Depuis la guerre en Ukraine, l’OTAN a donné un fameux coup d’accélérateur à ses ambitions. Les 2 % du PIB consacrés à la défense ne sont plus un plafond à atteindre, mais bien un seuil minimal à respecter … Et l’industrie militaire s’active en mettant la pression sur ses travailleurs alors que les dirigeants politiques étouffent tout débat démocratique sur la course à l’armement.
You that build the big guns
You that build the death planes
You that build all the bombs
You that hide behind walls
You that hide behind desks
I just want you to know
I can see through your masks
Bob Dylan
Jean-François1 travaille chez Nexter, une usine située à Bourges, en France. Nexter produit des canons Caesar de 155 mm. La force du canon Caesar par rapport à ses concurrents réside dans sa capacité à toucher des cibles éloignées avec une étonnante précision. À 40 km de distance, les armées sont capables de bombarder des cibles de l’équivalent d’un demi-terrain de football. La France fournit des Caesar à l’Ukraine qui les utilise pour se défendre de l’agression russe. De son côté, l’Union européenne a promis à Zelensky de lui livrer 1 million d’obus de 155 mm par an. Selon les sources spécialisées, l’industrie européenne n’est aujourd’hui pas capable d’assurer ne fut-ce que la moitié de cette promesse. Chez Nexter, on produisait jusqu’il y a peu 4 canons de 155 mm par mois. Le rythme est passé à 8 par mois. Car le carnet de commandes se remplit à grande vitesse : France, République tchèque et même la Belgique ont passé récemment des commandes2. Cette augmentation n’est que « le reflet d’un changement de stratégie où l’aspect quantitatif est mis en avant pour pouvoir faire face à un conflit de haute intensité » analyse un délégué syndical du secteur.
De l’autre côté du Rhin, en Allemagne, le constat est identique : « Avant, nous avions du temps, mais pas d’argent. C’est aujourd’hui l’inverse.» philosophait récemment M. Pistorius, ministre allemand de la Défense. La guerre en Ukraine a sonné le branle-bas de combat dans l’industrie militaire. Chez Hensoldt, entreprise qui produit des radars militaires, emploie 5.600 salariés et affiche un chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros, la fabrication à l’unité est délaissée pour laisser place à une production en série par blocs de 30 unités. Il ne faut plus que 4 semaines au lieu de plusieurs mois pour produire le radar de protection antiaérien TRML-4D3.
L’augmentation des commandes implique aussi une pression sur le temps de travail hebdomadaire. La direction de Nexter tout comme celles des autres entreprises du secteur promettent aux syndicats de nouvelles embauches. Mais les ouvriers qualifiés tels qu’ajusteurs, électrotechniciens, soudeurs, dont les compétences sont indispensables pour produire les canons ( rien que l’usinage d’un seul tube requiert 250 heures de travail de grande précision ) sont en pénurie dans toute la France. « Qui va supporter l’augmentation de la charge de travail s’il n’y pas de nouveaux collègues qui arrivent dans l’entreprise ? » se demande le délégué syndical.
Dans ce contexte, les syndicalistes se sont inquiétés lorsqu’ils ont appris que la Commission européenne avait présenté en avril 2023 un programme de soutien à la production de munitions. Ce programme demandait explicitement de déroger à la directive sur le temps de travail hebdomadaire. Cette directive autorise pourtant déjà des semaines de 48 heures, ce qui équivaut à 6 journées de 8 heures par semaine. Un délégué s’inquiète : « Il y a bien sûr les implications sur l’équilibre vie privée/professionnelle des travailleurs. Mais il y a aussi le fait que des semaines de jusqu’à 60 heures impliqueraient des risques majeurs de sécurité dans certaines entreprises du secteur, certainement celles qui travaillent avec des explosifs. C’est un travail minutieux, où chaque geste doit être effectué avec beaucoup de précision. C’est vraiment irresponsable. Qu’ils fassent des efforts pour négocier la paix plutôt que de nous en demander pour livrer des armes encore et encore.»
