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Politique industrielle européenne : l’État au service des multinationales

Klara Ledroit

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Marc Botenga

—29 décembre 2023

Au sein des arcanes européennes, la « politique industrielle » est sur toutes les lèvres pour tenter d’exister face aux mesures protectionnistes des Etats-Unis, un allié si encombrant. L’initiative européenne ne se fait pourtant pas aux services des besoins des populations.

Une « révolution doctrinale ». « L’Europe enfin mûre pour une politique industrielle ». « Face à la Chine et aux États-Unis, l’Europe se dote d’une politique industrielle inédite. « La nouvelle stratégie industrielle européenne portée surtout par le Commissaire français Thierry Breton crée de l’enthousiasme.

Cet enthousiasme est compréhensible. Une stratégie industrielle publique active peut, en effet, permettre à la société de décider, de manière démocratique, ce qu’elle veut produire, où et dans quelles conditions, en fonction des besoins. Elle pourrait également être à même de lutter contre les délocalisations et la désindustrialisation, et donc de reprendre un certain contrôle sur les secteurs stratégiques, ou encore d’encourager le développement et l’utilisation de technologies permettant de « verdir » l’industrie et de répondre ainsi à l’urgence climatique.

Le discours sur une politique industrielle active paraît signifier le retour de l’initiative publique sur la scène. Le contraste avec le discours des partisans du laissez-faire dominant ces dernières décennies ne pourrait être plus grand. Dans le journal boursier l’Echo, Pierre Regibaud, ancien économiste en chef pour la concurrence à la Direction générale de la Concurrence et alors bras droit de la puissante Commissaire Margrethe Vestager, détaillait encore l’été dernier1 sans langue de bois la vision libérale classique sur l’industrie européenne : « Si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi. À quoi bon produire de l’acier de base ici si nous pouvons l’acheter trois fois moins cher en Indonésie ? ».

Klara Ledroit est collaboratrice au Parlement européen pour le Parti du Travail de Belgique. Elle travaille en particulier sur les politiques industrielles, énergétiques et environnementales de l’Union européenne.

La rupture, incarnée par le Commissaire Breton semble totale. Sur le plan commercial, une série de mesures protectionnistes, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, sont envisagées et adoptées. Mais, et c’est ce qui va nous intéresser ici, c’est aussi sur le plan intérieur que la Commission européenne va lancer des initiatives nouvelles. Le Chips Act européen, improvisé d’urgence afin de réagir au Chips Act américain, doit garantir une production de semiconducteurs en Europe. Le Green Deal Industrial Plan, lancé par la Commission européenne, esquisse une politique industrielle européenne verte. En particulier, son règlement « Industrie net-zéro » ( Net Zero Industry Act – NZIA ) doit répondre à l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, présenté par l’administration Biden. Ce dernier vise à attirer des investissements verts aux États-Unis, au détriment d’autres pays. Le premier ministre belge, Alexander De Croo, se plaignait ouvertement des appels des États-Unis en direction d’entreprises belges ou allemandes, pour les encourager à délocaliser leurs investissements aux États-Unis. Ces différents programmes industriels devraient donc garantir que l’Europe dispose d’une industrie verte. Claudia Detsch, directrice du programme Just Climate de la Friedrich Ebert Stiftung, fondation allemande proche du parti social-démocrate allemand, compare la politique industrielle européenne à « une belle au bois dormant » que l’on serait venue réveiller, enfin.

Un débat aux racines historiques

Le débat sur la politique industrielle européenne n’est pas une nouveauté. Créée en 1952, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier ( CECA ) est aux fondations du projet européen et devait assurer la domination de l’industrie européenne sur le marché mondial à une époque où ce « rôle de premier plan » n’était plus une évidence. La Seconde Guerre mondiale, la montée du bloc socialiste et le mouvement de décolonisation avaient fortement affaibli l’emprise européenne sur le monde. Le renforcement – soutenu par les autorités – de secteurs industriels stratégiques comme l’acier et le charbon devait garantir « la compétitivité » des entreprises européennes face aux concurrents établis et émergents.

