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L’économie planifiée de l’utopie à la science

Roel Van de Pol

—30 décembre 2021

Aujourd’hui, nous disposons de toutes les connaissances et les technologies nécessaires pour surmonter les problèmes qui minaient les économies planifiées socialistes. Les arguments des pères fondateurs du néolibéralisme contre la planification sont désormais dépassés.

«Au cours des cent dernières années, nous en sommes arrivés à croire que l’économie de marché était le meilleur système, mais selon moi, il y aura un changement significatif dans les trois prochaines décennies et l’économie planifiée va devenir de plus en plus grande. […] avec l’accès à toute sorte de données nous pourrions arriver à trouver la main invisible du marché. […] Le big data rendra le marché plus intelligent et permettra de planifier et de prévoir les forces du marché, de sorte que nous pourrons finalement réaliser une économie planifié1. » Ces propos ne sont pas ceux de Peter Mertens du PTB, mais de Jack Ma Yun, fondateur et ancien président de la multinationale chinoise Alibaba, numéro 31 sur la liste des plus grandes entreprises du monde. Des universitaires représentants du « socialisme de marché » officiel chinois se sont précipités pour donner tort à Ma. Est-ce qu’il gagne un point, ou bien est-ce que l’économie planifiée est le château en Espagne d’Alibaba ?

Zhang Weiying, professeur à l’université de Pékin, s’est empressé de lancer que « croire comme certains que le big data peut faire réussir une économie planifiée se trompent sur toute la ligne. Si la connaissance et les données sont utiles aux entrepreneurs, le véritable esprit d’entreprise va plus loin que ça. […] et c’est pour cela que nous avons besoin d’entrepreneurs. » Pour Qian Yingyi, doyen et professeur à l’école d’économie et de management de l’université de Tsinghua, même si « certains recommencent à penser à l’économie planifiée […], les machines ne peuvent pas remplacer des gens. Comme les gens ont de l’imagination, de la passion et des idéaux que les machines n’ont pas, ils ont aussi besoin d’incitants. » Pour sa part, Wu Jinglian, un autre économiste chinois, a affirmé que « des scientifiques ont prouvé qu’il est impossible […] d’obtenir des informations complètes sur les activités économiques » , une condition pourtant indispensable pour planifier l’économie2.

Tous les discours sur l’impossibilité d’une économie planifiée ressassent toujours la même vieille histoire autrichienne de Hayek et von Mises.

Les arguments de ces économistes chinois ne sont pas nouveaux. Friedrich Hayek et son mentor, Ludwig von Mises, figures de proue de l’école dite autrichienne d’économie, fortement néolibérale, avaient formulé exactement les mêmes objections déjà avant la Deuxième Guerre mondiale. Tous les discours ultérieurs sur l’impossibilité d’une économie planifiée, jusqu’en Chine, ressassent toujours la même vieille histoire autrichienne. Les détracteurs de l’économie planifiée voient aussi dans l’effondrement de l’Union soviétique la preuve qu’ils ont raison. Or, le fait est qu’aujourd’hui, il y a plus de preuves que jamais qu’une économie planifiée est non seulement réalisable, mais même beaucoup plus efficace et performante que le marché libre — « corrigé » au sens social-démocrate ou pas. Mieux encore : l’économie planifiée est le seul moyen d’échapper à un réchauffement climatique de plus en plus catastrophique. Voici comment un mathématicien russe et deux Écossais ont cloué le bec aux Autrichiens et à leurs disciples chinois, avec l’aide inattendue de Walmart, de Colruyt et d’Apple.

Économie ou anarchie ?

Le terme économie est issu du grec oikos (maison) et nomos (loi) et veut dire littéralement : l’administration du ménage. Pourtant, un ménage aussi égoïste et chaotique que le capitalisme pourrait, au bas mot, être qualifié de dysfonctionnel. C’est un chaos où différentes multinationales décident unilatéralement et de manière totalement indépendante les unes des autres ce qu’elles produisent et où, quand, comment, combien et pour qui elles produisent pour maximiser leur profit. L’être humain n’a de place là-dedans que s’il produit de la plus-value et on préfère qu’il fasse place le plus vite possible à une machine moins chère. On sacrifie sans hésitation la nature à chaque pourcent supplémentaire. Les produits jetables et les déchets font partie de l’ordinaire.

Pour un rien, une crise se répand dans le monde et jette massivement à la rue des gens capables qui veulent travailler, et condamne à la rouille des chaînes de production qui fonctionnent parfaitement. Des régions entières se transforment en terrains vagues par la disparition des entreprises qui délocalisent. Les plus faibles sont laissés sur le carreau, tandis que les plus gros deviennent encore plus gros. Pendant ce temps, les gourous de Tesla et les cow-boys d’Amazon dépensent des sommes sidérantes dans des aventures spatiales futiles, tandis que la pauvreté atteint des proportions aberrantes. En ces temps de pandémie et d’inondations, il devient douloureusement évident que ça ne peut pas continuer ainsi.

L’économie planifiée est le seul moyen d’échapper au réchauffement climatique de plus en plus catastrophique.

Les pères fondateurs de la révolution, Karl Marx et Friedrich Engels, avaient une vision claire des fondements économiques de la société qui devait succéder à l’anarchie du capitalisme. « Elle devra tout d’abord enlever l’exercice de l’industrie et de toutes les branches de la production, en général, aux individus isolés, se faisant concurrence les uns aux autres, pour les remettre à la société tout entière — ce qui signifie qu’elles seront gérées pour le compte commun, d’après un plan commun et avec la participation de tous les membres de la société3. » En soi, il n’y a rien d’extraordinaire à cela. À l’instar d’un ménage, nous devons, en tant que société, décider ensemble, démocratiquement, de la meilleure façon de dépenser notre temps et nos ressources et planifier la production en fonction de nos besoins. Cependant, Marx et Engels ne se sont guère préoccupés de savoir à quoi devait ressembler une telle économie planifiée. Une fois que les secteurs clés et les grandes chaînes de production seraient sous contrôle démocratique, aux mains de la société, la planification de l’économie devrait être un jeu d’enfant.