Alors qu’un Européen sur trois saute un repas faute d’argent pour se nourrir, alors que les catastrophes climatiques de l’année 2023 devraient convaincre toute personne sensée de consacrer tout notre savoir-faire, notre intelligence et notre énergie, à développer et construire collectivement la transition climatique et sociale, une grande partie du monde politique, des socialistes à la droite en passant par les écologistes, saute à pieds joints dans la militarisation et détourne les moyens financiers disponibles pour renforcer l’industrie de la guerre comme jamais. Une lourde décision qui pourrait entraîner des conséquences néfastes pendant de nombreuses années.
- 1 Les États-Unis et l’OTAN nous poussent à la militarisation
- 2 Les multiples facettes d’un basculement dans l’économie de guerre
- 3 L’Union européenne à la remorque des États-Unis
- 4 Le complexe militaro-industriel à la manœuvre
- 5 La militarisation brûle la planète
- 6 La facture de la militarisation sera payée par les travailleurs
- 7 Une militarisation qui accélère le risque de guerre
Les États-Unis et l’OTAN nous poussent à la militarisation
Dans sa luxueuse villa du square des milliardaires, cette rue privatisée pour les méga riches à Ixelles4 , Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, se frotte les mains. La guerre en Ukraine est l’occasion en or pour appliquer une « stratégie de choc »5 à ses États membres. D’habitude, ils rechignent à l’idée d’augmenter leurs dépenses militaires. Mais aujourd’hui, les réticences semblent absentes. Son argumentaire est connu et ne surprend personne : « La guerre en Ukraine est terrible. C’est aussi une guerre qui peut devenir une guerre à part entière et se transformer en une guerre majeure entre l’OTAN et la Russie »6. 24 mois de guerre ne se sont pas encore écoulés qu’il a jugé bon de présenter un plan de soutien à l’Ukraine sur 10 ans. Pour le mettre en œuvre, il a besoin d’argent. Les 2 % du PIB consacrés à la défense ne sont plus un plafond à atteindre, mais bien un seuil minimal à respecter.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’OTAN a donné un fameux coup d’accélérateur à ses ambitions. Réunie à Madrid à l’été 2022, elle y a déclaré pour la première fois que la Russie était un « ennemi », et la Chine un « rival systémique ». Un peu bizarre pour une organisation censée s’occuper, comme son nom l’indique, de « l’Atlantique Nord ». En mai 2023, l’OTAN a même annoncé l’ouverture prochaine d’un bureau de liaison à Tokyo7. Et pour sceller le rapprochement, le Premier japonais était invité au sommet de l’organisation militaire en juillet dernier8.
24 mois de guerre ne se sont pas encore écoulés que Jens Stoltenberg a jugé bon de présenter un plan de soutien à l’Ukraine sur 10 ans.
Cette militarisation choque une partie des Japonais. Le Japon est le seul pays qui a vécu des attaques nucléaires dans sa propre chair. Une blessure encore vive dans leur mémoire collective. Ils ont écrit dans leur Constitution que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux »9. Mais en deux coups de cuiller à pot, ses dirigeants changent la politique militaire nippone, poussés dans le dos par les États-Unis et l’OTAN qui pressent leurs alliés dans la région à s’armer davantage. Le Premier ministre Kishida Fumio a annoncé fin 2021 un doublement du budget de la défense et débloque 315 milliards de dollars sur cinq ans. Les « forces d’auto-défense », nom officiel de l’armée nippone, disposeront dorénavant de moyens pour attaquer et détruire des bases militaires adverses. Il en va de même pour l’Allemagne qui, au lendemain du début de la guerre, a décidé d’un plan inédit de 100 milliards pour booster sa défense. Le Premier ministre Olaf Scholz a ainsi affirmé que la Bundeswehr devait devenir la « force armée la mieux équipée d’Europe »10.
Cette guerre en Ukraine est un tournant. On nous embarque dans une militarisation à grande échelle qui dépasse largement les frontières de l’Ukraine et de la Russie. C’est l’occasion rêvée par les va-t’en-guerre de tous bords de sortir de leurs cartons leurs plans pour dépenser bien plus en armements. « L’industrie américaine de la défense profite de la crise ukrainienne pour réclamer un grand nombre de choses qu’elle souhaite depuis des années »11, explique William Hartung, chercheur au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Sous prétexte de la nécessité de fournir des munitions à l’Ukraine, sous prétexte de la montée en puissance de la Chine et des menaces qu’elle fait peser sur Taïwan, les usines militaires doivent désormais tourner à plein régime, jour et nuit s’il le faut.