La création du marché intérieur qui suit servira en grande partie la même logique. Il s’agit d’unir les petits marchés nationaux en un grand marché européen au service d’entreprises pour qui le marché national est devenu trop petit. Des règles uniformes facilitent la concurrence avec les entreprises locales sur le territoire d’autres États membres. « La création du Marché commun semble mettre en place les conditions permettant aux entreprises européennes de remédier à leur petite taille et dès lors rendre possible l’émergence de champions européens capables de rivaliser avec les multinationales géantes d’outre-Atlantique »2.

La création du marché européen sert à unir les petits marchés nationaux au service d’entreprises nationales pour qui le marché national est devenu trop petit.

Les années 1970 et 1980 voient se dérouler au sein de la Commission européenne un débat qui ressemble beaucoup à l’actuelle confrontation entre la libérale Vestager et la ligne interventionniste de Breton. « Selon les “libéraux”, la création d’un marché unique induira automatiquement l’ajustement des structures industrielles. En vue d’une allocation optimale des ressources, il suffirait de garantir la concurrence au sein du marché européen. Pour accentuer les effets positifs de la concurrence, il faudrait que l’industrie soit également exposée à la compétition internationale au travers d’une politique extérieure libérale. Dans la vision interventionniste, la création et le soutien de “champions européens” prime sur le maintien d’une situation concurrentielle au sein du Marché commun européen. Cette option est justifiée par le fait qu’une seule entreprise compétitive européenne contribue davantage à la concurrence internationale que de nombreuses entreprises trop petites. Des interventions publiques seraient aussi nécessaires pour pallier les défaillances du marché ou pour construire un avantage compétitif. »3

Si, aujourd’hui, à première vue, l’interventionnisme de Breton ressemble à une rupture bienvenue par rapport au dogmatisme libéral de Vestager, en réalité le périmètre du débat est relativement limité. Lesdits libéraux et interventionnistes se divisent sur comment servir au mieux les intérêts du grand patronat européen. Nous sommes loin de toute réflexion sur comment organiser au mieux la société et la production en fonction des besoins des gens et de la planète.

Les États-Unis à l’assaut de l’Europe

Dans une économie mondiale en pleine mutation, où la part des pays européens dans la richesse créée au niveau mondial ne fait que décliner, le débat reprend du poil de la bête. La période marquée par la pandémie de Covid-19 avait illustré les défaillances du modèle européen. La guerre en Ukraine les a largement confirmées.

Un facteur aggravant vient s’y ajouter. Si l’ancien président Donald Trump avait failli lancer une guerre commerciale contre l’Union européenne, son successeur tente de relancer l’activité industrielle américaine au détriment de son allié officiel européen. L’Inflation Reduction Act et le Chips and Science Act, présentés en 2022, servent directement cet objectif, en offrant respectivement des montants de 370 milliards de dollars et 52 milliards de dollars d’aides pour attirer les industries de l’énergie « propre » et des semi-conducteurs. Ces mesures internes vont main dans la main avec une diplomatie économique active. Les États-Unis mettent sur pied des alliances commerciales et stratégiques en excluant l’Europe, comme l’Alliance Chips 4, un partenariat stratégique sur les semiconducteurs avec le Japon, Taïwan et la Corée du Sud.

Les libéraux et interventionnistes se divisent sur la façon de servir au mieux les intérêts du grand patronat européen, loin des besoins des gens.

L’impact des mesures américaines se fait rapidement sentir en Europe. Dès février 2023, Elon Musk, patron de Tesla, annonçait revenir sur l’ampleur de son projet de production de batteries en Allemagne, pour déplacer l’investissement aux États-Unis. Chez Volkswagen, on suspendait un projet d’usine de batteries en Europe de l’Est, préférant aller de l’avant avec une première usine de batteries électriques au Canada, où elle peut bénéficier de subventions américaines. En outre, les États-Unis font aussi pression sur différentes entreprises européennes, comme l’entreprise néerlandaise de composants électroniques ASML, afin qu’elles réduisent leurs échanges avec la Chine. L’objectif est non seulement d’affaiblir la Chine, mais aussi, au passage, d’affaiblir les entreprises européennes et les rendre encore davantage dépendantes des États-Unis.

