Contrairement à une idée répandue, l’adhésion des États dits périphériques à l’Union européenne n’est pas la panacée. En effet, un nouvel élargissement modifiera la nature de l’UE et aura des effets négatifs, en particulier pour ces pays.
Considérer l’Union européenne actuelle sous l’angle du centre et de la périphérie peut apporter une nouvelle perspective1. Le centre (ou noyau) de l’UE doit être compris comme le lieu où se concentre le pouvoir économique et politique de l’UE: l’Europe occidentale, en particulier le triangle formé par l’Allemagne, la France et le Benelux. Ce sont des économies européennes relativement fortes, où la prospérité et la richesse sont liées à l’industrialisation nationale, à l’expansion coloniale et à l’accumulation. Les pays nordiques tels que la Suède, le Danemark et la Finlande peuvent être considérés comme des pays semi-centraux de l’UE. Leur structure économique est proche de celle du noyau des pays de l’Union, avec des capitaux nationaux relativement forts et une avance technologique ou une innovation de pointe au niveau national2.
L’UE compte deux périphéries (l’Irlande peut également être considérée comme une périphérie de l’UE, mais elle n’a pas été prise en compte dans l’étude), qui présentent une grande diversité interne. Tout d’abord, l’Europe du Sud, y compris l’Italie, s’est engagée sur la voie de la périphérisation et de la divergence au cours des dernières années, en particulier après la crise financière mondiale. L’Europe du Sud (à l’exception de l’Italie) a accédé à la CEE dans les années 1980 (Malte et Chypre en 2004) en raison de processus de démocratisation politique. Ensuite, l’Europe centrale, orientale et du Sud-Est (11 États membres) a rejoint l’UE après la fin de la guerre froide, principalement en tant que zone périphérique avec une main-d’œuvre bon marché.
La perspective «centre-périphérie» est particulièrement sensible aux questions d’inégalités de pouvoir et de dépendances, tout en mettant l’accent sur les relations mutuelles entre l’économie et la politique (économie politique). En bref, ce point de vue permet de comprendre le fonctionnement de l’UE en tant que hiérarchie caractérisée par une division particulière du travail. Cette division du travail entre le centre et ses périphéries est légitimée par différentes constructions idéologiques telles que l’altérité, le Sud ou l’orientalisme (euro-orientalisme).
Le fait que les États membres de l’Est soient devenus les hôtes d’investissements principalement allemands a partiellement contribué à la désindustrialisation de l’Europe du Sud.
En outre, une critique «périphérique» de l’UE permet également une autre approche quant à l’élargissement de l’UE. Il ne fait aucun doute que l’UE est entraînée dans un contexte international mouvant marqué par la concurrence entre grandes puissances et la dé-mondialisation. La question est donc de savoir ce que va impliquer un futur élargissement pour un projet politique fondé il y a bien longtemps sur des idées directement opposées à la politique des grandes puissances. Autrement dit, pourrait-on utiliser un élargissement pour réformer l’UE et la rendre moins inégale et plus coopérative?
La caractéristique principale de ces périphéries est leur dépendance à l’égard des économies du centre. Cette dépendance est multiple; elle prend la forme d’investissements (investissements directs étrangers), d’innovations et de recherches, ainsi que de capitaux. Les fragilités et défauts internes tels que la large financiarisation de l’économie, le sous-développement du marché intérieur, le dualisme structurel, la dépendance à l’égard des exportations ou de la main-d’œuvre bon marché, sont des éléments constitutifs des modèles économiques périphériques. En outre, la discontinuité politique ou systémique représente une caractéristique commune aux deux périphéries.
L’UE d’aujourd’hui possède deux modèles économiques périphériques de base, reliés par des réseaux de dépendances avec les pays du centre de l’UE et l’économie mondiale. La dépendance signifie que les pays périphériques ont une position plus faible et sont probablement forcés de s’adapter aux priorités des économies centrales et d’opérer un «nivellement par le bas» pour offrir les meilleures conditions aux investisseurs étrangers (capitaux étrangers).
Il est important de préciser que l’existence de l’UE n’est pas directement à l’origine de cette situation. Le récent projet de l’UE n’est que l’héritier du capitalisme historique et, en tant que tel, il ne fait que reproduire des schémas existants plus anciens. Si nous regardons la carte de l’Europe à la fin du XVIe siècle (à la fin du cycle d’accumulation ibérique), la carte du centre et des périphéries n’a pas changé de manière significative. En ce sens, l’UE n’a pas offert aux Européens un projet nouveau ou alternatif, c’est-à-dire différent du capitalisme historique (Wallerstein). Mais il est bon de souligner que le capitalisme dépend de l’existence même des périphéries, comme cela a souvent été affirmé (Chase-Dunn, Braudel), et que l’étude des périphéries n’en est que plus cruciale.
