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« L’industrie est à nous » : Neuf principes pour sauver l’industrie en Europe

La situation de l’industrie en Europe est alarmante et son avenir en en jeu. Ce dossier traite des enjeux clés pour comprendre la crise actuelle et avance 9 principes pour sauver notre industrie.

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«L’industrie est à nous ! » C’est ce qu’ont clamé plus de dix mille manifestants le 16 septembre 2024 dans les rues de Bruxelles. Ils venaient de Belgique, mais on comptait aussi des délégations venues de France, d’Allemagne, d’Italie, de Pologne, du Luxembourg… La manifestation était également tirée par le syndicat européen de l’industrie (IndustriALL Europe). Tous étaient là pour exprimer leur solidarité avec les travailleurs de l’usine Audi Brussels et de ses sous-traitants, après que la direction du groupe avait annoncé son intention de fermer cette usine ultramoderne. Mais le message des manifestants allait bien au-delà. Ils disaient qu’ils n’acceptaient plus la tendance actuelle aux restructurations et aux fermetures d’usines. Les travailleurs et travailleuses – ceux qui font tourner la société – avaient rappelé que les profits accumulés ces dernières années par les grands groupes industriels1 sont le fruit de leur travail et de leur savoir-faire et qu’ils ne doivent pas être dilapidés, mais servir à construire l’industrie de demain.

L’avenir de notre industrie est en jeu

La situation de l’industrie belge est alarmante : faillite de Van Hool, annonce de la fermeture d’Audi Brussels, restructuration chez Barry Callebaut, mise en faillite de BelGan, fermetures d’usines chez Celanese (chimie), Sappi (papier), Ontex (couches), Bandag (pneus) et de plusieurs entreprises textiles telles que Balta, Beaulieu, McThree ou Sioen. Ou encore remise en cause d’investissements futurs dans les composants de batterie chez Nuode, en raison notamment des coûts de l’énergie et des incertitudes sur le marché automobile2. À cela s’ajoutent des difficultés dans les secteurs de l’acier, du métal et de la chimie avec des investissements suspendus chez Umicore ou incertains chez ArcelorMittal. L’usine Daikin à Ostende a mis fin à 500 CDD et mis 870 travailleurs au chômage technique parce qu’il y a une forte baisse de la demande de pompes à chaleur suite à l’arrêt des subsides dans beaucoup de pays européens. La grande industrie traverse une crise majeure.

Benjamin Pestieau est responsable des relations syndicales du PTB

Ce constat s’applique encore plus durement à l’Allemagne, première puissance industrielle européenne, aujourd’hui au bord de la récession3. La construction est à l’arrêt et les entreprises hésitent à investir. Volkswagen, emblème de l’industrie automobile allemande, veut pour la première fois fermer des sites de production en Allemagne. Le patronat allemand avertit : « Sans mesures décisives, l’Allemagne risque une désindustrialisation rampante4. »
Les ménages allemands – dont le salaire réel a reculé de 4 % depuis 2020 – épargnent de plus en plus et consomment de moins en moins. La demande étrangère, surtout asiatique – qui avait fait de l’Allemagne le champion mondial des exportations dans les années 2000 – pour les produits de qualité tels que les voitures et les machines « Made in Germany », est en baisse. « La demande de biens industriels allemands reste faible tant en Allemagne qu’à l’étranger, et le manque de commandes devient de plus en plus problématique5 », explique ainsi Geraldine Dany-Knedlik, responsable conjoncture chez l’institut DIW. L’industrie automobile, sidérurgique et chimique en Belgique est étroitement liée à l’industrie allemande, car l’Allemagne reste la principale destination des exportations de notre pays. Il ne faut pas s’attendre à beaucoup de nouvelles commandes dans les mois à venir.

Il ne s’agit donc pas que d’un problème conjoncturel ou d’une mauvaise passe. Il ne s’agit pas non plus d’un problème limité à la Belgique ou à l’Allemagne. Comme le montre le récent rapport de septembre 2024 de l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, c’est toute l’Europe qui est concernée par la crise dans l’industrie. Le rapport dit qu’il s’agit « d’un défi existentiel6 » pour l’industrie européenne qui souffre de plusieurs handicaps structurels : des prix de l’énergie trop élevés et un retard dans les technologies d’avenir – entre autres au niveau numérique –, l’électrification de l’automobile qui bat de l’aile, un manque d’investissements dans l’infrastructure et dans la recherche et développement. Si la situation reste inchangée, la désindustrialisation menace le continent.

Automobile : la soif de profits des constructeurs européens mène à une impasse

L’industrie automobile est un secteur industriel majeur en Europe. Il emploie directement ou indirectement 13,8 millions de travailleurs et travailleuses. Cette industrie est également étroitement liée à d’autres industries en amont et en aval, telles que les métaux, les produits chimiques, les plastiques, le verre, les textiles ou encore l’électronique et l’informatique.
Cependant, « le leadership traditionnel de l’UE dans l’industrie automobile s’est érodé. La chaîne d’approvisionnement automobile dans l’UE souffre actuellement de lacunes compétitives, à la fois en termes de coûts et de technologie », affirme Mario Draghi dans son rapport. L’avenir de l’industrie automobile européenne est aujourd’hui menacé par plusieurs facteurs. Tout d’abord, les constructeurs ont privilégié les véhicules plus gros et plus onéreux, car plus rentables, rendant ainsi inaccessible pour une large partie des consommateurs la transition vers le véhicule électrique. Ensuite, malgré des profits records, les investissements dans la recherche et développement sont restés insuffisants, entraînant un retard technologique notable par rapport aux États-Unis et à la Chine. Enfin, les États ont trop peu investi dans le développement des infrastructures de recharge pour les véhicules électriques, créant un frein supplémentaire à leur adoption massive et à la transition vers une mobilité électrique.

a) Prix et profits : principal obstacle à la voiture électrique

Le principal obstacle au passage à la voiture électrique est son prix trop élevé. Un prix trop élevé qui est directement lié à la stratégie des constructeurs automobiles européens. « Les prix des véhicules, quelle que soit leur motorisation, ont considérablement augmenté. De sorte que l’acquisition d’une voiture neuve a de plus en plus été l’apanage des ménages aisés, provoquant simultanément un renchérissement des voitures d’occasion et un vieillissement du parc automobile. Or, cette envolée des prix des véhicules est la conséquence d’une “montée en gamme”, aussi bien de la part des producteurs généralistes, français ou italiens, que des constructeurs premium, allemands ou suédois7 », explique Tommaso Pardi, chercheur et enseignant à l’École normale supérieure de Paris-Saclay et à l’ULB.

Si on considère le revenu par voiture depuis 2016, il a augmenté de manière significative pour tous les constructeurs automobiles européens. Cela s’explique par trois phénomènes :

1 Les constructeurs européens ont promu au maximum le SUV, passant de 24 % des ventes en 2016 à 47 % en 2022. Dans le même temps, la production de petits modèles comme la Fiat Punto (en 2018), la Peugeot 108 (en 2021) ou la Citroën C1 (en 2022) a été arrêtée ;

2 Les constructeurs ont gonflé les prix de vente des SUV pour augmenter leur marge bénéficiaire. Les constructeurs automobiles soulignent souvent eux-mêmes auprès de leurs investisseurs la meilleure rentabilité des modèles SUV ;

3 Les constructeurs ont profité de l’inflation pour augmenter leurs prix, encore au-delà de l’inflation8.

Cette stratégie a permis à la majorité des constructeurs automobiles européens de voir une augmentation considérable de leurs profits. Audi a ainsi réalisé des profits opérationnels records (7,6 milliards d’euros9 en 2022 et 6,3 milliards d’euros10 en 2023). Sa maison mère, le groupe VW, a distribué à ses actionnaires près de 11 milliards de dividendes en 202311. Et ce qui est vrai pour VW est vrai pour l’ensemble du secteur automobile européen, comme l’a encore montré une étude récente12.

Toute l’Europe est concernée par la crise dans l’industrie

« Les voitures sont devenues plus lourdes, plus puissantes et donc plus onéreuses. Il y a là un paradoxe. Le poids et la puissance constituent les deux facteurs qui impactent le plus la consommation de “carburant”, que le véhicule soit électrique ou thermique. En baissant le poids et la puissance, on aurait gagné sur tous les tableaux – environnemental, social et industriel13 », explique Pardi.

