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Le fer de lance de la lutte climatique

Jérome Denis

—29 décembre 2023

Le 27 janvier 2019, 70 00 0 personnes manifestent à Bruxelles dans le cadre de la « Marche pour le climat ». C ’est la plus grosse mobilisation en Belgique d’un mouvement qui aura marqué le début du militantisme de nombreux jeunes. Cinq ans plus tard, où en est le mouvement climat ?

Les jeunes engagés dans le mouvement climat n’ont pas hésité à défier leurs parents, leur école ou encore certains politiciens qui les traitaient d’irresponsables lorsqu’ils refusaient d’aller en cours. Ces grèves et manifestations ont eu un impact fort sur la société. Le sujet du réchauffement climatique était aux infos quasi quotidiennement, tous les partis politiques ont revu leur positionnement sur la question écologique et l’Union européenne a dû mettre à jour son Plan Climat sous la pression de la rue. C’est déjà là une grande victoire qui met en avant la force des mouvements sociaux.

Beaucoup de ceux impliqués dans le mouvement pour le climat ont développé une fibre anticapitaliste au fil des mobilisations. Ces dernières ont grandement contribué à la diffusion des critiques sur les excès du capitalisme et elles sont à présent en partie partagées dans le mouvement écologiste. La lutte sur le terrain a permis à de nombreux jeunes de faire évoluer leur discours et leurs idées, de se confronter aux contradictions du capitalisme et à l’hypocrisie des dirigeants politiques et de beaucoup mieux identifier les responsables du changement climatique. Leur constat est clair : pour sauver le climat, il faut changer de système. Une partie du mouvement s’est même radicalisée et mène des actions coup de poing contre les géants du pétrole et de l’énergie.

Jérôme Denis est physicien à l’Université de Liège.

Pourtant, cinq ans après le début des Skolstrejk de Greta Thunberg, on peut légitimement se demander : « Tout ça pour ça ? ». Tout ça pour que certains, comme Jeff Bezos, patron d’Amazon, se paient des voyages suborbitaux tandis que le Pakistan se noie sous des pluies diluviennes ? Tout ça pour que la chasse aux profits prime toujours sur l’avenir de notre écosystème planétaire et que Shell ou BP voient leur cours à la bourse exploser en même temps qu’ils reportent leurs maigres promesses écologiques ? Tout ça pour que, finalement, les engrenages du système capitaliste continuent de broyer les travailleurs et de saccager notre planète ? Tout ça pour qu’en Belgique le gouvernement autoproclamé « le plus vert de l’histoire » et qui disait avoir entendu les milliers de manifestants climatiques, ne soit toujours pas capable d’arriver aux sommets internationaux avec une politique climatique cohérente ?

Alors que manque-t-il à ce mouvement pour que les choses bougent vraiment ? Dans une interview récente, Matt Huber, auteur du livre Climate Change as Class War, démontre que ce changement de système si nécessaire ne peut advenir que s’il se base sur la lutte des classes et la construction d’organisations rassemblant des millions de travailleurs. Il y défend aussi le fait que la classe ouvrière doit jouer un rôle central dans cette lutte, car elle est centrale dans le système de production capitaliste. Or, les études démographiques montrent que près de 80 % des manifestants climatiques ont un niveau d’éducation élevé1. La classe travailleuse s’est donc peu engagée dans ce mouvement. Comprendre les raisons de cette faible présence et réfléchir aux conditions nécessaires à une lutte climatique et de classe sont les objectifs de cet article.

Un mouvement de masse sans classe

Pour comprendre cette déconnexion entre le mouvement climatique et la classe travailleuse, il est intéressant de commencer par se pencher sur les prises de position de l’une des initiatrices des grandes mobilisations climatiques qui se sont construites dans les années 2010, Greta Thunberg. Le mouvement qu’elle a contribué à construire a eu le grand mérite de mobiliser un nombre inédit de personnes, qui manifestaient parfois pour la première fois. Faire comprendre qu’on doit être les plus nombreux pour gagner est un pas important pour construire la lutte.

