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Quarante ans de cellules communistes aux ACEC

Adrian Thomas

—30 décembre 2021

De la Résistance à la crise des ACEC, des cellules communistes ont fortement stimulé les luttes ouvrières au sein de la grande firme. Retour sur une structure militante complexe mais pertinente en entreprise.

Le parcours du syndicaliste carolorégien Robert Dussart, retracé dans une récente biographie1, permet de percevoir l’action des cellules d’usine du PCB2 dans une des plus grandes entreprises belges, les ACEC3. Non seulement dans sa maison-mère de Charleroi, mais aussi à Herstal, Gand et Ruysbroeck. Éclairage sur un type particulier d’organisation ouvrière de combat.

Quel est le sens d’une cellule communiste d’entreprise ?

Découvrir l’histoire d’un parti politique se réduit souvent à suivre ses évolutions électorales et ses tribulations parlementaires. La plupart des partis se sont toujours bornés à agir uniquement dans l’espace public, en prévision du prochain scrutin. Mais pas les communistes. Leur but premier vise à organiser dans leur rangs la force du prolétariat afin de préparer un changement de système qui brisera l’exploitation capitaliste. C’est ainsi dans les usines que la classe ouvrière prend son sens comme classe en soi, c’est-à-dire par sa simple existence, en dehors de sa volonté propre. Les ouvriers n’ont pas forcément conscience de leur appartenance commune. Les communistes doivent agir en premier lieu afin que cette classe se constitue pour soi, autrement dit en réalisant que leur exploitation est semblable, forgeant leur intérêt collectif. Cette identité de classe est la condition nécessaire à leur participation active à la lutte des classes et à toute conquête sociale.

L’organisation militante sur le lieu de travail, initiée dès 1924 par la « bolchévisation » des PC, en référence au modèle du parti de Lénine et de la révolution russe (1917), vise à dépasser la structure traditionnellement communale des partis et à s’implanter en usine. Cet ancrage communiste peine à être quantifié par l’historiographie. C’est un échafaudage qui se construit en coulisse, à l’abri du regard patronal. Dans le règne de la propriété privée, le bourgeois est roi et ne souffre aucune contestation de ses salariés. Les ouvriers communistes doivent donc agir dans l’ombre.

La plupart des partis se sont toujours bornés à agir uniquement dans l’espace public, en prévision du prochain scrutin. Mais pas les communistes.

Leur organisation se mesure à deux niveaux : la taille de leur cellule et le nombre de délégués syndicaux acquis à leur cause. La pénétration syndicale est un enjeu décisif de leur projet. Dans un sens, c’est un processus naturel : les communistes se veulent à la pointe du combat social, à la tête des exigences ouvrières, et peuvent arriver de la sorte à gagner loyalement la confiance de leurs collègues. Mais les dirigeants syndicaux en place l’entendent peu de cette oreille et réagissent en général vivement contre cette démarche qui sape leur autorité. La cellule sert donc de tête de pont dans l’entreprise au parti et à ses syndicalistes. Elle est, par essence, très fragile et éphémère. En conséquence, sa stabilité et sa popularisation font l’objet d’une attention très soutenue de la direction politique du PC et doivent sans arrêt être régénérées pour survivre dans un terrain en tout point hostile, d’autant que ses meneurs risquent d’être licenciés à tout instant.

La portée très méconnue des cellules communistes d’usine dans l’histoire européenne

Les PCF et PCI4 se sont démarqués des autres partis grâce à leur singularité prolétarienne et leur contre-culture. Si ces partis-communautés ont pu affirmer leur hégémonie, c’est surtout en raison de l’origine ouvrière de leurs cadres. Les PC ne cherchaient pas seulement à parler pour et au nom des travailleurs, mais ont œuvré à sélectionner et à élever les meilleurs d’entre eux au sein de leur personnel politique : dans leur appareil de parti, parmi leurs élus et réseaux. Malgré le contexte socioéconomique favorable de l’après-guerre, cette stratégie n’allait pas de soi et s’est traduite en interne par une lutte constante contre « l’intellectualisme », pour juguler la tendance logique des diplômés à s’auto-promouvoir à la tête du parti et inverser véritablement l’exclusion politique habituelle des ouvriers.