Un véhicule plus lourd, comme un SUV, exige également une batterie plus puissante, ce qui constitue une aberration à plusieurs égards. Socialement, beaucoup de travailleurs sont incapables de se payer de tels véhicules. Industriellement, le prix élevé empêche le développement d’une production de masse de la voiture électrique. Écologiquement, cela intensifie l’extraction minière et son impact négatif sur l’environnement, tout en augmentant le besoin en énergie. Géopolitiquement, nous disposons de peu des matières premières nécessaires pour construire les batteries en Europe, ce qui renforce notre dépendance envers l’étranger. Au lieu de produire des véhicules électriques plus petits et moins chers, plusieurs constructeurs veulent reporter leurs plans d’électrification. Une politique de l’autruche – guidée uniquement par les profits à court terme – qui nous mène dans une nouvelle impasse.

b) Un tournant technologique à prendre de toute urgence

Koen Schoors, économiste à l’université de Gand explique : « Si vous ne faites rien, vous perdez tout. Car nous voyons déjà que l’industrie automobile ralentit alors que les exportations de voitures depuis la Chine augmentent. […] Et cela s’explique simplement par le fait qu’ils ont des voitures électriques moins chères, sans être de moins bonne qualité, parce qu’ils ont cette avance technologique. Nous pouvons soit réagir en disant “non, non, nous devons continuer à fabriquer des voitures à essence et les rendre aussi chères que possible”. Ou nous pouvons dire “non, nous devons aussi développer stratégiquement le secteur des batteries le plus rapidement possible, afin que nous ayons également cette technologie et que nous puissions rendre les voitures électriques moins chères”. Et c’est la seule voie à suivre, car sinon, le secteur automobile deviendra comme les mines de charbon, où vous subventionnez pendant 20 ans pour finalement tout perdre.14 »

Max Vancauwenberge, membre du département Monde du Travail du PTB

C’est également le point de vue de Joannes Laveyne, chercheur au Laboratoire de Technologie de l’Énergie Électrique de l’université de Gand : « L’innovation doit être notre salut. Mais la question est de savoir si le secteur automobile européen souhaite vraiment innover. Tout comme le secteur chinois, il a reçu au cours de la dernière décennie des milliards de soutien public, directement ou indirectement (notamment via des primes de recyclage). Si cet argent avait été massivement investi dans l’électrification, nous aurions aujourd’hui des voitures électriques européennes à des prix abordables et avec une grande autonomie. Au lieu de cela, les constructeurs ont décidé de dépenser cet argent dans le développement de logiciels truqueurs pour pouvoir continuer à produire des moteurs à combustion un peu plus longtemps, dans des hybrides qui ne sont au mieux qu’une technologie de transition temporaire vers l’électrique, ou encore dans des technologies comme la conduite au gaz naturel ou à l’hydrogène qui sont une perte complète de temps et d’argent15. »

L’industrie automobile est à un tournant technologique de son histoire : tournant au niveau des méthodes de production et tournant dans les produits finis. Un changement capital dans la production de voitures est l’introduction de l’intelligence artificielle, permettant une automatisation toujours plus poussée de l’industrie automobile. À côté de cette transformation dans la production, l’industrie automobile voit apparaître, outre les voitures électriques, les voitures autonomes. Il ne faudra plus attendre longtemps avant que la voiture autonome – capable de se déplacer sans intervention humaine grâce à des technologies avancées d’intelligence artificielle, de capteurs, puces, etc – soit réellement disponible sur le marché. Que ce soit aux USA ou en Chine, les premières flottes de taxis composées uniquement de voitures autonomes commencent à voir le jour dans plusieurs villes. Cette évolution va évidemment de pair avec une part croissante de l’électronique et de l’informatique dans l’automobile.

L’industrie automobile est à un tournant technologique de son histoire

Nous sommes face à un tournant technologique majeur qui nécessite d’importants investissements des constructeurs européens s’ils veulent combler leur retard. Mais au lieu de cela, le groupe Volkswagen a versé 11 milliards de dividendes à ses actionnaires en 2023, au lieu de réinvestir ces ressources dans l’industrie du futur. Le groupe envisagerait même de licencier près de la moitié de son personnel de son département Recherche et Développement afin de « réduire ses coûts16 ».

La crise que traverse le groupe automobile Stellantis – qui regroupe Citroën, Peugeot, Opel, Fiat, Alfa Romeo, Jeep et Chrysler – illustre également l’échec des constructeurs européens. Le quotidien boursier belge De Tijd explique :

« Jusqu’au début de cette année, Carlos Tavares (le PDG de Stellantis) était encore largement salué pour sa stratégie consistant à continuer de vendre non seulement des voitures électriques, mais aussi des voitures à essence, ainsi que pour son incessante volonté de réduction des coûts et son focus total sur les marges bénéficiaires. Cependant, depuis l’été, tout va mal. Le régime de réduction des coûts semble ne plus fonctionner. Chez Stellantis, on se plaint que le manque d’investissements a entraîné un retard dans le développement de nouveaux modèles. Et le journal boursier ajoute : Tavares, durant la crise du Covid et la pénurie de composants qui en a découlé, a misé sur ses modèles les plus chers et les plus rentables. Les petites voitures, comme la Citroën C1, ont été retirées de la gamme. Maintenant que les pénuries de composants sont terminées, les clients ne sont plus disposés à payer des prix premium pour les marques Stellantis17. »

La chimie et la sidérurgie en danger à cause de l’énergie chère et du manque d’investissement

Le secteur chimique et la sidérurgie, deux piliers de l’économie européenne, sont aujourd’hui également gravement menacés. La chimie est indispensable à la fabrication de biens essentiels comme les médicaments, les produits de nettoyage, les cosmétiques et les textiles synthétiques. Elle fournit également les matériaux nécessaires aux emballages, peintures, adhésifs, ainsi qu’à l’électronique (smartphones, ordinateurs) et aux transports (pneus, pièces automobiles). Avec plus de 1,2 million d’emplois directs en Europe, le secteur chimique joue un rôle clé dans la chaîne d’approvisionnement de nombreux secteurs. Quant à la sidérurgie, elle est au cœur des sociétés industrialisées et joue un rôle essentiel dans la transition énergétique. L’acier est utilisé dans la construction, le transport et l’industrie, et est crucial pour la fabrication d’éoliennes et d’infrastructures durables. En Europe, la sidérurgie emploie directement plus de 300 000 personnes et soutient plus de 2 millions d’emplois indirects, reflétant son importance stratégique pour l’économie et l’avenir énergétique.

Les travailleurs belges et européens sont parmi les plus productifs et les mieux formés au monde. Mais les prix élevés de l’énergie sont aujourd’hui devenus la principale menace pour l’avenir de l’industrie en Europe et en Belgique. « Bien que les prix de l’énergie aient considérablement baissé depuis leurs pics, les entreprises européennes doivent toujours faire face à des prix de l’électricité deux à trois fois plus élevés que ceux des États-Unis. Les prix du gaz naturel sont quatre à cinq fois plus élevés18 », explique Mario Draghi. Le taux d’utilisation des capacités de production dans des secteurs nécessitant beaucoup d’énergie comme la chimie, la transformation du plastique, l’industrie du papier et l’industrie textile se situe à des niveaux historiquement bas19.

Les prix élevés de l’énergie s’expliquent principalement par deux raisons : la guerre en Ukraine, qui a fait grimper le prix du gaz, et le caractère libéral du marché de l’énergie. Même sans véritable pénurie, les prix ont été fortement influencés par la spéculation, elle-même amplifiée par les problèmes d’approvisionnement et l’instabilité géopolitique. Le gaz russe, moins cher, a été remplacé par du gaz de schiste américain, plus coûteux et plus polluant.

Pour ce qui est de l’électricité, son prix est souvent déterminé dans le cadre du marché européen par ce qu’on appelle le « prix marginal ». Cela signifie que le coût de la dernière unité d’électricité produite, généralement à partir de gaz ou de charbon, fixe le prix global de l’électricité, même si des sources moins chères, comme les énergies renouvelables ou nucléaires (déjà amorties), sont utilisées. Ce mécanisme rend l’électricité particulièrement sensible aux variations des prix du gaz. Ainsi, même si l’UE produit de l’électricité à partir de sources renouvelables ou nucléaires, les prix élevés du gaz continuent de tirer les tarifs vers le haut. Cela permet à certains producteurs, notamment ceux dont les coûts de production sont faibles, comme le nucléaire, de réaliser d’importants surprofits. Cela rend la production en Europe beaucoup plus coûteuse que celle des États-Unis et de l’Asie.

Pour répondre au problème énergétique, plusieurs dirigeants européens – dont le Premier ministre sortant Alexander De Croo – ont promis de faire de la mer du Nord la centrale énergétique européenne avec des investissements massifs dans des parcs éoliens offshore20. Mais « pour l’heure, les projets éoliens en mer du Nord brassent surtout du vent », résume le quotidien financier L’Echo21. Les investissements en mer du Nord européenne sont en effet à la traîne et rien ne garantit que les plans actuels seront effectivement réalisés. L’inflation, les problèmes d’approvisionnement et l’augmentation des taux d’intérêt rendent les investissements beaucoup plus coûteux et dissuadent les investisseurs privés. Les perspectives de profits ne sont pas assez sûres et assez importantes pour convaincre le secteur privé de réaliser les investissements à la hauteur des besoins.

Un autre élément stratégique pour remplacer l’utilisation du gaz (dans la chimie principalement) ou du charbon (dans la sidérurgie) comme matière première dans l’industrie est « l’hydrogène vert » – c’est-à-dire produit à partir d’électricité renouvelable. Dans sa stratégie pour l’hydrogène (2020), la Commission européenne parlait d’installer 6 GW d’électrolyseurs et de produire jusqu’à 1 million de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici 2024. Ici aussi, le monde politique compte sur le marché et les investisseurs privés pour réaliser ses objectifs.