Si un autre pays agissait comme les États-Unis, l’Union européenne aurait probablement réagi en dénonçant ces pratiques à l’Organisation mondiale du Commerce. Mais face au grand frère américain, l’Union se restreint à imiter l’approche de Washington. Tous les textes proposés ont pour point de départ le besoin de « séduire » les entreprises à investir en Europe. C’est le cas pour les technologies vertes ou les semiconducteurs et on le voit également pour l’industrie de l’armement. Une forme de danse du ventre destinée à se présenter plus séduisant que son partenaire atlantique dans l’espoir de convaincre les entreprises à rester et à investir en Europe.

C’est cette philosophie qui domine aussi la panoplie de textes constituants le cœur de la nouvelle stratégie industrielle. On va retrouver exactement la même philosophie dans la loi européenne sur les semi-conducteurs ( Chips Act ), le règlement pour une industrie « zéro net » ( NZIA ) ou encore l’Action de soutien à la production de munitions ( ASAP ).

Dérégulation sociale et environnementale

Le premier pilier de la nouvelle politique industrielle est la déréglementation, a annoncé Ursula Von der Leyen. Cette mesure a l’avantage de mettre d’accord tant les interventionnistes que les libre-échangistes. En effet, le patronat européen se plaint constamment d’un soi-disant excès de règles qui découragent l’investissement. Dans les faits, il s’agit surtout de règles de protection sociale, sanitaire, ou environnementale. La présidente de la Commission européenne avait annoncé en 2019 que la Commission européenne allait appliquer le principe arbitraire one in, one out selon lequel chaque proposition législative créant de nouvelles règles pour les entreprises devrait être accompagnée d’une mesure enlevant une règle4. En 2023, elle va encore plus loin et annonce – à la surprise générale – des propositions concrètes visant à simplifier les exigences de rapportage pour les entreprises5. Ces rapports, déjà peu contraignants pour les entreprises, visent à ce qu’elles rendent des comptes concernant leurs objectifs, ou le respect de l’environnement et des droits sociaux. La porte de la dérégulation vise à faciliter la maximisation du profit, quel qu’en soit le coût sociétal.

Marc Botenga est député européen ( The Left/PTB). Il siège au sein de la commission Industrie, Recherche et Energie ( ITRE) du Parlement européen, et est membre suppléant de la commission Emploi et Affaires sociales.

Le Chips Act veut « flexibiliser » les exigences en matière de protection de l’environnement pour la fabrication de puces électroniques. L’installation d’usines pourrait selon la proposition de la Commission se faire au détriment de zones aujourd’hui protégées. Les exceptions proposées aux directives protégeant les habitats naturels, l’eau ou les oiseaux ouvrent ainsi la possibilité d’implanter d’une fonderie hautement polluante dans un site Natura 2000.

La loi sur les matières premières critiques permettra à certains projets stratégiques, par exemple des activités minières, de bénéficier d’un soutien pour l’accès au financement et de délais d’autorisation plus courts. Les États membres devront également élaborer des programmes nationaux d’exploration des ressources géologiques pour encourager les investissements privés dans le domaine. Le délai pour les évaluations environnementales et l’octroi des permis sont réduits fortement, tout comme la période de consultation des personnes, communautés ou villages concernés.

La loi sur les technologies net-zéro – avec comme objectif de stimuler l’investissement dans les technologies vertes – inclut la même marche forcée pour l’octroi des permis. Au nom de la neutralité carbone, elle pousse à délivrer des permis pour des projets parfois très risqués, comme par exemple le nucléaire ou le captage de carbone, sans évaluations adéquates. Les autorités, qui manquent de fonds et de personnel, se verront contraintes de respecter des délais intenables, ce qui les amènera inévitablement à ne pas pouvoir analyser les dossiers en profondeur. Ici aussi, on octroie un statut spécial aux « projets stratégiques » soi-disant d’intérêt public. Ce statut leur permettra de déroger à certaines dispositions environnementales. Cela risque de conduire à des situations curieuses, telles que la destruction de zones naturelles, comme des forêts, pour construire des projets « verts », comme des éoliennes subventionnées par des fonds européens.

Les États-Unis font pression sur différentes entreprises européennes, comme la hollandaise ASML, afin qu’elles réduisent leurs échanges avec la Chine.