Les PC, et plus encore leurs cellules d’entreprise, ont constitué un lieu à nul autre pareil de rencontres sociales entre salariés d’une même société. Cette sociabilité militante a ainsi permis de faire émerger d’excellents organisateurs ouvriers et de cultiver un capital culturel collectif, entretenu et transmis grâce à l’action. Des postures sectaires ont pu étouffer la démocratie interne et dévier ce type d’attitude dans une caricature « ouvriériste », en brimant les partisans issus d’autres classes, mais c’était un moyen efficace de garantir une mainmise et une cohésion ouvrières.

Non seulement le PCF et le PCI sont parvenus à imprégner de leur crédit les grands syndicats militants, CGT et CGIL5, mais ont aussi bâti de vrais bastions au sein des fleurons de l’industrie nationale. On pense surtout à Renault-Billancourt en banlieue de Paris et à Fiat-Mirafiori à Turin. C’était durant les Trente Glorieuses des usines-villes qui structuraient la vie économique de leur métropole, embauchant entre 30 000 et 50 000 ouvriers. Leur emplacement stratégique dans la chaîne de production industrielle déteignait sur toutes les entreprises de la région, voire bien au-delà. Il en était donc de même au niveau social : en partant en grève, les ateliers de Billancourt ou de Mirafiori entraînaient naturellement toutes les autres usines dans le combat social. C’était de ce fait le détonateur comme l’amplificateur des grandes luttes syndicales de leur période. En un mot, la clé et l’avant-garde de leur succès, bref un contre-pouvoir ouvrier.

Renault-Billancourt et Fiat-Mirafiori étaient les emblèmes prolétariens des PCF et PCI, mais pas des exceptions. Un tour d’horizon ample, rudimentaire car jamais étudié en profondeur, montre que les cellules communistes d’entreprise sont arrivées à s’insérer passagèrement de tous côtés en Europe occidentale. À titre d’exemples, j ’ai relevé dans mon livre 48 grands sites industriels dans 15 pays ouest-européens, hors Belgique, où d’amples et solides cellules communistes se sont établies sur la durée entre 1945 et 1990. On les retrouvait surtout dans des ports (19) et des usines automobiles (12), mais aussi dans la sidérurgie (9) ainsi que la construction électrique (4) et l’aéronautique (4). Les chemins de fer et les centrales électriques ou à gaz n’ont en général pas été en reste non plus. Charbonnages, verreries et filatures ont également offert pléthore d’ouvriers aux PC, mais leur nombre a fondu comme neige au soleil dès la fin des années 1950.

Il y avait des implantations où la symétrie jouait avec des syndicats en majorité communistes, comme les CCOO espagnoles, la CGT portugaise, le ESAK-PAME grec et la PEO chypriote6. Mais il y avait aussi des points de fixation inattendus (là où la gauche radicale se bornait à la marginalité électorale), étant soit dépourvus de relais syndicaux, soit liés à des centrales communisantes peu connues en francophonie comme la EVC (Pays-Bas)7 et le FLA (Luxembourg)8, intégrés en 1964-1965 aux syndicats socialistes en gardant à peu près leur influence, ou partiellement dans trois des grands Trades Unions britanniques : ceux des mineurs (surtout écossais et gallois), des électriciens et des dockers9 (en particulier à Londres).

