un arrêté signé par Bonaparte fixe leur solde à la moitié d’une solde de soldat adulte, jusqu’à l’âge de 16 ans où ils peuvent (doivent?) s’engager. Leur uniforme reproduit, à taille réduite, celui des autres soldats.

Le Musée des Invalides à Paris conserve une veste et un gilet d’un de ces enfants de troupe qui servaient à sonner le rappel des troupes ou l’attaque, au moyen généralement d’un tambour ou d’une trompette4. Ces enfants de troupe participeront au sein de l’armée française notamment à la guerre de Crimée et à la campagne d’Italie (bataille de Magenta, 1859).

Les enfants de troupe sont dissous en 1871 mais six écoles militaires préparatoires au métier de soldat sont fondées en 1884, accueillant des garçonnets à partir de 7 ans, et les «bataillons scolaires», créés en 1882, intègrent des enfants dès l’âge de 5 ans, qui paradent sur les Champs Elysées, fusil en bois sur l’épaule. Depuis 2006, la France a transformé les écoles militaires pour mineurs d’âge en «Lycées de la Défense».

L’école des cadets en Belgique encadrait jusqu’il y a peu, à partir de 11 ans, des élèves se préparant à la carrière militaire.

La situation en Belgique n’était pas très différente. L’école des cadets encadrait jusqu’il y a peu, à partir de 11 ans, des élèves se préparant à la carrière militaire, par choix ou parce que leur situation familiale (par exemple le décès du chef de famille) l’exigeait.

Les Bruxellois et les «navetteurs» connaissent bien la place Meiser qui est l’une des entrées – difficile pour la circulation! – de la capitale. Mais on sait moins que ce lieutenant-général Jean-Baptiste Meiser, honoré pour ses exploits et sa bravoure (ou plutôt celle des 5.000 hommes qu’il commandait!) lors de la bataille de l’Yser de la Première Guerre mondiale, était entré dans l’armée belge à l’âge de 12 ans comme enfant de troupe, chargé de pourvoir en vivres les troupes combattantes5.

On a vu plus haut, à travers le petit tambour sarde, le cas des enfants de troupe utilisés dans l’armée italienne. Mais ceux qui n’avaient pas cette «chance» rêvaient d’en être en se mettant au garde-à-vous devant des gravures représentant Garibaldi et Vittorio Emanuele ou un drapeau tricolore. De leurs armes de pacotille et déguisés en petits militaires, ils se seraient exercés à tirer sur les troupes ennemies en figurines de plomb. C’est du moins ainsi que le peintre garibaldien Gioacchino Toma a représenté «Les petits patriotes»6 et «Les fils du peuple»7.

Lors de la guerre du Paraguay les terribles pertes humaines sont compensées par l’enrôlement des enfants auxquels on fait porter de fausses barbes.

À la même époque, lors de la guerre du Paraguay contre le «libre-échange» britannique et états-unien (1865-1870), les terribles pertes humaines (60% de la population et 9 hommes sur 10) sont compensées par l’enrôlement des enfants auxquels on fait porter de fausses barbes et qu’on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à des fusils lorsque les armes manquent8. Malgré ce stratagème, le Paraguay est évidemment contraint à la reddition et doit entrer dans le système économique voulu par les grandes banques et qu’il avait jusque là refusé. Le sacrifice de ces enfants, qui devaient remplacer les soldats tombés, s’est avéré absolument inutile.

Les enfants dans la Première Guerre mondiale

Les enfants ont joué des rôles très divers pendant la Grande Guerre. Ils sont bien sûr les témoins oculaires des atrocités qui accompagnent toute guerre. Les enfants, par exemple, sont nombreux parmi les 1.300.000 Belges (20% de la population) qui fuient le pays et se retrouvent réfugiés, surtout aux Pays-Bas, mais aussi en France et en Grande-Bretagne. Lorsqu’on présente les chiffres des militaires des deux camps tombés par millions, il ne faut pas oublier que cela signifie aussi que la mort de ces jeunes hommes entraîne pour des millions d’enfants une enfance sans père. Les privations, le ravitaillement insuffisant, les épidémies, les déplacements de population successifs à l’Armistice ne vont évidemment pas toucher que les adultes.