Pas si simple après tout

C’était certainement l’hypothèse optimiste de Marx et Engels et probablement la raison principale pour laquelle ils ne se sont pas penchés sur l’aspect pratique des choses. Ainsi, Engels a pris des risques en écrivant que « la société peut calculer simplement combien il y a d’heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée. […] Ce sont, en fin de compte, les effets utiles des divers objets d’usage, pesés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur production, qui détermineront le plan. Les gens règleront tout très simplement […]4. » Nous savons maintenant que c’était plutôt naïf. Les nombreux problèmes qui ont affecté les économies planifiées socialistes du siècle dernier prouvent que ce n’est en fait pas si simple.

Comment planifie-t-on une économie ? Comme beaucoup de choses : à l’aide d’un tableau. Un tableau entrées-sorties, pour être précis. Ça ressemble ceci : on a toute une série de lignes où chaque ligne correspond à un produit (ou service) différent, ainsi que des colonnes avec exactement les mêmes produits (ou services). Si on connaît les processus de production, les matières premières et les heures de travail nécessaires pour chacun de ces produits, on peut remplir tout le tableau de manière à ce que chaque ligne indique la quantité de chaque autre produit dont on a besoin pour produire celui-ci (entrées). Inversement, chaque colonne indique la quantité de ce produit dont on a besoin pour produire tous les autres (sorties). Le défi consiste alors à calculer le plan optimal : comment équilibrer toutes ces exigences différentes de manière à produire juste assez (ou un peu plus) de chaque produit pour fabriquer tous les produits dont on a besoin, avec le moins d’efforts et le moins de gaspillage possible ? Ou inversement : comment tirer le meilleur parti de tout ce dont on dispose actuellement (matières premières, main-d’œuvre, outils et machines) ?

Marx, lui aussi, partait du principe qu’il suffisait de faire à l’échelle de la société ce que Robinson Crusoé avait fait sur son île. « Toutes les caractéristiques du travail de Robinson s’appliquent aussi ici […] Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution5. » En effet, seul sur une île, avec peu de moyens, des techniques rudimentaires et seulement des besoins basiques, l’exercice est assez facile. Dans une telle situation, on peut vite évaluer quelles sont les capacités dont on dispose, ce dont on a besoin et quelle est la meilleure façon de le faire avec les moyens qu’on a. À la maison, avec un ordinateur et un tableur, il n’est plus tellement difficile de planifier le ménage de manière optimale.

Une proposition tristement célèbre des planificateurs a voulu fixer le prix des céréales, de sorte que l’on pouvait tout aussi bien nourrir les poulets de pain frais.

Mais l’économie européenne moderne produit des dizaines de millions de produits et de services différents. Jamais dans un tableur on ne pourrait obtenir une feuille avec autant de lignes et de colonnes6, et même si c’était le cas, l’ordinateur planterait en calculant les formules. Il n’est pas particulièrement facile non plus de connaître les désirs et les besoins en constante évolution de l’ensemble des 446 millions d’Européens. Nous pourrions assez simplement décider démocratiquement combien de ressources consacrer aux investissements et combien à la consommation ; combien dépenser pour les soins de santé et combien pour la défense. Surtout à l’heure du vote digital et de la carte d’identité électronique, nous pouvons voter là-dessus régulièrement sans aucun problème, et ce serait déjà un grand pas en avant. Mais planifier exactement quels biens d’investissement ou quels biens de consommation produire pour cela — comment et en quelle quantité les produire —, sans parler d’une planification optimale avec le moins d’effort et de gaspillage possible, c’est une tout autre paire de manches.

C’est précisément la raison pour laquelle l’économiste autrichien Ludwig von Mises a affirmé qu’une économie planifiée était impossible. Quiconque veut organiser l’économie de manière efficace doit avoir une idée de la valeur de chaque produit par rapport à tous les autres et par rapport aux besoins continuellement changeants de la population. Or, selon von Mises, si on veut comparer rationnellement la valeur de tant de produits, on ne peut pas le faire en les estimant les uns par rapport aux autres directement dans leur forme physique, in natura. En termes marxistes : au niveau de la société, il est impossible de mesurer la valeur d’usage des produits. Savoir si quelque chose d’aussi banal qu’une pomme vaut plus qu’une poire pour la société dans son ensemble à un moment donné, cela demande tout simplement trop d’informations et trop de calculs7.

Ainsi, poursuit von Mises, ce n’est qu’en ramenant d’abord tous les produits à un seul étalon de valeur — l’argent — que l’on peut comparer leur valeur. Et si on ne veut pas que cette échelle de valeur soit complètement arbitraire et conduise à des situations absurdes, mais qu’elle soit fondée sur les moyens réels disponibles et les besoins et souhaits de la population, il faut laisser la concurrence jouer sur le libre marché et laisser les entreprises décider elles-mêmes où investir. En d’autres termes, pour que l’économie fonctionne de manière rationnelle, la valeur d’échange doit occuper la place centrale et avoir le champ libre. Essayer de planifier tout ça est une tâche impossible et ne peut mener qu’au chaos et, surtout, à un gaspillage massif. L’être humain ne dispose tout simplement pas de la capacité requise pour calculer tout ça. Même avec tous ses défauts, le libre marché est incomparablement plus efficace8.

Un prix Nobel pour l’économie planifiée

À l’époque où von Mises a écrit sa critique virulente du socialisme dans les années vingt et trente, il n’existait en effet aucune méthode mathématique permettant de calculer un plan optimal en termes de valeur d’usage, in natura, des produits et services physiques. Cependant, jusque loin dans les années soixante, la croissance de l’économie soviétique a été à ce point plus rapide que celle de l’Occident capitaliste que la gauche pouvait en toute confiance ignorer les réserves de von Mises9. Pour de nombreux économistes bourgeois également, la supériorité d’une économie planifiée, même primitive, sur le libre marché capitaliste était douloureusement évidente en pratique. Un pays qui, en 1917, était encore réputé le plus « arriéré » d’Europe a alphabétisé des dizaines de millions de personnes en un temps record. Moins de trente ans plus tard, ce même pays a vaincu la machine de guerre nazie ultramoderne, puis a envoyé dans l’espace le premier satellite, le premier chien et enfin le premier homme.