Les multiples facettes d’un basculement dans l’économie de guerre
Militarisation. Spontanément, ce mot nous fait penser aux tensions qui s’aiguisent entre pays rivaux, au danger de guerre qui en découle, à la fabrication et à la vente d’armes qui s’accroissent en vue des potentiels futurs conflits. C’est un mot qui de prime abord semble simple, mais qui en réalité cache de nombreuses facettes. Des facettes qui, sournoisement, modifient en profondeur notre société, notre économie, le rapport de force entre le civil et le militaire, mais aussi notre manière de voir le monde.
« Thierry Breton veut voir les industriels européens passer en mode “économie de guerre” »12 titrait le 3 mai dernier le magazine économique français Challenges . Ce magazine, dont l’actionnaire majoritaire est le milliardaire Bernard Arnault, relaie les propos du Commissaire européen avec enthousiasme. Car ce basculement signifie de nouveaux subsides : « Les industriels “n’ont pas aujourd’hui l’envergure pour répondre aux besoins sécuritaires de l’Ukraine et de nos États membres. Mais ils ont tout le potentiel pour le faire” y déclare Breton. Et pour réaliser ce “potentiel”, la Commission européenne a un plan : “L’Acte que nous proposons est sans précédent. Il vise à soutenir directement, avec de l’argent de l’Union, l’effort de montée en croissance de notre industrie de défense, et ce pour l’Ukraine et pour notre propre sécurité” »13. « C’est ASAP qu’il faut que ça se fasse » déclarait-il tout sourire face aux caméras. L’acronyme ASAP ( as soon as possible, dès que possible ) est celui repris pour nommer son nouveau bébé : Act in Support of Ammunition production.
Force est de constater que les décisions relatives à la remilitarisation de l’Europe se prennent encore plus rapidement que celles prises au début de la crise du Covid. Pas d’étude d’impact. Pas de consultation des acteurs concernés. Vote en urgence au parlement. Si possible sans débats, sans amendement. « Dans l’idéal, bien que chaque député est libre de le faire, il faudrait que nous ne déposions pas d’amendement. Cela risque de faire traîner le processus législatif et l’Ukraine a besoin désespérément de notre soutien » s’inquiétait un des eurodéputés négociateurs du dossier. L’urgence de la guerre est un merveilleux prétexte pour éviter les débats démocratiques et, au passage, faire taire les voix qui s’opposent à cette escalade militaire.
Le Premier ministre japonais, Kishida Fumio, a annoncé fin 2021 un doublement du budget de la défense et débloque 315 milliards de dollars sur cinq ans.
Au-delà de la blague sur le nom, c’est le renforcement de l’industrie militaire à vitesse grand V dont il est question. Ce sont 500 millions d’euros qui seront débloqués pour subsidier les augmentations de capacités de production des géants européens de l’armement. Au détriment même des droits des travailleurs. Il faut pouvoir produire plus vite. Sans trop se soucier que cela implique de renforcer le travail de nuit et de week-end.
Dès le début des négociations, l’eurodéputé PTB, Marc Botenga, a tiré la sonnette d’alarme au nom du groupe The Left au Parlement européen : « la proposition sacrifie les droits sociaux à la militarisation, en donnant un laissez-faire à l’industrie pour introduire des semaines de travail de plus de 48 heures »14. Les syndicats européens ETUC et IndustriAll se sont eux fendus d’un communiqué au titre cinglant : « L’Ukraine sert d’excuse pour contourner les règles en matière de temps de travail ». On y lit : « Il n’y a aucune justification à cela, si ce n’est l’envie de certaines forces politiques de profiter de l’invasion de l’Ukraine pour déroger à la réglementation sur le temps de travail. Les syndicats s’opposeront sans relâche à toute tentative d’utiliser la situation actuelle pour affaiblir les droits des travailleurs et poursuivre la déréglementation »15.