Mais, à côté de ces drames bien réels, on va aussi utiliser les enfants – et leur présumée innocence – dans la propagande des deux camps. Ils sont convoqués comme témoins de la barbarie ennemie: ainsi la propagande alliée – appuyée par des artistes comme Poulbot – va prétendre que les Allemands ont coupé les mains des petits enfants belges. Un bobard qui va être décisif dans l’approbation par l’opinion publique de la décision d’entrée en guerre de l’Italie (1915) puis des États-Unis (1917).

Les enfants sont utilisés avec impudence comme agents des patriotismes: ils apparaissent dans les propagandes pour stimuler leur père à s’enrôler ou les citoyens à contribuer financièrement à l’effort de guerre. Ils jouent alors le rôle de collecteurs de fonds indirects. Imitant les femmes adultes de leur famille, les petites filles peuvent être marraines de guerre de combattants, même si ceux-ci font partie des troupes coloniales. Dans tous les pays belligérants, et plus que jamais, les enfants jouent à la guerre et des photographes fixent ces scènes9, tandis que les jouets militaires se multiplient10.

Mais des adolescents de 12 à 16 ans, baignés par la rhétorique patriotique, sont prêts à prendre réellement les armes. Les officiers de recrutement ferment les yeux sur l’âge des volontaires qui se présentent. Les «boy soldiers» sont engagés dans l’armée britannique jusqu’en 1916. L’empire ottoman mobilise en 1917 des jeunes de moins de 16 ans pour compenser ses pertes. En France, en Italie ou en Russie, de jeunes garçons trichent sur leur âge pour avoir le privilège de pouvoir monter au front. Des enfants passent ainsi du statut de victime de la guerre à celui de protagoniste. La militarisation de l’enfance connaît avec les patriotismes de la Première Guerre mondiale un sommet.

Mais l’éloge des enfants-soldats se poursuit après l’Armistice. En France, la légende de Joseph Bara, jeune tambour héroïque tombé à l’âge de 14 ans en défense de la République contre les royalistes, est reprise et illustrée dans les manuels scolaires de la IIIe République… et ce jusqu’à la Vème, dans les années 1970!11

Un livre de lecture de 1940 assure même que le bébé qui n’a que 4 dents doit les utiliser comme 4 épées à montrer à l’ennemi qui l’attend.

La Seconde Guerre mondiale se prépare de part et d’autre, notamment à travers la militarisation des enfants et la banalisation de la guerre. Deux récents livres italiens12 présentent de multiples exemples concrets de cette éducation dans l’Italie fasciste. Le «Balilla», du nom d’un jeune génois qui aurait déclenché la révolte contre les Autrichiens, reçoit une éducation paramilitaire: discipline, compétitions sportives, uniformes, drapeaux et exercices avec des armes miniaturisées. Les manuels scolaires comme les couvertures de ses cahiers lui présentent d’héroïques prédécesseurs. Un livre de lecture de 1940 assure même que le bébé qui n’a que 4 dents doit les utiliser comme 4 épées à montrer à l’ennemi qui l’attend13!

L’utilisation politique des enfants réfugiés

Lors des guerres du XXe siècle, les enfants sont souvent utilisés pour sensibiliser l’opinion publique étrangère aux malheurs de leur pays. Même s’ils ne sont pas directement des militaires, ils sont utilisés massivement par la propagande de leur pays dont ils constituent un élément-clé.

La Première Guerre mondiale voit de petits réfugiés belges ou du Nord de la France occupé, être au centre d’émouvants récits que véhiculent les médias alliés14. Mais c’est surtout la guerre civile espagnole qui va voir des enfants symboliser le drame que traverse leur pays. Pour protéger les enfants des bombardements et des atrocités du conflit armé, les Républicains espagnols les ont regroupés dans des «colonies»15. Mais la guerre prenant pour eux une tournure de plus en plus tragique, les Républicains acceptent les propositions françaises, belges ou soviétiques d’héberger ces enfants en sécurité hors du pays en guerre. Ces «Niňos» 16 hébergés le plus souvent dans des familles soutenant la cause républicaine, sont accueillis avec une volonté politique évidente de solidarité.