Cependant, comme d’autres pays émergents le montrent également aujourd’hui, c’est surtout pendant ce qu’on appelle la phase de décollage, lorsqu’on lance la conversion d’une économie agricole en une économie industrielle, qu’il est relativement « facile » de croître rapidement, en particulier pour une économie socialiste qui le fait de manière planifiée. L’entrée massive d’anciens paysans comme ouvriers dans la nouvelle industrie permet à l’activité industrielle de se développer rapidement et de produire toujours plus, ce qui a un impact sur la mécanisation de l’agriculture, libérant encore plus de main-d’œuvre pour l’industrie. C’est la phase de croissance extensive. Mais ce décollage ne dure pas éternellement : il vient un moment où on atteint le minimum d’agriculteurs requis pour assurer la production alimentaire. Les usines cessent d’avoir un besoin aigu d’ouvriers en plus. Le défi n’est plus simplement de produire plus, mais mieux. L’augmentation d’échelle doit faire place à l’ innovation et aux améliorations dans le processus de production. Et c’est alors que le moteur commence à s’essouffler.

Un mastodonte comme Walmart utilise une planification centrale pour organiser la logistique, les stocks, le personnel et la tarification dans ses 11 000 magasins.

En l’absence de moyens et de méthodes permettant de calculer in natura un plan optimal pour l’ensemble de l’économie sans l’argent comme étalon, les planificateurs du ministère soviétique du Gosplan ont eu recours à la méthode assez grossière des « balances matérielles ». Il s’agit d’une sorte de tableau entrées-sorties primitif qui montre cependant combien de sorties on peut produire avec les entrées disponibles, sans toutefois pouvoir vraiment entrer dans les détails et sans tenir compte des liens exacts entre toutes les branches de production. Les planificateurs procédaient comme suit : tout d’abord fixer des objectifs de production grâce au système des balances matérielles, puis tout convertir en argent. Chaque entreprise devait produire ses quotas matériaux, mais en même temps, on attendait d’elle qu’elle couvre ses coûts sur le plan financier. Cela a parfois conduit à des situations grotesques qui semblaient donner raison à von Mises, qu’en l’absence de concurrence et de marché, les prix sont dénués de sens. Une proposition tristement célèbre des planificateurs a fait grimper le prix des céréales au même niveau que celui du pain10, de sorte que l’on pouvait tout aussi bien nourrir les poulets de pain frais. Dans certains cas, les usines produisaient suffisamment de pantalons, mais pas assez de fermetures éclair. Résultat : des montagnes de pantalons inutilisables.

En outre, les balances matérielles ne permettaient pas de clarifier assez en détail les exigences de qualité des produits. Les planificateurs ont dû se limiter à des directives quantitatives, dans des catégories très générales. Résultat : des montagnes de marchandises de si mauvaise qualité qu’on ne pouvait rien en faire11. Tant que l’économie soviétique se développait à un rythme si rapide qu’elle produisait chaque année bien davantage que l’année précédente, l’effet d’une telle maladresse était encore supportable. Mais lorsque le rythme de la croissance ralentit et qu’il s’agit d’accroître l’efficacité à tous les niveaux — en passant à une croissance intensive —, on bute contre un mur. Quand bien même les situations les plus extrêmes ont pu être résolues, globalement, il n’y avait pas d’alternative : le savoir et la technologie permettant de faire beaucoup mieux n’existaient tout simplement pas.

En 1939, un jeune Russe avec la bosse des mathématiques a changé tout cela. Âgé de seulement 27 ans, mais déjà professeur de mathématiques depuis cinq ans à l’université de Leningrad, Leonid Vitalyevich Kantorovich cherchait alors un moyen d’améliorer la production dans une usine de contreplaqué. Il a conçu un algorithme mathématique12 qui permettait de faire justement ce que von Mises disait être impossible : calculer exactement la manière la plus efficace de produire précisement les sorties souhaitées à partir des entrées disponibles, sans l’intervention de l’argent et du marché13. Cela lui a valu, outre pas mal de contreplaqué, de se voir décerner, dix ans plus tard, le prix Staline et de devenir le seul citoyen soviétique de tous les temps à obtenir, en 1975, le prix Nobel, qu’il a partagé avec le mathématicien américano-néerlandais Tjalling Koopmans. Ce dernier a, par la suite, mais séparément de Kantorovich, découvert un algorithme similaire14.

Ces algorithmes sont aujourd’hui connus sous le nom de « programmation linéaire » et sont extrêmement convoités par les entreprises capitalistes pour optimiser la production sur leurs multiples sites. De fait, tout en faisant l’éloge du libre marché, les multinationales d’aujourd’hui planifient leurs propres processus logistiques et de production avec un zèle qui ferait mourir de jalousie les planificateurs soviétiques les plus farouches. Un mastodonte de la grande distribution comme Walmart, par exemple, utilise une planification centrale pour organiser la logistique, le contrôle des stocks, le personnel et la tarification dans ses 11 000 magasins répartis sur 27 pays. Il s’agit du plus grand employeur au monde après le département de la Défense des États-Unis et l’Armée populaire de libération chinoise. Si Walmart était un pays, son économie serait aussi importante que celle de la Suède. Entièrement planifiée, sans concurrence sur le marché interne entre les différents départements de la même entreprise. Amazon fait de même, tout comme les géants de l’industrie manufacturière tels que General Motors et Toyota, qui planifient également la production au-delà des frontières dans leurs milliers de départements comptant des dizaines de milliers de travailleurs15.

Cependant, Kantorovich, qui n’avait probablement jamais entendu parler de von Mises, s’est vite rendu compte que, dans une société socialiste, sa méthode ne convenait pas uniquement aux entreprises individuelles. Il était également possible de s’en servir pour optimiser l’économie planifiée dans son ensemble16. La route vers une économie socialiste entièrement planifiée semblait tout à coup bien plus courte. Cette découverte a donné lieu à plusieurs années d’optimisme fervent parmi les planificateurs et les scientifiques soviétiques. Pendant une décennie, nombreux étaient ceux qui ont cru que le rêve américain allait devoir céder la place à l’abondance rouge, telle qu’elle est décrite de manière saisissante dans l’extraordinaire roman de Francis Spufford, Capital rouge17.