Du côté du Conseil ( les 27 États membres de l’Union européenne ), on s’est aussi dépêché d’étudier le dossier pour parvenir à un accord avant l’été. Pour ce faire, il a proposé de supprimer toute une série de dispositions contraignantes que prévoit ASAP, notamment la participation à l’exercice d’inventaire des stocks et des capacités de production. Logique, car les États sont peu enclins à partager ce genre d’information « secret défense ». Le Conseil refusait aussi que des pénalités soient infligées aux entreprises qui refuseraient d’exécuter des « ordres de priorité ». En somme, le Conseil voulait le beurre et l’argent du beurre, les millions de subsides pour ses entreprises, mais sans aucune condition.
Lors d’une séance de travail sur ASAP en avril 2023, la Commission s’est expliquée : pourquoi des entreprises, pourtant très rentables, n’allaient « évidemment » pas investir elles-mêmes dans l’augmentation de leurs capacités de production. « Ce n’est pas comme si on allait tester un nouveau yaourt sur le marché. Qu’on allait pouvoir le vendre à n’importe qui et modifier la recette si ça ne plaît pas au public, ou les vendre à d’autres clients. Les industriels doivent être sûrs à 100 % de pouvoir vendre leurs armes. Et ils ne vont pas financer la construction de nouvelles lignes de production dans leurs usines, car, si ça tombe, la guerre sera finie dans 6 mois et la demande en minutions risque de retomber aussi vite qu’elle est montée »16.
La proposition de directive ASAP prévoyait aussi la possibilité d’utiliser d’autres parties du budget européen pour financer l’industrie de l’armement. La porte était ouverte pour que les « plans de relance », les plans prévus pour relancer l’économie après la période Covid, et même les « fonds de cohésion », censés contribuer au développement des régions les plus pauvres au sein de l’UE, soient potentiellement utilisés pour construire ou agrandir des usines d’armement.
Lors des négociations entre le Conseil et le Parlement qui se sont déroulées au pas de course, les deux parties se sont mises d’accord pour enlever tous les articles contraignants dont le Conseil voulait se débarrasser, tandis que le Parlement obtenait, sous pression des syndicats et des partis de la gauche radicale, la suppression des mentions explicites à la dérogation de la directive sur le temps de travail et à celle des fonds de cohésion. L’accord a été entériné le 13 juillet par un vote au parlement européen. Une militarisation qui a fait presque l’unanimité, avec 505 voix en faveur du texte ( la droite évidemment, mais aussi 103 voix socialistes et 52 vertes ). Seuls 56 eurodéputés ont voté contre, Marc Botenga et une grande partie du groupe de la gauche en faisaient partie. Chez les autres groupes progressistes, l’opposition à la militarisation était marginale : seuls 4 socialistes et 3 Verts s’y sont opposés.
500 millions d’euros seront débloqués pour subsidier les augmentations de capacités de production des géants européens de l’armement.
Malgré le fait que la militarisation accentue la pression sur les travailleurs du secteur et détourne les moyens financiers de la lutte contre le dérèglement climatique, avec ce vote, les socialistes et les écologistes européens tournent le dos à leurs positions historiques en faveur de la paix et de la lutte contre le changement climatique. Ils s’engagent tête baissée dans le soutien d’une industrie dont le but est de tuer et détruire. Et la situation n’est pas différente en Belgique où le député socialiste Malik Ben Achour voit d’un bon œil l’augmentation des dépenses militaires : « Une guerre a éclaté sur le sol européen et la question des investissements militaires se pose de manière différente. Je n’ai pas de complexe par rapport à cela. Les codes du monde d’avant s’écroulent, [… ] On doit tendre vers les 2 % de PIB pour la Défense et inscrire cet objectif dans une optique de réindustrialisation »17.
Il n’est pas inutile de rappeler que la base légale des programmes européens de militarisation est bancale. Lors d’une réunion de négociation au Parlement européen en mai 2023, Thierry Breton a bien insisté, sourire aux lèvres, qu’ASAP était bien un programme de soutien industriel et non pas un programme militaire. C’est par cette pirouette qu’il contourne l’article 41.2 du Traité de fonctionnement de l’Union qui interdit d’inscrire au budget les
« dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense ». Hormis le groupe de la Gauche au Parlement européen, personne ne s’inquiète, pas même les services juridiques pourtant présents dans la salle, de voir ainsi les principes d’une Union européenne, qui aime tant se prétendre « projet de paix », bafoués au nom de la militarisation.