En Belgique, l’Église catholique – craignant que cet accueil ne devienne le monopole des «rouges» – organise un accueil catholique parallèle pour les enfants basques réputés catholiques. Le milieu catholique belge avait déjà, entre 1923 et 1927, organisé l’accueil d’enfants hongrois. Une campagne de presse menée par des prêtres et appuyée de photos émouvantes, avait sensibilisé l’opinion catholique – surtout flamande – à la triste condition des enfants dans ce petit pays catholique, qui étaient victimes des conditions de vie dramatiques de l’entre-deux-guerres. Des familles ou des congrégations catholiques accueillent ainsi, par «charité chrétienne», 450 petits catholiques hongrois entre juin 1923 et décembre 1927. Les séjours peuvent être de simples vacances ou se prolonger pour des années. L’opération d’accueil des enfants hongrois se renouvellera en Belgique après la Seconde Guerre mondiale sous l’égide de Caritas Catholica, à la suite de contacts entre le cardinal belge Ernest Van Roey et son homologue hongrois Jozsef Mindszenty17.

Les enfants républicains ou les petits hongrois jouent – consciemment ou non – un rôle politique dans les conflits auxquels participent les adultes. Ce rôle est encore plus évident pour les enfants de ces exilés politiques uruguayens qui, n’ayant pas la possibilité de revenir dans leur pays où règne la dictature, vont y envoyer en 1983, 154 de leurs enfants exilés, qui feront seuls le voyage depuis l’Europe jusque Montevideo. Chargés d’un message politique évident – mais le plus petit d’entre eux n’avait que 3 ans – ils sont accueillis par une multitude de personnes leur chantant «Tus padres volveran» (Tes parents reviendront). Certains de ces enfants devenus adultes ont témoigné de la fierté qu’ils avaient éprouvée et qui a déterminé leur identité mais d’autres ont estimé avoir été «utilisés» pour une cause politique qui les dépassait et sans – évidemment – leur consentement18.

Les bons enfant-soldats de la Seconde Guerre mondiale

Les récits sur la Seconde Guerre mondiale mettent surtout en avant de bons enfants-soldats: juifs, soviétiques, italiens… Ainsi le roman – faiblement – autobiographique d’Aharon Appelfeld19 décrit l’errance d’un jeune garçon juif avec les partisans soviétiques en Ukraine. Il décrit ce microcosme où vit l’enfant comme des jours clairs, sans brouillard et sans illusions. Les partisans soviétiques ont accueilli dans leur groupe combattant des juifs échappés d’un ghetto dont un enfant de 8 ans et demi (Michaël) et un enfant de deux ans (Milio) retrouvé seul près des barbelés et qui devient la mascotte de la compagnie. Si le roman n’est teinté que d’un peu d’expérience autobiographique, l’histoire a réellement été banale en Union Soviétique.

Le reporter-photographe de l’armée soviétique, Jakov Borisovitch Davidzon a photographié en mars 1943 de jeunes pionniers participant aux combats des partisans en Ukraine, dans la région de Jitomir. Parmi eux, un jeune Juif partisan dont nous connaissons le visage et l’histoire tragique. Misha Davidovitch, 13 ans, était rescapé d’un ghetto voisin et le photographe soviétique nous en a laissé un magnifique portrait, souriant, armé et en uniforme. Quelques semaines après la rencontre avec le photographe, le détachement dont fait partie Misha bat en retraite. Ayant épuisé ses munitions dans un combat d’arrière-garde, le jeune garçon se tue avec une grenade pour ne pas tomber aux mains des Allemands. Est-il un kamikaze ou un héros? Ce jeune juif avait-il une solution alternative possible à cette fin tragique?