Sous le capitalisme, le pouvoir économique se convertit en pouvoir politique et vice versa. Sous le capitalisme néolibéral, le politique est littéralement colonisé par la raison économique, avec des résultats destructeurs pour les sociétés et la démocratie. Malheureusement, l’UE d’aujourd’hui s’est construite depuis le début des années 1990 autour de projets néolibéraux. L’hégémonie néolibérale entraîne un processus de dé-démocratisation et de dé-politisation dans le contexte européen et national. La forme néolibérale de la gouvernance vise à isoler les droits de propriété capitalistes de la démocratie ou des règles démocratiques. Elle utilise les notions de liberté et de démocratie pour légitimer ses politiques; elle crée des contraintes constitutionnelles pour le changement et, simultanément, fragmente, atomise et divise la société. Les deux périphéries de l’UE ont servi à différents moments d’espace pour confirmer, reproduire ou protéger/légitimer le modèle néolibéral, qui sert souvent les meilleurs intérêts du capital multinational dont le siège se trouve dans les économies du centre. En ce sens, le processus de néolibéralisation a été une voie à double sens.
Les crises économiques ont tendance à avoir des effets négatifs importants sur les économies périphériques, même par rapport aux économies centrales, comme l’ont montré la crise financière mondiale en Europe du Sud ou la récente crise énergétique et l’inflation en Europe centrale et orientale. La gravité de ces crises a des répercussions sur les États membres périphériques et sur l’ensemble de l’UE. Néanmoins, les économies centrales disposent toujours d’une plus grande marge de manœuvre pour faire face à la crise.
La face cachée de l’UE en périphérie
L’adhésion à l’UE est souvent considérée comme une nouvelle positive pour les économies périphériques. Historiquement, elle a été considérée comme une recette pour atteindre la prospérité sur un pied d’égalité avec les pays modèles (qui se trouvent être situés dans le noyau de l’Europe). Malheureusement, ce n’est que la moitié de la vérité, l’autre moitié étant cachée sur l’autre face (plus sombre) du fonctionnement de l’UE. À partir de notre étude, je résume comme suit ce qu’être une périphérie dans l’UE signifie :
- Les périphéries ont moins de marge de manœuvre dans les politiques et les processus décisionnels de l’UE, et leur dépendance est ou peut être un obstacle politique pour elles à bien des égards. Cela signifie également que les périphéries sont moins susceptibles de formuler des politiques européennes qui répondent à leurs intérêts ou d’en influencer le résultat (comme surmonter les défauts causés par les dépendances multiples).
- Les États périphériques ont moins d’autonomie pour s’accorder des exceptions aux règles. S’ils le font, ils sont souvent confrontés à des critiques sévères basées sur des arguments de «déviation» (voir l’exemple de la Grèce pendant la crise financière et lors du référendum OXI).
- Leurs politiques européennes privilégient des alliances avec les États du centre tout en ignorant le potentiel de telles alliances entre eux. Les partenariats avec les pays du centre sont asymétriques, ce qui limite leur réciprocité. C’est particulièrement vrai pour l’Allemagne et la France. En outre, le paysage idéologique et l’imaginaire des États périphériques les entraînent généralement vers une politique de copie ou d’imitation plutôt qu’à l’authenticité ou à l’adaptation. Les périphéries de l’UE sont trop souvent des suiveuses ou des «épigones», et confirment ainsi le statu quo hégémonique.
- Enfin, les pays périphériques de l’UE sont non seulement sous-représentés dans les institutions, organes et agences de l’UE (ce qui est en lien avec leur moindre influence dans les processus décisionnels mentionnés ci-dessus) mais, en plus, ils sont souvent représentés par les voix du centre, et ainsi ne peuvent pas parler en leur nom propre, ou s’ils le peuvent, c’est seulement en tant que miroirs directs des attentes et des normes du centre dans leur rôle de confirmation. En bref, le pouvoir du centre dans l’UE peut être caractérisé par une hégémonie sans domination. Et lorsqu’on se concentre sur les chiffres et les données relatifs aux performances économiques, il s’agit d’une nuance fondamentale. Cette situation complexe, que l’on peut qualifier de périphérique, signifie que le développement socio-économique de ces pays est beaucoup plus «conditionnel» et fragile. En outre, le développement périphérique est également «ligoté» en ce sens qu’il ne pourra jamais sortir de sa périphéricité s’il ne commence pas à remettre en question les schémas autoreproducteurs des relations entre le centre et la périphérie.
