Article

La révolution de la nouvelle droite

Ico Maly

—12 juillet 2018

L’image de Mai 68 en tant que révolte émancipatrice est restée dans les mémoires. Mais ce mois de mai particulièrement houleux à joué également un rôle clé dans la genèse de la nouvelle droite.

Dans notre conscience collective, Mai 68 est synonyme de révoltes étudiantes, de manifestations contre la guerre du Vietnam, du pouvoir aux étudiants et de leur lutte pour une université démocratique. L’héritage de Mai 68 est toutefois plus complexe qu’on pourrait le croire. À partir du cadre d’analyse de l’historien français Fernand Braudel, cette complexité devient très vite manifeste. L’historiographie consiste, d’après Braudel, en la description et en la compréhension de l’interaction entre diverses échelles de temps : il y a le temps événementiel (les événements que les gens vivent consciemment), le temps conjoncturel (le temps plus lent, cyclique) et la longue durée (le temps structurel, ou extrêmement lent). Chacune de ces échelles de temps permet d’éclairer l’impact de Mai 68 selon un angle très différent.

Du point de vue du temps événementiel, Mai 68 est une explosion transnationale, mais de courte durée, de la résistance contre les pouvoirs en place, un objet de battage médiatique et un produit international. Entre autres en raison du succès croissant de la télévision, les protestations se répandirent alors comme une traînée de poudre et, de part et d’autre, on échangea des informations sur les modes d’action, sur les slogans et sur tout ce qui est pratique.

Cela inspira les jeunes des quatre coins du monde occidental qui percevaient alors les structures sociales comme oppresives. Les jeunes militants se détournèrent du système, sapèrent le consensus libéral autour du système mondial dominé par les États-Unis et rejetèrent le simulacre de démocratie de l’après-guerre. Pas de guerre, pas de discrimination, pas d’exploitation par le Capital et par les élites. L’égalité universelle. La liberté, aussi : liberté vis-à-vis des contraintes comme vis-à-vis d’un État répressif. Telles étaient les grandes motivations qui propulsaient la résistance. Malgré l’existence d’une niche intellectuelle aux opinions similaires, avec des personnages de premier plan comme Herbert Marcuse, Jean-Paul Sartre, Guy Debord et bien d’autres, ce fut l’action qui prima avant tout. « Apprendre par l’action » fut un slogan que l’on entendit beaucoup.

Mai 68 en tant que révolution culturelle

Cette explosion soudaine s’inscrit dans un temps conjoncturel bien plus lent, défini par les profonds changements socioculturels, politiques et économiques de l’après-guerre. Dans le sillage du combat contre le fascisme et le nazisme, les idées radicales des Lumières reprirent pied pour la première fois depuis la Révolution française. De nouveau, les droits de l’homme furent considérés comme universels. La démocratie ne fut plus simplement perçue comme un système mettant en place des élections, mais comme une vaste idéologie, s’appuyant sur la liberté et sur l’égalité, et comme un mot ordre : la démocratisation de la société. De même, en parallèle avec le combat contre le fascisme et la montée des mouvements des droits civiques, la lutte antiraciste eut le vent en poupe.

Toutefois, le décalage entre toutes sortes de valeurs prêchées et la réalité resta souvent très grand. Malgré les belles paroles, le consensus libéral de l’après-guerre était une affaire d’élite. Les États-Unis étaient toujours une société profondément divisée, marquée par la ségrégation et, bien que le régime de Vichy eût été vaincu, la France restait une société autoritaire, répressive et très inégale.

En même temps, le compromis fordien de l’après-guerre entre Capital et Travail assurait cependant une réelle amélioration des conditions de vie des travailleurs et de la classe moyenne car il s’appuyait sur la croissance économique et donc sur la consommation. La culture liée à la consommation entraîna l’apparition de contre-cultures : le jazz, les beatniks, les premiers hipsters, le rock ‘n roll et, plus tard, les hippies. Marginaux par choix, ils étaient chacun à sa façon le signe que les temps changeaient.

