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L’histoire des inégalités selon Thomas Piketty : d’une forme de colonialisme à une autre

Henri Houben

—12 juillet 2022

Henri Houben analyse le nouveau ouvrage de Thomas Piketty, Une Brève Histoire des inégalités. L’économiste belge pointe l’absence du concept d’exploitation dans l’œuvre de son homologue français.

Bref est généralement une notion peu usitée pour l’économiste français Thomas Piketty. Ses ouvrages majeurs, que ce soit Les Hauts Revenus en France au XXe siècle publié en 2001, Le Capital au XXIe siècle sorti en 2013 ou le dernier Capital et idéologie paru en 2019, avoisinent chacun le millier de pages, voire les dépassent. De quoi rebuter plus d’un lecteur qui aurait pu être intéressé par ses propos.

Thomas Piketty est un économiste et professeur Français. Son livre Le Capital au XXie Siècle, publié en 2013 aux Éditions du Seuil, a connu un succès inattendu et écrasant. En 2019, il a publié Capital et Idéologie (Éditions du Seuil). Son livre le plus récent est Une brève histoire de l’égalité (Éditions Seuil, 2021).

Sur ce plan, sa Brève histoire de l’égalité1 permet de corriger ces longueurs, utiles pour approfondir un débat, mais qui peuvent se révéler peu accessibles au grand public. Le livre se présente clairement comme une synthèse des trois « briques » livrées précédemment. De fait, il se parcourt aisément et permet de se faire une idée précise des thèses avancées par Thomas Piketty. Il en a les qualités, mais aussi les défauts.

En 2020, la moitié de la population en Europe ne possède que 5% du patrimoine, alors que les 10% les plus riches détiennent 55% de la fortune.

L’œuvre de l’économiste, centrée sur les inégalités sociales, se décompose habituellement en deux parties liées, mais qu’on peut facilement séparer. Il y a d’abord son analyse, la plupart du temps précise, détaillée, émaillée de nombreuses preuves chiffrées, de tableaux évocateurs montrant l’évolution des revenus et des patrimoines depuis la fin du XVIIIsiècle. Il est évident que l’auteur est dépendant de la qualité des sources statistiques, qui s’améliorent avec les périodes, mais qui doivent donc être prises avec prudence pour les époques les plus anciennes.

Un constat implacable

Il en tire un portrait qui paraît assez réaliste de la situation en Europe et aux États-Unis : un enrichissement global et progressif des catégories sociales les plus fortunées au cours du XIXe jusqu’à la Premier Guerre mondiale ; ensuite, une chute des avoirs, en particulier pour ces strates, à cause des guerres et de la crise des années 1930 ; une stabilisation de cette situation durant les Trente Glorieuses ; enfin, une remontée des inégalités depuis la fin des années 1970.

Ainsi, en 2020, il estime que la moitié de la population en Europe ne possède toujours presque rien (5 % du patrimoine), alors que les 10 % les plus riches détiennent 55 % de la fortune. Aux États-Unis, c’est encore pire : les 50 % au bas de l’échelle sociale ne dispose que de 2 % des avoirs, alors que 10 % en accaparent 72 %2.

Henri Houben
Henri Houben est docteur en économie et auteur de entre autre La crise de trente ans (Aden, 2011) et de Le monde malade de la finance? (Couleur Livres, 2017). Il travaille au Gresea, un centre d’études spécialisé dans les relations Nord-Sud et dans la popularisation des themes économiques.

À partir de là, il souligne deux facteurs qui expliquent cette évolution, notamment après la Révolution française, ce qui pourrait paraître paradoxal, puisque cette dernière affichait sa volonté égalitaire : le colonialisme et l’esclavagisme. « La répartition des richesses en vigueur aujourd’hui entre pays du monde comme à l’intérieur des pays porte la trace profonde de l’héritage esclavagiste et colonial3. » Dans ce capitalisme libéral, il ne pouvait y avoir, tout du moins au début, de libération pour ceux qui étaient enchaînés. Sur les quinze présidents américains qui ont précédé l’élection d’Abraham Lincoln en 1860, onze étaient propriétaires d’esclaves4.

C’est l’un des rares économistes qui reconnaît l’importance des luttes sociales : « l’inégalité est avant tout une construction sociale, historique et politique ».

