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Le combat culturel de la N-VA en 2020

Robrecht Vanderbeeken

—29 septembre 2020

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Un lion flamand avec ou sans griffes rouges, les couleurs de l’écharpe des maires ou la protestation culturelle qui se colore de jaune : voici autant d’expressions d’un combat culturel déterminant pour notre avenir.

‘Het is niet omdat de man Nederlands spreekt, dat hij een Vlaming is.’
(Bart De Wever over Herman De Croo)

Dès le premier jour de son entrée en fonction, le gouvernement flamand Jambon, sous la houlette de la N-VA, a confirmé qu’il était encore plus flamand, antisocial et élitiste que le précédent. Au sommet de ses priorités, le «combat pour la culture flamande», qu’il entend aussi utiliser comme ciment de la société. Bien conscientes des principes développés par Gramsci, les figures de proue de la N-VA savent que remporter l’hégémonie culturelle leur est indispensable pour pouvoir contrôler la Flandre. Cela ne se fait pas sans effort. Les ministres Jan Jambon et Wouter Beke n’en disconviendront pas. En effet, tous deux se sont heurtés à la réaction d’une contre-culture positive dans les secteurs des soins de santé et de la culture et dans la société civile, où, les gens, dans toute leur diversité et avec toute leur expérience, ont mené la lutte avec une vision totalement différente de l’homme et de la société. Comment ce combat culturel se manifeste-t-il concrètement? Et quels en sont les enjeux sous-jacents?

Le combat culturel ne tombe pas du ciel. Il s’agit d’un processus continu, que l’on retrouve dans toute société. Toute culture nationale présente différentes facettes. La culture unique n’existe pas, la tradition unique non plus. Par contre, il y a une culture qui sert à confirmer le système et une culture vecteur d’émancipation. Le combat culturel est la lutte, en partie masquée et en partie ouverte, pour l’hégémonie culturelle. Le monde a beau être devenu un village, dans chaque rue de ce village, une lutte est en cours et tous ceux qui arpentent chacune de ces rues doivent prendre position. Il faut impérativement être conscient de ce combat culturel pour pouvoir le mener consciemment, et choisir son camp. C’est ce que j’ai décrit dans mon livre Buy Buy Art. Over de vermarkting van kunst en cultuur.1 Comment se déroule ce combat permanent? Comment les détenteurs du pouvoir s’emparent-ils de l’art, de la culture et des médias pour asseoir leur domination en imposant leur vision du monde? C’est l’objet de cet article.

La N-VA, pied-de-biche de la Flandre de droite

Le combat culturel que mène la N-VA a déjà posé toute une série de jalons sur le chemin vers un État flamand antidémocratique, antisocial, xénophobe et élitiste. La N-VA a emballé l’idéologie du Vlaams Belang dans une communication mesurée, l’a qualifiée d’«évolutive» et l’a vendue comme une «droite pragmatique». C’est ainsi, et avec l’aide d’habiles conseillers en communication parfaitement conscients des limites à ne pas franchir, qu’elle est parvenue à rendre son idéologie dominante en Flandre. Nous en sommes aujourd’hui submergés. Les idées de la N-VA sont désormais tellement répandues que certains ne voient plus jusqu’à quel point la Flandre a évolué dans cette direction. C’est d’ailleurs pour cela que le président de la N-VA, Bart De Wever, parvient à faire mouche lorsqu’il décrit la Flandre comme «l’autre démocratie» de Belgique. Dans la logique idéologique de cette expression, la démocratie s’apparente à «une opinion publique, une langue, une culture».

Er is niet één cultuur, er is niet één traditie. Er is cultuur die systeembevestigend werkt en cultuur die emancipatie uitdraagt.

C’est ainsi que l’opinion publique se retrouve entraînée petit à petit dans la zone floue située entre l’extrême droite et la «nouvelle» droite. Progressivement, cette idée finit par lui sembler normale, évidente, naturelle. Elle est désormais ancrée dans l’esprit de beaucoup de gens et colore de manière tenace leur perception de la réalité. Bart De Wever, lui-même, est devenu incontournable. Dans ce contexte, la N-VA et le Vlaams Belang ne cachent pas leur ambition de former une coalition en 2024 afin de faire un pas décisif vers l’indépendance de la Flandre et ainsi, de finir le travail. Comme on le dit souvent, chauffez progressivement l’eau où nage une grenouille et elle ne ressentira la brûlure qu’une fois la température critique dépassée.