InterNyet et Pinochet

Le potentiel de la découverte scientifique de Kantorovitch a fait pétiller les yeux de bien d’autres également. Victor Glouchkov, mathématicien et informaticien à l’Académie des sciences de Kiev, en Ukraine, a réalisé que les nouveaux algorithmes combinés à la puissance de calcul des ordinateurs nouvellement inventés pourraient révolutionner la planification. On appelait ça cybernétique et Glouchkov en deviendrait une véritable légende. En 1962, il a élaboré un plan visionnaire pour un réseau informatique national (OGAS) destiné à relier toutes les entreprises soviétiques entre elles et avec les autorités nationales de planification, afin de collecter toutes les informations nécessaires, de faire des calculs et d’envoyer des directives de production pour une économie planifiée de manière optimale. Internet avant la lettre. Pour réaliser son rêve scientifique, il n’a eu de cesse, des années durant, de faire pression sur les autorités soviétiques. Dans un premier temps, il a trouvé une oreille attentive en la personne du Premier ministre de l’époque, Alexis Kossyguine. Le nouveau programme du parti stipulait, après tout, que les ordinateurs devaient jouer un rôle central dans la planification, et la presse soviétique faisait l’éloge des ordinateurs comme les « machines du communisme » 18.

Mais contrairement aux managers capitalistes de l’Occident, les bureaucrates de l’Union soviétique ne débordaient pas vraiment d’enthousiasme. Les planificateurs et les directeurs d’usine se demandaient pourquoi ils devaient céder à un ordinateur leurs responsabilités et leur pouvoir sur les prix et la production. Les réformateurs libéraux, quant à eux, ont suggéré que l’économie soviétique avait justement besoin de plus d’indépendance et de concurrence entre les entreprises afin de traiter ce qui était en effet des problèmes de planification très réels. Ils n’allaient tout de même pas permettre que tout soit recentralisé par ce savant fou avec ses calculettes futuristes ? De plus, il était loin d’être certain que la puissance de calcul des ordinateurs de première génération suffirait à calculer l’ensemble du plan. Lorsque Viktor Glouchkov a également dû admettre que l’OGAS coûterait quelque 20 milliards de roubles et serait plus difficile à organiser que le programme spatial et la recherche nucléaire réunis, son plan a été mis au placard. Comme l’indique le titre bien choisi de l’article passionnant de Slava Gerovich sur cette période, c’est devenu InterNyet pour l’OGAS19. Pendant ce temps, en Occident, les services de renseignement et les gouvernants ont poussé un soupir de soulagement. Leurs rapports internes montrent qu’ils avaient bien compris le danger que le projet de Glouchkhov représentait pour le capitalisme20.

Glouchkov a élaboré un plan visionnaire pour relier toutes les entreprises soviétiques entre elles et avec les autorités. Internet avant la lettre.

Une autre voie est possible. Lorsque les militaires du général Augusto Pinochet se sont emparés du palais présidentiel du Chili et par extension de tout le pays, ils ont fait une découverte des plus surprenantes : une salle de commandes futuriste qui semblait tout droit sortie d’un épisode de Star Wars, remplie d’écrans et de fauteuils équipés de boutons et de moniteurs. Ce que les fascistes avaient trouvé était le cœur du projet Cybersyn. Dans le plus grand secret et avec beaucoup moins de moyens que les Soviétiques, le gouvernement socialiste de Salvador Allende avait recruté en 1971 le scientifique britannique Stafford Beer, spécialiste des systèmes de gestion, pour construire un réseau cybernétique de machines télex21. Le processus devait rassembler dans un poste de commandement unique des données chiffrées, pratiquement en temps réel22, sur l’économie. Sur cette base, le gouvernement était en mesure de trancher rapidement en connaissance de cause les difficultés économiques les plus actuelles.

Le Cybersyn de Beer était en somme la version chilienne de l’OGAS de Glouchkov, même si ses objectifs étaient très modestes en comparaison. Malgré toutes ses limites et ses difficultés, le système a survécu à son baptême du feu lorsque, loin d’être achevé, il a été utilisé avec un certain succès en 1972 pour réorganiser le transport national de marchandises, à un moment où la contre-révolution tentait de saper le gouvernement de gauche par une grève des camions. À l’aide du Cybersyn, les Chiliens ont courageusement tenté en petit ce que les Soviétiques n’ont pas osé faire à grande échelle et semblaient ainsi sur la voie de démontrer qu’il s’agissait au moins autant de volonté politique que de capacité technique. Malheureusement, le coup d’État fasciste et le brutal assassinat de Salvador Allende en 1973 ont condamné à mort le projet avec la naissance d’une dictature friedmanienne néolibérale23.

Du flop au petaFLOPS

Le manque de puissance de calcul et de volonté politique a obligé le ministère soviétique de la Planification à tempérer son ambition et à limiter le plan à une petite sélection des 2 000 produits et projets les plus fondamentaux. Pour environ 18 000 autres produits, plusieurs autres ministères continuaient à publier des directives et des objectifs centralisés. Cela explique le succès des Soviétiques dans certains projets précis que le gouvernement considérait prioritaires, comme l e programme spatial. Toutefois, pour des millions d’autres produits, le Gosplan n’établissait un plan qu’en grandes catégories générales. Cela n’a pas beaucoup de sens et conduit parfois à plus de problèmes que de solutions. Si vous prévoyez de produire 10 tonnes de vis, mais que vous ne spécifiez pas leur taille et si elles doivent être plates ou cruciformes, vous risquez de vous retrouver avec un mélange de vis qui ne s’adaptent à rien ni à aucun tournevis. Il s’agit d’un exemple fictif, mais l’économie soviétique a bien connu de telles situations absurdes. Il en résulte des goulots d’étranglement, une surproduction, du gaspillage, des retards et surtout beaucoup de frustration24. Et aussi beaucoup de corruption chez les directeurs d’usine, qui ont désespérément eu recours au copinage et au marché noir pour obtenir ce dont ils avaient besoin pour réaliser leurs quotas du plan25. Von Mises avait-il donc raison tout compte fait ?

Lorsqu’on se voit présenter de calculs excessivement complexes à résoudre, deux choix se présentent : y consacrer une puissance de calcul plus grande ou développer un meilleur algorithme. La bonne nouvelle est qu’en 2021, les deux sont disponibles. L’informaticien écossais Paul Cockshott, en collaboration avec son collègue professeur et économiste Allin Cottrell, a publié au début des années 1990 un petit ouvrage qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, intitulé Towards a New Socialism (Vers un nouveau socialisme) dans lequel les deux auteurs prouvent de manière concluante la faisabilité de l’économie planifiée26.