Et Thomas Piketty de rappeler le cas emblématique de cette ancienne colonie française Haïti. Au moment de la Révolution française, il y avait environ 450 000 esclaves à Saint-Domingue du côté français5. Cela représentait 90 % de la population de ce territoire6. En 1789, environ 40 000 Africains sont arrivés dans les ports antillais pour remplacer la force de travail qui mourait des conditions de travail épouvantables qui lui étaient infligées. Cela montre le degré de surexploitation des travailleurs à cette époque sur l’île.

Avec les événements de 1789 à Paris, les Noirs demandent à également participer à la nouvelle démocratie qui s’installe dans la métropole, notamment à travers le droit de vote. Cela leur est refusé. Ils se révoltent donc à partir d’août 1791 et la France envoie immédiatement des troupes pour mater les insurgés. Deux ans plus tard, les révolutionnaires de la métropole acceptent de décréter l’émancipation des esclaves, mesure étendue à l’ensemble des colonies en février 17947. Mais ils n’ont pas réellement les moyens de faire respecter cette décision. En 1802, Napoléon rétablit l’esclavage. Mais il ne peut l’appliquer à Haïti, qui se déclare indépendant en 1804. Toutes les interventions militaires pour reconquérir la moitié de l’île échouent. Aussi, en 1825, Charles X reconnaît cette souveraineté8.

Le concept d’exploitation lui est quasiment étranger, car il ne ressort pas directement des données chiffrées. Piketty reste au stade des inégalités sociales.

Mais il y a une condition que le nouveau gouvernement haïtien se doit de respecter : l’indemnisation des propriétaires d’esclaves. Cela implique pour le nouvel État un endettement de 150 millions de francs-or, soit 300 % du revenu national du pays en 18259. Entre 1840 et 1915, celui-ci doit verser annuellement 5 % de ce revenu pour rembourser les créanciers français. La dette représentait en données actuelles 30 milliards d’euros10. Pour un pays qui affiche un PIB11 de 13,6 milliards d’euros en 2020 ! Cette créance ne sera soldée qu’en 1950. Mais, là, d’autres problèmes surgiront qui maintiendront Haïti dans une situation de dépendance.

  1. Brève bibliographie de Thomas Piketty
  2. * Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions (1901-1998), Éditions du Seuil, collection Points, 2001, 928 pages.
  3. * Le Capital au XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2013, 1 070 pages.
  4. * Capital et idéologie, Éditions du Seuil, 2019, 1 180 pages.
  5. * Une brève histoire de l’égalité, Éditions du Seuil, Paris, 2021, 368 pages.
  6. Son site Internet est : http://piketty.pse.ens.fr/fr/recent
  7. La base de données qu’il a créée (avec d’autres) et qu’il utilise pour ses livres sur les inégalités dans le monde s’intitule World Inequality Database : https://wid.world/. Il en existe une version française : https://wid.world/fr/accueil/.

Ce remboursement des propriétaires d’esclaves ne s’est pas limité à Haïti. Il s’est déroulé ailleurs, notamment pour la Grande-Bretagne, lorsque Londres a aboli ce système d’exploitation odieux12, ou aux États-Unis13.

« Pour résumer : les populations colonisées acquittaient de lourds impôts afin de financer des dépenses bénéficiant principalement à ceux qui étaient venus les dominer politiquement et militairement14. »

Les propos de Thomas Piketty sont clairement accusateurs, et à raison. Il estime à 5 % le revenu supplémentaire par an obtenu par la France grâce aux placements internationaux et près de 10 % pour la Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale15. Des montants sans doute sous-évalués. Pas étonnant que ces deux pays ont pu s’enrichir largement durant le XIXe siècle.

Entre 1840 et 1915, Haïti doit verser annuellement 5 % de son PIB pour rembourser les créanciers français.