Le secteur chimique et la sidérurgie, deux piliers de l’économie européenne, sont aujourd’hui également gravement menacés

Résultat : la capacité installée fin 2023 s’élevait à… 3 % de l’ambition affichée. En tenant compte des projets qui devraient être en place d’ici la fin de 2025, nous n’atteignons même pas le tiers des objectifs avancés par la Commission22. La Cour des comptes européenne a sorti un rapport cinglant cet été, affirmant que les objectifs de la Commission européenne pour 2030 ne seront pas atteints non plus23.

a) La chimie au plus bas

Le prix du gaz en Europe est aujourd’hui encore environ deux fois plus élevé qu’en 2019 et reste volatil. En tant que gros consommateur de gaz pour ses processus de production, notamment pour produire de l’hydrogène, le secteur de la chimie est particulièrement impacté. Si les bénéfices des entreprises chimiques ont souvent atteint des sommets élevés ces dernières années, l’activité y est aujourd’hui à son plus bas niveau depuis 40 ans. La situation est intenable.
Par ailleurs, l’Europe imposera qu’à partir de 2030, 42 % de l’hydrogène consommé dans l’industrie provienne d’électricité renouvelable, avec une augmentation prévue à 60 % d’ici 2035. Et l’hydrogène vert est encore bien plus coûteux que celui produit à partir de gaz naturel. Pour y faire face, la fédération patronale de la chimie, Essenscia, veut continuer à utiliser du gaz et d’autres énergies fossiles tout en capturant les émissions de CO2 générées lors de la production d’hydrogène, puis en les stockant dans le sol, et tout en bénéficiant d’un soutien financier de l’État24.

Cependant, cette stratégie représente une dangereuse fuite en avant, comportant deux risques majeurs. D’une part, elle maintient notre dépendance au gaz, dont le prix restera trop élevé et volatil. D’autre part, continuer à produire de l’hydrogène à partir de gaz en capturant et en enfouissant les émissions de CO2 est une technologie risquée et très coûteuse. Avec cette approche, nous courons le risque d’un fossil lock-in : le danger d’investir massivement dans des infrastructures basées sur l’énergie fossile, qui pourraient rapidement devenir obsolètes face à l’émergence de nouvelles technologies vertes plus performantes et durables.

Pour garantir l’avenir de notre industrie chimique, nous devons investir pour rendre progressivement l’industrie chimique neutre en carbone. Un premier élément est le recyclage. Une part importante de la demande en plastiques peut être couverte par le recyclage mécanique (réutilisation) et le recyclage chimique. Les entreprises qui pratiquent le recyclage chimique utilisent des procédés permettant de décomposer les plastiques et autres matériaux en leurs structures chimiques de base, telles que des monomères ou d’autres matières premières, pour les réutiliser ensuite dans la production de nouveaux plastiques ou d’autres produits. Nous devons renforcer nos efforts en matière de recherche et développement, ainsi que la construction d’usines dédiées au recyclage chimique.

En outre, il y a le méthanol vert. Le méthanol est une matière première essentielle pour les processus chimiques de nombreuses entreprises. Le méthanol vert peut être produit à partir de dioxyde de carbone (CO2) capturé et d’hydrogène. Cette technique est déjà déployée à grande échelle en Chine. Avec de l’hydrogène vert et du méthanol vert, nous sommes en mesure de fournir presque tout le secteur en matières premières pour une production neutre en carbone : ammoniac, éthylène, propylène, butadiène, benzène, toluène et xylène.

Ceux qui font tourner la société rappellent que les profits accumulés ces dernières années par les grands groupes industriels sont le fruit de leur travail et de leur savoir-faire

Cependant, ce n’est pas la direction qui est prise actuellement. Au début de 2024, le projet Power to Methanol, une usine pilote de méthanol vert dans le port d’Anvers, a été arrêté. La raison en est la hausse des prix de l’énergie et les « conditions difficiles du marché ». Le port d’Anvers, en tant que deuxième plus grande plateforme chimique du monde, possède des atouts énormes en matière de connaissances, de travailleurs qualifiés et de centres de recherche. Il peut jouer un rôle pionnier et assurer ainsi l’avenir de notre industrie, de l’emploi et de la transition climatique. Mais si nous ne dirigeons pas nos recherches et nos investissements vers des technologies d’avenir et laissons le « marché » et les perspectives de profits à court terme déterminer notre politique industrielle, nous allons rater le coche. Et il y a urgence à agir. « Les investissements à grande échelle en Europe sont absents depuis quelques années. Si les entreprises commencent à construire leurs usines de pointe dans d’autres régions, nous ne pourrons plus implanter cette production ici25 », confirme Jan Remeysen, PDG de BASF à Anvers et, depuis peu, président de la fédération belge du secteur de l’industrie chimique Essenscia.

b) Vineo, le projet qui montre que la chimie verte est possible

Vioneo, une nouvelle filiale d’AP Moller, envisage de construire la première usine européenne de plastiques sans combustibles fossiles dans le port d’Anvers. L’installation produirait annuellement 300 000 tonnes de plastiques en utilisant du méthanol vert ainsi que du CO2. Vioneo affirme être assuré d’un approvisionnement stable en méthanol vert, principalement en provenance de Chine. L’entreprise espère pouvoir à l’avenir se fournir en méthanol vert européen, à mesure que des projets se développeront.

Cette production, basée sur des énergies renouvelables, pourrait économiser 1,5 million de tonnes de CO2 par an par rapport aux méthodes traditionnelles. Les plastiques ainsi produits seraient adaptés à un large éventail d’applications, y compris médicales et alimentaires. La décision finale sur cet investissement sera prise dans un an, et si elle est positive, l’usine pourrait être opérationnelle en 2028 après trois à quatre ans de construction. Ce projet montre que le chemin vers une chimie verte est techniquement tout à fait possible.

Cependant, pour que cette initiative puisse réellement se concrétiser, plusieurs conditions doivent être réunies. Premièrement, les plastiques de Vioneo seront plus coûteux que les plastiques conventionnels bon marché. Il faut donc encourager l’utilisation de ce genre de plastiques dans la chaîne de production et contrôler les prix, afin que cette transition ne soit pas utilisée pour augmenter exagérément les coûts. Deuxièmement, il est nécessaire de développer les capacités publiques de production d’électricité et d’hydrogène verts pour en disposer en abondance et à moindre coût. C’est la condition pour que ce type de projets puisse fonctionner et, plus encore, se développer.
Troisièmement, cette transition doit se faire dans un cadre organisé et planifié. Il est par exemple absurde que le projet pilote Power to Methanol ait récemment été arrêté.

c) La sidérurgie dans la tourmente et menacée de délocalisation

La sidérurgie européenne traverse aujourd’hui sa pire crise depuis la crise économique et financière de 2009, marquée par une baisse historique de la production et une forte pression face à la concurrence internationale. En 2023, la production d’acier brut dans l’UE a atteint son plus bas niveau. La demande interne est en berne et partout en Europe des hauts fourneaux sont mis à l’arrêt, mettant des milliers d’emplois en danger.

La Chine, premier producteur mondial d’acier, voit sa demande intérieure ralentir en raison d’une baisse des besoins en infrastructures et de la crise du secteur immobilier. En conséquence, elle exporte une part croissante de sa production. Mary-Françoise Renard, économiste spécialiste des relations économiques avec la Chine, explique que l’industrie sidérurgique européenne a du mal à concurrencer la production chinoise, que ce soit en quantité, mais aussi en qualité, car la Chine a fortement investi pour moderniser sa sidérurgie ces vingt dernières années. En Europe, au contraire, plusieurs usines sont vieillissantes et ont du mal à se moderniser par manque d’investissement et en l’absence d’une véritable politique industrielle européenne26.

Au Royaume-Uni, Tata Steel vient de fermer son dernier haut fourneau. Le syndicat dénonce ce qu’il appelle du « vandalisme industriel », à cause duquel les travailleurs paient le prix d’une transition qui arrive trop tard, avec trop peu de financement et après des années de sous-investissement27. En Allemagne, ThyssenKrupp annonce des milliers de pertes d’emplois pour « devenir plus rentable28 ». « Si le secteur se contracte de moins de 30 % en Europe, nous nous en sortirons bien. Mais je crains que ce ne soit plus29 », annonce Geert Van Poelvoorde, PDG d’ArcelorMittal Europe.

Le principal obstacle au passage à la voiture électrique est son prix trop élevé. Un prix trop élevé qui est directement lié à la stratégie des constructeurs

À politique inchangée, l’avenir de la sidérurgie ne s’annonce guère prometteur. Là encore, les industriels européens rechignent à investir. Pour produire de l’acier vert, les hauts fourneaux alimentés au charbon doivent être remplacés par des installations de réduction directe du fer (DRI30) fonctionnant à l’hydrogène renouvelable, ainsi que par des fours électriques à arc (EAF). Une installation DRI peut également fonctionner au gaz naturel, ce qui permet déjà une réduction significative des émissions de CO2 par rapport aux hauts fourneaux traditionnels, en attendant la disponibilité de l’hydrogène renouvelable. ArcelorMittal avait prévu plusieurs investissements dans ces technologies vertes à Gand, en France, en Allemagne et en Espagne. Tata Steel et Thyssenkrupp également.

