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Les racines radicales de l’intersectionnalité

Sara Salem

—12 juillet 2018

Si l’intersectionnalité est devenu aujourd’hui un concept à la mode il fut d’abord forgé par des militantes noires comme réponse au féminisme dominant aveugle à leur situation spécifique.

Les débats autour de la politique identitaire semblent se poursuivre sans relâche. D’une part, il y a eu une tendance historique de la gauche en Europe à ignorer la race et à conceptualiser la classe comme unidimensionnelle et comme support exclusif de l’exploitation. D’autre part, certains cercles universitaires et activistes ont de plus en plus tendance à minimiser les effets du capitalisme mondial et à détacher des catégories telles que la race, le sexe et la sexualité des rouages de l’économie politique mondiale.

Toutefois, ces deux tendances tendent à représenter des pôles extrêmes sur ce qui devrait plutôt être considéré comme un éventail de concepts. De plus, ces tendances représentent toutes les deux des articulations plus contemporaines du débat ; si nous regardons en arrière, il y a eu de nombreuses tentatives de produire une perspective qui considère le capitalisme, la race, le genre et l’impérialisme comme un tout. Dans cet article, je considère l’intersectionnalité comme un objectif à travers lequel aborder le débat plus large de la politique identitaire. J’ai mis en avant les racines radicales de l’intersectionnalité comme une façon de repenser l’impasse supposée aujourd’hui entre la race et la classe, et donc comme un moyen de résoudre certaines tensions autour de la politique identitaire. Je soutiens en outre que les penseurs du Sud tout particulièrement ont affronté ce genre de tensions et devraient donc être considérés comme une source importante de théorie et de pratique.

Le contexte dans lequel l’intersectionnalité est apparue est extrêmement important pour essayer de comprendre la théorie elle-même. Peu après la propagation du féminisme de la première vague en Amérique et en Europe, des critiques ont commencé à surgir de la part de femmes qui se sentaient exclues par le discours des féministes de la première vague. Surtout, la revendication de représenter les femmes de façon universelle a été remise en question par des femmes qui estimaient que leurs expériences étaient très différentes de celles des femmes blanches de la classe moyenne occidentale, dont le mouvement féministe de la première vague était en grande partie constitué. L’intersectionnalité est apparue comme une réponse directe à la nature exclusive d’une grande partie du féminisme dominant. Ainsi, sa principale réalisation a été d’inclure davantage d’expériences, de réalités et d’identités diverses, ainsi que de prendre conscience de la manière dont le pouvoir fonctionne afin d’exclure/inclure. L’intersectionnalité a fonctionné comme une méthodologie plus complexe où différentes sources d’oppression ont été examinées simultanément et comprises comme s’influençant les unes les autres de manière très complexe.

Kimberlé Crenshaw, qui a inventé le terme, utilise souvent l’image d’un carrefour pour expliquer l’intersectionnalité :

L’intersectionnalité est ce qui se produit lorsqu’une femme d’un groupe minoritaire tente de traverser l’intersection principale de la ville… la route principale est celle de la « route du racisme ». L’une des rues de ce croisement peut être la rue du Colonialisme suivie de la rue du Patriarcat. Elle doit faire face non seulement à une forme d’oppression, mais à toutes les formes qui s’unissent pour former une couche d’oppression à deux, trois, voire beaucoup plus de niveaux1.

L’intersectionnalité permet donc une analyse complexe des expériences vécues par les gens qui tient compte non seulement des diverses marginalisations, mais aussi de la façon dont ces marginalisations et positionnements se recoupent afin de créer des situations uniques. Il s’agit d’un processus qui complique la recherche en s’attaquant à la façon dont les positions multiples se recoupent les unes avec les autres. Ce qui est important, c’est que ce processus représente des notions théoriques fluides et en expansion constante. Plus les chercheurs s’en occupent, plus les intersections se multiplient. L’exemple des masculinités illustre la façon dont l’intersectionnalité a dépassé la configuration classique race/genre/classe et a adopté de nombreuses autres positions qui sont souvent négligées comme la masculinité, le handicap, l’âge, la sexualité, la transnationalité et ainsi de suite.