L’Union européenne à la remorque des États-Unis
Les cinq plus grandes entreprises d’armement dans le monde sont toutes américaines. Lockheed Martin, Raytheon, Boeing, Nothrop Grumman et General Dynamics sont au cœur de ce qu’on appelle le « complexe militaro-industriel ». James Cypher18 explique que ce n’est pas uniquement ce complexe qui pousse à la militarisation comme certains aiment à le croire, mais bien l’interdépendance de ce qu’il appelle le « triangle de fer ». Celui-ci est constitué par des entreprises productrices d’armement, la base du triangle, mais aussi par des forces militaires et de renseignement d’un côté, et la sécurité nationale de l’autre côté ( y compris les commissions « défense » et « sécurité » du Congrès ). « La dynamique complexe et interdépendante du triangle de fer prend forme au fur et à mesure que la stratégie, les facteurs politico-économiques et les affaires internationales évoluent et dérivent – avec une pression constante, mais variable, pour accroître les ressources qu’il commande »19.
Ce solide triangle de fer affirme que les dépenses militaires ont des effets multiplicateurs bénéfiques sur l’emploi, la consommation, l’investissement et le PIB. Et c’est en partie vrai. L’industrie militaire représente jusqu’à 5 % du PIB dans des États comme le Connecticut et l’Alabama20. Ou, par ailleurs, le fait que des entreprises présentes dans 141 villes participent à la fabrication des lance-roquettes Himars21. Le bureau de recherche du Congrès américain a même estimé qu’il avait pas moins de 200.000 entreprises américaines faisant partie de ce qu’il appelle la « base industrielle de défense »22. C’est évidemment colossal. Outre les aspects économiques et d’emploi, cette archiprésence du domaine militaire dans la vie des Américains est aussi une des causes du culte des armes qu’on y retrouve et de la fréquence très élevée des massacres dans des écoles ou des shoppings.
L’impact de la guerre sur les prix de l’énergie et sur le commerce des céréales a fait grimper en flèche les prix des aliments de base.
Une telle imbrication du complexe militaro-industriel dans l’économie est une spécificité des États-Unis. C’est évidemment sans commune mesure avec ce que nous observons en Europe, même dans les pays où l’industrie de la défense est importante, comme la France ou l’Allemagne. Mais les entreprises européennes profitent du momentum de la guerre en Ukraine pour pousser dans la même et dangereuse direction, avec le soutien actif de la Commission européenne et en particulier de son Commissaire français Thierry Breton. Enthousiasmé par le fait d’avoir obtenu en un temps record l’adoption des programmes ASAP et EDIPRA ( mise en place d’un instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes ), il revient à la charge avec un nouveau projet de « European Defence Production Act » qui devrait être présenté d’ici la fin de l’année 2023.
« Le schéma proposé fait écho à la loi américaine sur la production de la défense, en vertu de laquelle le président américain peut accélérer et étendre la fourniture de matériaux et de services de la base industrielle américaine nécessaires à la promotion de la défense nationale » écrit la journaliste Aurélie Pugnet23. Un alignement sur la militarisation américaine avec, en sus, une concurrence accrue entre entreprises allemandes, françaises et autres pour se répartir nouveaux subsides et nouveaux marchés. Comme ceux relatifs au développement des avions de combat de 6e génération. Le Français Dassault, avec ses partenaires allemands et espagnols, est ainsi à la tête du projet de développement du SCAF ( système de combat aérien du futur ), en concurrence avec le Tempest, développé par les Britanniques, les Italiens et les Suédois24. Les pays qui préfèrent acheter américain ( F-35 ) ne sont pas invités aux négociations. Les potentiels sous-traitants belges s’inquiètent que la Belgique n’ait pas encore fait son choix pour un des deux projets européens : « Quand on ne participe pas au développement d’un avion, les tâches sont déjà réparties entre les premiers partenaires, on arrive trop tard, il ne reste que les miettes » s’inquiète le CEO de Sonaca25.