La faille est plutôt à chercher du côté de l’analyse de la société portée par les leaders du mouvement. Ces limites sont bien visibles dans le dernier ouvrage de Greta Thunberg Le Grand Livre du climat2. Elle y développe une critique forte des conséquences du capitalisme ( recherche du profit à tout prix, inégalités, politiciens corrompus et médias réactionnaires ), mais reste bien plus vague sur ses mécanismes profonds. Greta Thunberg met par exemple en avant l’incompatibilité entre les structures économiques de nos sociétés et la transition climatique nécessaire. Elle attaque ainsi directement l’accumulation du capital : « Après tout, le but d’une entreprise n’est pas de sauver la planète, c’est de gagner de l’argent. Ou plutôt de gagner autant d’argent que possible afin de contenter actionnaires et intérêts du marché ». Elle constate aussi que seule une infime partie de l’humanité est responsable de la crise écologique à travers notamment la déforestation et les monocultures qui ne servent pas à subvenir aux besoins du plus grand nombre, mais à générer un maximum de profits. La crise écologique a ainsi été créée par « les gens au pouvoir » qui maintiennent un système profondément inégalitaire qui leur est bénéfique.

Une forte critique des médias et des politiciens est aussi présente dans le discours de Thunberg. Elle les considère comme des acteurs qui contribuent à l’immobilisme « peut-être parce qu’ils sont encore dans le déni. Peut-être parce qu’ils ne s’en soucient guère. Peut-être parce qu’ils ne sont pas conscients du problème. Ou qu’ils craignent de susciter des troubles sociaux. De perdre en popularité. Peut-être n’ont-ils tout simplement pas choisi la politique ou le journalisme pour mettre à bas un système auquel ils croient – qu’ils ont consacré toute leur vie à défendre. Ou bien alors, peut-être, la raison de leur inaction est-elle un mélange de tout cela ».

La classe ouvrière doit jouer un rôle central dans la lutte climatique, car elle est centrale dans le système de production capitaliste.

Cependant, pas un mot dans le livre de Thunberg sur le fait que quelques grands groupes privés détiennent la totalité des grandes industries du monde et en déterminent la direction. Est-ce que ce champ pétrolier sera exploité ou non ? Les fours sidérurgiques fonctionneront-ils au charbon ou à l’hydrogène ? Agroécologie ou agriculture intensive ? Toutes ces décisions au niveau du processus productif leur appartiennent et leur seule boussole est le profit maximal et immédiat. Pas un mot non plus sur la concurrence entre acteurs économiques. Cette concurrence qui oblige les industriels à produire toujours plus, au moins cher, en exploitant toujours plus les travailleurs et les ressources naturelles. Et qu’importe le coût environnemental, quitte à accélérer l’obsolescence de nos objets pour augmenter les ventes. La concurrence est ainsi au cœur du capitalisme et chaque industriel doit s’y conformer au risque d’être englouti par un autre. Thunberg met en lumière les excès de ces oligopoles, mais n’appelle pas, par exemple, à ramener ces secteurs dans le giron public afin de pouvoir les gérer démocratiquement.

Or, cette analyse réductrice du capitalisme a des conséquences stratégiques sur le mouvement. D’abord le fait de penser qu’il s’agit d’un problème de conscience, d’information et de proposer des stratégies superficielles. Greta écrit ainsi : « Après tout, c’est l’opinion publique qui fixe l’ordre du jour du monde libre et si suffisamment de personnes se préoccupaient d’écologie et de durabilité alors nos leaders politiques n’auraient plus le choix, ils seraient bien obligés d’affronter ces questions de façon crédible ».

Cette analyse idéaliste, qui prête un rôle prépondérant aux idées sur la matière et aux choses telles qu’elles existent réellement ( matérialisme ), ne tient pas la route face aux faits. Si les actionnaires ne décident pas d’investir résolument dans la transition climatique, ce n’est pas par ignorance, mais bien parce qu’ils défendent leurs intérêts au sein de ce système économique. Au contraire, ils sont très bien informés et conscients de leurs intérêts. Prenons le PDG du géant pétrolier TotalEnergies, Patrick Pouyanné, qui explique au sujet de la transition climatique : « Les actionnaires, ce qu’ils veulent surtout s’assurer, c’est la durabilité de nos dividendes » ou celui de Shell : « Si nous ne parvenons pas à obtenir des rendements à deux chiffres dans une activité, nous devons absolument nous demander si nous devons continuer. Nous voulons baisser les émissions de carbone, mais cela doit être rentable » avant d’annoncer une baisse des investissements dans les énergies vertes et de voir le cours de l’action Shell grimper en flèche à la bourse.