Cependant, la crise énergétique a bouleversé ces plans. Face à la flambée des coûts de l’énergie (gaz et électricité) et aux incertitudes concernant la production future d’énergie renouvelable à bas prix, les géants de l’acier en Europe hésitent à réaliser les investissements nécessaires. Le sidérurgiste allemand Thyssenkrupp veut réexaminer ses projets et affirme « réfléchir à d’autres options » que le DRI31. Tata Steel veut investir uniquement dans un four électrique au Royaume-Uni, mais pas dans une installation DRI, tandis que la situation reste incertaine pour son site à IJmuiden aux Pays-Bas. Et ArcelorMittal a également annoncé qu’une partie de ses investissements pour produire de l’acier vert en Europe était remise en question. Aujourd’hui, les projets d’installation DRI à Brême et à Eisenhüttenstadt ainsi que celui dans les Asturies seraient même abandonnés32. Ceux de Dunkerque et de Gand sont encore à l’étude. La décision de réaliser ou non l’investissement en France et/ou en Belgique devrait tomber début 2025.

ArcelorMittal étudie entre-temps la possibilité d’investir dans de nouvelles installations DRI hors d’Europe, dans des régions où l’énergie est moins coûteuse. Le fer pré-réduit produit dans ces sites serait ensuite importé en Europe, où seuls des fours électriques seraient construits pour fondre et traiter le fer pré-réduit. Cela signifierait la délocalisation du cœur de la production d’acier, à savoir le procédé dit de « réduction » du minerai de fer.

Les difficultés rencontrées par la direction d’ArcelorMittal sont notamment liées au transport. Le fer pré-réduit est extrêmement sensible à l’oxydation lorsqu’il est exposé à de l’oxygène ou à de l’humidité. Son transport exige l’utilisation de navires spécialement équipés, dont les coûts d’exploitation sont élevés. De plus, pour maximiser l’efficacité énergétique, il est préférable de fondre le fer pré-réduit directement dans les fours électriques lorsqu’il est encore chaud. Fondre du fer pré-réduit une fois refroidi nécessite une quantité d’énergie plus importante, ce qui entraîne des coûts opérationnels plus élevés. ArcelorMittal a cependant récemment fait l’acquisition d’une installation DRI ultramoderne au Texas. Le site texan, qui comprend son propre port en eaux profondes, est capable de produire du fer pré-réduit de grande qualité, spécialement développé pour surmonter les problèmes liés au transport et à la manutention33.

Le PDG d’ArcelorMittal Europe, Geert Van Poelvoorde, a déjà annoncé que le groupe construisait une deuxième installation de ce type au Texas pour exporter le matériau produit là-bas dans le monde entier34. Plus récemment, le PDG d’ArcelorMittal Europe a également affirmé que « nous continuons entre-temps d’investir sans relâche au Brésil, en Inde et au Canada. La branche européenne reste pour l’instant la plus grande du groupe, mais nous constatons son déclin sous nos yeux. ArcelorMittal est toujours une entreprise européenne avec son siège au Luxembourg, mais le groupe commence à réorienter ses activités35. »

Les profits – records en 2021 et 2022 – qu’ArcelorMittal a réalisés en Europe grâce aux travailleurs sont donc aujourd’hui utilisés par la direction du groupe pour financer une potentielle délocalisation de son activité.

Entre les États-Unis et la Chine, l’Europe doit tracer sa propre voie

Depuis plusieurs décennies, l’Union européenne n’a pas mis en place de politique industrielle volontariste visant à renforcer des secteurs industriels stratégiques. Au lieu de cela, elle a laissé le développement industriel entre les mains du marché. Avec la stratégie de Lisbonne dans les années 2000, l’UE a privilégié la compétitivité à travers le libre-échange, la dérégulation du marché du travail, la privatisation et la déréglementation. À partir des années 2010, l’accent mis sur l’austérité a entraîné une décennie de stagnation et de sous-investissement public. L’Europe est devenue une puissance en déclin, accumulant de plus en plus de retard par rapport aux États-Unis et dépassée entre-temps par la Chine.

L’impact de la pandémie du Covid a ravivé les discussions autour de la réindustrialisation européenne, notamment avec l’argument de la réappropriation des chaînes de valeur stratégiques. Cela a mené au plan d’investissement NextGenerationEU, doté de 750 milliards d’euros, financé de manière mutuelle par l’UE. Cependant, en laissant l’exécution de ce plan au secteur privé et aux États membres, l’UE a produit un patchwork de mesures nationales, sans impulsion stratégique commune ni véritable politique industrielle cohérente. La guerre en Ukraine a ensuite accentué la crise industrielle européenne, notamment avec la perte de compétitivité liée à la fin des importations de gaz bon marché en provenance de Russie36.

À l’inverse, d’autres pays ont fait des choix différents. Par exemple, la Chine a massivement investi ces dernières années dans ses infrastructures et son industrie. Elle consacre également d’importantes ressources à la recherche et au développement, ne se limitant plus à des processus simples ou à des produits intermédiaires. Désormais, elle développe sa propre technologie et des produits haut de gamme, occupant aujourd’hui une position de leader dans de nombreuses technologies d’avenir.

Le groupe Volkswagen a distribué à ses actionnaires près de 11 milliards de dividendes en 2023

Selon un récent rapport de l’Australian Strategic Policy Institute, la Chine est passée en tête dans 37 des 44 secteurs de technologies de pointe analysés, allant des batteries électriques aux communications basées sur les technologies 5G ou 6G. Les États-Unis restent leaders dans seulement sept technologies, telles que les vaccins, l’informatique quantique ou encore les systèmes de lancement spatial37. L’Europe, quant à elle, est quasiment hors-jeu.

Ces quinze dernières années, la Chine s’est notamment élevée en championne du véhicule électrique. Selon Secafi, société française spécialisée dans l’analyse et les conseils économiques et industriels, la politique chinoise s’appuie sur trois piliers38 :

1 la planification centrale : objectifs de production, plan d’installation des bornes de recharges, mobilisation des différents échelons de pouvoir (national, provincial et local), construction de l’ensemble de la chaîne de production (des matières premières aux produits finis)…

2 le leadership technologique : soutien massif à la recherche et au développement, relèvement progressif et permanent des normes technologiques à atteindre…

3 une politique en faveur des usages : encouragement à l’achat de véhicules électriques, stimulation de la production de masse de véhicules bon marché, offre large de bornes de recharge (la moyenne européenne est de 13 véhicules par borne de recharge (publique), en Chine, elle est de 7 véhicules par borne)…

L’économiste de l’université de Gand Koen Schoors confirme que la Chine a pris une avance considérable sur l’Europe : « En fait, l’Europe a longtemps retardé la construction de voitures électriques. La Chine travaille depuis 10 à 15 ans de manière stratégique à développer tout ce secteur. Non seulement la production automobile, mais aussi le secteur des batteries. Tout ce qui concerne l’électrification. Et si vous êtes honnête, vous devez admettre qu’ils ont maintenant une avance technologique. C’est la principale raison pour laquelle ils peuvent fabriquer ces voitures électriques bon marché39. »

Face au développement rapide de la Chine, les États-Unis prennent des mesures protectionnistes de plus en plus importantes et ont lancé un vaste programme de subventions, l’Inflation Reduction Act. De cette manière, ils veulent pouvoir attirer des investissements dans les secteurs industriels d’avenir comme les batteries, les éoliennes et autres technologies du futur. Washington n’hésite pas également à contacter directement notre industrie pour l’attirer de l’autre côté de l’Atlantique. Audi veut, par exemple, délocaliser son usine d’assemblage du modèle Q8 e-tron au Mexique où on peut également bénéficier des aides américaines. Et ArcelorMittal bénéficiera d’importantes subventions pour ses investissements au Texas.

Pour financer cette politique de subventions massives, les États-Unis se servent notamment de la dépendance énergétique de l’Union européenne. « L’année dernière, l’Europe a importé en moyenne 40 milliards d’euros de combustibles fossiles par mois. Cela représente plus d’un milliard d’euros par jour qui s’évaporent littéralement en fumée via le réservoir de nos voitures, plus d’un milliard d’euros par jour qui disparaissent de votre portefeuille et du mien, quittant l’Europe pour ne jamais revenir. Cet argent va notamment aux États-Unis, où le président Joe Biden l’utilise pour verdir l’économie et attirer l’industrie hors d’Europe40 », explique le chercheur de l’université de Gand Joannes Laveyne.

Face à ce retard, certains pensent que nous allons sauver l’industrie européenne en ouvrant également le robinet des subsides et en barricadant le marché européen. Le Green Deal Industrial Plan, lancé par la Commission européenne, se base sur trois piliers. Premièrement, la déréglementation de mesures de protection pour les travailleurs et l’environnement. Deuxièmement, les aides directes et indirectes dont profitent surtout les grandes multinationales, comme les subventions accordées quasiment sans condition. Troisièmement, l’Union européenne permet aux multinationales de décider indirectement de ses politiques via des plateformes de consultation ou de conseil, en plus des partenariats public-privé.