Le complexe militaro-industriel à la manœuvre
Il ne peut exister d’économie de guerre sans un État qui soit derrière. Fournir plus de subsides aux entreprises militaires, donner des « ordres prioritaires » aux entreprises sous-traitantes, avec menaces de sanctions à la clé, réorienter des budgets civils vers l’armement, déroger à la législation sur le temps de travail… C’est un phénomène déjà observé lors des guerres mondiales au 20e siècle. Dans les périodes où la compétition pour l’hégémonie mondiale s’aiguise, cela pousse les États capitalistes à reprendre en main la conduite de l’économie dans les questions les plus stratégiques.
La militarisation de l’économie signifie donc aussi un changement qualitatif dans le soutien que l’État accorde aux entreprises. On laisse petit à petit tomber les politiques dites « horizontales », c’est-à-dire celles qui bénéficient à toutes les entreprises de manière égale ( par exemple les réductions de cotisations sociales ou les réductions d’impôts ). Cela se transforme en soutien plus spécifique à certains secteurs : les entreprises qui fabriquent directement des armes et des munitions évidemment, mais aussi des entreprises actives dans le développement de nouvelles technologies, qui, elles aussi, sont encouragées à rediriger leurs travaux de recherche et développement vers des applications militaires26.
Ce soutien spécifique à certains secteurs ne fait pas que des heureux. D’autres secteurs de l’économie, par exemple ceux de la pétrochimie ou de la pharmacie, déjà mis en difficulté par les prix de l’énergie, risquent de voir leur poids économique diminuer encore davantage.
Subsidier un secteur, ne pas subsidier l’autre, donner priorité à la technologie militaire plutôt que civile, se concentrer sur la production de munitions et d’équipements militaires plutôt que sur celle de panneaux solaires d’éoliennes ou de pompes à chaleur n’a malheureusement pas uniquement des consé-quences directes sur ce que l’on produit ou pas.
Cela donne aussi une influence économique et politique plus importante aux entreprises qui sont favorisées par les décisions prises. Quand l’Allemagne décide d’un plan inédit de 100 milliards de dollars pour sa défense, on peut s’attendre à ce que cet argent finisse en grande partie dans les poches des fabricants d’armes comme Rheinmetall qui fabrique les obus de 155 mm pour l’Ukraine, mais aussi chez les entreprises dites mixtes, c’est-à-dire celles qui produisent à la fois pour l’armement, comme pour le civil. C’est par exemple le cas de Siemens ou de BMW. Grâce aux subsides reçus, grâce aux nouveaux bénéfices engrangés par la vente d’armes et de technologies militaires, ces entreprises vont inévitablement accroître leur importance relative dans l’économie et la politique. Cela se traduira inévitablement par de nouvelles poussées militaristes. Le « triangle de fer » des États-Unis en est l’expression la plus limpide. Et les récentes décisions européennes nous font avancer à grands pas dans cette inquiétante direction.
« Ce que nous décidons de faire aujourd’hui changera la face du monde pour les prochaines décennies » ( Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN )
« Mais tout comme les armes ont changé le cours de la guerre, la guerre a eu un impact sur les entreprises qui fabriquent les armes »27 lit-on dans un dossier sur la militarisation du Financial Times. C’est ainsi que le pouvoir du complexe militaro-industriel grandit et s’infiltre dans tous les pans de la société. À coups de subsides, à coups de commandes, à coups de soutiens militaires à l’Ukraine, on nourrit ces multinationales qui engrangent des bénéfices d’autant plus grands quand les guerres font rage. Mais leurs intérêts sont fondamentalement opposés à ceux de la classe travailleuse. Ils tirent leurs profits des guerres là où des travailleurs s’entretuent et où d’autres sont contraints de travailler encore plus dur pour faire tourner l’économie de guerre.
Déjà en 1961, le Président Eisenhower prévenait dans son discours de fin de mandat : « Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques »28. Eisenhower était inquiet du coût de la course aux armements avec l’Union soviétique et de l’impact qu’elle aurait sur la construction d’hôpitaux ou d’écoles. Une fois n’est pas coutume, les dirigeants européens feraient bien de s’inspirer de déclarations d’un Président américain.