Les détracteurs de l’intersectionnalité comme Myra Marx Ferree ont noté que « l’idée de l’intersectionnalité en tant que résistance à l’effacement général des inégalités est devenue l’idée de “diversité” comprise comme une approche positive, bien que néolibérale, de l’inclusion sociale2 ». Il est important de noter ce changement au sein de l’intersectionnalité, étant donné l’incorporation rapide de l’intersectionnalité dans le travail académique et le militantisme. Comme le note Ferree, l’intersectionnalité est passée d’une théorie radicale qui reposait sur une forte critique de l’inégalité, à une théorie qui met l’accent sur la diversité et l’inclusion des groupes marginalisés dans les institutions néolibérales. C’est cette transformation de l’intersectionnalité qui m’intéresse ; comment comprendre les racines radicales de l’intersectionnalité tout en reconnaissant son évolution vers une approche qui, en étant largement adoptée, a perdu son côté critique ?

La principale raison pour laquelle je crois qu’un tel exercice est important, c’est qu’il recentre la théorie et la pratique des féministes noires. L’intersectionnalité a été inventée par Kimberlé Crenshaw, une juriste noire qui a soutenu que le droit ne pouvait pas conceptualiser plus d’un pôle d’identité à la fois3. Ainsi, les femmes noires étaient lues soit comme des Noires, soit comme des femmes ; mais il était pratiquement impossible de tenir compte de l’intersectionnalité de la féminité noire. L’article de Crenshaw (Mapping the Margins) a rapidement pris de l’ampleur. Bien qu’il soit crucial d’inclure ce moment dans la généalogie du concept, il est tout aussi important de noter que les féministes noires parlent de structures interconnectées depuis des décennies. La fameuse maxime race-classe-sexe, par exemple, qui était très répandue parmi les mouvements de libération du tiers monde et le travail féministe noir, fait allusion à cette tendance à comprendre les structures et les identités comme étant liées, plutôt que de penser que l’une d’entre elles est plus importante.

On peut donc soutenir que l’idée que des identités différentes se recoupent est une notion qui fait partie intégrante du féminisme noir depuis très longtemps, voire depuis le début. Le célèbre discours de Sojourner Truth, par exemple, est intéressant à citer. Le célèbre discours de Truth a été prononcé à l’origine lors de la Convention des femmes à Akron dans l’Ohio, le 29 mai 1851. Le discours de Truth s’adressait à la fois aux hommes blancs et aux femmes blanches, ce qui représente un exemple de double critique. D’une part, avec des questions sur ce qui différencie précisément les femmes des hommes et « justifie » leur statut inférieur, elle se demande :

Et ce petit homme en noir dit que les femmes n’ont pas autant de droits que les hommes parce que le Christ n’était pas une femme ! D’où vient votre Christ ? D’où vient votre Christ ? De Dieu et d’une femme ! Les hommes n’ont rien à voir avec Lui.

L’intersectionnalité a fonctionné comme une méthodologie plus complexe où différentes sources d’oppression ont été examinées simultanément.

D’autre part, elle s’adresse aux femmes blanches, à qui elle pose plus directement la question : « Ne suis-je pas une femme ? » C’est cette question qui fait remonter à la surface les exclusions du mouvement féministe américain, exclusions qui ont continué à le hanter jusqu’à aujourd’hui. En demandant ce qui fait d’une femme une femme, Truth indique que la race est une caractéristique qui sert à séparer les femmes, à rendre certaines femmes plus dignes que d’autres. Ce discours est un événement historique important en raison de la manière dont il renvoie à un mythe fondateur du féminisme libéral : celui de son universalisme supposé. Les féministes postcoloniales, noires et du tiers monde ont tous déconstruit ce mythe, provincialisant ainsi le féminisme libéral et le ramenant à ses racines blanches et euroaméricaines de classe moyenne4 5 .

Un autre exemple est le Combahee River Collective, qui a toujours compris le genre comme faisant partie d’autres structures telles que la race, la classe sociale et la sexualité.