Dans ce combat culturel, Bart De Wever met à l’honneur le philosophe de l’élitisme, selon lequel la société doit être gouvernée depuis le sommet par une élite naturelle. Il s’agit d’Edmund Burke. L’ère capitaliste, son conservatisme à l’ancienne a été baptisé «corporatisme», ce qui fait référence à la loyauté inconditionnelle envers les capitaines d’industrie et les banquiers. Cela fait 200ans que Burke inspire extrême droite et fascistes. Pour lui, l’ordre établi est une organisation organique et naturelle dans laquelle chacun a et doit connaître sa place. Bart De Wever considère la nation flamande comme une telle organisation, organique et naturelle. Il voit «le peuple flamand» comme une communauté idyllique et homogène, sans distinction de classes, dirigée par l’élite de sa propre «communauté de destin», où chacun peut se sentir en sécurité en tant qu’individu, pour autant qu’il respecte l’ordre établi. C’est là une illusion politique grâce à laquelle on peut habilement envisager la réalité des inégalités et de la lutte contre celles-ci à travers le prisme d’un «nous» contre «eux» de nature ethnico-culturelle. Et un tel point de rupture met inévitablement les travailleurs en opposition les uns par rapport aux autres. «La population», dans cette logique, ne fait pas référence aux travailleurs, mais simplement aux «gens de chez nous», faisant par la même occasion s’évacuer fractures économiques et classes sociales. Bart De Wever se plaît à dénoncer le scandale des transferts d’argent (exagérés) de la Flandre vers la Wallonie. Or, en Flandre, les transferts d’argent s’opèrent plutôt des pauvres vers les riches. Ce qu’il se garde bien de préciser.

Bart De Wever voit dans le mouvement de mai68 une partie du mal qui a défiguré l’ordre naturel flamand, ce qui l’a amené à déclarer: «Il faut mettre un terme à ce nihilisme identitaire qui a envahi la Flandre depuis mai68! ». Et de justifier comme suit son aversion pour cette période: «Le seul dénominateur commun de mai68, ce sont ses slogans antiautoritaires et sa volonté d’effacer toute autorité et tradition. […] Mai68 a mis fin à l’attrait évident de l’idéal culturel catholique flamand et mis le traditionalisme hors-jeu».

De Wever spreekt graag schande over transfers van Vlaanderen naar Wallonië. De transfers in Vlaanderen van arm naar rijk zijn groter. Maar dat wordt verzwegen.

Le combat culturel de la N-VA vise la restauration, un contre-réflexe contre lequel la hiérarchie sociale au pouvoir veut se retourner, un recul. Comme le dit Bart De Wever: «La foi inébranlable en la capacité assimilatrice de notre identité constituera la seule réponse. À nous de l’exprimer clairement. […] La N-VA mettra en avant de façon décomplexée l’identité flamande. Nous sommes prêts pour cela».

Toutes ces déclarations proviennent du discours prononcé par l’homme fort de la N-VA à Louvain, en 2018, lors de la commémoration par son parti des «50ans du Louvain flamand». Il estimait que le combat des étudiants et professeurs flamands pour la division linguistique de la KULeuven dans les années1960 méritait bien une commémoration, dans la mesure où il s’agit d’une étape importante sur la route de l’indépendance flamande. Un an plus tard, lors de l’entrée en fonction du gouvernement Jambon, «l’identité flamande» est effectivement mise en avant de manière décomplexée, la N-VA entraînant ses partenaires gouvernementaux dans cette affaire autant qu’il était possible. La Flandre allait «exceller», «rayonner», «se dépasser» au niveau international, et ce, notamment en s’appuyant sur les médias, la culture et l’enseignement.

Le combat culturel de la N-VA sur trois fronts

Pour les acteurs du combat culturel de la N-VA, le secteur artistique représente une ligne de front. La note de formation du gouvernement Jambon dit clairement que les artistes doivent devenir des «porte-drapeaux» de la Flandre. Tandis que le gouvernement flamand sortant entendait, avec le slogan «Flanders. State of the Art», s’appuyer sur le talent artistique individuel pour mettre la Flandre sur le marché en tant que région économique, Jan Jambon, Premier ministre flamand, autoproclamé ministre de la Culture, va plus loin. Pour lui, les arts doivent contribuer à façonner et diffuser l’identité flamande. En fonction de contenus privilégiés, il s’inspire des modèles mis en place en Hongrie, en Turquie ou encore en Pologne. Les projets qui contribuent à cette mise en valeur de l’identité flamande peuvent compter sur le soutien de la Région, tout comme de riches spéculateurs artistiques comme le magnat portuaire Fernand Huts, qui se voit consacré «ambassadeur culturel» pour ses expositions spectaculaires. Pendant ce temps, les subventions pour les artistes et les organisations culturelles progressistes se réduisent à peau de chagrin. Loin des regards, Literature Flanders et le Fonds audiovisuel flamand accordent une attention particulière aux créateurs culturels qui n’hésitent pas à faire la part belle aux symboles flamands dans leurs œuvres.