La militarisation brûle la planète
La guerre tue, bien sûr. Mais la guerre pollue aussi29. Au-delà des atrocités entraînées par la guerre sur les gens et les infrastructures, c’est aussi le climat qui en prend pour son grade. Certains scientifiques estiment que les émissions des armées, et de l’industrie qui les approvisionne, représentent environ 5 % des émissions mondiales, soit plus que le transport aérien et le transport maritime réunis. Le ministère étasunien de la Défense est le plus grand utilisateur institutionnel de pétrole au monde et la plus grande source institutionnelle de gaz à effet de serre. Si l’armée étasunienne était un pays, elle émettrait plus que des pays comme l’Espagne, le Portugal ou la Suède30.
En 2021, avant que la guerre en Ukraine n’éclate, les dirigeants mondiaux ont dépensé plus de 2.000 milliards pour la guerre, mais n’ont investi que 750 milliards dans les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique31. Avec le basculement en faveur de l’économie de guerre auquel nous assistons, il est fort à parier que cette aberration s’accroisse encore davantage.
La facture de la militarisation sera payée par les travailleurs
Le quatrième vendredi après Pâques est un jour férié au Danemark. Cela tombe au printemps. Les journées sont longues. Souvent, le soleil brille. Les travailleurs danois profitent du long week-end pour passer du temps en famille ou avec leurs amis. Mais dès 2024, ce jour férié passera à la trappe. Le gouvernement a décidé de le supprimer afin de financer les dépenses supplémentaires en armement32.
Bientôt peut-être, les 35 heures des ouvriers de Nexter à Bourges se transformeront en semaines de plus de 48 heures. Avec davantage de travail de nuit et de week-end. On leur « sucrera » peut-être aussi l’un ou l’autre jour férié. Tout cela pour l’effort de guerre. La Libre Belgique avait pointé que « L’ASAP visera à faciliter la vie des entreprises, notamment du point de vue administratif, comme pour leur permettre de prévoir des équipes de travail de nuit ou de déroger à certaines règles ( parfois lourdes ) des marchés publics »33. Pour faciliter la vie des travailleurs, par contre, mieux vaut ne pas compter sur la Commission européenne.
L’impact de la guerre sur les prix de l’énergie et sur le commerce des céréales a fait grimper en flèche les prix des aliments de base. Une inflation à deux chiffres constatée par tous les travailleurs sur les tickets de caisse des supermarchés.
À Washington, le « triangle de fer » se réjouit lui, que le gros de l’effort de guerre soit fourni par les pays et les travailleurs européens. Ce sont eux qui vident leurs stocks d’armes plus rapidement, ce sont eux qui paient leur énergie plus cher qu’ailleurs dans le monde, ce sont eux qui ont une inflation plus grande qu’ailleurs dans le monde. Les sommes consacrées à l’aide à l’Ukraine ne représentent que 5,6 % des dépenses américaines de défense34. C’est très peu si ça permet de détruire près de la moitié de la capacité militaire conventionnelle de la Russie. C’est pourquoi les États-Unis mènent une campagne publique pour convaincre le monde de les soutenir35.
Une militarisation qui accélère le risque de guerre
« Ce que nous décidons de faire aujourd’hui changera la face du monde pour les prochaines décennies », a déclaré le secrétaire général de l’OTAN36. Il a raison. Les programmes de remilitarisation sont votés l’un après l’autre. Les vannes des subsides publics pour les industries de l’armement vont bientôt couler à flots. Mais il est encore temps de changer de cap. Chaque euro ne peut être dépensé qu’une seule fois. Allons-nous nous engager dans un soutien massif et un renforcement inédit du complexe militaro-industriel ? Est-il bénéfique pour l’humanité de développer des armes toujours plus puissantes, toujours plus destructrices ? Ou, au contraire, allons-nous décider collectivement de mettre nos efforts et nos talents au service de la justice sociale et climatique. Nous sommes face à un choix de société.
Sans mobilisation de la classe travailleuse pour s’opposer à cette tendance belliciste, la militarisation continuera à s’infiltrer dans tous les interstices de notre société, et avec elle, le risque de basculer dans un conflit encore bien plus grand que celui qui se déroule actuellement en Ukraine grandira. La militarisation détourne les forces et les moyens qui devraient être consacrés à la lutte contre le dérèglement climatique et à répondre à l’urgence sociale d’une classe travailleuse exsangue. Ce n’est qu’en s’organisant et en luttant pour ses intérêts qu’elle sera en mesure de faire reculer cette militarisation mortifère.