Nous sommes conscients que la libération de tous les peuples opprimés nécessite la destruction des systèmes politico-économiques du capitalisme et de l’impérialisme ainsi que du patriarcat. Nous sommes socialistes parce que nous croyons que le travail doit être organisé pour le bénéfice collectif de ceux qui font le travail et créent les produits, et non pour le profit des patrons. Les ressources matérielles doivent être réparties également entre ceux qui créent ces ressources. Nous ne sommes pas convaincus, cependant, qu’une révolution socialiste qui n’est pas aussi une révolution féministe et antiraciste garantira notre libération. Nous sommes arrivés à la nécessité de développer une compréhension des relations de classe qui prend en compte la position de classe spécifique des femmes noires qui sont généralement marginales au sein de la main-d’œuvre, alors qu’en ce moment, certaines d’entre nous sont temporairement considérées comme des pions doublement désirables au niveau des cols blancs et professionnels. Nous devons articuler la situation de classe réelle des personnes qui ne sont pas seulement des travailleurs sans race et sans sexe, mais pour qui l’oppression raciale et sexuelle sont des déterminants importants dans leur vie professionnelle et économique. Bien que nous soyons en accord essentiel avec la théorie de Marx telle qu’elle s’applique aux relations économiques très spécifiques qu’il a analysées, nous savons que son analyse doit être approfondie pour que nous puissions comprendre notre situation économique spécifique en tant que femmes noires6.

Ces deux exemples illustrent une riche histoire du féminisme noir et du féminisme indigène/de couleur qui aborde le genre comme co-constitué à travers d’autres structures et catégories. Ils s’opposaient clairement à un féminisme occidental blanc qui considérait le genre comme une priorité, le sexisme comme universel et la sororité mondiale comme une réalité. Il est important de noter que les féministes marxistes en Occident ont très souvent reproduit cette approche eurocentrique. En effet, certaines réponses féministes marxistes à l’intersectionnalité le trahissent7. Par opposition aux femmes comme Angela Davis, Claudia Jones et à celles qui employaient des concepts marxistes en relation avec la race et le sexe, les féministes marxistes auto-identifiées avaient tendance à considérer la classe comme la catégorie d’analyse la plus importante, ou à considérer la classe et le sexe comme un élément central, ignorant ainsi la race. Ces angles morts sont précisément ce qui a jeté les bases de l’émergence de l’intersectionnalité.

Les racines radicales de l’intersectionnalité

Les revendications sur les débuts du mouvement sont des revendications sur le pouvoir, comme l’a fait remarquer Michel Foucault8. Récemment, il y a eu des tentatives claires de dépeindre l’intersectionnalité comme ayant émergé du domaine des études féministes et de genre9. Cela a conduit à une situation dans laquelle l’intersectionnalité a été « blanchie » et revendiquée pour la recherche. Dans ce cas, le terme « blanchi » désigne le processus d’effacement des débuts de l’intersectionnalité au sein du féminisme noir ainsi que l’intersectionnalité en tant que concept reconnu officiellement et l’effacement de ses articulations à l’extérieur de la recherche. On peut citer par exemple Nina Lykke, entre autres, pour qui les féministes européennes s’engageaient déjà dans la recherche intersectionnelle dans les années 197010. Une conférence particulièrement célèbre sur l’intersectionnalité tenue à Francfort en 2009 a été considérée comme un espace dans lequel la récupération du concept par les féministes occidentales est apparue très clairement affirmant que l’intersectionnalité était déjà présente dans leur travail avant qu’elle n’apparaisse dans le féminisme noir11.

Les femmes noires étaient lues soit comme des Noires, soit comme des femmes ; mais il était pratiquement impossible de tenir compte de l’intersectionnalité de la féminité noire.

Une partie du processus d’intersectionnalité admis par un large éventail de femmes a été étendu pour inclure des positions ontologiques qui se contredisent parfois les unes les autres. Qu’est-ce que cela signifie lorsqu’une féministe occidentale et une féministe postcoloniale peuvent utiliser l’intersectionnalité, malgré leurs conceptions radicalement différentes du fonctionnement du monde ? Cela a eu pour effet de représenter le féminisme comme un domaine diversifié dans lequel il n’y a pas de conflit. C’est ainsi que la longue histoire de l’effacement des conflits au sein du féminisme se répète ; le mythe de la sororité mondiale est ressuscité. Ce mouvement d’universalisation de l’intersectionnalité fait précisément partie de ce qui l’a privé de son potentiel radical.