Je faisais partie, comme mon collègue Jean-Philippe Schreiber, du Conseil scientifique de l’exposition La résistance juive à la «solution finale» 1939-1945, présidé par José Gotovitch. Nous avions approuvé avec enthousiasme que cette exposition du B’nai B’rith, à vocation pédagogique, mette en valeur cette photo du petit Misha Davidovitch, jeune partisan souriant, tant à l’ouverture du catalogue que sur les invitations au vernissage20. L’exposition fut complètement boycottée car considérée par le milieu pédagogique comme une apologie des enfants-soldats! Ces enfants ont pourtant bel et bien été une réalité, souvent incontournable, dont la littérature soviétique et les films ont popularisé les aventures le plus souvent tragiques. Une pieuse illusion voudrait que l’innocence de l’enfance les fasse échapper au traumatisme de l’expérience de la guerre alors qu’il n’en est rien. La petite estafette de douze ans qui va explorer le terrain pour les partisans est un thème incommode et inaudible aujourd’hui21.

L’œuvre de Svetlana Alexevitch, plus connue pour avoir révélé le rôle des femmes dans la guerre22, s’est aussi penchée sur l’expérience de la guerre qu’ont connue les enfants à travers le départ de leur père, la faim, l’exode, la perte parfois de leur nom mais aussi leur participation à des combats qui marquent définitivement la fin de leur supposée innocence23.

En Italie également, de nombreux récits ont rappelé les enfances mutilées de ceux qui ont participé très jeunes à la Résistance italienne. Petits héros d’une Italie débarrassée du fascisme, ils ont été capturés, torturés, blessés, amputés. Ils ont assisté à l’exécution de camarades. Le livre du génois Mario Ghiglione24, partisan à 14 ans, est sous-titré, non sans raison, Histoire d’un partisan-enfant, tandis que l’histoire de Gildo Moncada qui avait rejoint les partisans Leoni et, blessé à 16 ans, avait été amputé d’une jambe, a pour titre Le partisan-enfant25.

Les résistants fusillés par les nazis et figurant sur l’«Affiche Rouge» chantée par Aragon et Léo Ferré, étaient pour beaucoup des mineurs d’âge.

Les résistants de France fusillés par les nazis et figurant sur l’«Affiche Rouge» chantée par Aragon et Léo Ferré, étaient pour beaucoup des mineurs d’âge de l’époque26. Doivent-ils être présentés comme des modèles, parce qu’ayant contribué à la victoire contre le nazisme ou faut-il soigneusement cacher cette réalité parce qu’elle trouble la vision idéaliste de l’enfance?

Enfants-soldats d’aujourd’hui

Les médias renseignent à notre étonnement horrifié des enfants-soldats aux quatre coins du monde. «Save the Children» estime entre 250.000 et 300.000 les enfants qui, dans le monde, sont impliqués dans des faits de guerre. En Ouganda, au Sierra Leone, en Colombie, au Sri Lanka, au Congo, au Nigéria et évidemment aussi dans l’«Etat islamique», des enfants sont passés du statut de victimes à celui de combattants ou de bourreaux. La nouveauté n’est pas – comme nous l’avons vu précédemment – le phénomène lui-même mais sa médiatisation immédiate.

Les filles kamikazes de Boko Haram, les préadolescents exécutant des prisonniers à Palmyre ou les lionceaux du califat, sont prêts à prendre des risques et à tuer sans sourciller, en échange d’une gloire éphémère via la diffusion par vidéos de leurs «exploits». Dans certains de ces cas, on incrimine à juste titre le discours violent que l’Islam leur a inculqué.

Mais que dire des enfants impliqués dans la fureur meurtrière qui a secoué le Kasaï et au cours de laquelle des centaines de très jeunes Congolais, filles et garçons, ont attaqué de leurs armes élémentaires tout ce qui de près ou de loin pouvait s’identifier à l’État et qui ont tué probablement 5.000 personnes? La milice Kamwina Nsapu a recruté pour ses exactions des centaines d’enfants qu’on ne peut relier à aucune idéologie ou «patrie» précise.