Mais la grande industrie exige plus et fait encore monter les prix. Le journal économique The Financial Times parle même de « guerre mondiale des subventions ». En février 2024, une septantaine de PDG de grands groupes industriels à forte intensité énergétique ont signé la Déclaration d’Anvers pour un Pacte Industriel Européen, à l’intention de la nouvelle Commission européenne. Ce sommet, qui s’est déroulé sur le site de BASF dans le port d’Anvers, a mis en avant deux priorités principales : d’une part, l’instauration d’une politique de subventions similaire à celle des États-Unis, avec des aides équivalentes en Europe, et, ensuite, la volonté de réduire les réglementations. En bref, plus d’argent et moins de règles.

Le problème est que cette approche ne fonctionne pas. Dans une guerre aux subsides, nous sommes toujours perdants. « Les multinationales sont tout simplement devenues des chasseuses de subsides », déclare le directeur du Kiel Institute, célèbre groupe de recherche économique allemand. Désormais, les gouvernements financent des investissements que les entreprises devraient normalement assumer elles-mêmes, même quand elles font des superprofits. De plus, ces entreprises conservent les profits réalisés par les nouvelles usines obtenues grâce à ces investissements gouvernementaux. Nous avons déjà fait l’expérience des résultats de cette stratégie en Belgique : les entreprises empochent les cadeaux mais, si elles reçoivent un meilleur deal ailleurs, elles délocalisent quand même.

Les prix élevés de l’énergie sont aujourd’hui devenus la principale menace pour l’avenir de l’industrie en Europe et en Belgique

Prendre des mesures protectionnistes en Europe n’est pas sans risque non plus. « Si nous imposons, par exemple, une taxe sur l’importation d’acier, il y a de fortes chances que nos partenaires commerciaux instaurent une taxe sur les produits finis que nous exportons, tels que les voitures, les ordinateurs ou les avions Airbus. Avant que vous ne le sachiez, vous vous retrouvez dans une “guerre commerciale” », prévient Jos Delbeke, économiste et professeur à la KU Leuven, et ancien directeur général de l’action pour le climat à la Commission européenne. Parlant des véhicules chinois, Tommaso Pardi avertit également qu’il est « difficile d’imaginer qu’on puisse arrêter leur pénétration commerciale, d’autant plus que la Chine reste de loin le principal marché mondial pour les constructeurs allemands. »

Une guerre commerciale avec la Chine pourrait en effet avoir des répercussions négatives sur l’industrie européenne : Audi, BMW, Mercedes et Volkswagen réalisent entre 30 et 40 % de leur chiffre d’affaires en Chine. Dans l’industrie automobile, on redoute également que la Chine puisse, en réaction, compliquer la situation des constructeurs automobiles européens en imposant des taxes supplémentaires sur l’exportation de batteries, essentielles à la production des véhicules électriques en Europe. C’est précisément pour cette raison que l’industrie allemande, mais également le groupe Stellantis, s’opposent à une augmentation des taxes à l’importation. Après que la Commission européenne a décidé d’imposer des droits de douane sur les voitures électriques chinoises, la Chine a d’ailleurs déjà menacé de bannir la viande de porc européenne. L’Espagne, le plus important producteur de viande de porc en Europe, serait le plus impacté, mais les agriculteurs belges ne seraient pas épargnés non plus. « Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle guerre commerciale et l’Espagne veut participer de manière constructive à la recherche d’un compromis entre la Chine et la Commission41», a réagi le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez.

Une guerre commerciale, c’est aussi ce que craint le grand patron du géant de la chimie BASF : « La Chine est un élément clé, car elle contrôlera la moitié du marché mondial d’ici à 2030. Les trois quarts de toute la croissance proviendront alors de la Chine. Le risque majeur est le conflit géopolitique entre la Chine et les États-Unis, qui ne cesse de s’aggraver. Nous espérons une solution pragmatique. La solution n’est pas d’écarter la Chine42. »

Les États-Unis sont autosuffisants en énergie, technologiquement supérieurs et possèdent une puissance militaire sans concurrence. C’est à partir de cette position qu’ils tentent de soumettre le reste du monde. L’Europe ne partage pas cette situation et n’a aucun intérêt à suivre les USA dans une logique de blocs toujours plus hostiles. Au contraire, elle risque de perdre beaucoup en étant toujours plus soumise aux USA sur le plan économique, politique, militaire, international.

L’Europe a besoin de tracer sa propre voie, basée sur une politique d’investissements publics dans des secteurs stratégiques et sur la coopération au niveau international, en dehors de la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine

Neuf principes pour sauver l’industrie en Europe

Si on laisse faire les gouvernements, les grandes multinationales et leurs experts, nous allons droit dans le mur. Le monde du travail a besoin de sa propre stratégie. Depuis la crise du Covid, les organisations syndicales tirent à juste titre la sonnette d’alarme et appellent à une nouvelle stratégie industrielle en Europe : « La nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe devrait être une feuille de route pour accélérer la reprise industrielle et éviter des dommages irréversibles à l’emploi et aux compétences43. ». Plus le temps passe, plus le problème s’approfondit. Jusqu’à devenir « un problème existentiel », comme le souligne le rapport Draghi. Ce n’est que récemment qu’une série de faiseurs d’opinion alertent sur les retards technologiques accumulés par le vieux continent.

Mais ces prises de conscience sont souvent limitées, tardives et, surtout, elles ne s’accompagnent pas d’une vision et d’un plan pour rendre à l’Europe une vraie politique industrielle. Certains acteurs nourris aux dogmes (néo)libéraux pensent encore que c’est le marché qui va résoudre le problème. Les multinationales rechignent à faire les investissements nécessaires et à prendre les tournants technologiques de demain. Elles préfèrent trop souvent dilapider les richesses produites en dividendes ou courir après les subventions, sans réelles stratégies. L’État laisse faire et laisse les clés de l’avenir industriel entre les mains de multinationales prêtes à désinvestir le continent si des profits plus juteux ou des subsides plus abondants sont disponibles sur d’autres continents.

L’Union européenne a laissé le développement industriel entre les mains du marché

Les défis auxquels nous faisons face nécessitent une vision d’avenir et un plan pour y parvenir. Ils nécessitent aussi de repenser l’action publique pour qu’elle devienne une véritable actrice de la nouvelle politique industrielle. Le temps où les grands choix de politiques industrielles étaient laissés au marché et à quelques multinationales doit être révolu. L’intervention publique dans la nouvelle politique industrielle doit être à la fois plus directive et plus souple pour que puissent se développer tous les talents, énergies et potentialités présents dans la classe travailleuse, chez les chercheurs, chez les ingénieurs, etc. Nous développons ci-dessous ici une série de principes pour sauver et développer l’industrie en Europe.

Principe n°1. « L’industrie est à nous ! »

« Volkswagen va récolter la résistance semée par le top management. Si VW veut retrouver le leadership, cela ne se fera pas sans les salariés. Avec nous, il ne sera pas question de fermetures d’usines ni de licenciements de masse. VW doit proposer un plan d’avenir solide, réduire la bureaucratie et développer une gamme de modèles attrayants. » C’est la réponse du syndicat allemand IG Metall face à une direction de VW qui tente de « réduire les coûts » en faisant payer aux travailleurs ses erreurs stratégiques.

Que ce soient les ouvriers sur les chaînes de production, les techniciens veillant au bon fonctionnement des machines, les ingénieurs optimisant les procédés industriels ou encore les chercheurs inventant des solutions pour un avenir plus durable, la transition industrielle ne pourra réussir que si elle se fait avec la pleine implication de la classe travailleuse et des syndicats. Comme l’a souligné Roel Berghuis, syndicaliste connu aux Pays-Bas pour avoir dirigé, en 2020, la lutte contre un plan de licenciements du géant de l’acier Tata Steel44 et pour des investissements d’avenir dans la sidérurgie45 : « Avec le syndicat, nous devons prendre les choses en main. Chaque syndicat doit s’intéresser bien plus à l’avenir de son secteur. Si le syndicat n’a pas de vision à ce sujet, il laisse d’autres imposer la leur. » « Vous ne parlez pas de nous sans nous46 », affirme dans le même sens Cihan Lacin, qui a succédé à Roel Berghuis à la tête du syndicat FNV Tata Steel.

En France, la CGT Renault alertait déjà en 2020 sur le fait qu’une transition réussie vers la mobilité électrique devait s’accompagner de la production de véhicules abordables pour les travailleurs. Aux Pays-Bas, le syndicat de Tata Steel a pris les devants en élaborant un plan d’avenir pour la production d’acier vert, contrecarrant ainsi la vision dépassée de la direction. Quant aux travailleurs et syndicats d’Audi, ils ont rassemblé 10.000 personnes dans les rues de Bruxelles le 16 septembre dernier pour revendiquer un avenir industriel digne de ce nom.