Dans la proposition ASAP, destinée à développer l’industrie militaire, nous voyons la même tendance à vouloir accélérer le processus d’octroi de licences. Toutes les autorités nationales sont sommées de traiter les demandes le plus rapidement possible sur le plan juridique. Plus encore, lors d’un recours contre un tel projet, la construction et l’exploitation d’usines et d’installations destinées à la production de produits de défense pertinents devront primer face à d’autres intérêts potentiellement légitimes. Cela signifie que vous n’aurez pas beaucoup d’arguments juridiques à faire valoir si vous ne voulez pas d’une usine très polluante dans votre région. La dérégulation concerne aussi l’aspect social. Toujours dans la proposition ASAP, la Commission demandait explicitement que l’on s’écarte de la directive sur le temps de travail qui limite la semaine de travail à 48 heures6.

L’initiative dite « Instrument du marché unique pour les situations d’urgence » ( IUMU ) crée de son côté un mécanisme pour réagir rapidement aux situations d’urgence et aux crises qui « menacent » le fonctionnement du marché unique comme une pénurie d’un certain produit, ou la fermeture des frontières par un État membre. Le risque que les heures de travail des travailleurs soient augmentées afin de répondre à cette crise, ou qu’ils soient contraints de se déplacer – pensez aux travailleurs roumains entassés dans des avions pour aller sauver l’agriculture allemande en plein milieu de la pandémie Covid-19 – au mépris de leur droit à la santé, fait de cet instrument une arme dangereuse. La Commission a même essayé d’affaiblir la reconnaissance du droit de grève, qui s’est retrouvé dans une partie non contraignante du texte. Grâce à la mobilisation des syndicats, le groupe parlementaire La Gauche au Parlement européen a pu contrer cette attaque, mais le risque reste présent.

L’argent public au service du privé

Un deuxième pilier de la politique industrielle concerne les aides publiques aux entreprises. Avec le retour prévu de l’austérité, avec la réactivation du Pacte budgétaire qui cadenasse les politiques budgétaires des États membres, le débat sur ladite flexibilisation des aides d’État est redevenu central. Historiquement, l’interdiction européenne des aides d’État a servi à casser les entreprises publiques et les politiques industrielles publiques. Aujourd’hui, sous couvert de soutien à la compétitivité, la flexibilisation de ces règles doit surtout faciliter le subventionnement des profits des multinationales et garantir que certaines entreprises européennes puissent se battre pour la domination du marché mondial. Flexibiliser signifie permettre aux États d’octroyer davantage d’aides aux entreprises privées. Même en Allemagne, traditionnellement défavorable à une flexibilisation des aides d’État, le ministre de l’Economie affirme que l’État devrait jouer un rôle plus actif pour garantir la production industrielle et l’emploi.

La promesse est que les aides visant par exemple les technologies « net zéro » seront approuvées rapidement par la Commission européenne. Le règlement sur les matières critiques synthétise la vision : « le déploiement effectif des projets peut nécessiter un soutien public, par exemple sous forme de garanties, de prêts ou d’investissements en fonds propres ou en quasi-fonds propres. Ce soutien public peut constituer une aide d’État ». Le texte encourage les acteurs publics à faciliter les investissements privés dans les projets stratégiques, tout en leur imposant de s’abstenir de mener des activités qui remplacent les investissements privés. L’argent public est ainsi mis à disposition des entreprises privées, tout en décourageant l’initiative publique. Une politique qui siphonne d’autres fonds publics européens comme le programme Horizon 2020 qui finance la recherche, ou le Fonds pour la Transition juste, censé aider les populations et travailleurs touchés par les transformations de l’économie européenne.

Nous avons pu observer une première grande ébauche de cette politique pendant la période Covid-19. Afin d’accélérer le développement et la production des vaccins, les accords de préachat des vaccins conclus par la Commission européenne avec une série d’entreprises multinationales pharmaceutiques ont transféré le risque lié au développement du vaccin aux autorités publiques. Si le vaccin n’aboutissait pas, comme cela a été le cas par exemple pour l’entreprise CureVac, ce sont les finances publiques qui couvrent les pertes. Si le vaccin est une réussite, la multinationale empoche les bénéfices. En outre, des entreprises comme BioNTech ont demandé des centaines de millions d’euros de soutien pour créer une capacité productive suffisante. En fin de compte, de l’argent public a financé la recherche et le développement, la production et l’achat des vaccins. Les multinationales pharmaceutiques, de leur côté, ont empoché des surprofits. Via des initiatives comme le Fonds européen pour la Défense, la loi ASAP sur la production des munitions et le règlement visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes ( EDIRPA ), ce même modèle est aujourd’hui transposé vers le secteur de l’armement.