La N-VA ouvre également un front dans le domaine de l’enseignement. Par l’intermédiaire de son ministre de l’Enseignement, la N-VA veut entraîner la jeunesse flamande dans son projet nationaliste élitiste. Il s’agit pour cela d’éliminer toute trace de mai68 du système éducatif et de mettre en œuvre une réforme qui nous éloigne d’un enseignement émancipateur, favorisant l’égalité. En effet, pour la N-VA, lutter contre les inégalités revient à exercer un nivellement par le bas, voire à faire baisser le niveau. Ce qu’elle veut en priorité, ce sont des écoles d’élite pour l’élite. Des mesures, pourtant modestes, en faveur d’une plus grande démocratisation, via davantage de mixité sociale et un choix de filière plus tardif, sont mises de côté, tandis que des divisions absurdes sont maintenues entre l’enseignement général, technique, professionnel et artistique. En outre, les examens centraux vont encore accroître la concurrence entre les écoles.

Jan Jambon, de minister-president die zichzelf ook tot cultuurminister kroonde, gebiedt dat de kunsten de Vlaamse identiteit moeten helpen vormgeven en uitdragen.

La N-VA ne ménage pas ses efforts pour imposer son canon flamand dans l’enseignement. «Nous pouvons être fiers de notre passé. […] Pour promouvoir le sens de l’identité de la jeune génération, nous soutenons une liste de points d’ancrage de notre culture flamande et dans l’histoire qui caractérise la Flandre en tant que nation européenne», écrit Bart De Wever dans sa note de départ pour le gouvernement Jambon. Ce à quoi l’historien Bruno De Wever a rétorqué: «Les politiciens doivent-ils se préoccuper de ce qui se dit dans les cours d’histoire? Ils ne font pas pour la physique».

Selon Bart De Wever, le canon flamand constitue une liste concrète des points forts de la Flandre que les élèves doivent apprendre et connaître, comme si notre histoire était dépourvue de toute zone d’ombre, dont il vaut la peine de tirer des leçons. Il veut ainsi instrumentaliser l’histoire afin d’imposer sa vision de ce qu’est une communauté organique. Pourtant, on ne peut pas déterminer des points d’ancrage immuables de l’histoire flamande; ils seront différents pour chaque habitant.e de Flandre. L’enseignement de l’histoire doit offrir des perspectives multiples et apprendre que le passé peut être différent en fonction des questions que l’on pose.

Comme l’a écrit la VVLG, l’Association flamande des professeurs d’histoire et de culture: «Non, le passé ne peut pas se résumer à des listes. Le passé n’est pas sans ambiguïté et l’histoire est changeante. […] Un canon veut enfermer les gens dans une seule identité alors qu’elle est toujours constituée de plusieurs couches. Pourquoi ne pourrions-nous pas faire confiance aux étudiants et les respecter dans les choix qu’ils font eux-mêmes? » Par ailleurs, le nationalisme flamand est récent, comme le rappelle l’historien Guy Vanthemsche: «La Flandre doit son existence à la Belgique. Si l’État belge n’avait pas été créé en 1830, il n’y aurait tout simplement pas d’“identité flamande”». Les personnes qui vivaient avant le 19e siècle sur le territoire qui s’appelle aujourd’hui la Flandre, ne se sentaient pas du tout “flamandes” et ne l’étaient d’ailleurs pas. Le mouvement flamand est lui aussi un enfant non désiré de l’État-nation belge».

Vlaanderen heeft zijn bestaan te danken aan België. Zonder de creatie van de Belgische staat in 1830 zou er ook geen ‘Vlaamse identiteit’ spelen.

Rubens est né en Allemagne, Bruegel à Breda et les frères Van Eyck dans la principauté de Liège. Les rebaptiser «maîtres flamands» trahit l’intention politique du projet. Et, d’autre part, comment intégrer dans ce tableau les artistes francophones de notre région tels Horta, Ensor, Verhaeren, le prix Nobel Maeterlinck ou encore Broodthaers? Ou encore le multilinguisme du foisonnant secteur culturel de Bruxelles?