La recherche de profits à court terme par les actionnaires, combinée à la confiance aveugle du monde politique dans « le marché », nous a menés à la crise industrielle actuelle. Les actionnaires et le monde politique doivent arrêter avec l’habitude de prendre des décisions au-dessus de la tête de la classe travailleuse, sans la classe travailleuse et finalement contre la classe travailleuse. Le message envoyé le 16 septembre 2024 est clair : « L’industrie est à nous ! Nous refusons d’être les victimes de décisions politiques et économiques qui nous échappent. »

Principe n°2. Moratoire sur toute fermeture d’entreprise essentielle à la transition

Face à la crise actuelle que traverse l’industrie, nous devons protéger les fleurons industriels du continent en prenant une mesure d’urgence : un moratoire sur la fermeture de toute entreprise essentielle à la transition industrielle, tant en Belgique qu’en Europe. On ne peut laisser aux multinationales le droit de décider unilatéralement de fermer des sites qui représentent des bijoux de technologie et d’innovation. Chaque fermeture n’entraîne pas seulement la perte d’emplois, mais aussi la disparition d’un savoir-faire inestimable.

Par exemple, dans le cas d’Audi Brussels, l’usine est à la pointe de la modernité et capable de produire toutes sortes de modèles de véhicules. Les travailleurs, des ouvriers aux ingénieurs, ont accumulé un savoir-faire exceptionnel, se formant pendant plus d’un million d’heures pour maîtriser la production de voitures électriques. Avant cela, ils fabriquaient des véhicules thermiques. Ils sont donc polyvalents et possèdent des compétences précieuses pour l’avenir de l’industrie automobile. Fermer un tel site serait non seulement un drame social, mais aussi une erreur stratégique majeure pour le futur industriel de notre région. C’est tout un savoir-faire dans les technologies de demain qui disparaîtrait.

Principe n°3. Des grands projets industriels européens structurants

Plusieurs grands projets européens, publics ou semi-publics, ont permis de concentrer savoir, savoir-faire et investissements.

Par exemple, le CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire), l’un des plus grands et des plus célèbres centres de recherche en physique des particules au monde, est situé à la frontière entre la Suisse et la France. Il abrite le Grand Collisionneur de Hadrons (LHC), un immense accélérateur de particules qui permet à des milliers de scientifiques du monde entier d’étudier les constituants fondamentaux de l’univers. L’objectif principal du CERN est de comprendre les lois fondamentales de la physique, positionnant ainsi l’Europe à la pointe de la recherche fondamentale en physique.

On pense aussi à l’Agence spatiale européenne, qui regroupe pas moins de vingt-deux États européens. Elle a permis de développer tout un écosystème économique, scientifique, technologique et industriel autour de projets tels que le lanceur Ariane, le système européen de positionnement par satellite Galileo et le programme Copernicus, dédié à l’observation de la Terre, notamment pour le suivi de l’environnement et la gestion des catastrophes.
De même, Airbus est devenu un champion mondial de l’aéronautique en faisant coopérer dès le départ la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni. L’entreprise joue encore un rôle central dans le développement technologique et industriel de l’Europe.
Il y a également le projet visant à construire la plus grande centrale électrique verte d’Europe en mer du Nord, qui rassemble pas moins de neuf pays dans une initiative de coopération internationale.

La transition industrielle ne pourra réussir que si elle se fait avec la pleine implication de la classe travailleuse et des syndicats.

Bien entendu, tous ces projets ont leurs limites et sont souvent largement sous-financés ou trop laissés entre les mains du secteur privé, comme c’est le cas pour Airbus ou le parc éolien en mer du Nord. Néanmoins, ils démontrent que le développement industriel et technologique passe par de grands projets industriels européens structurants.

La politique d’éparpillement des financements et des aides, ou la mise en concurrence des États par les multinationales pour obtenir des subventions dans chaque pays, est une stratégie inefficace et est une source de gaspillage. En janvier 2024, la France promettait par exemple à ArcelorMittal un soutien d’État encore plus important si le géant de l’acier investissait à Dunkerque, possiblement au détriment du site de Gand en Belgique. En mai de la même année, l’État belge s’engageait en réaction à renforcer les aides d’État en cas d’investissement. Mais toute cette mise en concurrence ne crée en rien plus de projets industriels, elle constitue des effets d’aubaine pour quelques multinationales et cela coûte au final plus à la collectivité. Qu’il s’agisse de l’énergie, de la mobilité, de l’isolation, de la santé ou de la digitalisation de l’économie, il est essentiel de concentrer les savoirs, les savoir-faire et les investissements autour de grands projets européens dirigés par la collectivité.

Principe n°4. Énergie : remplacer la main invisible du marché par la main déterminée du public

Il n’y a pas de transition industrielle possible sans une énergie abondante, bon marché et verte. C’est un des défis clés à résoudre, un socle essentiel pour envisager un redéploiement industriel.
La transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables est « un changement sociétal drastique qui doit être correctement préparé », prévient Elia, le gestionnaire du réseau électrique belge qui a récemment publié un rapport à ce sujet. Elia estime que la consommation d’électricité en Belgique devrait plus que doubler d’ici 2050. Avec les capacités de production actuelles en Belgique et les investissements déjà décidés, seule la moitié des besoins futurs pourra être couverte. C’est pourquoi « il faut rapidement une vision à long terme qui donne le cap pour le futur éloigné47 », précise le rapport. Sans cette stratégie, la Belgique augmentera sa dépendance aux importations d’électricité, ce qui aura des répercussions négatives sur les prix et sur l’autonomie énergétique du pays.

Pour réaliser ce triple objectif, l’Europe ne manque pas de potentiel. Pour ce qui est de l’énergie éolienne, l’Europe peut compter sur son littoral atlantique et sur celui de la mer du Nord. Elle peut aussi compter – par exemple – sur ses montagnes et ses cours d’eau en ce qui concerne l’énergie hydroélectrique. Et sur le pourtour de la Méditerranée pour l’exploitation du potentiel de l’énergie solaire.

En matière de production d’énergie renouvelable, la mer du Nord est le principal atout de la Belgique et du nord de l’Europe. Mais, comme on l’a vu, les investissements ne suivent pas les besoins. Nous ne pouvons donc pas laisser les aléas du libre marché nous retarder dans le développement de ce secteur. C’est pourquoi nous proposons de créer une entreprise publique nationale d’énergie qui investira d’abord massivement dans de nouvelles éoliennes offshore. Bien entendu, un pays densément peuplé et au climat variable comme la Belgique ne pourra jamais s’approvisionner intégralement en énergies renouvelables. Nous devons donc joindre nos efforts à ceux des autres pays riverains de la mer du Nord. Si nous voulons ancrer l’industrie et l’emploi en Belgique, et assurer un avenir climatiquement neutre, des investissements publics et un contrôle public des prix sont nécessaires. Dès à présent. Il faut arrêter la politique qui consiste à placer les clés de l’énergie entre les mains de multinationales comme Engie Electrabel.

Nous devons également considérer le développement de la technologie de l’hydrogène vert comme une question stratégique. L’hydrogène est nécessaire pour le stockage de l’énergie, mais aussi pour la décarbonation de l’industrie. Il faudra produire suffisamment d’électricité renouvelable pour diviser l’eau en hydrogène et en oxygène par électrolyse afin qu’elle puisse être utilisée par les entreprises. Nos ports, principalement celui d’Anvers avec son pôle pétrochimique et celui de Gand avec son industrie sidérurgique, devront devenir des plaques tournantes de cette technologie essentielle. C’est pourquoi nous voulons placer le développement de la technologie de l’hydrogène, de sa production et de son transport sous contrôle public. En maîtrisant toute la chaîne hydrogène, l’État aura un levier puissant pour orienter la politique industrielle.

Principe n°5. Le public au centre du développement des infrastructures et de la stimulation de la demande

Le deuxième socle pour la transition industrielle est le développement des infrastructures nécessaires à l’industrie de demain. Cela concerne toutes les infrastructures de production d’énergie, notamment la production et le stockage de l’hydrogène ; le développement d’un réseau de bornes électriques ; le développement d’un large réseau de trains de marchandise et de trains à grande vitesse, de réseaux urbains de chauffage ; un plan d’isolation des bâtiments…

Nous avons besoin d’investissements et de planification publics dans l’énergie

Comme l’explique Peter Mertens dans son dernier livre Mutinerie : « L’Europe a un besoin urgent d’un plan industriel avec des investissements publics. […] L’initiative doit maintenant revenir aux pouvoirs publics, avec un plan d’investissement public dans l’énergie, les transports, le logement, les soins de santé et la numérisation48. » C’est le plan que le PTB a développé dans Fais le Switch. Un plan qui est à l’opposé de la politique actuelle consistant à octroyer des aides et garanties pour assurer la rentabilité des investissements de multinationales privées. Nous voulons utiliser l’argent de la collectivité pour des investissements publics, que ces investissements soient sous contrôle public et qu’ils partent des grands besoins sociaux et environnementaux de notre temps.

Grâce à une politique d’investissements publics, l’État pourrait garantir des débouchés pour l’industrie tout en imposant des normes sociales et environnementales. Et cela pourrait accélérer la transition industrielle tout en protégeant les emplois et les conditions de travail dans l’industrie.