L’usine en Belgique qui s’approchait le plus de ces citadelles ouvrières, c’étaient les ACEC de Charleroi. Il y a eu une robuste implantation communiste au port d’Anvers et surtout dans la métallurgie liégeoise, Cockerill en particulier, mais ces grandes zones industrielles étaient trop disputées avec d’autres forces dominantes pour que les communistes tirent leur épingle du jeu. L’histoire politico-syndicale est différente à Charleroi. Les rivalités semblent moins exacerbées qu’ailleurs. Les ACEC étaient insérés dans un tissu industriel cohérent, présentant un modèle compact et central : si les ACEC éternuaient, c’est tout le Pays Noir qui prenait froid, avait-on coutume de dire dans la région.

Les ateliers ont été jusqu’à leur démantèlement en 1989 le baromètre social de Charleroi, entre autres parce que les ACEC sont restés un gros réservoir d’emplois, au contraire des autres industries locales : environ 10 000 à Marcinelle (1950-1970), 17 000 si l’on compte ses filiales extérieures au Hainaut. Les ACEC auraient pu connaître le succès de Philips et prémunir, sans le vouloir, un noyau syndical combatif dans la région. Ce sont des raisons qui expliquent que la cellule communiste des ACEC-Charleroi a pu prospérer pendant une bonne quarantaine d’années, entre la Libération et la dislocation de la société, avec au moins une cinquantaine de membres, et jusqu’à 200 pendant les sixties. Son petit journal, Dynamo, s’est d’ailleurs vite prévalu d’être la plus vieille feuille communiste d’usine, sûrement à raison. Mais rien n’aurait été fait sans le plus déterminant : un dirigeant perspicace et efficace.

Les cellules communistes des ACEC de Ruysbroeck, Herstal et Gand

Les ACEC, fondés entre 1881 et 1886, deviennent le joyau de l’électromécanique belge dès les années 1920, en jouant un rôle majeur dans l’électrification du pays, grâce à leurs centrales, et la densification des transports publics, avec la production de nombreux trains et trams. La firme se distinguera au fil du temps par sa large panoplie de fabrications (son slogan était : « du moulin à café à la centrale nucléaire »). Cette diversification explique pourquoi les héritiers des ACEC soient aujourd’hui si éloignés les uns des autres, que ce soit Nexans (câblerie), Thalès (spatial) et Alstom (ferroviaire) à Charleroi ou encore Inductotherm (électrothermie) à Herstal.

La première cellule des ACEC s’observe précocement dès les années 1930 sur son site de Ruysbroeck (Leeuw-Saint-Pierre, près de Bruxelles), situé dans la zone industrielle de la vallée de la Senne. L’activité militante décolle durant la guerre avec des grèves contre le travail forcé, puis à partir de la Libération avec l’accession du responsable communiste local, Jean Lambert, à la présidence de la délégation syndicale. L’évolution de ce groupe reste mystérieuse mais il semble clair que le nouveau délégué principal se soit concentré sur son mandat syndical et sa propre carrière, aux dépens de sa cellule. L’écartement d’un militant trop zélé en 1952 marque l’arrêt formel de l’activité du PCB dans l’usine. Ruysbroeck se traînera désormais syndicalement aux initiatives des trois autres sites des ACEC et rechignera à rallier la plupart des grèves conjointes. Son désistement avec une large unanimité à la grande grève de 1979 pour les 36 heures par semaine10, malgré des semaines de blocage général, est révélateur du décalage.

L’activité de la cellule d’Herstal est plus longue, mais son succès est davantage momentané. Il repose beaucoup sur un spectaculaire coup d’éclat en décembre 1940. Louis Neuray, électricien communiste depuis 1934 et fraîchement arrivé aux ACEC, parvient mettre le site à l’arrêt. C’est la première action ouvrière de masse depuis l’invasion, un acte pionnier de la Résistance. Le directeur des ACEC, trop heureux de marier sa firme à Siemens, collabore à l’arrestation des agitateurs. Déporté en 1941 avec treize autres grévistes (qui mourront dans les camps), Neuray revient au pays en octobre 1944 et mobilise les ouvriers pour incarcérer ses ex-patrons, avec l’aide de résistants armés. Leur détention sera courte et ils seront blanchis, malgré une longue bataille judiciaire de trois ans. Dégoûté, Neuray s’exilera en 1948, explosant la cellule locale qui peinera à survivre au départ de son champion syndicaliste.