L’ouvrage était en fait prévu à l’origine pour aider les planificateurs de l’Union soviétique à faire face aux problèmes économiques de plus en plus aigus, mais il est arrivé trop tard pour leur être utile. Le binôme écossais avance deux solutions. Tout d’abord, les ordinateurs d’aujourd’hui ont une puissance de calcul incomparablement plus élevée que ceux des années soixante27. Aujourd’hui, les smartphones les moins chers peuvent effectuer des opérations bien plus complexes que les meilleurs et les plus chers des superordinateurs de l’époque. Towards a New Socialism a paru en 1993, or le superordinateur le plus puissant aujourd’hui (depuis juin 2020 jusqu’au moment de la rédaction de cet article) est le Fugaku japonais. Il a une capacité de calcul de 416 petaFLOPS29. C’est pas moins d’un billion (mille milliards) de fois plus rapide que les 0,418 mégaFLOPS du BESM-6, l’ordinateur le plus puissant dont disposait Viktor Glouchkov 30.

Deuxièmement, Cockshott et Cottrell décrivent des algorithmes déjà existants qui réduisent considérablement la puissance de calcul requise. Si nous tenons compte du fait que la plupart des valeurs du tableau des entrées-sorties sont nulles (par exemple, pour construire une maison, il faut zéro bicyclette, zéro avion et zéro pot de choco, et il n’est donc pas nécessaire de faire des calculs pour cela) et si nous nous contentons d’un algorithme qui donne une solution optimale à 99 % au lieu de 100 %, bien plus précise que ce que le libre marché ne pourra jamais réaliser, dans ce cas la complexité des calculs diminue de manière spectaculaire et avec elle la puissance de calcul requise31. Alors que certains critiques affirmaient qu’un plan quinquennal de Glouchkov pour l’ensemble de l’économie soviétique coûterait 100 millions d’années de temps de calcul même du plus puissant ordinateur de l’époque, avec les 416 petaFLOPS du Fugaku et les algorithmes de Cockshott et Cottrell, il suffirait d’une fraction de seconde pour une économie comme celle de la Chine d’aujourd’hui32. Les objections de von Mises ont tout simplement été dépassées par la science.

À la recherche de la main invisible

Une autre chose que von Mises reproche à l’économie planifiée est qu’elle ne répond pas ou répond insuffisamment à la demande — aux besoins et aux souhaits de la population. Tout le monde connaît les images emblématiques des files d’attente devant les supermarchés de l’ancien bloc de l’Est. Il ne s’agit pas d’inventions, ou du moins pas toujours. Mais tout est relatif : derrière le rideau de fer, il y avait des files d’attente au supermarché, mais tout le monde avait un emploi, un toit au-dessus de sa tête et un accès aux soins de santé33. Depuis la chute du Mur, les rayons sont pleins, mais des dizaines de millions de chômeurs attendent un emploi, des centaines de milliers de sans-abri un logement et d’innombrables malades un lit d’hôpital. Mais avec ou sans un toit, un emploi et une bonne santé : les pénuries et les files d’attente ne peuvent évidemment pas être le but recherché. Cela conduit non seulement à l’inégalité et à la frustration, mais cela favorise également la corruption — la personne ayant les meilleures relations pouvant obtenir les biens les plus convoités. Il serait préférable de produire juste assez de biens de consommation pour les vendre et satisfaire, en même temps, les besoins de base de chacun. Le capitalisme ignore ces derniers, mais satisfait la première condition, par l’entremise de la fameuse « main invisible » , par la loi de l’offre et de la demande, et une bonne dose de gaspillage. Un produit très populaire devient de plus en plus cher, jusqu’à ce que son prix soit juste assez élevé pour ceux qui veulent, et surtout peuvent, le payer. Les produits dont personne ne veut et qui restent en rade dans les rayons deviennent de moins en moins chers jusqu’à ce qu’ils finissent eux aussi par être vendus. Cependant, sans libre marché, affirmait von Mises, le gouvernement doit savoir exactement ce que chaque consommateur veut à chaque instant, et c’est irréalisable34.

Presque tout ce qui se trouve dans un iPhone provient de recherches organisées ou financées par les États.

Dans les économies socialistes planifiées du 20e siècle, il n’y avait pas de mécanisme automatique de fixation des prix pour les biens de consommation. Le prix de chaque produit était fixé pour une période de cinq ans par les autorités de planification, sur la base d’une estimation grossière du coût de production et, dans le meilleur des cas, d’un pari réfléchi sur les besoins et les souhaits des consommateurs. S’il y avait des files d’attente ou, au contraire, si les rayons restaient pleins d’articles inutilisés, tout changement éventuel ne pouvait intervenir au plus tôt que dans le cadre du plan suivant — pour autant que ça change. Lorsque von Mises a formulé cette critique, en 1922, il était en effet très difficile de faire autrement. En outre, aux yeux de nombreux planificateurs soviétiques de l’époque, les mécanismes de fixation automatique des prix étaient, par définition, « bourgeois » , et donc à éviter comme la peste35. Mais depuis, trois quarts de siècle se sont écoulés.

Pour ce problème également, des solutions relativement simples existent aujourd’hui, que Cockshott et Cotttrell expliquent également dans leur ouvrage Towards A New Socialism36. Cela fonctionne par des mécanismes de rétroaction automatique, comme la chaudière qui s’éteint automatiquement lorsque le thermostat reçoit l’information que la température souhaitée est atteinte. Le principe de base est que, en dehors de ceux qui sont financés par les impôts et donc mis à disposition gratuitement ou à des prix très bas (tels que les soins de santé, le logement, les services de base, etc.), tous les biens et services devraient être vendus à leur coût réel, c’est-à-dire au prix qui reflète le mieux ce qu’il en coûte à la société en termes de travail et de matières premières pour les produire. Tout d’abord, l’algorithme de planification calcule ce prix initial optimal. Ensuite, les marchandises se retrouvent en rayon à ce prix. Dès que les magasins ouvrent leurs portes, les systèmes informatiques surveillent en permanence la quantité de chaque produit qui est vendue et ce qui reste en stock. C’est ce qui se passe déjà aujourd’hui dans tous les supermarchés : grâce à ses systèmes informatiques, Colruyt sait à tout moment, pour chaque magasin, combien de pots de choco il reste en rayon. De plus en plus, la gestion des stocks fonctionne également avec des puces informatiques telles que la RFID qui permettent de suivre un produit à distance — pensez à ces fameux supermarchés sans personnel, où vous découvrez automatiquement le prix en sortant du magasin. Colruyt utilise ces systèmes pour savoir quelle quantité de quels produits elle doit faire livrer depuis ses entrepôts et quand37. Une économie planifiée socialiste peut faire encore plus.