Il n’est pas suffisant que l’opinion publique se rallie et se mobilise derrière une idée pour que celle-ci soit imposée. L’écologie de Greta Thunberg est une écologie qui s’inscrit dans une certaine ignorance des rapports de force capitalistes. Le « monde libre » n’est ainsi pas organisé autour de simples batailles d’idées où les citoyens peuvent imposer un autre modèle par le simple fait que nous serions nombreux à le défendre ou que nous votions pour les bons partis. Nous avons en face de nous des intérêts privés avec des moyens financiers, politiques, médiatiques démesurés qui n’hésitent pas à user de la force pour conserver leur position dominante. Les intérêts de ces capitalistes, faire un maximum de profits immédiats, quelles que soient les conséquences, sont contradictoires et irréconciliables avec ceux du plus grand nombre, les travailleurs du nord et du sud et leur famille, qui est la conservation d’une planète vivable.

C’est une lutte de classe. Pour gagner ce rapport de force, il faut être les plus nombreux, comme l’a compris Greta Thunberg. Mais il ne suffit pas d’organiser la frange intellectuelle la plus politisée de la classe travailleuse, nous avons aussi besoin d’organiser les travailleurs de l’industrie, ceux qui ont les moyens, par leur mobilisation, de stopper les outils de production avec lesquels les capitalistes font du profit tout en détruisant la planète. Nous avons besoin de revendications plus radicales, le changement ne passera pas seulement par une prise de conscience des gouvernements et du patronat des enjeux climatiques. Il faudra les contraindre à changer, en prenant en main les outils de production, en décidant collectivement les activités et productions que l’on développe ou que l’on ferme. Pour cela, nous aurons besoin de l’ensemble des travailleurs de l’industrie, du transport, de l’énergie, celles et ceux qui peuvent réorienter la production en fonction de nos besoins et des limites planétaires.

Un radicalisme sans classe

Tirant le bilan du manque d’impact des marches climatiques pacifiques, une partie du mouvement veut se diriger vers des actions plus radicales. S’appuyant notamment sur le best-seller d’Andreas Malm How to Blow Up a Pipeline publié en 2021 , ils plaident ainsi pour que le mouvement écologiste se débarrasse de sa posture morale qui exige d’être pacifiste en toute circonstance.

Pour casser ce mythe du pacifisme, Malm met en avant les nombreuses figures ou mouvements historiques victorieux que l’on présente comme pacifistes aujourd’hui, mais qui ne l’ont pas été en réalité. Nelson Mandela a ainsi fondé le MK, une branche armée de l’ANC, qui agissait de concert avec le Parti communiste sud-africain contre le régime d’apartheid. Les suffragettes, ces travailleuses qui se sont battues pour le droit de vote des femmes, n’ont pas hésité à briser des vitrines et à mettre le feu à des bâtiments. En Inde, à côté de Ghandi, des groupes armés ont combattu pendant la lutte pour l’indépendance du pays3. Le pacifisme absolu ne tient donc pas debout, car, historiquement, aucune lutte victorieuse de grande ampleur ne fut pacifique. Les capitalistes n’ont aucune raison de lâcher le pouvoir et utilisent toutes les armes, y compris la violence, pour défendre leurs intérêts.

Le pacifisme absolu ne tient donc pas debout car, historiquement, aucune lutte victorieuse de grande ampleur ne fut pacifique.

Enfin, le pacifisme peut aussi mener au fatalisme. Certaines personnes qui furent membres du mouvement climatique comme les spécialistes américains Roy Roger Scranton ou Jonathan Franzen affirment que le mouvement pacifiste n’a plus de sens, car il n’a pas réussi à sauver le climat. Ils théorisent un « pessimisme climatique » : alors que l’urgence climatique devient de plus en plus concrète et puisque même une mobilisation de masse n’amène aucun changement, ce serait la preuve que l’être humain est par nature incapable de prendre en charge cet enjeu vital. Mais c’est là penser à l’envers ! C’est l’objectif qui doit déterminer les moyens à utiliser et non l’inverse. Forcément, un mouvement qui ne se donne pas les moyens d’atteindre ses objectifs ne peut qu’aboutir à la défaite et à l’abandon.