La loi sur les technologies « net-zéro » pousse à délivrer des permis pour des projets parfois très risqués comme le captage carbone.

Cette approche n’a rien d’innovant. Les expériences nationales partout en Europe en ont d’ailleurs déjà largement illustré les limites. En Belgique, il y a l’exemple de la sidérurgie. ArcelorMittal a bénéficié d’aides, d’exemptions fiscales et même de droits à polluer pendant des années pour maintenir l’activité notamment dans le bassin liégeois. L’entreprise a empoché les millions d’euros sans exigences réellement contraignantes, cela n’a pas empêché le géant de l’acier de fermer son activité7. En France, l’entreprise pharmaceutique Sanofi a licencié 400 chercheurs8 en pleine pandémie, malgré les aides publiques reçues entre autres dans le cadre du Plan Crédit d’impôt compétitivité emploi ( CECI ) et le Crédit impôt recherche ( CIR ). Lors d’une enquête du Sénat français sur l’industrie pharmaceutique, le ministre français délégué chargé de l’industrie a confessé : « Le plan France Relance était assorti de peu de conditionnalités (… ) Effectivement, imaginer qu’une installation d’usine que l’on aurait subventionnée puisse conduire à un départ quelques années plus tard est très douloureux. Mais il est tout de même compliqué de fixer des critères objectifs pour interdire toute délocalisation ultérieure. » L’exemple de Sanofi parle de lui-même : « dans un contexte où le discours du gouvernement est à la relocalisation de la production des principes actifs du médicament sur notre sol, l’entreprise a décidé le 14 avril dernier [ 2023 ] de supprimer 135 emplois sur les sites d’Aramon et de Sisteron, et de fermer un atelier de production de principes actifs. »9. En Italie, ce fut GKN, entreprise importante en matière de construction automobile et d’assemblage d’arbres d’essieux, qui a pu profiter d’argent public gratuit. En 2021, elle licenciait ses employés par SMS après avoir reçu 3 millions d’euros de l’État. L’entreprise a délocalisé son activité pour réduire ses coûts de production et de main d’œuvre.

L’Allemagne souffre de la même maladie. En Saxe, l’un des seize Länder allemands, les industries telles que Tesla, Intel ou la taïwanaise TMSC reçoivent des dizaines de milliards d’euros de la part du gouvernement allemand. Malgré de grandes inquiétudes pour l’impact sur les réserves d’eau potable, l’Allemagne paie à l’entreprise américaine Intel la coquette somme de 10 milliards d’euros pour lui permettre de construire une gigantesque usine de semi-conducteurs10. Dans le quotidien Die Welt, l’éditorialiste Hans Zippert dissèque cette politique : « En Saxe, on ne simule pas d’orgasme, mais plutôt un véritable miracle économique. Ainsi les entreprises étrangères sont attirées à l’est de l’Allemagne avec des subventions gigantesques, afin qu’elles y installent leur production pendant quelque temps… jusqu’à ce qu’elles reçoivent des aides plus importantes ailleurs.»

Les multinationales aux manettes

L’ébauche de politique industrielle qu’a été la stratégie vaccinale a aussi donné le ton par rapport à la gouvernance de cette politique. Si les grandes orientations sont fixées par les institutions européennes, l’implication des multinationales dans le processus décisionnel est directe. Sur base d’analyses de la situation économique mondiale et européenne, et sur base de consultations – avec en premier lieu le secteur privé – la Commission européenne identifie une série de défis et de priorités. Pensons ici notamment au climat, aux nouvelles technologies numériques ou au développement d’un vaccin pour arrêter la pandémie.

Ensuite, la politique menée sera développée et implémentée, main dans la main avec les premiers bénéficiaires de ces mêmes politiques : les grands patrons. Là aussi, les messages Whatsapp de la présidente de la Commission européenne Von der Leyen à Albert Bourla, PDG de Pfizer, pendant l’épidémie de Covid-19 et cachés au public en sont devenus le symbole.