S’il s’avère clairement que le stock d’un produit populaire diminue trop rapidement parce que la production ne peut pas suivre la demande, l’algorithme de planification socialiste peut augmenter temporairement le prix de ce produit au-dessus du prix optimal. Le produit devient donc plus cher que ce qu’il « coûte » réellement à la société de le produire. Avec cette augmentation du prix, moins de gens seront disposés à le payer, donc la demande diminuera. C’est ainsi que l’on évite à court terme les pénuries et les files d’attente. En même temps, c’est un signal pour les planificateurs : il s’agit d’un produit populaire, il est préférable d’en produire davantage, afin qu’à moyen terme, le prix puisse redescendre au prix optimal et qu’il y en ait quand même assez pour tout le monde. d’autres produits sont en excédent parce qu’ils se vendent trop peu. L’algorithme de planification abaissera alors le prix en dessous du prix optimal afin que davantage de gens jugent bon de l’acheter et qu’il ne reste pas dans les rayons. Cette baisse de prix est à son tour un signal pour les planificateurs que le produit n’est pas très populaire, et qu’ils peuvent donc retirer de sa production des capacités de production (par exemple, la main-d’œuvre) et les déployer ailleurs. De cette manière, l’offre se réduit et le prix peut finalement remonter au prix optimal, cette fois sans excédent.

C’est l’offre et la demande, mais sans marché et, surtout, sans l’influence du profit. Aujourd’hui, Colruyt ajuste également ses prix plusieurs fois par jour et fait apparaître automatiquement ces nouveaux prix sur les étiquettes de prix, désormais numériques, dans les rayons des magasins38. Mais à la différence du capitalisme, le socialisme n’investit pas dans le produit qui génère le plus grand profit , mais dans le produit qui est si populaire que les gens sont prêts à payer plus pour que ce qu’il coûte réellement à produire. Jack Ma a donc raison : nous pouvons effectivement trouver la « main invisible » du marché et même la rendre très visible. Mais contrairement à ce que pense Ma, une telle possibilité ne se présentera pas que les décennies à venir : c’était déjà possible il y a trois décennies.

Matière grise

John Thornhill, rédacteur à la rubrique Innovation pour le quotidien économique britannique Financial Times, a lui aussi été intrigué par les propos de Jack Ma. Il a noté qu’ « il est difficile pour les consommateurs d e signaler une demande pour un produit qui n’existe pas encore39 ». On pourrait, à ce titre, citer ces propos quelque peu désobligeants mais pas totalement dénués de sens du cofondateur d’Apple, Steve Jobs : les clients ne savent pas ce qu’ils veulent tant que vous ne le leur montrez pas. Qui a demandé des smartphones avant qu’ils n’existent ? L’un des avantages supposés du marché libre est qu’il permet la prise de risque et l’expérimentation, et les récompense, ce qui fait apparaître toute sorte de nouveaux produits. Une économie planifiée ne bénéficierait pas d’un tel incitant à l’innovation et aurait tendance à stagner. Ce raisonnement ignore le fait que, même dans le capitalisme, ce ne sont pas principalement les entrepreneurs privés qui réalisent l’innovation et le progrès technologique. Dans son étude révolutionnaire L’État entrepreneur, l’économiste Mariana Mazzucato décrit comment ce sont principalement les universités qui, avec l’argent public, effectuent de manière planifiée la recherche fondamentale, dont les entreprises privées récoltent les fruits une fois terminé le travail difficile et risqué. Ces recherches sont en effet très coûteuses et leur succès n’est pas garanti, c’est pourquoi les entreprises privées ne veulent pas prendre un tel risque, à moins que le gouvernement ne les subventionne fortement40. Cela a été démontré une fois de plus lors du développement des vaccins contre le Covid-19, dont la recherche fondamentale a été presque entièrement financée par des fonds publics41.

Prenons par exemple le gadget qui a le plus radicalement changé nos vies au cours de cette dernière décennie : le smartphone. La technologie qui se cache derrière les écrans LCD, les écrans tactiles, le GPS, l’Internet sans fil, les disques durs miniatures, les circuits silicium compacts et même l’assistant virtuel Siri : presque tout ce qui se trouve dans un iPhone provient de recherches organisées ou financées par les États42. Ce que les entreprises privées savent bien faire, c’est exploiter les résultats de cette recherche fondamentale pour développer des produits de consommation commercialisables. Le mérite de Steve Jobs, ou plutôt de ses collaborateurs du département créatif d’Apple, c’est d’avoir intégré ces différentes technologies de manière conviviale et, surtout, d’avoir eu le flair pour un design attrayant. Les milliards générés vont ensuite aux actionnaires privés d’Apple, et non aux contribuables qui ont payé la recherche fondamentale43. Toutefois, une personne créative employée par une entreprise d’État dans une économie planifiée peut expérimenter de nouveaux produits de consommation tout aussi bien que la même personne créative employée par une entreprise privée dans le libre marché. Nous pouvons, par exemple, prévoir de réserver un certain budget chaque année pour expérimenter librement de nouveaux articles. C’est également la façon de procéder dans ces entreprises — elles prévoient des budgets annuels pour la recherche et le développement exactement dans le même but.

Planifier le refroidissement de la planète

Pour calculer la planification et les prix optimaux, Cockshott et Cottrell, dans leurs premiers ouvrages tels que Towards a New Socialism, s’appuient largement sur ce qu’ils appellent la « valeur travail » des produits. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres aspects de la production que le socialisme doit prendre en compte, pas seulement le temps de travail nécessaire pour produire un bien. Parmi les exemples, citons les émissions de CO2, la production d’autres déchets nocifs tels que les SPFO, les îles de plastique dans l’océan ou la destruction de zones naturelles. Supposons que la production de deux produits nécessite la même quantité de travail, mais que l’un d’eux émet deux fois plus de CO2. Il est alors clair que ce produit « coûte » beaucoup plus cher à la société, même si la « valeur travail » des deux biens est la même. Cette considération est également importante lors de la fixation du prix des biens de consommation. Il se peut que les gens soient prêts à payer plus cher certains produits polluants que la main-d’œuvre qui est nécessaire à leur production. Toutefois, si la production de ce bien dégage beaucoup plus de CO2 que pour d’autres produits, voulons-nous vraiment que les planificateurs en produisent davantage pour la simple raison qu’il est plus populaire ?