Mai 68 se greffa donc sur une contre-culture existante. La jeune génération rejetait la société de consommation, la rationalité sans âme des planificateurs de l’après-guerre, le semblant de démocratie de l’État-providence autoritaire, flanqué de sa police répressive. Elle mettait à l’agenda politique l’autonomie, la liberté, l’égalité, l’humanité et la paix, et elle rêvait d’un monde meilleur. Les revendications des divers mouvements locaux ne se limitaient pas au contexte national, la résistance avait une perspective universelle : on manifestait non seulement contre la guerre au Vietnam mais également pour secouer radicalement l’impérialisme occidental. Cette dimension internationale se traduisit entre autres, au sein de la société occidentale, dans la lutte contre le racisme, dans la lutte pour l’égalité et contre l’oppression qui fut combinée avec une lutte pour une liberté à part entière. La résistance ne fut portée que par une partie des jeunes, mais ceux-ci étaient animés par l’esprit du temps, comme en France où travailleurs et syndicats approfondirent la contestation.

C’est dans cette situation que naquit peut-être bien un climat pré-révolutionnaire. Mais le capitalisme et l’establishment politique ne furent pas déboulonnés dans les sixties. L’ordre politique mondial put se maintenir en répondant à toute contestation par la répression ou en faisant des concessions minimes qui ne firent même pas chanceler le système. En Europe, selon l’historien britannique Eric Hobsbawm, seule la France se retrouva au bord d’une véritable révolution, mais le Parti communiste français, ne réagissant pas comme un parti révolutionnaire, loupa alors l’occasion qui se présentait.

Quoi qu’il en soit, la possibilité d’une révolution était faible puisque les manifestants n’avaient pas d’ennemi concret. De plus, ils éprouvaient une répulsion viscérale pour toute organisation, perçue comme oppresive. Ils pensaient surtout en termes de révolution culturelle : « En ce sens, le mouvement populaire était sous-politique ou anti-politique1. » Le système n’était pas vraiment visé. La transgression des normes existantes en matière d’art, de littérature, de musique et de sexualité était un but en soi.

Sur le plan culturel, l’impact à long terme de Mai 68 ne peut cependant être nié : la société patriarcale et les mœurs conservatrices en prirent bel et bien pour leur grade. Dans des domaines comme la sexualité, la culture, l’identité et le féminisme, les jeunes générations remportèrent une victoire. Mai 68 ne fut cependant pas une révolution politique et ne réalisa aucun changement systémique. Car, comme le disait Hobsbawm : « Il est hélas plus facile de choquer le bourgeois que de le renverser. »

Mai 68 en tant que révolution politique

Cependant, selon le sociologue américain Immanuel Wallerstein, du point de vue de la longue durée, Mai 68 a quand même bel et bien « ébranlé le système en tous sens2 ». Là où la Révolution française avait abouti au triomphe du libéralisme, Mai 68 a de son côté pulvérisé cette hégémonie. Le libéralisme a été détrôné comme métalangage évident, et la gauche, tout comme les conservateurs, ont abandonné l’idéologie libérale. À côté du centre libéral, il y eut de nouveau apparition d’une gauche (radicale). Mais, conséquence de Mai 68, celle-ci a toutefois opéré en ordre dispersé et a échoué non seulement en Occident mais aussi dans le tiers monde, tandis que le soutien populaire dont elle bénéficiait s’érodait progressivement.