Les PC, et plus encore leurs cellules d’entreprise, ont constitué un lieu à nul autre pareil de rencontres sociales entre salariés d’une même société.

C’est grâce à la force d’encadrement de la fédération liégeoise du PCB que la cellule, accolée à sa grande sœur de la FN, persistera avec une grosse cinquantaine de membres, notamment à la suite de la grande grève de 1960-1961. Le travail en la matière de Clément Tholet, cadre ouvrier du parti, est à éclaircir, mais son influence sur les deux successeurs communistes du renardiste Henri Gillon à la tête de la délégation syndicale (Jules Letems et Léon Warlomont), de 1967 à 1986, paraît avoir été décisive sur sa pérennité, y compris à Elphiac (atelier séparé et vendu en 1969). La FGTB et le PCB locaux ne joueront toutefois qu’un rôle passif dans les grèves à venir, à l’exception du moment-clé de 1979.

Le cas de Gand est le plus tardif. Une étude spécifique et plus fouillée de ses archives (Amsab) permettrait de mieux en cerner les contours mais les grandes lignes sont perceptibles. Un groupe a émergé de l’usine à la Libération et a grandi à mesure que Robert Blansaer déployait ses ailes. Le syndicaliste gantois est l’exemple qui se rapproche le plus de Dussart. À l’opposé d’Herstal et de Ruysbroeck qui pèchent par l’absence de chef emblématique stable, Gand est figuré par son délégué principal, communiste, comme à Charleroi. Blansaer a gravi lentement, dès 1948, les échelons de la FGTB interne, au sein d’une usine qui s’est souvent distinguée en locomotive syndicale de la région, pour atteindre son but en 1970. s’il s’est illustré surtout par l’occupation exceptionnelle de la fonderie en 1973-1974, Blansaer n’est cependant jamais arrivé à y cultiver une vraie cellule. Gand n’a toutefois manqué aucun des grands rendez-vous syndicaux jusqu’en 1985, y compris en 1979 même si une minorité l’a privé au dernier moment des 36 heures.

Le succès de la cellule communiste des ACEC de Charleroi (1947-1970)

Charleroi est le cas d’école. La différence majeure entre les sites des ACEC tient d’abord à l’inégalité de taille. Marcinelle a toujours été bien plus grand, embauchant 10 000 travailleurs dans sa meilleure phase (1950-1970), avec un seuil de 5 000 agents (1920-1986), alors que les autres usines ont fonctionné le plus souvent avec un effectif de 1 000 à 1 500 salariés. Ce n’est pas une donnée négligeable, car il est plus aisé pour des militants de s’organiser dans de grandes concentrations ouvrières que dans de petites unités de production dispersées. La cohésion et la sociabilité des employés des ACEC ont fourni un terreau fertile à la structuration partisane.

Les premières traces d’activisme communiste aux ACEC-Charleroi remonte à 1930-1932, avec les vaines tentatives d’ancrage de Georges Glineur et Raoul Baligand, sans néanmoins connaître de véritable organisation avant 1947, malgré une grève héroïque en 1943 contre le service du travail obligatoire en Allemagne. Jaillissant avec une cinquantaine de militants dont une dizaine seront élus parmi la soixantaine de délégués syndicaux (le reste étant socialistes ou sans-parti), la première génération de communistes locaux se caractérise par un travail très collectif. Cette équipe repose sur des personnalités bien distinctes. Auguste Wéry, le responsable, apparaît non pas un chef incontesté mais comme le « premier parmi les pairs » de sa cellule. Cet ouvrier en machines-outils dirige le groupe, mais sans être au-dessus de la mêlée comme le sera Dussart.