Dès lors, Andreas Malm propose la création d’un flanc radical, à côté du mouvement écologiste pacifique, qui saboterait la construction de nouveaux projets émetteurs de gaz à effet de serre. La vision développée est anticapitaliste, car elle propose de s’attaquer aux outils de production détenus par de grands monopoles ou à la propriété de la grande bourgeoisie, les yachts par exemple. Cette vision est en opposition, notamment, avec les actions qui bloqueraient des autoroutes ou des transports publics qui ne font aucune distinction entre la classe travailleuse et la classe capitaliste. Malm qualifie ainsi le blocage du métro londonien par des activistes d’Extinction Rebellion en 2019 d’« action la plus stupide que le mouvement climatique ait jamais entreprise ». Ce blocage avait rendu furieux les travailleurs présents, menant à des affrontements entre les passagers et les militants pour le climat.

En ce sens, la stratégie de Malm est un pas en avant vers un mouvement écologiste conséquent et efficace, car elle cible les moyens de production et qui les détient. Il y a une plus grande conscience que les géants de l’énergie ne vont pas abandonner leurs profits sans un rapport de force suffisant imposé par la lutte. Mais là où la stratégie prônée par Malm et reprise par les groupes qui s’en inspirent atteint ses limites, c’est qu’il ne croit pas au rôle moteur de la classe travailleuse dans cette lutte et préfère s’appuyer sur une minorité active.

Malm considère que la classe ouvrière n’est pas assez radicalisée et il dit que la lutte pour le climat doit être menée par « des jeunes récemment politisés, des hippies chevronnés, des lesbiennes aux cheveux courts, des hommes musclés tatoués, des étudiants, des travailleurs précaires, des antifascistes et des mères avec leurs enfants »4. Ce rejet de l’idée que la classe ouvrière doit être centrale lui vient de mauvaises expériences vécues en Allemagne notamment. En effet, en cherchant à bloquer les mines de charbon, le mouvement écologique s’est mis à dos les travailleurs du secteur, qui se sont alors tournés vers l’AfD, un parti d’extrême droite qui défend le maintien des mines de charbon. On retrouve ici le rôle historique de l’extrême droite de récupérer des travailleurs fâchés avec le capitalisme, mais que l’on a perdus à cause d’actions déconnectées de leur réalité quotidienne. Pourtant, Malm se défend de vouloir jeter les travailleurs dans la pauvreté, car il propose leur réinsertion avec des emplois locaux qui seraient mis en place après la fermeture des mines. Mais c’est à nouveau une vision utopiste qui ignore les rapports de force sous le capitalisme.

Premièrement, parce que sans la classe ouvrière comme fer de lance de la lutte, on voit mal pourquoi les propriétaires de mines fermeraient ces dernières alors qu’elles sont une source de profits immenses. L’idée de Malm est de réduire à néant ces profits en bloquant et en sabotant les outils de production polluants. Mais les capitalistes ne vont pas se laisser faire et l’État capitaliste et son appareil coercitif sont tout à fait capables de réprimer des groupes radicaux comme ceux que Malm veut mettre sur pied. Lors de la manifestation contre les mégabassines de Sainte-Soline en France, une frange radicale avait comme objectif de saboter les bassines en cours de construction, ces grandes réserves d’eau construites par et pour l’agro-industrie et qui menacent d’assécher les nappes phréatiques. Un dispositif coercitif avec des policiers lourdement armés était présent et a repoussé violemment ces militants à coups de grenades lacrymogènes et de balles de désencerclement. Par la suite, le ministère de l’Intérieur français a lancé un processus de dissolution des Soulèvements de la Terre, l’une des associations qui était présente à Sainte-Soline. Et ce n’est que le début, nul doute que l’appareil coercitif se perfectionnera au fil des mobilisations et sabotages. Tout comme pour les anarchistes russes du début du 20e siècle, il est impossible pour des groupements décentralisés de s’opposer à la répression féroce de l’État capitaliste.

La répression s’abat évidemment aussi sur la classe travailleuse, on l’a vu, en Belgique, avec la courageuse lutte menée par les travailleurs de chez Delhaize. Cependant, la classe ouvrière a quelque chose de central, et qui n’est pas assez mis en avant dans la stratégie de Malm : c’est elle qui produit les richesses. Les ouvriers et ouvrières ont le pouvoir d’arrêter l’entièreté de la production industrielle en s’arrêtant de travailler. Et c’est d’autant plus vrai dans des secteurs comme la pétrochimie ou la sidérurgie où il n’est pas facile de remplacer un ouvrier hautement qualifié au pied levé. C’est une force que la société civile n’aura jamais seule.

En Belgique, la Coalition Climat continue à prôner la logique du pollueur-payeur et les mesures de « fiscalité verte » qui ciblent essentiellement les consommateurs.