C’est ainsi que, paradoxalement, Mai 68 a ouvert la voie à la montée de la nouvelle droite3. En effet, les militants de la nouvelle droite ont récupéré la soif de liberté, la répugnance pour un État oppresseur et pour tout ce qui est collectif ainsi que la critique à l’égard du libéralisme. Ils se sont dissociés de l’idéologie libérale, se sont appelés néoconservateurs ou néolibéraux et ont insufflé une nouvelle vie à un agenda politique conservateur vieux comme le monde. Quant à leur inspiration idéologique, ils l’ont tirée clairement de la tradition hostile aux Lumières. Dans les années qui ont suivi mai 68, des penseurs comme Isaiah Berlin et Friedrich Hayek ont continué à mettre à mal ce consensus libéral, et des personnages politiques comme Margaret Thatcher, Barry Goldwater ou Ronald Reagan y sont allés d’un solide coup de barre à droite.

Le mythe de Mai 68 jouera un rôle prépondérant dans la progression de la nouvelle droite. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, l’idée que Mai 68 a été une véritable révolution est de nouveau avidement reproduite par la droite. Mai 68 est pour la nouvelle droite ce que la Révolution française était pour Burke et ses disciples : un bouleversement détruisant tout sur son passage et ravageant le tissu sain de la société. L’individualisation, le multiculturalisme et la présence de l’islam en Occident, tout comme la mondialisation, le démantèlement de l’État-nation et l’uniformité commerciale qui refoule selon la nouvelle droite nos produits culturels nationaux, tout cela, elle l’attribue aux soixante-huitards ou à la culture marxiste. Le renversement de l’ordre naturel, dans lequel l’élite aristocratique et bourgeoise avait tout à dire, y compris sur le plan moral, est la cible principale de son courroux.

La genèse de la nouvelle droite

La période d’après-guerre n’a pas seulement connu la montée d’un mouvement progressiste. Elle a également vu la montée et la reformulation d’un combat vieux de deux siècles contre les Lumières. La montée de la nouvelle droite est le résultat d’un travail de longue haleine, d’une préparation longuement mûrie et de l’organisation d’un contre-mouvement idéologique qui, à partir des années 1970, a eu de plus en plus le vent en poupe dans bien des pays occidentaux4.

La naissance de la nouvelle droite est souvent présentée comme un retour de manivelle contre les années 1960. Ceci n’est cependant pas correct. Les sixties n’ont pas été seulement des années progressistes car c’est durant cette période qu’ont été semés les germes de la nouvelle droite. En 1948 déjà, nous avions assisté aux États-Unis à la révolte des dixiecrats contre un Parti démocrate de plus en plus favorable aux droits civiques. Cette révolte était soutenue par l’élite sudiste et combinait racisme et résistance à l’idéologie du big state et au renforcement de la démocratie. En Flandre non plus, Mai 68 n’a pas été uniquement porteur d’idéaux progressistes et de gauche, mais a également porté en lui le combat conservateur flamand.

Les 4 et 5 mai 1968, alors que la révolte étudiante se déclenchait à Paris, se tenait à Lyon l’assemblée de fondation du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne). Cette nouvelle école de pensée allait bien vite être connue sous l’appellation de Nouvelle Droite. Des voix comme celles d’Alain de Benoist, Dominique Venner et Guillaume Faye, allaient durant les décennies suivantes faire fureur dans le débat public. Bien vite, la Nouvelle Droite allait se muer en un réseau paneuropéen avec des adhérents et des sections en Italie, en Espagne, en Allemagne et en Belgique.

Selon de Benoist, le GRECE voulait opérer une synthèse entre l’École de Francfort, qui était de gauche, et le nationalisme intégral d’extrême droite de l’Action française. Dans la pratique, cela signifiait que l’organisation ne se laissait pas uniquement inspirer par les penseurs de la prétendue révolution conservatrice, tels Carl Schmitt, Oswald Spengler, Georges Sorel, Ernst Jünger et plus tard aussi Julius Evola5. Au lieu d’un rejet complet de Mai 68 et de la gauche, la Nouvelle Droite s’appropriait des éléments qu’elle estimait nécessaires à la mise sur pied d’un « gramscisme de droite ». De même, elle citait ouvertement des sources de gauche et se positionnait comme ni de droite ni de gauche. Cela conférait au projet une aura d’intellectualisme et de modération. Et cela malgré son caractère absolument hostile aux Lumières car la démocratie, les droits de l’homme et l’égalité étaient tous rejetés.