La criminalité des mineurs d’âge à Naples est impossible à juguler. Des «baby-gang» s’y affrontent et ensanglantent le centre de la ville. Ces enfants, que l’obligation scolaire n’impressionne pas, se font la guerre des bandes avec de vraies armes, si faciles à trouver.

Selon nos sensibilités politiques, les nouvelles du conflit israélo-palestinien nous touchent diversement. Des enfants palestiniens peuvent évidemment, d’un certain point de vue, être considérés comme des enfants-soldats ou des enfants terroristes. Ahmad Manasra, 13 ans, participe en 2015 à une attaque non mortelle au couteau contre deux Israéliens de la colonie israélienne de Pisgat Zeev, dans la zone arabe de Jérusalem-Est. Il sera condamné en 2016 à 12 ans de prison27. Deux autres petits Palestiniens, de 12 et 13 ans, tenteront d’imiter son exemple28.

Pour tenter de brider ces enfants-soldats, la Knesset a approuvé en 2016 une loi permettant que les enfants de 12 ans, considérés comme des adultes, puissent déjà être condamnés à des peines de prison pour «actes de terrorisme». Des juges militaires avaient déjà, avant que la loi ne soit votée, condamné en Cisjordanie des enfants de 12 ans. Il faut préciser que les actes de «terrorisme» visés par la loi incluent le lancement de pierres contre des personnes ou des véhicules qui peut entraîner 10 ans de prison si le caractère volontaire du geste n’est pas prouvé mais jusqu’à 20 ans de prison si le geste est bien intentionnel.

Plus de 300 mineurs palestiniens sont détenus dans les prisons israéliennes, comme l’a été la blonde Ahed Tamimi (16 ans), arrêtée et emprisonnée pour avoir giflé deux soldats israéliens. Encore enfant, elle avait déjà mordu un militaire qui entendait arrêter son frère. Selon nos sympathies politiques, son attitude nous fera frémir d’horreur ou nous fera jubiler.

Les enfants-soldats, un concept hautement idéologisé

Notre regard sur les enfants combattants dépend en fait étroitement du camp et de la cause qu’ils adoptent et défendent. Si cette cause nous est odieuse, nous n’éprouverons aucune empathie pour ces enfants et nous expliquerons leur comportement par l’endoctrinement, la manipulation, l’embrigadement, le lavage de cerveau… Ainsi, actuellement, les «enfants-soldats» des néo-nazis du bataillon Azov en Ukraine, qui à partir de 9 ans s’entraînent au maniement des armes, ne peuvent nous apparaître que comme des petites victimes du fanatisme des adultes et non de petits patriotes se portant volontaires pour combattre la décadence et le cosmopolitisme occidental29.

Des «enfants-soldats» ont largement participé à la dernière défense de Berlin en 1945. Cette utilisation est présentée comme une odieuse manipulation d’enfants.

Nous savons bien que des «enfants-soldats» ont largement participé à la dernière défense de Berlin en avril-mai 1945. Cette utilisation est présentée comme une odieuse manipulation d’enfants et on refuse d’y voir un engagement politique ou patriotique réel de ces jeunes Allemands.

Le Musée d’Hiroshima nous apprend que la bombe fit d’innombrables victimes parmi les soldats auxiliaires, âgés de 10 ans ou plus, qui étaient occupés à créer une zone de protection pour éviter la propagation du feu en cas de bombardements par des engins incendiaires. Leur enthousiasme nous semble le fruit d’un endoctrinement condamnable et non de leur attachement à la protection des citoyens de l’empire nippon. Pour les Japonais, au contraire, ils sont des victimes et leur mort un crime de guerre. Pour nous, le crime de guerre est dans l’utilisation de ces enfants à des tâches paramilitaires.