Ça ne veut pas dire non plus que les travailleurs de l’industrie doivent lutter seuls. Cependant, leur lutte doit être considérée comme centrale, car sans eux rien ne peut fondamentalement changer. Et il faut bien sûr ensuite venir les soutenir avec diverses associations, écologistes notamment. C’est une stratégie très différente de celle de Code Rouge qui suit les enseignements de Malm. Fin octobre 2022, ce collectif a rassemblé quelques centaines de citoyens pour bloquer pendant une journée l’usine pétrochimique de Total à Féluy. Cette action s’est faite avec une faible concertation avec les travailleurs du site qui ont simplement été tenus à l’intérieur par la direction le temps que le blocage cesse.

Deuxièmement, aucune fermeture de mines ( ou d’autres activités jugées comme polluantes ) ces dernières décennies n’a été suivie par la création d’emplois en quantité et qualité équivalentes, créant ainsi ces régions paupérisées avec un fort taux de chômage comme dans le nord de la France, en Wallonie ou en Écosse. Pour cela, il faudrait une politique industrielle et sociale publique forte, alors qu’elle est complètement absente aujourd’hui. À nouveau, les travailleurs ne sont pas dupes et savent très bien ce qui les attend. C’est donc consciemment, et non par manque d’intérêt pour le climat ou de radicalisme qu’ils ne s’impliquent pas dans ce type de lutte.

Porter des mesures injustes

Finalement, il y a une même lacune derrière ces deux visions stratégiques, celle de ne pas voir la lutte climatique comme une lutte de classe. Et de ce défaut découle directement le fait de porter des revendications qui vont à l’encontre des intérêts et besoins de la classe travailleuse.

Un enjeu clé est la relation ambiguë qu’entretient le mouvement climatique avec les mesures individualistes, liées à la consommation des travailleurs et de leur famille. Ainsi, en Belgique, la Coalition Climat continue à prôner la logique du pollueur-payeur, qui justifie les mesures de « fiscalité verte » qui ciblent essentiellement les consommateurs, donc les travailleurs, et non les producteurs. Cette coalition a, par ailleurs, d’autres très bonnes propositions comme une taxe sur les surprofits, un programme public de rénovation des bâtiments ou encore la transformation de Belfius pour des investissements sociaux et écologiques. Mais dans une Europe où la droite est si forte, ce sont d’abord les mesures libérales, comme la taxe carbone qui seront mises en place et l’on pourra toujours attendre le reste.

Or, comme l’explique Caitlin De Muer5, cette taxe impactera le prix de l’essence, du gaz ou du mazout. Augmenter le prix de ces hydrocarbures qui permettent à tout un chacun d’aller travailler, amener les enfants à l’école, faire les courses ou encore chauffer la maison, c’est faire exploser le budget des familles. C’est d’ailleurs le but affiché : faire payer pour pousser les gens à changer leurs habitudes de consommation. Mais ce type de propositions n’a comme résultat que d’attirer la colère d’une grande partie de la classe ouvrière, celle-là même qui doit être centrale dans notre lutte pour le climat. Pensons aux travailleurs et travailleuses qui ont renoncé à aller travailler pendant la dernière crise énergétique, car ils n’avaient plus de quoi payer l’essence. Que doivent-ils penser lorsqu’on leur annonce que chauffer la maison coûtera plusieurs centaines d’euros en plus par an ?

Il faut prendre le temps d’écouter les travailleurs et travailleuses pour qui « écologie » rime le plus souvent avec « taxe » et ne pas balayer de la main leur réalité matérielle. Le mouvement climatique est encore trop ambigu sur la taxe carbone, certains sont pour et d’autres, comme Greta Thunberg, ne se prononcent pas. D’autres encore proposent d’instaurer une taxe carbone qualifiée de « juste » dont les rentrées financières seraient utilisées pour des politiques sociales. Mais c’est à nouveau mal comprendre les rapports de force présents sous le capitalisme. Car, dès que l’État enregistre des rentrées, une bataille féroce s’engage pour savoir qui va pouvoir en profiter. Et la classe travailleuse, après des décennies d’austérité et d’attaques contre les politiques sociales, n’est pas dupe et sait bien que le rapport de force global n’est aujourd’hui pas à son avantage. Si l’on veut gagner la lutte pour le climat, il faut résolument lutter contre les propositions qui touchent tout un chacun de manière indiscriminée. Ce sont les décisions prises au sein des multinationales qui ont façonné nos sociétés dépendantes aux énergies fossiles, c’est donc là qu’il faut frapper.