Cette intégration structurelle du grand patronat européen dans les processus de décision est en réalité généralisée. La veille de sa nomination, le commissaire Thierry Breton, responsable entre autres pour le secteur numérique, était encore président-directeur général d’ATOS, une multinationale du même secteur. Quand, à la suite de la crise énergétique, la Commission crée une Plateforme énergétique de l’UE, chargée de mener des achats communs de gaz sur le marché. Son groupe consultatif, chargé de conseiller la Commission européenne sur la politique énergétique, est composé de toutes les grandes multinationales énergétiques. En réponse à une question parlementaire du PTB, la Commission a refusé de dire combien d’entreprises parmi les 76 ayant répondu à la procédure d’appel d’offres pour les vendeurs de gaz siègent aussi au groupe consultatif de l’industrie de la plateforme énergétique de l’Union.

ArcelorMittal a bénéficié d’aides, d’exemptions fiscales et même de droits à polluer pendant des années pour maintenir l’activité dans le bassin liégeois.

L’implication directe des entreprises multinationales est permise et prévue dans les nouveaux textes législatifs. Dans le règlement pour une industrie « net-zéro », la Commission européenne propose la création d’une nouvelle plateforme de gouvernance, qui doit se coordonner et coopérer avec les alliances industrielles existantes. Même coopération dans la loi sur les matières premières avec une plateforme qui devra se réunir « tous les 6 mois pour l’évaluation des projets stratégiques, afin de se pencher sur l’état d’avancement avec les représentants de l’industrie », et créer un sous-groupe « réunissant des alliances industrielles et d’autres parties prenantes de l’industrie pertinentes issues de l’ensemble de la chaîne de valeur des matières premières critiques ». Une réunion biannuelle et un groupe fixe pour garantir aux grands patrons que leurs doléances ne seront pas ignorées. Dans le règlement pour les semi-conducteurs, le consortium européen pour une infrastructure des puces électroniques est aussi ouvert aux entreprises.

Choisir la voie de la séduction des entreprises a un impact direct sur le type de mesures proposées. Comme l’objectif premier de ces multinationales est la maximisation des profits, les autorités publiques vont essayer de montrer qu’ils peuvent y contribuer. Inversement, les solutions optimales en faveur d’une rapide transition seront écartées si elles peuvent entraver la maximisation du profit. Par exemple, plutôt que d’interdire l’extraction des énergies fossiles et d’imposer des investissements dans l’hydrogène vert, les fonds publics subventionnent – aussi – des projets d’hydrogène vert dans l’espoir que ce marché deviendra plus profitable que celui du l’énergie fossile, mais sans interrompre le soutien au fossile pour autant. Plutôt qu’un grand plan

d’investissements publics qui garantissent par exemple l’infrastructure nécessaire, en matière énergétique ou de transport, la stratégie européenne reste bornée dans une logique basée sur des projets privés. Chaque entreprise peut demander des aides ou des fonds pour un projet considéré plus ou moins prioritaire. Des petits projets à droite et à gauche plutôt qu’un plan global cohérent. En outre, les entreprises par leur participation directe dans les structures décisionnelles, décident en partie elles-mêmes quels projets seront éligibles. Cette stratégie est une impasse, pour deux raisons au moins. D’une part, comme les États-Unis disposent de budgets supérieurs pour leur stratégie industrielle, ils jouissent de prix de l’énergie plus bas. Jouer dans la même cour signifie pour l’Europe se condamner à l’échec d’un point de vue purement économique. L’Union européenne ne gagnera pas cette compétition avec les États-Unis sans choisir un autre modèle.

D’autre part, les contradictions entre les besoins sociétaux et l’envie de maximisation des profits font que cette stratégie européenne rate le coche. Le journaliste et sociologue français, Pierre Rimbert souligne les dommages causés par cette approche : « Soumettre à la mécanique erratique et myope des marchés un secteur aussi souverain que l’énergie a entraîné l’impossibilité de planifier rationnellement la transition vers les énergies renouvelables sans que les intérêts des industriels n’interfèrent avec l’objectif climatique. (… ) Pendant ce temps, la Chine, moins soumise au marché, a planifié l’édification de filières solaires, éoliennes, hydroélectriques, au point que la part des renouvelables dans sa consommation énergétique totale en 2021 dépasse déjà celle des États-Unis. »11. Mais il ne faut pas aller jusqu’en Chine pour trouver de tels exemples. Le choix stratégique du gouvernement danois, porté par l’entreprise publique Orsted, a permis un développement fulgurant de l’éolien.