Ceci est lié à une tendance plus large qui vise à mettre l’accent sur la diversité plutôt que sur les relations de pouvoir dans les récents travaux universitaires. Une fonction du néolibéralisme, parlant d’inégalité en utilisant le langage de la diversité, sert à neutraliser les relations politiques et structurelles qui produisent ces inégalités. Au lieu de cela, la diversité est présentée comme une solution facile. De même, parce que l’intersectionnalité est maintenant utilisée par « tout le monde », le champ du féminisme finit par apparaître diversifié et sans conflit.

C’est complètement différent de la façon d’aborder le genre par les féministes noires, ou d’autres féministes de couleur, qui considéraient souvent les divisions et les conflits comme un élément central du féminisme. Pour elles, le féminisme n’était pas du tout diversifié de façon significative ; en fait, c’est précisément le manque de diversité qui a stimulé bon nombre de leurs critiques. Les divisions entre féministes n’étaient pas considérées comme anodines. Par exemple, le fait de croire que le racisme n’était pas au cœur de l’expérience des femmes servait à déshumaniser les femmes de couleur : il ne s’agissait pas simplement d’une différence d’opinions, mais d’une supposition ontologique nuisible. Ainsi, les féministes qui soutenaient de telles hypothèses n’étaient-elles pas simplement considérées comme ayant une opinion différente.

La mise à l’écart de la race fait partie de ce processus. Kimberle Crenshaw écrit à propos de la trajectoire de l’intersectionnalité : « On a le sentiment que les efforts pour reconditionner l’intersectionnalité en vue d’une consommation universelle exigent une nouvelle marginalisation des femmes noires12 ». Cela se produit à travers l’affirmation de certains chercheurs féministes que l’intersectionnalité était « déjà présente », effaçant ainsi ses racines dans le féminisme noir. L’ironie, c’est que l’intersectionnalité a émergé précisément à cause de l’eurocentrisme du féminisme occidental et de son incapacité à prendre en compte la race et l’impérialisme. L’argument selon lequel ces mêmes féministes « faisaient déjà de l’intersectionnalité » tombe donc à plat. Sirma Bilge, Maria Carbin et Sara Edenheim ont attiré l’attention sur ce point, et en articulant une histoire différente de l’intersectionnalité, elles ont réussi à recentrer les questions de race et de classe, en les plaçant une fois de plus au centre de l’analyse intersectionnelle. Gail Lewis13 a également fait valoir cet argument en référence à la conférence de Francfort de 2009.

Les revendications sur les débuts du mouvement sont des revendications sur le pouvoir, comme l’a fait remarquer Michel Foucault.

L’intersectionnalité est apparue à un moment où le militantisme politique radical se propageait dans le domaine de la recherche. Toute compréhension de la façon dont l’intersectionnalité fonctionne aujourd’hui doit tenir compte de la façon dont le néolibéralisme a affecté à la fois le milieu universitaire et le militantisme. Par exemple, Sirma Bilge écrit :

Les hypothèses néolibérales créent les conditions permettant aux conceptions fondatrices de l’intersectionnalité de se diluer, de se discipliner et de se désarticuler. […] Une intersectionnalité dépolitisée est particulièrement utile à un néolibéralisme qui détourne toutes les valeurs pour en faire des valeurs marchandes : les politiques radicales basées sur l’identité sont souvent transformées en outils de diversité communautarisées par des groupes dominants pour atteindre divers objectifs idéologiques et institutionnels ; une série de luttes minoritaires sont incorporées dans une gouvernance de la diversité axée sur le marché et sanctionnée par l’État ; la « diversité » devient une caractéristique de la gestion néolibérale, fournissant des « préceptes de bonne gouvernance et des opérations commerciales efficaces » ; la connaissance de la « diversité » peut être présentée comme une expertise commercialisable dans la compréhension et le déploiement simultané de multiples formes de différence : un signifiant recherché de jugement et de professionnalisme.

Bilge suggère que ce sont précisément les conditions néolibérales qui ont si facilement permis la déradicalisation de l’intersectionnalité. Des chercheurs comme Delia Aguilar ont souligné que la production de connaissances universitaires en général s’est éloignée de ses tendances radicales dans les années 1960-1980 pour adopter une approche plus néolibérale de l’inégalité. Elle a ici recours à une analyse marxiste selon laquelle une grande partie de ce travail tend à se concentrer fortement sur l’identité, sans aucune base matérielle. C’est un aspect fascinant, car il fait allusion à certaines tensions concernant la politique identitaire d’aujourd’hui. Une critique importante à l’égard de la politique identitaire est précisément qu’elle comprend l’identité de manière simpliste et ne la place pas dans des relations capitalistes plus larges. Cependant, comme le fait remarquer Aguilar, il s’agit d’un développement récent, qui s’écarte de la façon dont l’identité a été conceptualisée il y a trente ans à peine.