Alex Kurzem, capturé enfant par un bataillon letton dont il devient la coqueluche, figure sur des clichés en uniforme de la Wehrmacht30. Comment le percevons-nous? De la même façon que le petit anarchiste que Gerda Taro a photographié dans son uniforme de la FAI, à Barcelone en 1936? Jusqu’à quand l’enfant est-il incapable de discernement? À partir de quel âge peut-il embrasser une cause?

En conclusion

Beaucoup de bonnes âmes s’inquiètent des «enfants-soldats» comme d’une nouveauté absolue de notre époque. Peu d’entre elles s’inquiètent de l’origine de ces situations: l’occupation de leur pays, l’assassinat de leurs proches, les avantages (matériels ou invisibles) que des adultes peu scrupuleux leur font miroiter, l’impossibilité de se distinguer d’autres manières.

Notre regard sur les enfants combattants dépend en fait étroitement du camp et de la cause qu’ils adoptent et défendent.

Les mêmes bonnes âmes relèvent rarement l’exploitation de milliers d’enfants syriens déscolarisés dans les usines turques qui fabriquent des produits occidentaux, ou le travail des enfants congolais dans les mines d’extraction de cobalt nécessaire aux smartphones. Elles s’émeuvent peu des 150 millions d’enfants de 5 à 14 ans exerçant un travail d’adulte dans le monde31. L’âge d’accès au marché du travail a même été abaissé en Bolivie de 14 à 10 ans…

La militarisation des écoles, par exemple dans la Hongrie de Viktor Orban, entraîne peu de réactions. Pourtant, si les enfants travaillent et s’entraînent à la guerre, il est logique (même si cela est horrible) qu’ils y participent. Les guerres classiques qui voient s’affronter uniquement des troupes régulières se sont faites rares au XXIe siècle. La guerre totale en revanche mobilise la société entière et donc aussi les enfants. Elle efface les frontières entre civils et militaires et entre le monde des adultes et celui des enfants.

Les faits de guerre ne laissent personne indemne, touchent l’ensemble de la population sans distinction de sexe ou d’âge, et il est bien naïf de croire que les enfants peuvent être exonérés des conflits. Au contraire de cette pieuse illusion, ils peuvent, à l’inverse, perdre toutes leurs références morales et affectives et abandonner l’idée innocente que tous les adultes se doivent de protéger les enfants. L’innocence prend fin lorsqu’ils se rendent compte que les enfants aussi tuent et sont tués.

Les dix commandements de Dieu ordonnent bien aux enfants d’honorer leurs parents mais ne précisent nullement que les adultes doivent respect et protection aux enfants. Dieu a oublié de traiter de cette importante question qui, contrairement aux impressions du journaliste du Monde32, n’a pas surgi brutalement à notre époque.