Une étude du service de recherche du Parlement européen sur la stratégie industrielle pharmaceutique abonde dans le même sens et ouvre à l’alternative : « Le nouveau concept proposé consiste à créer une infrastructure de R&D paneuropéenne [ publique ] avec une mission de santé publique primordiale et une vision et un financement à long terme »12.

Des fonds publics pour l’investissement public

Il faut changer de cap. Au nom de la politique industrielle, l’Union européenne prépare un maximum d’incitations, notamment pour les entreprises de l’armement, de l’énergie et du pharmaceutique. Pourtant, ces secteurs sont parmi les

plus rentables dans le monde. Une étude a révélé que Big Pharma a reçu 31 milliards d’euros de financement européens pour le développement de vaccins contre le Covid-19, contre 16 milliards réellement investis13. L’argent public subventionne aujourd’hui les dividendes. Une étude de la Confédération européenne des syndicats a démontré que cet argent n’est souvent pas réinvesti. Depuis la pandémie, des entreprises dans toute l’UE ont vu leurs bénéfices croître en termes réels et la part des profits dans le PIB augmenter de 4 %. Toutefois, dans le même temps, le taux d’investissement brut a diminué de 5 % dans l’ensemble de l’Europe14. Ce sont les actionnaires qui empochent.

Les partenariats public-privé mis sur pied par l’Union européenne bien avant la Covid-19, laissaient les choix stratégiques d’investissement à Big Pharma.

Il est temps de dire que certains secteurs sont trop importants pour être laissés à la logique erratique du marché. L’action climatique est trop importante pour dépendre de la bonne volonté des investisseurs privés. La recherche, le développement et la production de médicaments sont trop essentiels pour les laisser dans les mains des grandes multinationales pharmaceutiques. Ce genre de secteurs devrait être placé sous contrôle public. Cela permettra le développement d’un plan structurel massif et cohérent dans nos infrastructures. Les fonds publics doivent donc aller en priorité au secteur public. Les règles européennes sur les aides d’État doivent être levées pour les entreprises publiques répondant aux besoins concrets des gens. Par exemple en créant un institut public pour les médicaments qui travaillerait avec un agenda fixé selon les besoins de la population et non plus selon la soif de profit des actionnaires. Cela permet aussi de garantir l’emploi sur le long terme, loin des économies ou délocalisations systématiques. Ce n’est pas qu’une question de propriété. Des monopoles publics doivent aussi pouvoir opérer en dehors des règles du marché, contrairement à la logique européenne qui veut que toute entreprise publique se comporte comme une entreprise privée.

Si des fonds publics sont accordés à des entreprises privées, une autorité publique doit s’assurer qu’ils sont attribués à des conditions strictes et ne vont pas alimenter les surprofits et remplir les poches des actionnaires. Quand des fonds publics financent par exemple la recherche et le développement, et la production de médicaments ou de technologies vertes, cela devrait être logique que le résultat final de ces recherches reste dans le domaine public afin de garantir l’accessibilité de ces médicaments ou ces technologies.

Une industrie au service de la société

Plus globalement, il s’agira de mettre l’industrie au service des besoins sociétaux. L’Europe doit oser mettre le public au cœur des initiatives industrielles. Dans différents dossiers, comme l’instrument d’urgence pour le marché intérieur, la loi sur les semi-conducteurs, ou encore la loi sur la production de munitions, la Commission européenne a essayé de s’octroyer un pouvoir de réquisition ou d’ordres prioritaires auprès des industrielspour les mettre au service d’objectifs spécifiques. Le fait que la Commission en ressente le besoin illustre évidemment la nécessité de disposer d’entreprises publiques dans ces secteurs.

Les États-membres ont généralement bloqué ces propositions parce qu’ils refusent à la fois de partager des informations « sensibles » et d’octroyer ce pouvoir à la Commission. Dans la nouvelle loi de défense européenne que prépare Thierry Breton, la Commission fera une nouvelle tentative.