C’est une période laborieuse où la cellule déploie beaucoup d’énergie pour s’établir solidement, en lien continu avec la fédération communiste de Charleroi. Les militants recrutent jusqu’à 24 délégués syndicaux et secouent les assemblées syndicales avec des interventions finement préparées, pour convaincre les ouvriers d’adopter d’ambitieux mots d’ordre sociopolitiques, qui concernent aussi bien les salaires et les pensions que les menaces de guerre mondiale. Les communistes sont alors très réactifs à l’actualité internationale brûlante de la Guerre froide. Ils tiennent un café près de l’usine et organisent des activités pour dédiaboliser le bloc de l’Est. Ils poussent aussi la FGTB des ACEC à tendre une main fraternelle aux syndicalistes chrétiens (CSC) en vue d’un front commun, ce qui est très rare à l’époque.

Mais, malgré leur conception pluraliste du syndicalisme, leur double allégeance, envers le FGTB et le PCB, leur pose de gros problèmes. Ce tiraillement entre la hiérarchie syndicale social-démocrate et l’autorité de parti est déjà évident quand Wéry parvient à la présidence de la délégation syndicale en 1950. Cette tension explose en 1954 lors d’une grève très dure. La délégation ouvrière se dispute tellement avec l’appareil de la FGTB que la cellule communiste finit par se substituer au syndicat. L’impasse de cette situation se solde par l’échec de la grève et par un affaiblissement général. Peu après, l’assouplissement de la politique syndicale du PCB et l’exclusion du superviseur de leur cellule leur permettent de s’affranchir de cette tutelle, trop souvent contraignante. Leur action durant les luttes syndicales va dorénavant se recentrer sur la politisation des revendications, c’est-à-dire la formulation de réponses de fond, au-delà du cadre de l’usine, qui les resituent dans la marche vers une société socialiste, et sur la mobilisation de la classe travailleuse dans son ensemble autour de grands combats sociopolitiques. Le PCB joue enfin un rôle formateur sur l’éducation politique de nombreux syndicalistes. Le retrait de Wéry, malade, offre alors à Dussart un boulevard à la direction locale de la FGTB comme de la cellule.

Dussart se détache vraiment en 1961 comme le chef de la cellule ainsi que de la délégation, sous l’effet autant de son rôle pivot dans l’avènement et l’animation de la grève-mère11 que du procès contre son licenciement abusif. La police l’a incriminé de vandalisme six mois après la grève et les ACEC l’ont mis à la porte pour cette raison. Mais les ouvriers se sont mobilisés et Dussart a réussi à prouver son innocence. L’échec de cette vengeance patronale a clairement donné un coup d’accélérateur à la propulsion de son autorité morale, comme à la massification de la cellule (jusqu’à 242 membres en 1965), même si l’embellie est globale pour les communistes (350 affiliés aux cellules de Cockerill et de la FN-Herstal en 1963). La personnalité de Dussart entre toutefois clairement en jeu dans la popularisation du PCB aux ACEC. La deuxième génération de militants se constitue autour de lui, comme les musiciens auprès d’un chef d’orchestre, et c’est sous sa direction que la cellule connaît un succès inédit au cours des sixties.

La cellule conçoit des plans détaillés de recrutement et, pour ce faire, joue sur tous les tableaux. L’usage de la presse est central. Le PCB diffuse une large gamme de journaux, du Drapeau rouge, l’organe central, à L’Étincelle, le périodique régional, jusqu’à des revues thématiques (littéraire, par exemple), ainsi que des feuilles d’usine. Aux ACEC-Charleroi, Dynamo, né en 1943, est diffusé sous la forme d’un tract A4 irrégulier jusqu’à 1956, où il devient un mensuel de deux pages A3, vendu tous les vendredis à la porte de l’usine à 5 500 exemplaires. C’est le moyen d’expression de la cellule, avec un éditorial de Dussart, des nouvelles d’usine, du pays et du monde, qui permet d’inviter les ouvriers à ses activités locales ou d’offrir un don à son « fonds de combat ».