Malm ne croit pas au rôle moteur de la classe travailleuse dans la lutte climatique et préfère s’appuyer sur une minorité active.

Vouloir mettre la classe ouvrière au centre de la lutte climatique demande parfois de faire des choix à première vue contradictoires. Si une proposition va à l’encontre de la classe travailleuse et de ses intérêts et ne permet pas de la gagner, alors il faut pouvoir la mettre de côté. À Liège par exemple, le fait de demander la limitation des vols à l’aéroport, qui est une revendication forte des organisations environnementales et des activistes les

plus radicaux, est un non-sens stratégique. Cette proposition revient tout simplement à supprimer le gagne-pain de milliers de familles et de jeunes sans proposer aucune alternative concrète. Dans une région où le chômage est déjà élevé, cela revient à risquer un aller simple pour ces travailleurs et travailleuses vers la précarité, ce qui leur est évidemment inacceptable. De manière générale, les politiques climatiques doivent être réfléchies en collaboration avec la classe ouvrière et ses représentants syndicaux. Et de nombreux exemples existent aujourd’hui qui prouvent que militants climatiques et classe ouvrière savent bâtir des propositions en commun.

Pour une lutte des classes climatique

Ainsi, dans chaque domaine économique, il est possible d’amener des propositions qui soient bénéfiques à la fois pour le climat et pour la classe ouvrière. La reprise en main du secteur énergétique apparaît comme une priorité à la fois sociale et écologique. Sociale, car cela permettrait d’éviter les explosions de prix que nous avons vu dernièrement. Écologique, car l’on pourrait démocratiquement décider de la mise en place des énergies renouvelables, ce que les multinationales de l’énergie refusent aujourd’hui. Des transports en commun gratuits et efficaces, des logements abordables qui ne soient pas des taudis impossibles à chauffer, une agriculture saine et pourvoyeuse d’emplois… Ce ne sont pas les propositions qui manquent qui permettent de réconcilier classe ouvrière et écologie.

De manière plus sectorielle, nous avons des exemples de collaboration entre ouvriers et mouvement écologiste, où la lutte de la classe ouvrière fut centrale et a permis d’obtenir une véritable avancée. C’est ce qui s’est passé lors de la grève à l’aciérie de Tata Steel d’Ijmuiden. À la suite d’une annonce de restructuration, les ouvriers ont bloqué l’usine pendant 24 jours. Avec le soutien de Milieudefensie et Greenpeace, le syndicat FNV a mis sur pied un plan pour transformer les vieux fours à charbon en four à hydrogène, ce qui permet de réduire drastiquement les émissions de CO2 et de conserver l’emploi. Il est faux de penser que la classe ouvrière ne se soucie pas des émissions de leurs outils de production. Simplement, comme le dit Roel Berghuis, ancien représentant à la FNV : « Si vous ne faites que dire que telle ou telle entreprise est nocive, vous vous mettez aussi les travailleurs à dos. Les gens n’apprécient pas que l’on ne fasse que critiquer leur entreprise. Même quand c’est juste, cela les heurte. Nous devons avoir des contacts, faire le lien entre les intérêts des travailleurs et ceux du climat et nous entraider ». Des travailleurs de Tata Steel et leur syndicat, qui étaient encore nombreux, y compris sur scène, lors de la manifestation pour le climat qui a réuni 70 000 personnes à Amsterdam en novembre 2023.

Les ouvriers et ouvrières ne sont pas aveugles, ils savent que leur outil de production pollue. Étant au cœur de leur entreprise, ils sont d’ailleurs les plus à même de développer une stratégie industrielle pour réorienter la production. C’est ce qu’a fait la CGT Renault en développant un projet industriel social et écologique6. Aujourd’hui, il est plus rentable pour les actionnaires de Renault de construire des SUV hors de prix dans des pays aux salaires minimes et à l’énergie très carbonée. La CGT propose au contraire de rééquilibrer la production entre les sites mondiaux du groupe, pour assurer l’emploi et produire de petites voitures électriques à un prix abordable et qui conviendraient aux usages quotidiens de la classe travailleuse. Elle propose aussi de démonter et recycler les véhicules directement à la ligne de montage de l’usine et évidemment de revoir la conception des véhicules afin de les rendre plus durables.