La Nouvelle Droite misait massivement et à long terme sur une bataille métapolitique des idées. Ces combattants du verbe ne voulaient pas d’action directe. Il entrait encore moins dans leurs intentions de créer des partis et de participer à des élections. Leur but était un renouveau idéologique censé créer une culture dans laquelle un projet politique rénové de droite pourrait prospérer. Cela devait rendre possibles de nouvelles sociétés, appuyées sur le particularisme culturel du peuple en lieu et place des valeurs abstraites comme la liberté et l’égalité. Ils étaient très soucieux de ne pas être associés à la vieille droite : le fascisme. Ils adoptaient la démocratie, mais en lui donnant une signification antidémocratique.

Mai 68 en tant que mythe de la nouvelle droite

La Nouvelle Droite s’appropriait la rhétorique de Mai 68 : elle souscrivait à l’antiracisme, au féminisme et même à la résistance à la société de consommation, et elle la dotait de réponses de droite en mettant l’accent sur la culture et sur le droit à la différence6. Elle plaidait en faveur de la reconnaissance et de l’appréciation des différences naturelles entre l’homme et la femme. Elle considérait la société de consommation comme une menace envers la « culture authentique » et appelait cela l’ethnopluralisme, théorie selon laquelle les peuples se définissent en première instance par leur culture et, du fait de différences culturelles incompatibles, ont droit à une communauté homogène. Les motifs classiques d’hostilité aux Lumières — la nation homogène, avec sa culture et sa langue — étaient de la sorte mis en exergue comme des réponses à la critique de gauche des années 1960. C’est donc emballés dans une rhétorique apparemment de gauche que les points de lutte classiques de droite ont été servis au public.

Le même phénomène s’est produit lors de la progression des néolibéraux. Ceux-ci toutefois ne s’opposaient pas à la société de consommation, mais reprenaient une tout autre motivation de premier plan de la génération de Mai 68 : la liberté. Leur discours sur la liberté du marché, qui allait avoir tant de succès, se greffait sur la pensée du philosophe britannique Isaiah Berlin7 qui, dans le combat d’après-guerre contre le communisme, plaidait en faveur d’une « liberté négative », c’est-à-dire en faveur du refus de toute ingérence de la loi et de l’État. Les néolibéraux embrayèrent sur ce consensus, mais, comme le montre Harvey, ils n’étaient absolument pas opposés à l’intervention de l’État au profit de la position concurrentielle de l’élite. En essence, leur discours sur la liberté revenait à une attaque contre le principe de l’égalité et à un plaidoyer en faveur des privilèges. La liberté négative s’inscrivait dans le cadre de l’anticommunisme virulent de l’après-guerre et rejoignait précisément la pensée de Mai 68 hostile à l’État. Ici aussi, un motif classique d’hostilité aux Lumières est proclamé : chaque intervention en vue de réaliser l’égalité dans la société est présentée comme la voie vers le totalitarisme. Et, ainsi, dans la logique néolibérale, liberté et démocratie sont devenues synonymes de libre marché.

Deux décennies ne s’étaient pas écoulées depuis mai 68 que la première phase de la révolution de la nouvelle droite était un fait. Dans les années 1980, l’idéologie néolibérale donna le ton avec la rhétorique hostile à l’État-providence et le conservatisme social de Thatcher et de Reagan. La solidarité nationaliste — la solidarité spontanée qui découle du sentiment d’appartenance du peuple — remplaça la solidarité de l’État-providence. La communauté traditionnelle devait pallier les conséquences négatives de la politique économique néolibérale. C’est ainsi que le néoconservatisme et le néolibéralisme — deux courants à première vue opposés — se rejoignaient. Le racisme culturel8 et une rhétorique musclée contre l’immigration complétèrent ensuite ce mélange. Cette révolution de la nouvelle droite ne pouvait que réussir : d’une part, elle adhérait aux idées dominantes au sein de la révolution culturelle ; d’autre part, dans les années de crise 1970, on doutait que les forces de gauche puissent réellement créer un monde nouveau, plus juste et plus égalitaire9 et, enfin, elle avait en main la presse populaire. Le nationalisme néolibéral devenait hégémonique. La vieille tradition hostile aux Lumières était tout entière de retour.