Dans une économie planifiée, c’est la société qui peut déterminer démocratiquement où, quand, comment, combien et pour qui nous produisions.

Il apparaît clairement que le capitalisme n’a pas le moindre moyen de répondre à cette question. Le socialisme devrait cependant faire mieux. Des algorithmes tels que celui de Kantorovich rendent cela parfaitement possible. Lors du calcul du plan optimal et des prix à la consommation socialistes, la méthode de programmation linéaire peut facilement prendre en compte toutes les contraintes supplémentaires possibles auxquelles les calculs doivent satisfaire44. Dans un article ultérieur, Cockshott examine en détail, par exemple, comment le plan peut prendre en compte aussi la « valeur CO2 » de chaque produit, en combinaison avec la valeur travail45. Le philosophe Jan Philipp Dapprich, dans son doctorat sous la direction de Cockshott, démontre mathématiquement qu’avec ce mécanisme, on peut calculer les prix de manière encore plus efficace46. Grâce aux algorithmes de Kantorovich et à la méthode de Cockshott et Cottrell, il est donc parfaitement possible pour une économie socialiste d’élaborer un plan fixant une limite stricte aux émissions annuelles de CO2, de faire en sorte que cette limite diminue chaque année et de calculer dans le cadre de ces critères la meilleure utilisation possible des moyens disponibles. Comparez cela au capitalisme où le climat est bradé au plus offrant dans le cadre du marché des certificats d’émission de CO2.

Outre le CO2, une économie planifiée peut intégrer de nombreuses autres contraintes possibles dans le plan optimal calculé par les algorithmes de planification. Par exemple, la prise en compte d’un seuil limite d’espaces verts que les nouvelles constructions peuvent occuper. Ou que le travail de nuit doit être réduit au strict minimum. Ou que les aliments sains doivent être plus accessibles que les sucreries excessives, même si ces dernières sont moins chères à produire. Bref : dans une économie planifiée, c’est la société qui peut déterminer démocratiquement les limites de ce que nous produisons ou ne produisons pas, de même que où, quand, comment, combien et pour qui nous produisions. La technologie calcule ensuite quelle est la meilleure façon d’y arriver à l’intérieur des limites établies.

De l’utopie à la science

Marx et Engels considéraient leur socialisme comme scientifique et les idées et expériences de leurs prédécesseurs socialistes, Robert Owen, Charles Fourrier et Henri de Saint-Simon, comme utopiques. Beaucoup de leurs disciples ultérieurs ont interprété cela comme une interdiction de penser à l’avenir et d’élaborer des propositions concrètes sur le socialisme, sauf dans les termes les plus vagues et généraux. Marx et Engels n’avaient en effet guère de patience pour les rêves et les fantaisies dans le vide. Toutefois, étudier de manière pratique et scientifique comment planifier une économie socialiste de la manière la plus efficace possible sur la base de la technologie actuelle est autre chose qu’une fantaisie.

Aujourd’hui, les marxistes peuvent s’appuyer sur un siècle de réussites et d’échecs de l’économie planifiée dans les pays socialistes. C’est bien plus long que l’âge du capitalisme industriel lorsque Marx écumait la British Library pour écrire Le Capital. Forts de cette expérience, nous pouvons tirer aujourd’hui des leçons assez précises sur le fonctionnement d’une économie planifiée au 21e siècle. Cockshott et Cottrell ont fait un excellent travail en explorant ces leçons de manière scientifique et très concrète. Parce que si nous voulons mobiliser la classe travailleuse et ses alliés pour une alternative, nous devons dire clairement en quoi consiste cette alternative et pouvoir la défendre contre la critique. Et à plus forte raison lorsque nos adversaires prétendent que nous vendons des châteaux en Espagne et que la science et l’histoire nous donnent tort. « Le socialisme, depuis qu’il est devenu une science, veut être pratiqué comme une science, c’est-à-dire étudié47. » Si la classe dominante prétend que le socialisme est une utopie, il est de notre devoir de prouver que cette utopie est scientifique, en nous appuyant sur les dernières découvertes scientifiques et les technologies les plus modernes.