Comme nous l’avons déjà mentionné, le prétendu «élargissement à l’Est» a été l’un des principaux complices et laboratoires des processus de néolibéralisation dans l’UE. De nombreuses «réalisations» néolibérales, telles que l’affaiblissement systématique des syndicats et des travailleurs ou le dumping social, ont été mises en œuvre avec succès pendant et après l’élargissement. Dans le cas de l’Europe centrale et orientale, le processus de transformation post-socialiste fondé sur le consensus de Washington est allé de pair avec le processus d’intégration à l’UE. L’UE a exigé une «économie de marché» fonctionnelle (et non une économie sociale de marché) comme condition préalable à l’adhésion à l’UE. Le consensus de Washington mettait l’accent sur la privatisation, la déréglementation et la libéralisation et, en tant que tel, il a été conçu à l’origine comme une recette pour le développement économique des pays endettés d’Amérique latine dont les structures économiques étaient très différentes de celles des économies socialistes d’État. Cela n’a toutefois pas été considéré comme un obstacle.
De nombreuses «réalisations» néolibérales ont été mises en œuvre avec succès pendant et après l’élargissement à l’Est.
Ces deux processus, la transformation post-socialiste et l’intégration à l’UE, se sont entremêlés et soutenus mutuellement dans la plupart des domaines. Par exemple, sous l’égide de l’UE, le secteur bancaire en Europe centrale et orientale est devenu majoritairement étranger, ce qui reste l’un des facteurs structurels importants du développement économique et de la périphéricité de ces pays.
Le résultat global de la transformation/européanisation a été ce que l’on appelle un «État compétitif» avec des salaires bas, un marché du travail flexible, des relations industrielles peu contraignantes, des négociations décentralisées et des régimes fiscaux privilégiant les investisseurs et les entreprises. L’accent général mis sur la concurrence au sein de l’UE, l’un des piliers idéologiques essentiels du néolibéralisme, a affaibli la solidarité dans l’UE et contribué à la concurrence intrapériphérique. En effet, dans certains secteurs, tels que l’industrie automobile, le fait que les États membres de l’Est soient devenus les hôtes d’investissements principalement allemands (mais pas seulement) dans la production industrielle a partiellement contribué à la désindustrialisation de l’Europe du Sud. Ainsi, la concurrence n’existait pas uniquement entre le centre et la périphérie, mais aussi entre les périphéries de l’UE, motivée par la main-d’œuvre bon marché, qui constitue un avantage comparatif essentiel, et les traditions industrielles locales de la région d’Europe centrale et orientale. En 1991, le producteur allemand Volkswagen a racheté l’entreprise tchèque Škoda et a ensuite ouvert deux usines Audi en Hongrie. En 2002, Volkswagen a décidé de transférer 10% de la production de la Seat Ibiza espagnole de Catalogne vers la Slovaquie, en raison de la flexibilité de la main-d’œuvre slovaque et de l’échec des négociations avec les syndicats en Espagne. Pour avoir une idée plus précise, en 2002, le salaire annuel moyen en Slovaquie était, selon l’OCDE, de 17 226 dollars US, de 43 018 dollars US en Espagne et de 52 023 dollars US en Allemagne. Ainsi, le salaire moyen du travailleur slovaque était 2,5 fois inférieur à celui de l’Espagnol et plus de trois fois inférieur à celui de l’Allemand.
La crise financière mondiale a montré que la financiarisation et la tertiarisation de l’Europe du Sud (prédominance des services dans l’économie, comme le tourisme) sont des sources essentielles de problèmes économiques et des obstacles importants au développement. Alors que l’Europe du Sud n’a pas pu compléter sa matrice industrielle, sa dynamique économique s’est appuyée principalement sur la financiarisation et l’endettement (effet dit de démonstration). Les promesses de convergence socio-économique ont été sérieusement ébranlées par les profondes répercussions de la crise financière mondiale (et pas seulement en Grèce). Plusieurs États membres de l’UE ont vu leur économie interrompre sa convergence, voire diverger, depuis 2008 (Chypre, Grèce, Italie, Espagne et Portugal).
À l’inverse, la tendance à la convergence dans la périphérie orientale de l’UE est très inégale et principalement basée sur les exportations (même si les États baltes peuvent être considérés comme une exception et que des pays tels que la Croatie et la Bulgarie sont proches du modèle périphérique méridional). Alors que les zones métropolitaines de la République tchèque, de la Pologne, de la Slovaquie ou de la Hongrie ont parfois atteint près du double de la moyenne de l’UE en termes de PIB par habitant (en standard de pouvoir d’achat), le tableau régional montre une forte polarisation entre les zones métropolitaines et les régions les plus faibles de ces pays qui sont confrontés à des différences régionales substantielles, inconnues en Europe du Sud. Ces différences ont déjà des conséquences politiques. Elles peuvent très probablement être attribuées au modèle orienté vers les «investissements directs à l’étranger» (IDE) et à l’échec des politiques régionales nationales et de celles de l’UE, y compris la politique de cohésion. Dans le cas du Sud, la divergence économique comprend une perte de dynamique des performances économiques, une précarisation croissante du travail et une baisse du revenu réel (ainsi que des salaires).