L’impasse de la politique identitaire

Eve Mitchell a fait valoir que le problème de l’intersectionnalité est qu’elle est incomplète et qu’il s’agit donc davantage d’une idéologie bourgeoise qui nous empêche de comprendre l’identité comme une forme d’aliénation14. Elle note que l’accent mis sur l’identité ou les intersections d’identité signifie que nous nous concentrons sur des détails et ignorons l’universalité du mode de production capitaliste. C’est un argument couramment avancé contre la politique identitaire par les marxistes et la gauche au sens large : que la compréhension de l’identité seule est trop superficielle, et qu’une analyse plus profonde qui considère le capitalisme comme un système est nécessaire. Alors que cette version de l’argument est compréhensible, une version plus extrême postule que le capitalisme devrait être considéré comme la seule et donc la première source d’exploitation ; d’autres formes d’oppression telles que celles qui sont fondées sur le sexe ou la race ne sont pas de l’exploitation en soi, mais plutôt des effets secondaires de l’exploitation capitaliste.

La Black Radical Tradition a peut-être formulé la critique la plus connue à l’encontre de ce point de vue. Le concept de capitalisme racial de Cedric Robinson s’oppose à l’idée que le capitalisme a été une négation révolutionnaire du féodalisme. Comme l’écrit Robin G. Kelley, « le capitalisme et le racisme, en d’autres termes, n’ont pas rompu avec l’ancien ordre, mais ont plutôt évolué pour produire un système mondial moderne de “capitalisme racial” dont les bases reposent historiquement sur l’esclavage, la violence, l’impérialisme et le génocide. Le capitalisme n’était pas “racial” à cause d’une conspiration pour diviser les travailleurs ou justifier l’esclavage et la dépossession, mais parce que le racisme avait déjà imprégné la société féodale occidentale15. » La thèse d’Eric Williams selon laquelle la traite transatlantique des esclaves devrait être centrée sur l’histoire du capitalisme en est un exemple16. De même, des chercheurs travaillant dans les pays du Sud ont soutenu que l’impérialisme devrait être compris comme un élément central de l’expansion capitaliste, notamment en retraçant les liens entre l’industrialisation en Europe et en Angleterre et l’impérialisme dans les colonies17.

Une fonction du néolibéralisme, parlant d’inégalité en utilisant le langage de la diversité, sert à neutraliser les relations politiques et structurelles qui produisent ces inégalités.

Malgré ces critiques qui mettent en avant des arguments théoriques et empiriques convaincants, une grande partie du canon marxiste continue d’être douloureusement eurocentrique, même si Marx lui-même est sans doute devenu moins eurocentrique vers la fin de sa vie18. Cet eurocentrisme (manifesté principalement par l’hypothèse que la race est une contradiction secondaire) devrait être en partie responsable de la réticence des spécialistes et des militants à s’engager avec le marxisme et les marxistes. Je souhaite maintenant revenir à l’intersectionnalité, car je crois que c’est un moyen de combiner les concepts marxistes en insistant fortement sur l’identité et toutes les formes d’exploitation, pas seulement la classe.

Cependant, comme je conclurai plus loin, la combinaison du marxisme et de l’intersectionnalité est une façon de capturer l’esprit critique de l’intersectionnalité tel qu’articulé par les féministes noires. Comme nous l’avons déjà mentionné, de nombreuses féministes noires comprenaient clairement que la race, le sexe et la classe sociale étaient co-constitutifs et elles avaient une solide analyse du capitalisme en tant que structure mondiale et racialisée. Brenna Bhandar écrit : « En tant qu’additif à la théorie marxiste, l’intersectionnalité ouvre la voie à un niveau de compréhension du caractère de l’oppression beaucoup plus élevé que celui développé par les marxistes classiques », Selma James a parlé des façons dont nous pouvons comprendre diverses formes d’oppression tout en gardant le système capitaliste comme contexte sous-jacent en comprenant la « culture » d’une manière particulière :

Délimiter la culture, c’est la réduire à une décoration de la vie quotidienne. La culture, c’est du théâtre et de la poésie sur l’exploité ; c’est cesser de porter des minijupes pour porter des pantalons. La culture est aussi le cri strident du réveil qui sonne à 6 heures du matin lorsqu’une femme noire de Londres réveille ses enfants pour les préparer avant l’arrivée de la nourrice. La culture, c’est le froid qu’elle ressent à l’arrêt de bus, puis la chaleur dans le bus bondé19.