Footnotes

  1. « Can big data help resurrect the planned economy ? », Global Times, 14 juin 2017. Consulté le 18 octobre 2021.
  2. Ibid.
  3. Friedrich Engels, Principes du communisme, 1847.
  4. Friedrich Engels, Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science (dit Anti-Dühring), 1878, troisième partie : Socialisme, chapitre 4 : La répartition.
  5. Marx, Le Capital, Livre I, chapitre 1, § 4. Le caractère fétiche de la marchandise et son secret. (C’est Roel VDP qui souligne.)
  6. Le tableur Microsoft Excel, par exemple, est limité à 1 048 576 lignes, comme le ministère britannique de la Santé a dû le constater à son grand dam lorsqu’il s’est vu confronté à la pandémie de covid-19. Alex Hern, « Covid : how Excel may have caused loss of 16,000 test results in England » , The Guardian, 6 octobre 2020. Consulté le 18 octobre 2021.
  7. L. von Mises, « Economic calculation in the socialist commonwealth » dans F. A. Hayek (red.), Collectivist Economic Planning, London, Routledge and Kegan Paul 1936 ; L. von Mises, Socialism : An Economic and Sociological Analysis, New Haven, Yale University Press, 1951.
  8. Ibid.
  9. B. Azad, Soviet Union : Heroic Struggle, bitter defeat. Factors contributing to the dismantling of the socialist state in the USSR, New York, International Publishers 2000 ; Roger Keeran & Thomas Kenny, Socialism betrayed : Behind the collapse of the Soviet Union, New York, International Publishers, 2004.
  10. J. Staline, Les problèmes économiques du socialisme en URSS, Éditions en langues étrangères, Pékin, 1974, p. 20. Quarante ans plus tard, Gorbatchev pouvait encore citer des exemples d’agriculteurs qui donnaient du pain frais aux porcs comme option la moins chère. Il s’agissait à ses yeux d’un argument en faveur du démantèlement complet de l’économie planifiée.
  11. A. Nove, The Economics of Feasible Socialism Revisited, Londres, HarperCollinsAcademic 1991 ; M. Dobb, Soviet economic development since 1917, New York, New World Paperbacks, 1965.
  12. Algorithme : une série d’instructions mathématiques pour calculer le résultat à partir d’un ensemble de valeurs initiales.
  13. L. V. Kantorovich, « The Mathematical Method of Production Planning and Organization », Management Science, Vol. 6 (1960), 363-422 ; P. Cockshott, « Von Mises, Kantorovich and in-natura calculation » , European Journal of Economics and Economic Policies Intervention, 7 (1), 2010, 167-199.
  14. Au grand dam de ces deux grands génies, le scientifique américain George Dantzig, qui a conçu un algorithme similaire, n’a pas été nommé. I. Boldyrev et T. Düppe, « Programming the USSR : Leonid V. Kantorovich in context » , publication électronique (Cambridge University Press 2020). Consulté le 18 octobre 2021.
  15. L. Philips et M. Rozworski, People ’s Republic of Walmart : How the World’s Biggest Corporations Are Laying the Foundation for Socialism, London, Verso 2019, 30-36 ; Peter Mertens et Raoul Hedebouw, Priorité de gauche : Pistes rouges pour sortie de crise, Bruxelles, Aden 2009, p. 208-209.
  16. L.V. Kantorovich, The Best Use of Economic Resources, Oxford (Pergamom Press 1965), xvii-xix.
  17. F. Spufford, Red Plenty : How the Soviet dream seemed to become reality.
  18. S. Gerovitch, From Newspeak to Cyberspeak : A History of Soviet Cybernetics, 256 ; Ibid, 271-274 ; B.N. Malinovsky, Pioneers of Soviet Computing, publication électronique, 2010, 26-30 ; B. Peters, How Not to Network a Nation : The Uneasy History of the Soviet Internet, Cambridge, MIT Press, 2016, 107-158.
  19. S. Gerovitch, « Internyet : Why the Soviet Union did not build a nationwide computer network » , History and Technology, Vol. 24 (4), 2008 ; Malinovsky, Pioneers of Soviet Computing, 31-59 ; Peters, How Not to Network a Nation, 159-190.
  20. S. Gerovitch, From Newspeak to Cyberspeak, 45-46.
  21. S. Gerovitch, From Newspeak to Cyberspeak, 45-46.
  22. Temps réel : une interaction directe, sans décalage.
  23. E. Medina, Cybernetic Revolutionaries : Technology and Politics in Allende ’s Chile, Cambrige, MIT Press, 2014. Voir aussi Stafford Beer, The Brain of the Firm, New Jersey, Wiley, 1995.
  24. Nove, The Economics of Feasible Socialism Revisited ; Dobb, Soviet economic development since 1917.
  25. A. Ledeneva, Russia ’s Economy of Favors : Blat, Networking and Informal Exchange, Cambridge University Press, 1998.
  26. P. Cockshott & A. Cottrell, Towards A New Socialism, Nottingham, Spokesman 1993.
  27. Ibid., 58-59.
  28. [FLOPS signifie nombre d’opérations en virgule flottante par seconde (de l’anglais : floating-point operations per second). Une opération en virgule flottante veut dire, pour l’exprimer de manière un peu simpliste, une opération mathématique (addition, soustraction, multiplication, division) avec des nombres décimaux, par exemple 3,14 × 6,5. Un mégaFLOPS est égal à un million de FLOPS. Un petaFLOPS équivaut à un milliard de megaFLOPS ou un billiard (million de milliards) de FLOPS. Le Fugaku effectue donc 416 billiards (416 avec 15 zéros) de calculs par seconde./note]. C’est pas moins d’un billion (mille milliards) de fois plus rapide que les 0,418 mégaFLOPS du BESM-6, l’ordinateur le plus puissant dont disposait Viktor Glouchkov28Fugaku 415-PFLOPS, Wikipédia, et BESM (ordinateur), Wikipédia. Consulté le 9 novembre 2021
  29. Fugaku 415-PFLOPS, Wikipédia, et BESM (ordinateur), Wikipédia. Consulté le 9 novembre 2021
  30. Cockshott & Cottrell, Towards A New Socialism, 55-58.
  31. P. Cockshott, « How Feasible are Jack Ma ’s Proposals for Computerised Planning ? » World Review of Political Economy, Vol. 10, Nr. 3 (automne 2019), 302-315.
  32. Azad, Soviet Union : Heroic Struggle, bitter defeat ; Keeran & Kenny, Socialism betrayed ; H. Leihkauf, « Fakten zu 40 Jahren DDR » , dans F. Flegel (red.), Unter Feuer : Die Konterrevolution in der DDR, Hannover, Offsensiv, 2009.
  33. Von Mises, Economic calculation in the socialist commonwealth ; Von Mises, Socialism.
  34. M. Ellman, Planning Problems in the USSR : The Contribution of Mathematical Economics to their Solution 1960-1971, Cambridge University Press, 1978.
  35. Cockshott & Cottrell, Towards A New Socialism, 118-126.
  36. M. Bernaert, RFID TAGS : een onderzoek bij bevoorrechte getuigen, thèse de master, Gand (Universiteit Gent 2009), 28-39.
  37. « In maart 2020 alleen nog elektronische prijsetiketten in alle Colruyt-winkels » , Colruyt. Consulté le 18 octobre 2021s.
  38. J. Thornhill, « The Big Data revolution can revive the planned economy » , Financial Times, 4 septembre 2017. Consulté le 18 octobre 2021.
  39. M. Mazzucato, L’État entrepreneur : Pour en finir avec l’opposition public privé, Fayard, 2020.
  40. S. Van Den Broeck, « Factcheck : Ja, het basisonderzoek voor de coronavaccins is grotendeels met overheidsgeld betaald » , Knack 15 février 2021. Consulté le 18 octobre 2021.
  41. Mazzucato, 123-153.
  42. Ibid., 218-236.
  43. P. Cockshott, « Von Mises, Kantorovich and in-natura calculation ».
  44. P. Cockshott, « A defence of socialism in the XXI century » , Transition to 21st Century Socialism in the European Union, 2010).
  45. J. P. Dapprich, Rationality and distribution in the socialist economy. Thèse de doctorat, Glasgow (Université de Glasgow 2020).
  46. F. Engels, La guerre des paysans allemands (1850), avant-propos.