On peut supposer que la montée actuelle du populisme dans les deux périphéries est liée à des problèmes structurels liés à leurs modèles économiques périphériques et à la frustration qui naît de la tentative de rattraper le retard sans jamais vraiment y parvenir. D’un autre point de vue, l’intégration européenne de l’Europe du Sud dans les années 1980 et de l’Europe centrale et orientale dans les années 1990 était un élément structurel des processus de mondialisation néolibérale. Dans les années 1980, ce phénomène n’était pas très prononcé, mais dans les années 1990, les deux périphéries ont été de plus en plus mondialisées. En effet, la relation entre le processus d’intégration européenne et la mondialisation néolibérale est mutuellement constitutive.
Pour résumer, si nous voyons l’UE à travers le prisme de la périphérie (et du centre), il est possible de mieux comprendre les origines de différents problèmes. La perspective périphérique peut également être utilisée comme une critique constructive de l’UE en mettant en lumière certaines asymétries critiques qui constituent l’UE et son (dys)fonctionnement. Par exemple, l’UE manque d’une nouvelle politique de développement qui tiendrait compte de la situation réelle et du potentiel des économies périphériques. Cela implique l’abandon du paradigme de la concurrence, de la décentralisation et de la démocratisation de l’économie. Mais cela signifie aussi qu’il faut cesser de penser les réformes et les politiques économiques selon le paradigme de la «taille unique».
La nouvelle politique de développement s’attaquerait à plusieurs problèmes comme la faiblesse de l’économie locale/du marché intérieur, le dualisme structurel, la dépendance technologique et capitalistique, les disparités socio-économiques régionales et la stimulation des marchés intra-européens (au lieu de dépendre des exportations mondiales) par le biais d’une nouvelle politique industrielle et de l’innovation, etc.. De telles mesures amélioreraient considérablement l’UE, y compris ses économies centrales avec leurs périphéries internes (qui partagent des problèmes très similaires à ceux des deux périphéries de l’UE).
Les périphéries de l’UE doivent toutefois politiser leur aspect périphérique, et non le nier en imitant le centre. Jusqu’à présent, elle ne l’ont pas fait. L’establishment libéral dans les deux périphéries de l’UE est encore dans le déni en ce qui concerne la dynamique de pouvoir périphérique de leur statut dans l’UE. Ils reproduisent le modèle centre-périphérie en prétendant qu’il suffirait de «rattraper le retard» en copiant les modèles écrits dans le centre (et façonnés par le contexte du centre) pour qu’ils convergent un jour, sans tenir compte des réalités périphériques sur le terrain. En fait, le modèle du «rattrapage» basé souvent sur la logique de la «taille unique» reproduit la périphéricité et tous les problèmes qui en découlent.
L’Union européenne «géopolitique»?
L’Union européenne récente est, à bien des égards, le fruit de la fin de la Guerre froide. La fin de ce conflit systémique, militaire et idéologique a ouvert la voie à une Europe pacifique et aux élargissements de 1995, 2004, 2007 et 2013 pour un continent uni. Mais, en tant qu’institution, l’UE a traité les questions de sécurité d’une manière particulière. Après la fin de la guerre froide, elle a continué à «sous-traiter» la sécurité à l’OTAN sans développer ses instruments autonomes. L’imbrication de l’OTAN et de l’UE signifie que la puissance non européenne, les États-Unis, reste un facteur essentiel pour la sécurité en Europe.
La montée du populisme s’inscrit dans la frustration qui naît de la tentative de rattraper leur retard sans jamais y parvenir.
Les origines du conflit actuel en Ukraine et de la rivalité entre les États-Unis et la Russie sont complexes; certaines découlent de problèmes structurels et de changements mondiaux, d’autres de politiques intérieures. Une autre dimension de ce conflit peut être associée au refus ouvert par la Russie des normes de l’UE sur le continent et à l’effondrement consécutif de la politique de Partenariat oriental de la Politique européenne de voisinage (PEV). Néanmoins, cette guerre modifie la dynamique mondiale; elle a gravement ébranlé le système de sécurité de l’Europe et a remis en jeu la concurrence géopolitique. Dans ce contexte, il est nécessaire de réaliser qu’elle modifie également la nature du processus d’élargissement et, par conséquent, le caractère de l’UE.