Les années 1990 et le début du XXIe siècle furent caractérisés par un sursaut du nationalisme et de la rhétorique hostile à l’immigration en guise de réaction à la mondialisation néolibérale. Le racisme culturel de l’ethnopluralisme devint la norme. À l’époque de la fin des idéologies, la culture devint ainsi le schéma directeur prépondérant10. La culture nous sépare de l’autre, mais elle sépare également la gauche de la droite. Avec sa révolution culturelle, la gauche avait anéanti notre culture et, plus encore, notre société. La social-démocratie était dans les cordes et elle se concentrait sur faire de la politique et sur les nouvelles techniques de communication. La critique du système fut enterrée et les partis sociaux-démocrates soutinrent aussi bien la politique néolibérale que la politique nationaliste. La critique politique vint surtout de la droite, et le mythe de Mai 68 allait jouer un rôle crucial dans cette critique.

De la même façon que l’opposition aux Lumières a créé l’unité au sein de la droite conservatrice, la lutte contre l’héritage de Mai 68 joue aujourd’hui le même rôle. Tant pour les néolibéraux que pour les néoconservateurs, Mai 68 est le symbole de la destruction de la société saine. Il est ainsi devenu un mythe sorélien11, un grand discours qui joue sur l’émotion et qui mobilise la masse. Un mythe qui permet à la nouvelle droite de rejeter la faute de la désorganisation néolibérale sur le dos de la gauche progressiste.

Thatcher et De Wever

Dans son discours bien connu, « What’s wrong with politics ? » (« Qu’est-ce qui ne tourne pas rond avec la politique ? »), Margaret Thatcher ne laisse subsister aucun doute sur les prétendus déraillements des sixties. Pour elle, les soixante-huitards étaient des jeunes gâtés par l’État-providence, qui n’avaient pas connu la guerre, ne connaissaient pas la vraie vie et qui, à l’université, avaient appris à formuler des critiques mais pas à construire quoi que ce soit. Selon elle, le déraillement avait commencé avec la mise sur pied systématique de l’État-providence et la grande erreur, c’était qu’il y avait trop d’État et que l’État devait en même temps s’occuper de tout, tant de la prospérité que des droits12. Ce discours de Thatcher fut le signal de départ d’une carrière à succès. Cette lecture façon nouvelle droite des années 1960 devint de plus en plus la norme et, de nos jours, elle est utilisée partout dans le monde pour expliquer les déraillements du capitalisme, pour promouvoir un programme hostile à l’État-providence et normaliser un agenda nationaliste.

Quatre décennies plus tard, le président de la N-VA, Bart De Wever, répète ce discours. « Les années 1960 ont planté la hache dans le bois sain de la société traditionnelle13. » « L’ordre moral a été profondément affecté par l’appel à la liberté », ajoute-t-il. Et ce serait de la faute aux intellectuels qui, selon lui, ont propagé la « fable trompeuse » que « la liberté absolue dans chaque domaine de la vie » était possible et qui ont promu un relativisme moral d’individus atomisés. Il en a résulté que tout le monde s’est retranché dans une apathie sociale14. Selon De Wever, c’est aussi là que se situe le cœur du problème de la société multiculturelle qui repose essentiellement sur l’adage selon lequel « chacun peut agir comme bon lui semble15. » Seuls les nouveaux migrants qui affluent dans notre société, et les musulmans entre autres, ont encore une identité forte. Le résultat de ce prêche sur la liberté par les soixante-huitards se traduit, toujours selon De Wever, par des ravages dans la classe inférieure, par une non-identité et un vide spirituel qui est rempli par un « vécu fort de leur propre identité16 » chez les migrants, et par un État bien trop important qui détruit la liberté. Bref, selon lui, la société est malade.