En effet, aux États-Unis, du début des années 1920 et jusqu’à la fin des années 1980, un vaste ensemble de recherches a été produit par des féministes noires qui se sont explicitement alignées sur le marxisme20. Ce qui est crucial à noter, c’est la façon dont les féministes noires ont d’abord conceptualisé les catégories sociales et la façon dont ces catégories étaient fondées sur la matérialité et une compréhension complexe de la classe, de la race, et ainsi de suite. C’est précisément ce qui a fait de l’intersectionnalité une intervention critique qui a résisté au pouvoir. Cette histoire de féministes de couleur utilisant des concepts marxistes n’est pas seulement importante à noter, c’est une façon importante de penser au-delà de l’impasse de la politique identitaire et de la gauche. Elle nous fournit une riche histoire d’identité comprise matériellement ; c’est précisément ce qui fait défaut aujourd’hui dans de nombreux groupes de réflexion. En incorporant l’identité dans la compréhension des relations capitalistes mondiales, les féministes de couleur d’hier et d’aujourd’hui ont montré qu’il n’y a pas de contradiction naturelle entre la politique identitaire et l’anticapitalisme.

Le retour à une version radiale de l’intersectionnalité (une version qui inclut des concepts marxistes) est donc une façon de lutter contre la déradicalisation néolibérale qui a eu lieu. Il faudrait cependant prendre en compte le capitalisme en tant que système global ; un système qui affecte les gens à travers le monde de manière inégale et contradictoire. C’est là que le travail des marxistes dans le Sud devient inestimable afin d’aborder la dimension géopolitique transnationale. Je pense en particulier aux variations postcoloniales du féminisme marxiste qui attirent l’attention sur la façon dont la classe, le sexe, la race et les autres relations sociales sont inséparables et sont intimement liées aux relations de pouvoir mondiales. Cela permettrait d’ancrer les expériences identitaires dans le système capitaliste transnational, notamment en mettant l’accent sur les effets du néolibéralisme. Cela reconnecterait également l’identité à la matérialité, résolvant ainsi la tension majeure entre la politique identitaire et la gauche.

Rappelez-vous comment le collectif de Combahee River a discuté de la politique identitaire :

Cette focalisation sur notre propre oppression s’incarne dans le concept de politique identitaire. Nous croyons que les politiques les plus profondes et potentiellement les plus radicales proviennent directement de notre propre identité, par opposition à la lutte pour mettre fin à l’oppression de quelqu’un d’autre. Dans le cas des femmes noires, il s’agit d’un concept particulièrement répugnant, dangereux, menaçant et donc révolutionnaire, car il est évident, si l’on considère tous les mouvements politiques qui nous ont précédés, que tout le monde est plus digne de libération que nous-mêmes. Nous refusons d’être mises sur un piédestal, d’être considérées comme des êtres à part, tout en restant en arrière. Être reconnu comme être humain, à un niveau humain, est suffisant21.

Pour moi, cela ressemble à l’appel de Frantz Fanon à l’humanisme, non pas une notion libérale et eurocentrique de l’humanisme, mais une notion anticoloniale radicale. Ce serait un correctif au travail marxiste qui considère toujours l’identité avec scepticisme, refusant de comprendre que la race, le sexe, la sexualité et ainsi de suite sont co-constitutifs avec la classe. Tant que la gauche ne le reconnaîtra pas, elle continuera d’échouer dans ses tentatives de construire des mouvements à grande échelle. De même, la fascination pour la politique identitaire, dépourvue de toute analyse matérielle, ne parviendra pas à produire une politique anticapitaliste à un moment historique où le capitalisme devient de plus en plus intenable et destructeur. Il n’y a peut-être pas de meilleur groupe auquel s’adresser que les féministes noires, qui ont toujours fait les deux : elles ont pris l’identité au sérieux, mais l’ont ancrée dans le capitalisme, prouvant que la soi-disant impasse entre la politique identitaire et la gauche n’est pas aussi naturelle qu’il y paraît.