Précisons deux choses. Tout d’abord, l’UE n’est pas l’Europe. En réalité, dans certains cas, l’équation entre l’UE et l’Europe pourrait être une source d’aliénation pour ceux qui restent en marge ou qui se tiennent volontairement à l’écart. C’est une mauvaise habitude, voire une habitude arrogante, de parler de l’UE comme de l’Europe et de monopoliser une notion avec des significations aussi diverses. Deuxièmement, n’ayons aucun doute sur le fait que l’Ukraine, la Moldavie ou la Géorgie partagent le destin européen et sont, dans leur singularité, des parties composites de l’Europe, avec ou sans l’UE. Elles expriment également la diversité de notre continent, qui devrait remplacer les concepts occidentalo-centristes prédominants. L’occidentalisme, en tant qu’idéologie des anciennes grandes puissances coloniales, est toujours présent au cœur de l’UE.
L’élan récent en faveur de l’élargissement de l’UE aux pays post-soviétiques promet un nouveau type de communauté en Europe. L’élargissement proposé est principalement lié à la géopolitique ou, plus précisément, à la lutte pour l’espace, les ressources et l’hégémonie. Dans le passé, les processus d’élargissement portaient davantage sur l’économie ou, pour mieux dire, sur la mondialisation, alors que l’UE en tant que communauté fondée sur des valeurs était relativement bien définie. Le nouvel accent mis sur la géopolitique va de pair avec la militarisation et la sécurisation au sein de l’UE. L’UE a invité l’Ukraine à entamer les négociations d’adhésion au cours d’un conflit militaire, le plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale en Europe. De plus, l’invitation est intervenue pendant le conflit sans résultats apparents.
Historiquement, c’est sans précédent. L’UE entame des négociations d’adhésion avec un pays en guerre dont l’intégrité territoriale est sérieusement ébranlée. Il existe une tendance croissante à légitimer l’adhésion de l’Ukraine par la guerre avec la Russie. Le sang versé en Ukraine dans ce conflit, qui fait déjà écho à la Première Guerre mondiale et à ses horreurs, est utilisé dans les espaces publics européens comme un argument plausible en faveur de l’adhésion. Bien sûr, le processus d’adhésion est compliqué et loin d’être simple, comme le montre l’exemple de la Turquie, mais nous devons réfléchir à cette évolution. En outre, la Moldavie et la Géorgie, les deux candidats à l’adhésion suivants, ont également des problèmes territoriaux non résolus, et leur adhésion, indépendamment de ce qu’ils veulent ou de ce que l’UE annoncera, intéressera la Russie. Comme nous l’avons déjà mentionné, le modèle de sécurité de l’UE est devenu l’objet d’un sérieux défi pour les Russes, ce qui a conduit à la guerre en Ukraine, exemple visible de la profonde crise structurelle de l’architecture de la sécurité en Europe. L’élargissement géopolitique indique que l’adhésion de ces pays découle davantage de la rivalité complexe avec la Russie en Europe de l’Est. Ce n’est pas un simple détail.
L’élargissement, tel qu’il a été interprété récemment, renforcerait à la fois la militarisation et la sécurisation. S’ils deviennent un nouveau paradigme hégémonique dans l’UE, ces deux processus doivent être considérés comme une menace pour la démocratie dans l’UE et un obstacle à sa nécessaire démocratisation. La militarisation entraînera une perte de ressources considérables au nom de la sécurité et de la guerre. Malgré les dénégations, elle va accroître le risque d’un conflit militaire plus important, «conséquence involontaire» typique. L’État néolibéral ne s’est jamais opposé aux dépenses publiques pour la sécurité et l’armée.
Le solide appareil de sécurité est également un bon allié du statu quo néolibéral, en particulier lorsqu’il implique l’abandon de l’État-providence et la radicalisation de la lutte des classes. En effet, il est curieux de constater la rapidité avec laquelle l’establishment prétendument libéral de l’UE a pu passer à un langage militarisé et illibéral, à une propagande de guerre dans ses politiques et sa rhétorique, après avoir affirmé pendant des décennies le caractère «post-moderne» (par opposition à la Realpolitik) des relations internationales de l’UE, son prétendu libéralisme et son éthique démocratique.