Footnotes

  1. Article de Soren Seelow.
  2. Les conventions internationales sur les droits des enfants ne sont cependant pas unanimement ratifiées. Par exemple, les États-Unis ont refusé de ratifier la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), parce qu’elle interdit la peine de mort ou la perpétuité réelle prononcée contre des mineurs d’âge, ce que n’interdit pas la Constitution de certains États américains.
  3. Le petit colonel, La mascotte du régiment…
  4. Il existe à Autun un Musée des enfants de troupe. L’école de gendarmerie de Tulle rappelle aussi leur histoire.
  5. Jean-Baptiste Meiser (1857-1940) fut élu conseiller communal (1921) puis désigné par le roi comme bourgmestre (1927-1938) de la commune bruxelloise de Schaerbeek où se trouve cette place.
  6. 1862, Musée de Capodimonte, Naples. Originaire des Pouilles, ce peintre-patriote se rattache à l’école napolitaine.
  7. 1862, Pinacothèque provinciale de Bari.
  8. Manuel d’histoire critique du «Monde diplomatique», s.d. [2014?], p. 15. Londres, avec le soutien des grandes banques, avait parrainé un traité de la Triple Alliance (Brésil, Argentine, Uruguay) contre le Paraguay qui avait pratiqué une politique que nous dirions sociale. La redistribution des richesses y avait éradiqué la faim et la mendicité.
  9. Notamment J.B. Tournassoud et Léon Gimpel pour la France. Selon les stéréotypes genrés de l’époque les filles sont évidemment infirmières et non combattantes, voir par exemple la couverture de l’hebdomadaire Le Rire rouge, 9 octobre 1915.
  10. Lors des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, diverses expositions ont traité principalement ou subsidiairement de ce thème: par exemple à Bruxelles «Petits soldats de la grande guerre» (Porte de Hal 3/4/2015 – 31/01/2016) comme à Bratislava «War from the other side» (2014), page 23 notamment. Voir aussi l’exposition «La guerre en culottes courtes 1914-1918» présentée à Gand (2016-2017), dans son chapitre «Les enfants jouent à la guerre».
  11. De nombreuses écoles et rues portent son nom en France. Sur Bara voir l’article de Raymonde Monnier dans le Dictionnaire historique de la Révolution française dirigé par Albert Soboul, Paris, 1989. Aux côtés de Bara un autre enfant-soldat vanté par les manuels scolaires français est Agricol Viala, mort à 13 ans en défense de la République et membre de la garde nationale des jeunes Avignonnais.
  12. Gianluca Gabrielli, Nazionalizzazione e militarizzazione dell’infanzia nella prima metà del Novocento, Ombre corte, 2017. Bruno Maida, L’infanzia nelle guerre del Novecento, Einaudi, 2017.
  13. Extrait (traduit par mes soins) de l’ouvrage La charrue et l’épée, livre de lecture pour les classes rurales de 3eprimaire.
  14. Je me permets de ramener pour ce sujet à mon ouvrage Principes élémentaires de propagande de guerre, Éditions Aden, 2013.
  15. Voir par exemple Mari Carmen Rejas, 1936, itinéraire d’un enfant espagnol – Paco: l’impossible oubli, Société des écrivains, Paris, 2013.
  16. Selon le titre du livre de Emilia Labajoz-Perez et Fernando Vittoria-Garcia, Los Niňos- Histoire d’enfants de la guerre civile espagnole exilés en Belgique (1936-1939), Éditions Vie ouvrière, 1994.
  17. Vera Hajtó, De Hongaartjes-Belgisch-hongaarse kinderacties, KADOC, Leuven, 2016.
  18. Cf. le film de Pablo Martinez Pessi, Tus padres volveran, 2015. Gabinete Films, Phaidon Producciones.
  19. Aharon Appelfeld, Les Partisans, Éditions de l’Olivier, 2015.
  20. L’exposition s’est tenue au Musée Royal de l’Armée à Bruxelles du 20 novembre 2001 au 15 février 2002.
  21. Le premier long métrage d’Andreï Tarkovski est justement L’enfance d’Ivan (1962) qui traite de ce sujet.
  22. Svetlana Alexevitch, La guerre n’a pas un visage de femme; 1983 en première édition russe. Prix Nobel de littérature 2015.
  23. Les derniers témoins, 1985 en première édition russe. Le sous-titre original en était Livre de récits qui ne sont pas pour les enfants.
  24. Mario Ghiglione (avec Federico Fornaro), Aria di libertà – Storia di un partigiano-bambino. Il fit partie de la division Matteotti qui libéra Alessandria.
  25. Raimondo Moncada, Il partigiano-bambino – La storia di Gildo Moncada, Edizioni Ad Est, s.d.
  26. Thomas Elek, Wolf Wajsbrot, Rino Della Negra, Roger Rouxel…
  27. Il Manifesto, 9 novembre 2016.
  28. Il Manifesto, 11 novembre 2015.
  29. Ces bambins jurent de tuer tous les Russes, fréquentent des camps d’entraînement et leurs jolis uniformes sont imprimés de deux silhouettes d’enfants armés de fusil et de l’emblème du bataillon Azov, calqué sur celui des SS.
  30. Le Monde, 20 novembre 2007.
  31. Chiffres de l’Unicef, 2017. L’OIT en relevait 152 millions pour la même année (agriculture, services, industries)
  32. Cité en note 1.