Mais l’auteur est aussi un des rares économistes qui reconnaissent l’importance des luttes sociales dans les réalités économiques. Il écrit ainsi que « l’inégalité est avant tout une construction sociale, historique et politique16 ». Il ajoute qu’il y a une tendance lente, non linéaire vers l’égalité, en fonction des combats politiques, idéologiques et sociaux :

« Cette marche vers l’égalité est la conséquence des luttes et des révoltes face à l’injustice, qui ont permis de transformer les rapports de force et de renverser les institutions soutenues par les classes dominantes pour structurer l’inégalité sociale à leur profit, afin de les remplacer par de nouvelles institutions, de nouvelles règles sociales, économiques et politiques plus justes et émancipatrices pour le plus grand nombre17. »

Malheureusement, explique l’auteur, cette évolution n’en est souvent restée qu’à un niveau formel18. La situation actuelle est totalement insatisfaisante : « [La] démocratie représentative n’est que l’une des formes imparfaites de la participation politique ; les inégalités d’accès à l’éducation et à la santé demeurent abyssales19» Les médias sont détenus en majorité par quelques oligarques20. Et surtout : « L’organisation économique actuelle, fondée sur la circulation incontrôlée des capitaux, sans objectif social ni environnemental, s’apparente bien souvent à une forme de néocolonialisme au bénéfice des plus riches. Ce modèle de développement est politiquement et écologiquement insoutenable. Son dépassement par la transformation de l’État social-national en un État social-fédéral ouvert au Sud, et par une refonte profonde des règles et des traités qui régentent actuellement la mondialisation21. »

Une analyse et des solutions discutables

Il juge le système actuel, notamment en Occident, comme une « démocratie inégalitaire ». Selon lui, ce n’est pas seulement une démocratie qui supporte des inégalités sociales injustifiées. C’est une démocratie qui est restée censitaire, comme elle l’était au XIXe siècle22. Seules les formes du blocage à la participation populaire ont changé.

D’où sa proposition de taxer à 2 % les fortunes supérieures à dix millions d’euros dans le monde, ce qui pourrait rapporter un revenu de 1 000 milliards d’euros par an, dont la répartition par pays devrait être organisée en proportion de la population de chacun d’eux. Il ajoute aussi qu’une partie de l’impôt sur les profits des multinationales devrait revenir aux États les plus pauvres23.

Mais l’analyse de Thomas Piketty, qu’on peut trouver excellente dans ses prémisses, montre une lacune non comblée. Le spécialiste des statistiques et de l’inégalité arrive à un constat justifié, mais il semble un peu démuni lorsqu’il s’agit d’examiner les rapports du travail. Tant qu’il reste au niveau des chiffres, des données, il est brillant et déteint par rapport à bon nombre de ses confrères. Mais la tradition économique d’en rester à la surface et de ne pas approfondir les relations structurelles, qui se cachent derrière ces statistiques, reste prégnante et Piketty ne s’en est pas complètement détaché.

Ainsi, le concept d’exploitation lui est quasiment étranger, car il ne ressort pas directement des données chiffrées. Ce qui apparaît, ce sont les inégalités sociales et il en reste à ce stade. Sans voir que ce sont justement ces relations dans le processus de production, entre des propriétaires d’entreprises, d’une part, et des salariés, d’autre part, qui provoquent ces discriminations humainement inacceptables. Ce sont les détenteurs de titres, comme le montrent très bien les livres de Piketty, qui s’enrichissent. Ce sont les ouvriers et employés qui fournissent le travail de production, sans en tirer les profits, à quelques rares exceptions près.

De là réside le problème que posent les propositions de l’économiste français. Sa perspective centrale est d’étendre la tendance vers l’égalité qu’il a remarquée à travers l’histoire. Pour lui, « l’État social et l’impôt progressif constituent bel et bien une transformation systémique du capitalisme24 ». Il poursuit :

« Poussés jusqu’au bout de leurs logiques, ces institutions représentent une étape essentielle vers une nouvelle forme de socialisme démocratique, décentralisé et autogestionnaire, écologique et métissé, permettant de structurer un autre monde, autrement plus émancipateur et égalitaire que le monde actuel25»

Mais ceci relève de la profession de foi. Il est évident qu’un univers où les riches paient de lourds impôts en regard de leur fortune, où les mécanismes de sécurité sociale sont approfondis, la lutte contre les discriminations scolaires poursuivie avec acharnement, l’égalité démocratique recherchée, les dérives environnementales éliminées, serait infiniment plus acceptable que la situation actuelle où les inégalités s’accentuent et où la guerre et le conflit se trouvent régulièrement à nos portes. Mais ceci est-il possible sans changer les structures du capitalisme ?