Les changements sont déjà visibles aujourd’hui. En 2021, l’UE a mis sur pied une «Facilité européenne pour la paix3» dotée d’un budget de 12 milliards d’euros pour la période 2021-2027. La raison d’être de cette «facilité» devrait être de «prévenir les conflits, consolider la paix et renforcer la sécurité internationale». Les deux piliers qui doivent servir cet objectif ne sont pas la diplomatie ou les missions de maintien de la paix, mais les «opérations militaires» et les «mesures d’assistance». En outre, la «facilité» est utilisée pour rembourser aux pays de l’UE au moins une partie du coût des armes, des munitions et d’autres aides militaires qu’ils fournissent à des pays extérieurs à l’Union. Aujourd’hui, il s’agit principalement de l’Ukraine.
L’élargissement proposé est principalement lié à la géopolitique et va de pair avec la militarisation et la sécurisation au sein de l’UE.
La sécurisation consiste à «traduire» les questions politiques habituelles en questions de «sécurité nationale». Sans sous-estimer les risques découlant des graves violations du droit international commises par la Russie, il convient d’être très prudent avec la sécurisation en raison de ses effets sur la démocratie à l’intérieur des pays. Dans un régime de sécurisation, la critique du gouvernement (ou des politiques de l’UE) peut rapidement devenir une «trahison», des idées inconfortables peuvent soudainement devenir une «attitude pro-russe», et la liberté d’expression et la liberté de recherche peuvent être suspendues parce que «nous sommes en guerre». Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ces pratiques inquiétantes sont apparues dans un trop grand nombre d’États membres de l’UE.
En outre, ces processus s’accompagnent d’une grave crise de la diplomatie traditionnelle. La diplomatie en tant qu’effort pour trouver des compromis et des solutions avec des partenaires peu recommandables ayant des opinions et des intérêts différents, avec d’autres systèmes et cultures politiques et avec une Weltanschauung différente, est mise de côté. Il semble que l’Europe d’aujourd’hui ne soit plus un lieu où l’UE et la Russie peuvent coexister. Au contraire, ces deux acteurs s’affrontent durement à propos de l’Ukraine (et des parties occidentales de l’espace post-soviétique) et revendiquent tous deux leur hégémonie. L’élargissement de l’UE fait inévitablement partie de ce conflit, alors que l’UE en tant que communauté a été construite sur des bases très différentes.
Un avenir incertain
Le premier président tchécoslovaque, Tomáš Garrigue Masaryk, avait déclaré: «Les États sont soutenus par les idées qui les ont fait naître.» L’UE n’est peut-être pas un État, mais c’est une communauté qui repose sur des idées fondatrices spécifiques, dont la paix comme condition de la prospérité, de la liberté et de la démocratie. Le préambule du traité de Rome (1957) stipule que: «Résolus à affermir, par la constitution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort…» Cinquante ans plus tard, le traité de Lisbonne affirme: «L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples.» L’élargissement géopolitique est-il en harmonie avec l’UE en tant que communauté de promotion de la paix? Que penser des déclarations telles que: «Les Ukrainiens montrent à tout un continent ce que signifie être européen. Ils montrent leur volonté de se battre, et il nous appartient de leur offrir un avenir qui vaille la peine d’être défendu4.»? Si la vertu des conflits militaires devient un nouveau critère d’adhésion à l’UE, qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir du projet européen?
Prenons au sérieux les projets proclamés d’adhésion de l’Ukraine à l’UE et ne les considérons pas seulement comme une action rhétorique (utilisation stratégique d’arguments fondés sur des normes) visant à légitimer aux yeux du monde les efforts ukrainiens sur le front, les pertes et l’aide inconditionnelle de l’Europe à l’Ukraine. Il existe une autre série de questions liées à cet élargissement géopolitique.
Si l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie deviennent membres (et si c’est le cas des Balkans occidentaux, qui ont attendu leur adhésion pendant deux décennies), cela signifiera inévitablement l’adhésion de la prochaine périphérie de l’UE ou la prochaine périphérisation de l’UE. Cela signifie que les actuelles périphéries sud et est de l’UE se trouveront dans une situation inédite. Dans le même temps, aucun des problèmes liés à leur dépendance périphérique complexe ne disparaîtra ou ne sera résolu. Récemment, l’Institut der Deutschen Wirtschaft a estimé que l’adhésion de l’Ukraine coûterait entre 130 et 190 milliards d’euros sur la base du récent cadre financier pluriannuel de l’UE pour les années 2021-20274. Entre 70 et 90 milliards de cette somme seraient consacrés aux subventions agricoles, et entre 50 et 90 milliards d’euros seraient nécessaires pour la politique de cohésion.
L’élargissement signifie une nouvelle intensification de la concurrence et un renforcement de la tension entre le centre et la périphérie de l’UE.