La cellule multiplie ses sous-groupes par département de l’usine et par affinité (amicale d’ouvrières ou de jeunes). Mais elle croît surtout grâce à l’implication de ses militants au sein d’organisations de masse, en dehors des structures syndicales classiques que le PCB continue à aiguillonner. La ligue pacifiste (UBDP12) parvient à mobiliser, dans le contexte du réchauffement de la Guerre froide, des pans entiers du personnel, en particulier des femmes, notamment contre la guerre au Vietnam. Les communistes s’investissent nettement dans le mouvement régionaliste (MPW13), considéré alors comme l’extension unitaire de la grève 60-61 et une dissidence du PSB14, pour lui donner un ton très anticapitaliste. Dussart marque aussi beaucoup de points chez les sociaux-chrétiens en écrivant souvent dans Le Travailleur, un journal de prêtres-ouvriers ouverts d’esprit.

Si les ACEC éternuaient, c’est tout le Pays Noir qui prenait froid, avait-on coutume de dire dans la région.

L’implantation communiste repose, non pas sur une dispersion équilibrée dans tous les ateliers, mais sur des points de fixation solides dans quelques gros départements. La câblerie se distingue dès 1947 comme bastion rouge des ACEC, avec le rôle catalyseur de Marcel Labaere, continué par Armand Descamps jusqu’à la fin des seventies. Ensuite, l’usinage mécanique surprend pour avoir été le berceau des trois principaux délégués syndicaux communistes : Wéry, Dussart et Louis Mengoni. Arrivé aux ACEC en 1970, cet ouvrier-ci n’était pas au PCB, mais au PTB, et a entretenu de bonnes relations avec Dussart jusqu’à sa retraite (1986), après quoi il se signalera comme le meneur du courant syndical pugnace dans le combat contre la dislocation des ACEC.

Le déclin paradoxal de la cellule communiste aux ACEC-Charleroi (1970-1982)

Par la suite, vient le tassement durant les seventies. Dussart mise clairement sur la consolidation de son hégémonie syndicale, utilisant son charisme personnel dans les luttes sociales aux ACEC. C’est un choix guidé par la réalité des enjeux. Dussart investit de nombreuses instances de pouvoir (direction du PCB, exécutif de la CMB-Charleroi, Le Drapeau rouge et puis Sénat). Il ne peut pas être partout. Les premières rationalisations de l’usine requièrent ensuite toute son attention, si bien que Dussart table peu sur sa succession. Il se résigne à l’attendre émerger toute seule, tandis que ses camarades vieillissent et partent à la retraite, sans être remplacés, ou vont militer dans leur quartier à la place de l’usine, délaissée. La cellule perd sa centralité.

La troisième génération n’arrive pas. Josiane Vrand la reflète dans une certaine mesure, mais son sort se marie bien trop à Dussart pour incarner une vraie passation de témoin. Un nouveau souffle se perçoit dans l’agitation post-soixante-huitarde mais n’aboutit pas au renouveau de la cellule, ce qu’aurait dû faciliter la grève de 1979. Au contraire : non seulement elle ne joue plus qu’un rôle anecdotique à l’usine, mais surtout le déclin simultané du PCB, divisé jusqu’à son sommet, et des ACEC, prêts à l’implosion, contribue au renforcement de la tendance socialiste du syndicat. La cellule s’éteindra avec Dussart, même si Mengoni concrétisera, dans un sens, très brièvement (1986-1988) cette renaissance sous l’angle syndical. Mais il était déjà bien trop tard.