Principe n°6. Investir massivement dans la recherche et développement

« Depuis 2000, la Chine a décuplé ses investissements dans la recherche et le développement. Deux décennies plus tard, elle y consacre 560 milliards de dollars par an. À peine moins que les États-Unis. Tandis qu’avec ses 380 milliards de dollars, l’Union européenne stagne. Rien d’étonnant à ce que les entreprises chinoises de haute technologie montent en puissance49. », explique Peter Mertens dans Mutinerie.

L’Union européenne doit également investir massivement dans la recherche et le développement, basés sur une vision d’avenir. L’État doit obliger les industries à réinvestir ses bénéfices dans l’innovation, au lieu de distribuer des dividendes colossaux. On ne peut pas à la fois opérer un tournant industriel majeur et maintenir des dividendes records. Les actionnaires doivent mettre la main à la poche. C’est ainsi que nous pourrons positionner l’industrie sur les technologies de demain, et non sur les recettes dépassées du passé.

Principe n°7. Imposer des normes contraignantes sur les producteurs tant sur ce qui est produit que sur la façon dont c’est produit

La soif de profits à court terme des constructeurs automobiles européens nous a menés à une crise industrielle. Nous devons leur imposer de produire en masse des véhicules électriques bon marché et non pas comme produit de niche pour les riches. Car sans production de masse, il n’y a pas de transition possible vers l’électrique. « Les constructeurs […] européens pourraient réussir à tenir tête aux concurrents chinois […] à condition cependant de faire de la descente en gamme une priorité européenne, et notamment du point de vue de la réglementation technique et environnementale », explique Tommaso Pardi.

La CGT Renault allait dans le même sens quand elle défendait – déjà en 2020 (!) – la production « de voitures de qualité, durables, à prix de vente raisonnable, à faible coût d’usage (consommation et entretien) ». Elle précisait même que « la voiture électrique […] ne [devait] pas être un luxe réservé aux plus aisés. Renault peut proposer rapidement une petite voiture écolo, pas chère et qui crée des emplois. Cette voiture, conceptualisée et réalisée par des ingénieurs et techniciens de Renault existe, il n’y a plus qu’à la fabriquer. Elle est moderne, d’une conception répondant à des contraintes exigeantes en termes de sécurité, d’un Cx inégalé et donc d’une faible consommation. Elle peut être rechargée sur une prise basique. D’une autonomie d’environ 120 km, elle est capable, sans subvention, de concurrencer en coûts d’usage une Twingo d’entrée de gamme pour les trajets domicile-travail. Le tout pour un prix de vente, hors batterie, inférieur à 10 000 € (+ 25 € par mois pour la location de batterie)50. » Quatre ans plus tard, on pourrait même encore faire mieux sur le plan technique et financier.

L’État doit obliger les industries à réinvestir ses bénéfices dans l’innovation

Des mesures doivent être prises pour imposer que les dividendes soient réinvestis dans la transition industrielle. « Une chose est claire : Volkswagen doit réduire les coûts dans ses usines en Allemagne. C’est la seule façon pour la marque de générer suffisamment d’argent pour les investissements futurs51 », affirme la direction du groupe Volkswagen. Il est temps d’inverser la logique. Ce sont les actionnaires qui doivent être la variable d’ajustement budgétaire, pas les travailleurs et travailleuses qui produisent les richesses. L’industrie, ce sont d’abord les travailleurs et les travailleuses, pas les actionnaires. Afin de pouvoir investir dans la recherche et le développement des technologies d’avenir, le secteur automobile doit revoir à la baisse les marges de ses profits et les dividendes.

Et ce qui vaut pour l’automobile vaut pour tous les secteurs industriels. L’État doit intervenir et investir pour forcer une transformation de nos processus de production : production d’énergie verte et d’acier vert (DRI), développement d’une chimie décarbonée, etc.

Principe n°8. Une politique de coopération internationale à tous les niveaux : économique, technologique et académique

En qualifiant la Chine de « rival systémique » à éliminer, les États-Unis veulent nous entraîner toujours plus loin dans le conflit avec la Chine. Mais l’Europe s’en sortira mieux si elle refuse cette logique de guerre froide.

Comme l’explique Peter Mertens : « L’Europe ne peut être non alignée sans une diversification des relations politiques et commerciales. Plus elle perd de partenaires, plus elle dépend de l’une ou l’autre puissance mondiale. Plutôt que de se laisser enfermer dans des blocs et des “alliances stratégiques”, engageons-nous dans le plus large éventail possible de relations commerciales. Nous serons alors mieux armés pour résister au chantage des campistes52 et à leurs efforts pour isoler l’Europe des autres continents53. »

Sans coopération avec les pays ayant pris de l’avance au niveau technologique, possédant des matières premières essentielles ou des débouchés économiques, la transition industrielle et climatique en Europe ne sera pas possible.

Enfin, en ce qui concerne les surcapacités de production et la concurrence internationale, nous devons dialoguer et prendre des initiatives comme celles qui avaient été prises dans la sidérurgie en 2016. Cette année-là, les 33 principaux producteurs d’acier dans le monde avaient formé un Forum mondial consacré aux surcapacités sidérurgiques. Dans ce cadre, la Chine avait accepté de réduire de près de 150 millions de tonnes sa capacité de production d’acier entre 2016 et 202054.

Principe n°9. Où trouver les moyens pour réaliser ces investissements ?

Comme nous l’avons vu, des investissements massifs sont nécessaires pour assurer l’avenir de notre industrie, notamment dans la transition énergétique, les infrastructures au sens large et la recherche et développement. Le rapport de Mario Draghi propose une estimation de plus de 750 milliards d’euros par an pour l’industrie. De son côté, le patronat allemand estime que l’industrie du pays devra investir jusqu’à 1 400 milliards d’euros d’ici 2030 pour rester compétitive et relever les défis climatiques, énergétiques et technologiques55. Mais le patronat cherche avant tout à capter des fonds publics pour financer des projets privés, une stratégie qui a prouvé son échec.

Les investissements massifs doivent s’intégrer dans une planification publique et doivent d’abord servir à développer des infrastructures publiques, en particulier dans l’énergie, et à financer la recherche. En parallèle, l’État doit contraindre les multinationales à réinvestir leurs profits plutôt que de les dilapider en dividendes non productifs.

À l’échelle européenne, les défis en matière d’investissement sont gigantesques. Souvent, les décideurs politiques répondent : « Il n’y a pas d’argent magique. ». Pourtant, cet argent « magique » a bel et bien été trouvé en 2008 pour sauver les banques, ou pour augmenter les dépenses militaires sous la pression des États-Unis.

L’Europe s’en sortira mieux si elle refuse cette logique de guerre froide

En réalité, les investissements nécessaires représenteront un coût bien plus élevé… si nous ne les réalisons pas. Sans eux, l’Europe sera complètement dépassée sur tous les fronts : économique, technologique, climatique et social. Et tous ces retards coûteront bien plus cher.

Pour financer cette transformation, il est temps de regarder vers le haut : les profits des banques, des multinationales, les dividendes records et les grandes fortunes doivent être mis à contribution. L’État doit non seulement mobiliser les ressources des ultra-riches pour financer des investissements publics, mais aussi contraindre les multinationales à investir dans la transformation industrielle. Il faut mettre fin aux politiques de cadeaux sans contreparties et intégrer les multinationales dans un plan économique. D’autres pays et continents imposent des règles strictes à leurs grandes entreprises et les forcent à suivre une orientation industrielle. Pourquoi l’Europe ne pourrait-elle pas faire de même et exercer une contrainte industrielle sur ses multinationales ?