Le groupe de réflexion allemand suggère la nécessité de réformer l’UE, ce qui est une indication pour lancer une discussion sur le type de réforme nécessaire et sur le paradigme socio-économique sur lequel une telle réforme devrait être fondée. Dans le cadre du paradigme actuel de la concurrence, cela signifiera une nouvelle intensification de la concurrence intra-périphérique et un renforcement du caractère centre-périphérie de l’UE (en raison de l’augmentation des inégalités socio-économiques entre les membres). L’UE nouvellement élargie n’aura pas besoin de moins de ressources, mais de plus de ressources et de politiques de redistribution que l’UE actuelle. La question est de savoir si l’UE actuelle est prête pour cela et dans quelle mesure elle peut trouver un équilibre entre le développement socio-économique et la sécurité.
La pandémie, l’invasion russe en 2022, la crise énergétique et l’inflation qui ont suivi ont affaibli les économies de l’UE de manière très asymétrique. L’éventualité d’un conflit économique avec la Chine se profile également à l’horizon, tandis que la plupart des gouvernements de l’UE prévoient d’augmenter leurs dépenses militaires. En 2024, les États membres de l’UE ont prévu d’investir 240 milliards d’euros dans la défense, ce qui représente un record5. En 2022, trois États membres périphériques, la Grèce, la Pologne et la Lituanie, ont dépensé plus de 2% de leur PIB, et la Slovaquie, la Hongrie et la Slovénie ont dépensé 1,8%. Il existe une réelle possibilité que l’UE tombe dans le piège de l’expansion, qui n’a rien en commun avec les valeurs démocratiques ou sociales, mais tout avec les héritages expansionnistes du passé impérialiste.
La prochaine question clé sera la place de la démocratie (un pilier encore manquant dans l’UE) dans cette réforme axée sur l’élargissement. L’UE actuelle souffre d’un déficit démocratique en raison de sa conception institutionnelle. En outre, le pouvoir au sein de l’UE est également réparti de manière asymétrique entre les grandes et les petites économies et les États. Les institutions de l’UE sont principalement aux mains des Européens de l’Ouest, même vingt ans après l’élargissement de 2004: en nous concentrant sur 72 entités de l’UE et 89 postes de direction dans les structures exécutives de l’UE entre 2004 et 2020, nous constatons, grâce aux données de European Democracy Consulting, que 50,6% des nominations appartiennent à des titulaires de postes d’Europe occidentale (centre), 8,5% d’Europe du Nord, 9,2% d’Europe centrale et orientale et 31,7% d’Europe méridionale. Parmi les 100 membres les plus influents du Parlement européen, on ne compte que 13 députés d’Europe centrale et orientale et 27 d’Europe du Sud, tandis que 56 députés sont originaires d’Europe occidentale, selon le classement de Vote Watch de 2021.
Ce n’est probablement pas un hasard s’il existe également un écart considérable entre la participation au processus électoral au niveau européen. En 2019, seuls 28% des Tchèques, 22% des Slovaques, 29% des Croates, 28% des Slovènes et 30% des Portugais ont participé aux élections. En outre, si l’on considère l’influence informelle du lobbying dans l’UE, l’Europe centrale, orientale et du Sud-Est se situe loin derrière: en 2024, 9,3% des lobbies des 11 pays d’Europe centrale et orientale étaient actifs dans l’UE, tandis que l’Allemagne et la France représentaient à elles seules plus de 28%, et que les pays du centre de l’UE comptaient au total 72% des lobbies enregistrés dans l’UE, contre 18,5% pour l’Europe méridionale6.
Dans cette optique, la discussion sur la réforme de l’UE, basée sur l’abolition du droit de veto dans la prise de décision et liée au conflit en Ukraine et à son élargissement potentiel, ne fait qu’accroître les risques de déficit démocratique au sein de l’UE. Il existe un problème évident de sous-représentation (symbolique) dans l’UE actuelle, qui ne peut être considéré seulement comme un manque de représentation, mais aussi comme un déficit de projection d’influence et de capacité à exprimer des demandes politiques authentiques (pas seulement celles copiées du centre). En outre, ce problème peut être amplifié par des réalités et des perceptions des réalités de plus en plus différentes dans le centre politique de Bruxelles, avec son approche de «taille unique», et dans les périphéries nationales sous-représentées. Il va sans dire que le sentiment d’être entendu et représenté est essentiel pour la légitimité de toute organisation et institution sociale.
Les pays périphériques seront probablement contraints d’opérer un nivellement par le bas.