Footnotes
- Prénom d’emprunt.
- À Bourges, le canon Caesar fait les beaux jours de l’usine de Nexter, Usinenouvelle.com, 18 mai 2022
- « L’industrie militaire allemande en pleine métamorphose». L’Écho, 29 avril 2023
- https ://fr.wikipedia.org/wiki/Square_du_Bois_ ( Bruxelles)
- Inspiré de l’ouvrage éponyme de la journaliste Naomi Klein, la « stratégie du choc» consiste, pour les dirigeants économiques et politiques, à profiter de l’état de choc qui découle d’un désastre ( guerre, attentat, catastrophe naturelle… ) pour appliquer des réformes libérales impopulaires.
- « It is a terrible war in Ukraine. It is also a war that can become a full-fledged war that spreads into a major war between NATO and Russia» – NATO chief fears Ukraine war could spiral into wider conflict between West and Russia, Los Angeles Times, 9 December 2022.
- « Le Japon tourne la page du pacifisme », Le Monde diplomatique, mars 2023
- Défense. L’Otan va ouvrir à Tokyo son premier bureau de liaison en Asie, Courrier International, 4 mai 2023.
- Cité dans « Le Japon tourne la page du pacifisme », Le Monde diplomatique, mars 2023
- « L’Allemagne va investir cent milliards dans son armée », L’Écho, 30 novembre 2022
- « The US defense industry is seizing the moment of Ukraine crisis to push for a lot of things they’ve wanted for years» – Financial Times, How arming Ukraine is stretching the US defense industry, 31 janvier 2023.
- Thierry Breton veut voir les industriels européens passer en mode « économie de guerre », Challenges.fr, 3 mai 2023.
- La Libre Belgique, 4 mai 2023
- « the proposal sacrifices social rights for militarization, giving a free pass to industry to introduce working weeks of over 48 hours.» – https ://left.eu/asap-sacrificing-social- rights-for-weapons-industry-spending-spree/
- Ukraine used as excuse to bypass working time rules : « There is no justification for this, except the urge by some political forces to use the invasion of Ukraine as an opportunity to derogate of the working time regulations. Trade unions will relentlessly oppose any attempt to use the current situation to weaken workers’ rights and further deregulate.» – Communiqué de Presse, 2 juin 2023.
- Présentation d’un fonctionnaire de Directorate-General for Defense Industry and Space de la Commission européenne. 10 mai 2023.
- Malik Ben Achour : « Une réforme de l’État peut servir à la réindustrialisation de la Wallonie », L’Écho 15 août 2023.
- Professeur d’économie à l’Université autonome de Zacatecas.
- « The political economy of systemic U.S. militarism », James M. Cypher, Monthly review, 1er avril 2022.
- « How The Defense Industry Became A Defining Feature of The U.S. Economy », Forbes. com 18 janvier 2023.
- « How arming Ukraine is stretching the US defense industry », Financial Times, 31 janvier 2023.
- « How The Defense Industry Became A Defining Feature of The U.S. Economy », Forbes. com 18 janvier 2023
- La Commission européenne envisage une nouvelle loi sur la défense européenne avant la fin de l’année, Euractiv.com, 4 septembre 2023
- « Dedonder geeft CEO Dassault lik op de Stuk », De Standaard, 1er juin 2023.
- « Sonaca et Orizio s’allient dans le secteur de la défense », L’Écho, 5 avril 2023.
- « Hollow states », Cédric Durand, New Left Review, 15 mai 2023.
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- Neta Crawford, « Pentagon Fuel Use, Climate Change, and the Costs of War », Université de Boston, 13 novembre 2019.
- « Climate change and wars », Michael Roberts blog, 10 avril 2022.
- « The age-old question : how do governments pay for wars ? » Financial times, 13 June 2023.
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- Filosoof Noam Chomsky ( 94 ) : ‘Een oorlog tussen de VS en China is het einde van menselijke ontwikkeling op aarde’ – De Morgen – 2 avril 2023.
- Conférence de presse, 30 mai 2023.