Annexe : Le disque rayé des salaires trop élevés
Comme souvent en période de crise, le grand patronat tente d’imposer des mesures à l’encontre de la classe ouvrière, même lorsque ces mesures sont déconnectées des véritables enjeux. Dernièrement, Pieter Timmermans, directeur général de la Fédération des entreprises de Belgique, a suggéré de prendre des « mesures drastiques » pour combattre le « handicap salarial56 », qu’il considère comme la cause principale des difficultés actuelles de l’industrie. Dans une ligne similaire, Stefaan Michielsen, rédacteur au quotidien financier De Tijd, affirme que la crise de l’industrie serait « due à l’augmentation des coûts salariaux provoquée par l’indexation automatique des salaires57 ». Des partis comme la N-VA, le CD&V, le MR et même le Vlaams Belang s’accordent sur ce refrain, répétant que le « coût salarial58 » est responsable de la crise industrielle. Le Vlaams Belang va jusqu’à déclarer que « le point crucial reste les coûts salariaux et la compétitivité de nos entreprises face à l’étranger. Il ne faut pas se voiler la face59. »Pendant que d’autres pays investissent massivement dans la recherche, les infrastructures et les technologies pour gagner une avance stratégique dans des secteurs cruciaux tels que les véhicules électriques et la numérisation, Timmermans & co ressassent la même rengaine usée sur des salaires prétendument trop élevés. Or, le problème industriel en Europe et en Belgique ne se situe pas au niveau de la compétitivité salariale. Chez Audi Brussels, les salaires ne représentent d’ailleurs que 8 % des coûts de production. Geert Bruyneel, ancien PDG de Volvo Cars à Gand, rappelle que si en Suède ou en Belgique les salaires sont élevés, ils ne constituent en fait que 10 % des coûts dans l’assemblage final d’une Volvo, et ne sont donc pas le principal coût60. Une situation que nous retrouvons dans de nombreuses industries de pointe comme la sidérurgie ou la chimie. Un rapport récent de la Banque nationale explique même que « d’après les statistiques macroéconomiques, les marges bénéficiaires brutes des entreprises belges affichent une tendance à la hausse sur le long terme, avec une accélération significative depuis 2014. Même après la baisse observée depuis 2022 dans les toutes dernières statistiques, le niveau de ces marges reste toujours très élevé. » Elle ajoute que si ces marges sont si élevées c’est parce que « les coûts salariaux ont nettement moins progressé que la productivité du travail, ce qui coïncide avec le recul de la part des salaires dans le revenu national61. » Les salaires ne sont vraiment pas le problème de l’industrie. C’est même le contraire qui est vrai, car l’une des raisons pour lesquelles la Belgique se porte mieux que nos voisins allemands – dont l’économie est au bord de la récession – est l’indexation automatique des salaires. « Grâce à l’indexation des salaires, les Belges ont continué à consommer », explique l’économiste d’ING Carsten Brzeski, qui suit la conjoncture des pays de la zone euro depuis Francfort. « En Belgique, les salaires réels sont restés stables, tandis qu’en Allemagne, ils sont actuellement 4 % en dessous du niveau de fin 202062. » Alors que les Belges peuvent continuer à dépenser, les ménages allemands, eux, épargnent de plus en plus et consomment de moins en moins, aggravant encore la situation économique.

Footnotes

  1. https://www.nbb.be/fr/articles/evolution-des-marges-beneficiaires-des-entreprises-et-inflation
  2. https://www.rtbf.be/article/le-chinois-nuode-suspend-son-projet-d-usine-a-dour-un-revers-wallon-qui-en-rappelle-d-autres-11431209
  3. https://www.lesechos.fr/monde/europe/lallemagne-senlise-dans-la-crise-et-se-dirige-vers-une-croissance-zero-en-2024-2117412
  4. « Transformations Paths for Germany as an Industrial Nation », BDI, IW, BCG, septembre 2024
  5. https://www.diw.de/de/diw_01.c.913454.de/publikationen/wochenberichte/2024_36_2/diw-konjunkturprognose__industrie_stottert_weltweit_____deutsche_wirtschaft_stagniert.html
  6. « The future of European competitiveness », Mario Draghi, septembre 2024
  7. https://www.lesoir.be/499129/article/2023-03-06/tommaso-pardi-electrifier-des-voitures-lourdes-et-puissantes-est-un-non-sens
  8. Transport et environnement (2023), « La voiture électrique Made in Europe et abordable est-elle possible ?
  9. https://www.audi-press.be/2022-fiscal-year-record-operating-profit-for-audi
  10. https://www.audi-mediacenter.com/en/press-releases/after-a-solid-fiscal-year-2023-audi-strengthens-and-expands-its-product-portfolio-15957
  11. Annual report 2023, Volkswagen group, p. 366
  12. https://www.transportenvironment.org/articles/small-and-profitable-why-affordable-electric-cars-in-2025-are-doable
  13. https://www.lesoir.be/499129/article/2023-03-06/tommaso-pardi-electrifier-des-voitures-lourdes-et-puissantes-est-un-non-sens
  14. https://radio1.be/luister/select/de-ochtend/mogelijk-buitenlandse-investeerders-audi-fabriek-de-europese-auto-industrie-vertraagt
  15. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240918_96681419
  16. https://www.hln.be/economie/tot-30-000-banen-bedreigd-bij-volkswagen-in-duitsland~a1c4ea26/
  17. https://www.tijd.be/ondernemen/auto/crisis-bij-stellantis-komt-het-hardst-aan-in-belgie/10567312.html
  18. « The future of European competitiveness », Mario Draghi, septembre 2024
  19. Banque Nationale de Belgique
  20. https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/eolien-offshore-les-europeens-visent-300-gw-en-mer-du-nord-dici-2050/
  21. https://www.lecho.be/economie-politique/europe/economie/pour-l-heure-les-projets-eoliens-en-mer-du-nord-brassent-surtout-du-vent/10514574.html
  22. https://www.creg.be/fr/publications/etude-f2761
  23. https://www.eca.europa.eu/en/publications/sr-2024-11
  24. https://www.essenscia.be/europese-waterstofstrategie-meer-stimuleren-minder-reguleren/
  25. https://www.tijd.be/dossiers/de-verdieping/europa-s-gecompliceerde-dubbelslag-vergroenen-en-industrialiseren-tegelijk/10567028.html
  26. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-journal-de-l-eco/la-chine-exporte-sa-surproduction-d-acier-la-siderurgie-europeenne-s-affole-5309563
  27. https://www.unitetheunion.org/news-events/news/2024/september/port-talbot-blast-furnace-closure-unite-will-keep-tata-s-feet-to-fire-on-future-jobs
  28. https://businessam.be/thyssenkrupp-staaldivisie-ontslagen-aangekondigd/
  29. https://trends.knack.be/nieuws/macro-economie-beleid/overleeft-de-europese-staalindustrie/
  30. DRI = Direct Reduced Iron (fer pré-réduit)
  31. https://www.lesechos.fr/industrie-services/industrie-lourde/interrogations-autour-du-plan-acier-vert-de-thyssenkrupp-2123733
  32. Selon les propos de Jeroen Van Lishout, chief operating officer primary of ArcelorMittal Belgium, lors d’une conférence du Forum climatique le 3 octobre 2024.
  33. https://corporate.arcelormittal.com/media/qwghoup1/annual-report-2023_combined.pdf
  34. https://trends.knack.be/magazine/geert-van-poelvoorde-arcelormittal-niemand-heeft-baat-bij-een-zelfvernietiging-van-de-europese-staalindustrie-2/
  35. https://trends.knack.be/nieuws/macro-economie-beleid/overleeft-de-europese-staalindustrie/
  36. https://lavamedia.be/fr/politique-industrielle-europeenne-letat-au-service-des-multinationales/
  37. https://www.aspi.org.au/report/critical-technology-tracker
  38. https://www.secafi.com/wp-content/uploads/2022/03/N%C2%B09-Lessor-de-la-filiere-electrique-automobile-en-Chine.pdf
  39. https://radio1.be/luister/select/de-ochtend/mogelijk-buitenlandse-investeerders-audi-fabriek-de-europese-auto-industrie-vertraagt
  40. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240918_96681419
  41. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240911_95620020
  42. Martin Brudermüller, chairman of the Board of Executive Directors, BASF in this WPC Executive Conversation, Martin Brudermüller, chairman and CEO of BASF, Discuss petrochemicals market demande, Players.brightcove.net, cité dans Peter Mertens, Mutinerie, éditions Agone, 2024, p. 151
  43. https://www.etuc.org/fr/document/position-sur-la-nouvelle-strategie-industrielle-pour-leurope
  44. https://www.solidaire.org/articles/tata-steel-travailleurs-et-societe-meme-combat
  45. https://www.solidaire.org/articles/un-syndicat-oblige-le-geant-de-l-acier-tata-steel-rendre-sa-production-plus-ecologique
  46. https://lavamedia.be/fr/acier-vert-reprenons-la-transition-industrielle-verte-entre-nos-mains/
  47. https://www.elia.be/fr/actualites/communiques-de-presse/2024/09/20240924_elia-publishes-blueprint-for-the-belgian-electricity-system-2035-2050
  48. Peter Mertens, Mutinerie, éditions Agone, 2024, p. 98
  49. Peter Mertens, op.cit., p. 121
  50. https://revue-progressistes.org/2020/04/20/une-strategie-industrielle-au-service-du-progres-social-et-de-la-preservation-de-la-planete/
  51. https://www.hln.be/economie/tot-30-000-banen-bedreigd-bij-volkswagen-in-duitsland~a1c4ea26/
  52. Les campistes correspondent aux politiciens, industriels ou intellectuels qui veulent diviser le monde en « camps » antagoniques. Le campisme conduit le monde dans une logique toujours antagonique et guerrière.
  53. Peter Mertens, op. cit., p. 153
  54. https://www.senat.fr/rap/r18-649-1/r18-649-11.pdf
  55. BDI, IW, BCG, « Transformation Paths for Germany as an Industrial Nation », septembre 2024
  56. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240918_96649673
  57. https://www.tijd.be/opinie/commentaar/commentaar/Vakbonden-red-de-industrie/10564406
  58. https://www.lachambre.be/doc/PCRI/pdf/56/ip005.pdf
  59. https://www.lachambre.be/doc/CCRI/pdf/56/ic001.pdf
  60. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240913_96901758
  61. BNB, novembre 2023, https://www.nbb.be/fr/articles/evolution-des-marges-beneficiaires-des-entreprises-et-inflation
  62. https://www.standaard.be/cnt/dmf20240905_95437967

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