La discussion sur le futur élargissement devrait également porter sur les expériences récentes des périphéries de l’UE en matière d’adhésion et sur les attentes futures des citoyens de l’UE (qu’ils soient de la périphérie ou du centre) quant à l’avenir de ce projet. Les récentes périphéries de l’UE devraient être honnêtes avec l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Si elle se concrétise, leur adhésion signifiera, selon le modèle actuel, que l’Ukraine et les autres ne seront que la prochaine périphérie de l’UE, si ce n’est une frontière militaire périphérique avec des fonctions de sécurité, comme certains dirigeants de l’UE l’indiquent sans ambages7. Cela signifie une perspective de croissance économique dépendante, voire de sous-développement, due à des défauts structurels et à des erreurs politiques. Après tout, l’adhésion à l’UE n’est ni une panacée, ni un deus ex machina qui résoudrait les problèmes existants pour n’importe quel pays. L’intégration en tant que périphérie est une expérience ambivalente. En ce qui concerne la convergence socio-économique, les résultats sont mitigés mais loin des promesses des politiciens et des attentes des électeurs. Enfin, si l’élargissement reste ancré dans le paradigme de la concurrence comme par le passé, il aura des effets néfastes, en particulier dans les périphéries, car la concurrence se fera principalement entre elles.
Si l’élargissement géopolitique prévu se réalise, la périphéricité en tant que problème de fonctionnement de l’UE deviendra encore plus prononcée, produisant de nouveaux gagnants et perdants et, par conséquent, de nouveaux problèmes. En revanche, les anciens problèmes ne seront toujours pas résolus. Il n’y a aucun signe de changement de politique pour traiter suffisamment la périphéricité et la dépendance dans les politiques de l’UE. Au contraire, on assiste à la cristallisation de nouveaux changements et de transformations qui bouleverseraient les idées fondatrices de l’UE. Sous le nouveau régime géopolitique, l’UE militarisée et sécurisée s’éloigne probablement de l’UE du passé, tandis que l’avenir est incertain et même inquiétant.
Entre-temps, l’inégalité restera un élément structurel des affaires européennes. Il existe un réel danger d’une nouvelle alliance entre le néolibéralisme restructuré et la militarisation. En tout état de cause, la polarisation entre la périphérie et le centre de l’UE ne disparaîtra pas, elle ne fera que se renforcer et paralyser l’UE dans le pire des cas. Entre-temps, la périphérisation globale de l’UE et de l’Europe ne fera probablement que s’accélérer au cours des prochaines décennies. Une chose est claire: la tendance contradictoire de l’UE à confondre les causes et les effets et à remplacer la réforme et la résolution des problèmes par une expansion extérieure visant à prolonger le modèle existant sans réforme substantielle ne peut suffire à prospérer en ces temps difficiles.
Footnotes
- Bien que mon texte s’appuie sur des thèses et des considérations générales, celles-ci sont empiriquement basées sur une étude approfondie (2022), «100 Shades of the EU: Mapping Political Economy of the EU peripheries», dont je suis co-autrice.», dont je suis co-autrice.
- Toutefois, j’ai intentionnellement mis l’accent sur les perspectives périphériques dans cet article et dans la recherche que j’ai citée plus haut. Cela ne signifie pas que je ne suis pas consciente que de nombreux problèmes sont présents dans les économies centrales de l’UE ou que je ne suis pas consciente qu’il existe également des périphéries internes dans les pays du centre (et des régions qualifiées de «semi-centrales» dans les économies périphériques). Je pense que la périphéricité est une approche distinctive qui peut aider à rechercher des trajectoires alternatives d’intégration de l’UE.
- European Peace Facility. (2024, 16 février). Service For Foreign Policy Instruments. https://fpi.ec.europa.eu/what-we-do/european-peace-facility_en
- Busch, B., & Sultan, S. (2023, 11 décembre). Folgen eines EU-Beitritts der Ukraine für den Haushalt und die Kohäsionspolitik. Institut Der Deutschen Wirtschaft (IW). www.iwkoeln.de/studien/berthold-busch-samina-sultan-folgen-eines-eu-beitritts-der-ukraine-fuer-den-haushalt-und-die-kohaesionspolitik.html.
- Latest news. (2023, 30 novembre). Default. https://eda.europa.eu/news-and-events/news/2023/11/30/record-high-european-defence-spending-boosted-by-procurement-of-new-equipment#:~:text=L%E2%80%99Agence%20europ%C3%A9enne%20de%20d%C3%A9fense%20(AED,huiti%C3%A8me%20ann%C3%A9e%20de%20croissance%20cons%C3%A9cutive.
- Search | lobbyfacts. (s. d.). www.lobbyfacts.eu/.
- Čtk. (1970, 1 janvier). Aktuálně.cz. Aktuálně.Cz — Víte, Co Se Právě Děje. https://zpravy.aktualne.cz/zahranici/evropska-unie-by-se-mela-rozsirit-v-zajmu-sve-bezpecnosti-re/r~4b9e436861fa11eeba63ac1f6b220ee8/.