Comme de Benoist, De Wever s’en prend non seulement à l’idée de liberté de Mai 68, mais surtout à son attaque contre l’ordre moral et la culture traditionnelle. Il en résulterait que la société ne se régule plus, qu’elle déraille et que, finalement, elle détruit la liberté. Si seul existe le droit à la liberté, « il ne reste plus que l’État […] pour garantir tous ces droits individuels17 ». À l’instar précisément des penseurs hostiles aux Lumières18, De Wever demande d’accompagner les droits libéraux de valeurs antilibérales, comme la responsabilité et le sens de la communauté19. La non-identité doit être remplie par une réponse à la question « Qui sommes-nous20 ? ». L’avenir réside dans la revalorisation de nos valeurs. La culture publique flamande doit être la leitkultur, la culture de référence, et elle doit dominer la culture privée. Aujourd’hui, depuis quatre décennies déjà, l’identité est poussée au centre du débat politique. Et, chaque fois, cela se justifie par un renvoi à l’héritage des années 1960. La révolution de la nouvelle droite tourne toujours à plein régime.

La révolution sans fin de la nouvelle droite

Pour la nouvelle droite, les mythes de l’impact destructeur de Mai 68, de l’Église de gauche ou du marxisme culturel constituent diverses versions d’un même discours selon lequel la gauche, après Mai 68, aurait repris les institutions, les médias, le monde académique et la politique, qu’elle domine tous. Et il faut que cela finisse une fois pour toutes. Le fait que, depuis les années 1980, c’est la nouvelle droite qui fait la pluie et le beau temps est soigneusement occulté. Mai 68 facilite de la sorte une droitisation croissante. En même temps, le mythe de Mai 68 crée également l’unité dans cette révolution internationale de la nouvelle droite car il unit les nationalistes du sang et du sol aux nationalistes ethnoculturels, et crée une nouvelle droite en tant qu’acteur mondial qui se radicalise de plus en plus. Le mythe de Mai 68 soutient la montée du fascisme contemporain.

Pour la nouvelle droite, le mythe de Mai 68 est loin d’être périmé et il est toujours pour elle un moteur d’organisation pour ses mouvements radicaux, aux quatre coins du monde occidental. Très manifestement, un mouvement comme Génération identitaire n’est pas uniquement inspiré par la nouvelle droite, il s’organise explicitement contre la génération de Mai 68. Génération Identitaire21 se définit comme « la génération des victimes de Mai 68 — de ceux qui ont prétendu nous libérer de la tradition, du savoir et de l’autorité dans les écoles, mais qui, en première instance, se sont eux-mêmes libérés de leurs propres responsabilités ». Ce mouvement identitaire paneuropéen a son fondement dans la lutte contre l’héritage de Mai 68. Plus explicitement encore, ses membres « déclarent la guerre aux gens de Mai 6822 ». Ils rejettent les mensonges des soixante-huitards et ont « découvert qu’ils avaient des racines et des ancêtres […] et, partant, un avenir. […] Notre seul héritage est notre sang, notre sol et notre identité. Nous sommes les héritiers de notre avenir. »