Même les travailleurs de l’exploitation pétrolière offshore s’organisent pour pouvoir sortir des énergies fossiles. Car ils voient bien que les bénéfices de cette exploitation ne leur profitent pas à eux, financièrement et écologiquement. En Écosse, syndicats et organisations climatiques ont donc développé un projet en dix points pour l’arrêt de l’exploitation pétrolière7. Un projet qui assurerait aux travailleurs de pouvoir se reconvertir dans le secteur des énergies renouvelables. Quels meilleurs travailleurs pour être formés à installer des éoliennes offshore sinon ceux qui travaillent déjà aujourd’hui sur des plateformes pétrolières ? Pour cela, ils demandent que le secteur de l’énergie soit nationalisé afin de pouvoir assurer des conditions de travail correctes et un partage des bénéfices.

La question fondamentale est donc ici si nous devons détruire les outils de production comme le propose Malm ou si nous devons les transformer. La conclusion est bien sûr qu’il faut les transformer, pour que la production réponde aux besoins des travailleurs et du climat. Pour cela, la classe travailleuse doit les conquérir. Et pour gagner la classe ouvrière, on ne peut pas lui imposer une destruction de son outil de production qui représente à

Les ouvriers et ouvrières ont le pouvoir d’arrêter l’entièreté de la production industrielle en s’arrêtant de travailler.

la fois sa fierté et son gagne-pain. Cela n’exclut pas pour autant les actions « coup de poing », au pouvoir symbolique et mobilisateur important, mais en ayant l’objectif qu’elles participent à rassembler la classe. En ciblant, par les revendications et les lieux de ces actions, les grands patrons et les actionnaires, le siège des multinationales et des structures politiques qui les défendent plutôt que les sites de production et les travailleurs.

Car aujourd’hui, ce sont bien les grands actionnaires qui définissent la conduite du monde et ils ne comptent pas laisser ce pouvoir leur échapper. Le mouvement climatique peut contribuer à changer ce rapport de force et imposer le changement. Et la première étape est de faire de la classe ouvrière le fer de lance de la lutte climatique afin que les manifestations massives puissent être accompagnées par des grèves tout aussi massives. Ne pas brûler les étapes reste le maître mot. Évidemment qu’il faudra transformer profondément les secteurs les plus polluants, mais cela ne pourra se faire qu’une fois le pouvoir retiré des mains des grands capitalistes. Cette première étape est urgente, mais, heureusement, l’histoire n’est pas linéaire et peut parfois s’accélérer.

Que ce soit en France lors des récentes manifestations contre la réforme des retraites ou en Allemagne lorsque le mouvement Fridays for Future est venu soutenir les grèves des travailleurs des transports publics au printemps 2023, des alliances concrètes apparaissent entre mouvement climatique et luttes des travailleurs contre un même ennemi, le capitalisme et les autorités qui le défendent. Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies de transformations se produisent. À nous de créer les conditions nécessaires à cette accélération de l’histoire.

Footnotes

  1. Attilah S. Protest van klimaatbetogers was ‘geen weapon of the weak’ ( 2022 ). Récupéré sur The Morgen : www.demorgen.be/nieuws/protest-van-klimaatbetogers-was-geen-weapon-of-the-weak~b64c0f021/
  2. Thunberg, G. ( 2022 ). Le Grand Livre du Climat. KERO.
  3. McQuade, J. ( 2016 ). The forgotten violence that helped India break free from colonial rule . Récupéré sur The Conversation : https ://theconversation.com/the-forgotten- violence-that-helped-india-break-free-from-colonial-rule-57904
  4. Malm, A. ( 2021 ). How to Blow Up a Pipeline. Verso Books.
  5. De Muer, C. ( 2023 ). Le marché du carbone européen, le pollueur-payé et le travailleur-payeur. Récupéré sur Lava Revue : https ://lavamedia.be/fr/le-marche-du-carbone- europeen-le-pollueur-paye-et-le-travailleur-payeur/
  6. Revue Progressistes. Science, Travail et Environnement ( 2020 ). Renault : quelle stratégie au service du social et de l’écologie ?
  7. Our Power : Offshore Workers’ Demands for a Just Energy Transition. ( 2023 ). Récupéré sur Friends of the Earth Scotland : https ://foe.scot/campaign/just-transition/our-power- worker-demands-for-an-energy-transition/