Les États-Unis et le secteur de la défense fournissent des illustrations d’outils et de la nécessité de piloter publiquement la production. La Defense Production Act y permet de réquisitionner et orienter la production industrielle en cas de crise. En France, la loi de programmation militaire pour 2024-2030 est venue modifier un article du code de la défense pour permettre un mécanisme similaire : « en cas d’urgence, si la sauvegarde des intérêts de la défense nationale le justifie, le Premier ministre peut, par décret, ordonner la réquisition de toute personne, physique ou morale, de tout bien ou de tout service ».

Plutôt que de servir la militarisation de la société et de l’industrie, ces instruments devraient servir les objectifs sociaux et climatiques. C’est parfaitement possible. Lors de l’opération Warp Speed, la Maison Blanche a par exemple imposé des ordres prioritaires à une série d’entreprises chimiques afin de les mettre au service de Moderna et du développement du vaccin. Aux États-Unis ces compétences cadrent d’ailleurs dans une vision stratégique qui dépasse même les situations de crise. Royaume du capitalisme, le pays est en effet doté d’agences leur permettant une certaine planification et un contrôle de la production. Les méconnues DARPA, l’ARPA-E, ou encore BARDA, sont des agences respectivement consacrées à la défense, à l’énergie et à la santé. Attachées au gouvernement, elles financent des projets de recherche et d’innovation. Ces agences sont orientées par une mission et une finalité définie à l’avance. Cela permet de garantir que tous les financements iront dans cette direction. Les États-Unis ne se détachent bien sûr pas de l’approche libérale consistant à miser sur le transfert d’argent public vers le privé. Néanmoins, avec ces agences, ils se donnent les moyens pour que le secteur public assume des investissements de long terme plutôt que de laisser cela aux multinationales, à poser des conditions aux subventions et à être exigeants face aux entreprises privées.

Il s’agit à la fois d’apprendre de ces initiatives et d’en comprendre les limites afin de passer à une logique publique-publique. Au niveau européen, nous pouvons lancer des collaborations transnationales dans ce sens, afin de faire de notre industrie un formidable atout pour les gens et le climat.

 

Footnotes

  1. www.lecho.be/economie-politique/europe/economie/pierre-regibeau-l-ex-bras- droit-belge-de-vestager-si-l-industrie-lourde-europeenne-disparait-qu-il-en-soit- ainsi/10484583.html
  2. J.-C. Defraigne, « De l’abandon progressif de la stratégie des champions nationaux à la vague de fusions de 1986-2001 : l’origine du changement de stratégie des entreprises européennes vis-à-vis de la construction européenne dans les années 1980 », dans É. Bussière, M. Dumoulin, S. Schirmann, Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle, Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2007, pp.277-296.
  3. A. Van Laer, « Quelle politique industrielle pour l’Europe? Les projets des Commissions Jenkins et Thorn ( 1977-1984 ) », dans É. Bussière, M. Dumoulin, S. Schirmann, Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle, Institut de la gestion publique et du développement économique, Paris, 2007, pp.7-52.
  4. https ://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_19_6657
  5. https ://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/speech_23_1672
  6. Voir Les dangers d’une militarisation tous azimuts, André Crespin, dans ce même numéro.
  7. ean-Pierre Stroobants, « A Liège, ArcelorMittal a fermé la porte à toute reprise », Le Monde, Septembre 2012.
  8. Cyprien Boganda, « Le scandale Sanofi continue : incapable de sortir un vaccin anti-Covid, le labo saborde encore sa recherche », L’Humanité, Janvier 2021.
  9. Rapport de la commission d’enquête du Sénat sur la pénurie de médicaments, 6 juillet 2023.
  10. Aude Martin, « Comment l’Europe a renoncé à sa stratégie industrielle », Alternatives Economiques, n°438, Septembre 2023.
  11. Pierre Rimbert, « On a marché sur la tête », Manière de voir, Le Monde diplomatique, Juillet 2023.
  12. M. Florio, S. Gamba, C. Pancotti, « Could public infrastructure overcome market failures ? », Study for Panel for the Future of Science and Technology ( STOA ), European Parliament, December 2021.
  13. M. Florio, S. Gamba, C. Pancotti, « Mapping of Long-term Public and Private Investments in the Development of Covid-19 Vaccines », Study for Panel for the Future of Science and Technology ( STOA ), European Parliament, March 2023.
  14. www.etuc.org/fr/pressrelease/demembrement-des-actifs-economiques-vs-reinvestissement-des-benefices