Avec leur critique de droite du consensus de droite, des mouvements comme Génération identitaire et les nouvelles formations politiques comme le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet aux Pays-Bas ou Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne, opèrent une radicalisation de plus en plus profonde du consensus de la nouvelle droite. Le nationalisme culturel s’est depuis longtemps infiltré jusqu’au centre du pouvoir. Ce nationalisme met l’accent sur des frontières fortes, sur une rhétorique anti-migration et sur un discours identitaire et culturel. Exactement comme au 19e siècle, nous sommes aujourd’hui de nouveau témoins de l’évolution, pour l’instant encore marginale, d’un nationalisme ethnoculturel vers un nationalisme s’affirmant ouvertement du sang et du sol. Les identitaires en Europe et l’alt-right aux États-Unis le propagent explicitement. Ils reprochent aux nationalistes ethnoculturels, comme le président américain Donald Trump, mais aussi comme Steve Bannon du site Internet de droite Breitbart, d’afficher une attitude faible. La révolution de la nouvelle droite n’existe pas d’elle-même, mais s’inscrit au sein d’une contre-culture plus large. Ces radicaux du sang et du sol se sont greffés sur la culture Internet existante des plates-formes obscures comme 4chan et 8chan. Si l’alt-right se limitait à des essais nationalistes intellectuels et révolutionnaires-conservateurs, elle n’aurait sans doute jamais fait son entrée dans le mainstream. Or, à l’instar de Mai 68, elle constitue également un mouvement transnational.

Footnotes

  1. E. Hobsbawm, Revolutionaries, Abacus, 1973, p. 288.
  2. I. Wallerstein, Utopistics, Or, Historical choices of the Twenty-first Century, The New Press, New York, 1998, p. 29.
  3. Nous utiliserons le terme « Nouvelle Droite » (en français dans le texte original) pour le mouvement particulier créé en France par Alain de Benoist, et « nouvelle droite » (Nieuw Rechts dans le texte original) pour ce concept en général. [NdlR]
  4. J.E. Lowndes, dans From the new deal to the new right. Race and the southern origins of modern conservatism, Yale University Press, New Haven & Londres, 2008.
  5. J. Evola, Fascism viewed from the right, Arktos, Londres, 2013.
  6. A. de Benoist & C. Champetier, « Manifesto of the French New Right in the Year 2000 », Weblog Alain de Benoist, 2000.
  7. I. Berlin, Two Concepts of liberty, Oxford University Press, Oxford, 1958.
  8. S. Hall, « The great moving right show », dans S.Hall & M. Jacques, The politics of Thatcherism, Lawrence & Wishart, Londres, 1983, p. 24.
  9. Wallerstein, op. cit., pp. 31-33.
  10. Voir I. Maly, De beschavingsmachine. Wij en de islam, EPO, Berchem, 2009 et I. Maly (éd.). Cultu(u)rENpolitiek. Over media, globalisering en culturele identiteiten, Garant, Anvers, 2007.
  11. G. Sorel, Reflections on violence, Mineola & New York, Douvres, 2004.
  12. M. Thatcher, Conservative Political Centre (CPC) Lecture (« What’s wrong with politics ? »), 1968. Voir : www.margaretthatcher.org/document/101632.
  13. B. De Wever, « De bevrijding door de aasgieren », dans B. De Wever, Werkbare Waarden, Pelckmans, Kalmthout, 2011, pp. 90-92.
  14. B. De Wever, dans B. De Wever, Werkbare Waarden, Pelckmans, Kalmthout, 2011, p. 29.
  15. B. De Wever, « Eenzijdige onzin », dans B. De Wever, Werkbare Waarden, pp. 150-152.
  16. B. De Wever, « Xenofobe Romeinen », dans B. De Wever, Werkbare Waarden, pp. 119-121.
  17. B. De Wever, ibidem.
  18. Z. Sternhell, The anti-Enlightenment Tradition, 2010.
  19. B. De Wever, conférence sur Edmund Burke, « Zin en onzin van het vooroordeel », 2017. Voir : www.deburen.eu/programma/4469/edmund-burke-zin-en-onzin-van-het-vooroordeel.
  20. B. De Wever, « Xenofobe Romeinen », op. cit., pp. 119-121.
  21. Generation Identity, We are… Generation Identity, Arktos, Londres, 2013.
  22. M. Willinger, Generation Identity. A declaration of war against the ’68ers, Arktos, Londres, 2013.