Bibliographie

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Bhandar Brenna, « Race, Gender, and Class », International Socialist Network, 2013. Voir http://internationalsocialistnetwork.org/index.php/ideas-and-arguments/analysis/151-brenna-bhandar-race-gender-and-class. (Consulté le 5 janvier 2015).

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Vogel Lise, « Beyond Intersectionality », Science and Society, vol. 82, n° 2, 2018.

Footnotes

  1. Yuval-Davis Nira, « Intersectionality and feminist politics », European Journal of Women’s Studies, vol. 13, no 3, 2006, p. 193-209.
  2. Ferree M., « The Discursive Politics of Feminist Intersectionality », dans H. Lutz, M.T. Herrera Vivar et L. Supik (rédacteur en chef), Framing Intersectionality : Debates on a Multi-Faceted Concept in Gender Studies. Farnham, etc., Ashgate, 2011, p. 55-65.
  3. Crenshaw Kimberlé, « Mapping the margins : Intersectionality, identity politics, and violence against women of color », Stanford Law Review, 1991, p. 241-1299.
  4. Hooks Bell, Feminist theory : From margin to center, Pluto Press, 2000.
  5. Davis, Angela Y, Women, race, & class, Vintage, 2011.
  6. Combahee River Collective, The Combahee River Collective Statement, avril 1977. Voir https://americanstudies.yale.edu/sites/default/files/files/Keyword%20Coalition_Readings.pdf.
  7. Pour une discussion détaillée, voir http://internationalsocialistnetwork.org/index.php/ideas-and-arguments/analysis/151-brenna-bhandar-race-gender-and-class.
  8. Foucault Michel, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966.
  9. Bilge Sirma, « Intersectionality Undone », Du Bois Review : Social Science Research on Race 10, no 2, 2013, p. 405-424 ; Carbin Maria et Sara Edenheim, « The intersectional turn in feminist theory : A dream of a common language ? », European Journal of Women’s Studies, vol. 20, no 3, 2013.
  10. Lykke Nina, « Intersectionality revisited : Problems and potentials », Kvinnovetenskaplig tidskrift, vol. 2, no 3, 2005, p. 7-17.
  11. Voir Lewis 2009.
  12. Crenshaw Kimberlé Williams, « First Decade : Critical Reflections, or A Foot in the Closing Door », The UCLA L. Rev., vol. 49, 2001, p. 1343.
  13. Lewis Gail, « Celebrating intersectionality ? Debates on a Multi-Faceted Concept in Gender Studies : Themes from a conference », European Journal of Women’s Studies, vol. 16, no 3, 2009, p. 203-210.
  14. Mitchell Eve, « I am a woman and a human : a Marxist feminist critique of intersectionality theory », Libcom.org, 2013. Voir http://libcom.org/library/i-am-woman-human-marxist-feminist-critique-intersectionality-theory-eve-mitchell. (Consulté le 5 janvier 2015).
  15. Robin D.G. Kelley, « What Did Cedric Robinson Mean by Racial Capitalism ? », Boston Review, 12 janvier 2017. Voir http://bostonreview.net/race/robin-d-g-kelley-what-did-cedric-robinson-mean-racial-capitalism.
  16. Williams Eric, Capitalism and slavery, University of North Carolina Press Books, 2014.
  17. Voir en particulier l’École d’études subalternes d’Inde ainsi que le travail de Samir Amin.
  18. Pour en savoir plus, voir Lazarus 2011, Hobson 2012.
  19. James Selma et Barbara Beese, Sex, race and class, Falling Wall Press, 1975.
  20. L’exemple le plus célèbre est certainement Angela Davis. Un autre exemple notable est le Black Panther Party, un parti qui s’identifiait au communisme, qui comprenait également de nombreuses femmes qui travaillaient sur les questions de genre, de communisme et de race.
  21. Combahee River Collective, The Combahee River Collective Statement, avril 1977. Voir https://americanstudies.yale.edu/sites/default/files/files/Keyword%20Coalition_Readings.pdf.