Si la cellule communiste des ACEC-Charleroi a vécu si longtemps, c’est grâce à Dussart. Mais le grand chêne a bu toute l’eau du sol et s’est élevé haut dans les cimes des arbres, en dépassant son tuteur dans le même temps. Cette personnification politico-syndicale a été autant une force qu’une faiblesse, finalement incurable. Or, une cellule est une affaire collective, y compris à sa tête. Cette situation demanderait à être comparée à d’autres. Marcel Baiwir finit ainsi sa carrière en 1978 en tant que président de la délégation de Cockerill, après trente ans de syndicalisme et d’activisme communiste dans la grande usine de Seraing. Mais la cellule locale et la délégation syndicale ont vécu avant, après et malgré sa personnalité pourtant centrale, avec des succès sociopolitiques appréciables. En France, peu de syndicalistes semblent entrer dans ce cas de figure, où les profils de dirigeants semblent bien distincts du parcours de Dussart, comme par exemple Roger Linet et Claude Poperen à Renault-Billancourt.

Ce dépérissement s’explique aussi par un réel désintérêt envers les cellules d’usine, commun à tous les PC « orthodoxes » de l’époque. La cellule des ACEC avait, au final, perdu tout intérêt, car son actualité se calquait à celles des instances syndicales et même parlementaires. Or, sans stratégie et sans identité propre, quelle pertinence lui restait-elle ? Se transformer en amicale de la délégation ? Sans but politique clair, comment pouvait-elle être autre chose que, au mieux, un super-syndicat ou, au pire, un club antisyndical ?

L’expérience de cette cellule, peut-être la meilleure de l’histoire du PCB, pose la question de la relation entre parti et syndicat. C’est une équation incontournable car elle contribue autant à la dynamisation et à la conscientisation des syndicalistes qu’elle ne complique l’élaboration d’une stratégie d’ensemble. Mais si l’on considère que le pluralisme est une constance dans la classe travailleuse, il semble naturellement banal qu’il le soit également au sein du syndicat et que ses diverses tendances y soient représentées, du moins si elles se placent dans l’intérêt des travailleurs. L’idée d’un syndicat épuré de toute influence politique relève plus de l’illusion ou d’un prétexte trompeur pour étouffer le débat que d’une réalité, bien plus vivante et multiforme.

Footnotes

  1. Adrian Thomas, Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Bruxelles, éd. Aden, 2021, 498 p. Pour un résumé, consulter sa récente notice dans Le Maitron (Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier) par Rik Hemmerijckx et Adrian Thomas, (13 octobre 2021) : http://maitron.fr/spip.php?article228420.
  2. Parti communiste de Belgique.
  3. Ateliers de constructions électriques de Charleroi.
  4. Partis communistes français et italien.
  5. Confédération général du Travail ; Confederazione Generale Italiana del Lavoro.
  6. Confederación Sindical de Comisiones Obreras ; Confederação Geral do Trabalho ; Πανεργατικό Αγωνιστικό Μέτωπο ; Παγκύπρια Εργατική Ομοσπονδία.
  7. Eenheids Vakcentrale.
  8. Freie Letzebuerger Arbechterverband.
  9. National Union of Mineworkers ; Amalgamated Engineering Union ; Transport and General Workers.
  10. La grève de 1979 est la plus grande grève des ACEC. Les quatre sièges sont bloqués pendant trois mois par leurs ouvriers, afin d’exiger la réduction du temps de travail. Pensé et mené de bout en bout par Dussart, le mouvement parvient à faire plier la direction et permet de passer de la semaine de 40 heures à 36 heures en quelques mois. C’est alors une victoire syndicale sans commune mesure en Europe. Mais deux semaines avant sa conclusion, les deux sites flamands (Gand et Ruysbroeck) reprennent le travail, ne profitant pas de cette conquête sociale. Cette grève fait l’objet de tout un chapitre (le 13e) dans mon livre.
  11. Voir le chapitre 8 de mon livre ou : Adrian Thomas, « Comment les communistes ont précipité la « grève du siècle », Lava, n°15, hiver 2020, p.106-117.
  12. Union belge pour la défense de la paix.
  13. Mouvement populaire wallon.
  14. Parti socialiste belge.