Thomas Piketty partage, sur ce point, les vues qui circulent dans les partis socialistes ou sociaux-démocrates, en rejetant les expériences dites « communistes ». Il relève :

« Historiquement, le mouvement socialiste et communiste s’est construit autour d’une plateforme sensiblement différente, à savoir la propriété étatique des moyens de production et la planification centralisée, qui a échoué et qui n’a jamais été véritablement remplacée par une plateforme alternative. Par comparaison, l’État social et surtout l’impôt progressif sont souvent apparus comme des formes molles de socialisme, incapables de remettre en cause la logique profonde du capitalisme26. »

Le problème est qu’il n’apporte pas vraiment dans ces écrits les éléments qui montreraient que la « plateforme communiste » a échoué, comme il l’affirme. Sur ce plan, il partage les analyses de ceux qui se sont ingéniés à diaboliser les États dits socialistes comme l’URSS, la Chine ou Cuba : « n’en parlons plus, cela n’en vaut pas la peine ». Au contraire, un examen scientifique plus sérieux serait de voir ce qui a fonctionné et ce qui a coincé.

Traiter ces expériences d’échecs n’a tout simplement pas de sens sur le plan économique, quand on sait que l’URSS était un pays arriéré et techniquement attardée en 1913 et est devenue en cinquante ans la seconde puissance industrielle du monde, que la Chine a depuis 1949 une des croissances les plus fortes dans le monde, malgré toutes les péripéties qu’elle a connues, que Cuba assure à sa population un enseignement et des soins de santé gratuits, malgré le blocus américain. Haïti, par exemple, aurait sûrement bien aimé connaître des échecs pareils.

Ceci dit, les contradictions que Piketty déduit des conflits entre mouvement socialiste et communiste, entre « réforme » et « révolution », entre « socialisme dit démocratique » et « socialisme nécessairement autoritaire » ne sont pas aussi catégoriques que présentées. Dans la situation présente de l’Europe et des États-Unis, un programme aussi radical que celui avancé par l’économiste français, qui détonne clairement par rapport à ce qu’avancent les partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes européens, peut tout à fait faire l’objet de batailles justifiées de la part des travailleurs et des simples citoyens.

Le concept d’exploitation est quasiment étranger à Piketty car il ne ressort pas directement des données chiffrées.

Il termine d’ailleurs son livre par ces phrases auxquelles on peut tout à fait adhérer : « Les questions économiques sont trop importantes pour être abandonnées à d’autres. La réappropriation citoyenne de ce savoir est une étape essentielle dans le combat pour l’égalité27. »

Certaines revendications fondamentales sur l’imposition des patrimoines, la démocratisation de l’enseignement, celle de la vie politique, le développement de la sécurité sociale et des services publics, le réchauffement climatique, peuvent rassembler tout le monde. La divergence ne porte pas sur ce plan, mais sur le caractère qu’on donne à ces luttes justifiées : apportent-elles en elles-mêmes la possibilité de s’émanciper du capitalisme ou montrent-elles qu’il faut aller un pas plus loin et déstructurer ce système pour le remplacer par un autre ?

Footnotes

  1. Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Éditions du Seuil, Paris, 2021, 368 pages.
  2. Id., p. 218.
  3. Id., p. 138.
  4. Id., pp. 119-120.
  5. L’île est partagée entre la France et l’Espagne. La partie française formera Haïti et l’autre la République dominicaine.
  6. Id., p. 105.
  7. Id., p. 107.
  8. Id., p. 109.
  9. Id., p. 110.
  10. Id., p. 111.
  11. Le Produit intérieur brut (PIB) est la richesse marchande et monétaire créée en un an dans un pays.
  12. Id., p. 115.
  13. Id., p. 120.
  14. Id., p. 135.
  15. Id., p. 208.
  16. Id., p. 20.
  17. Id., pp. 20-21.
  18. Id., p. 253.
  19. Id., p. 14.
  20. Ibid.
  21. Ibid.
  22. Rappelons qu’à cette époque, le suffrage universel était rare. Seuls les plus riches qui payaient l’impôt pouvaient voter. Par la suite, tout le monde (c’est-à-dire les hommes) a pu glisser son bulletin dans une urne. Mais les fortunés disposaient de plusieurs voix en fonction de leur patrimoine et de leurs revenus. C’est ce qu’on a appelé le système censitaire.
  23. Id., p. 310.
  24. Id., p. 225.
  25. Ibid.
  26. Ibid.
  27. Id., pp. 350-351.