Enfin, la N-VA mène également son combat culturel sur le front médiatique. Le rôle des médias flamands dans l’avancée de la N-VA n’a rien de reluisant: au lieu de faire entendre un son de cloche critique, ils ont avant tout servi de porte-voix aux idées de la N-VA, qui sont omniprésentes dans nos médias. Que ce soit dans des émissions comme Terzake, De Zeven dag, ou encore au JT, mais aussi dans des journaux populaires tels que Dag Allemaal, sur les forums Internet et sur les réseaux sociaux, ce discours est partout. Le parti devient de plus en plus agressif et incorrect. Dans sa note de départ pour le gouvernement Jambon, Bart De Wever se montre sceptique quant à «la représentativité de la VRT par rapport au paysage idéologique en Flandre». Le ministre-président flamand Jan Jambon a expliqué cette critique dans Humo: «À la N-VA, nous trouvons que la gauche jouit d’un écho disproportionné par rapport à son importance au sein de la société. Cela doit être corrigé». Un peuple, une voix!?

Il a déjà fait un premier pas vers un changement de ton à la VRT. Lorsqu’on lui a demandé s’il était judicieux de donner la parole à un climatosceptique, il a répondu par l’affirmative: «Une démocratie ne craint tout de même pas une opinion dissidente? », dissidente se traduisant ici par: encore plus à droite. Ou, pour reprendre les termes de Siegfried Bracke, de la N-VA: «L’argent de la VRT ne sert pas seulement à créer des programmes, il peut aussi être utilisé pour éveiller les consciences». La promotion de l’identité flamande, quoi que l’on entende par là, doit devenir la nouvelle priorité du radiodiffuseur. Depuis 2020, la moitié du conseil d’administration de la VRT est entre les mains des nationalistes flamands, qui, selon Michelle Graus, responsable syndicale de la VRT, «risquent réellement de s’approprier la radiodiffusion de service public».

Le radiodiffuseur est également sous le coup d’une politique d’austérité, qui a notamment vu le licenciement politique d’un PDG qui a refusé d’accompagner la VRT à l’abattoir. Le gouvernement Jambon a décidé de démanteler progressivement le service public de radiodiffusion au profit de groupes de médias privés flamands. À l’avenir, les programmes de la chaîne publique devront être proposés via le «Netflix flamand», privé. Produits grâce à l’argent du contribuable, ils finissent par n’être accessibles que moyennant paiement et via la plateforme d’une multinationale étrangère car, rappelons-le, Telenet est pour l’instant une entreprise américaine. La N-VA a réussi à obtenir des positions clés sur ces trois fronts et à ainsi faire des avancées stratégiques. Jan Jambon a maintenant les coudées franches pour transformer la politique médiatique et culturelle en une politique de propagande pour préparer l’offensive finale du programme séparatiste de la N-VA.

Bien sûr, il est parfaitement conscient que «moins de 20% des Flamands s’intéressent au confédéralisme» et que «ce pourcentage est encore beaucoup plus faible en Belgique», comme il l’a reconnu lors de la conférence inaugurale qu’il a donnée à l’université de Gand en septembre2019. Mais ni lui ni Bart De Wever ne s’en inquiètent. Ils voient leur nationalisme comme une construction idéologique, un rêve que l’on transforme en réalité au moyen de la langue et en pilotant la culture. Les enjeux sont métapolitiques: il s’agit de repousser les limites du débat public. Gaver tout le monde de la «patrie Flandre» à un point tel que chacun.e finisse par avancer de concert vers la scission de la Belgique et vers la république indépendante du VOKA, l’organisation patronale flamande, pour qui «[pour parvenir à un accord de coalition], il faut avant tout discuter avec le Vlaams Belang». Dans la même veine, le ministre-président flamand a indiqué au cours de la période de Noël 2019 qu’une telle prise de pouvoir avec le Vlaams Belang devenait véritablement envisageable.

L’«élite culturelle» comme bouc émissaire

Dans un essai rédigé pour De Standaard à la Noël 2012, le président de la N-VA Bart De Wever dévoilait tout ce qu’il pensait de l’art contemporain, qualifiant les artistes de «laquais de l’establishment». Il s’inspire ainsi du néerlandais Geert Wilders qui, au même moment, n’hésitait pas, lui non plus, à soigner son profil anti-establishment en s’en prenant aux universitaires et aux artistes. Cette année-là, le secrétaire d’État néerlandais Halbe Zijlstra coupe dans les budgets de la culture. Il entend ainsi donner une leçon aux «artistes avec leurs petits passe-temps de gauche». De Wever va encore plus loin: lorsqu’on lui demandé si sa polémique avec le monde culturel est d’ordre idéologique, il répond: «Peut-être bien, oui. Je pense qu’il est important de former une communauté, je pense aussi qu’il y a de bons et de mauvais comportements et que tout ne se vaut pas. Et bon nombre d’intervenants du monde de la culture trouvent cela paternaliste. Car eux sont cosmopolites et détachés. Mais je me demande alors à quoi ils sont attachés, sinon à d’autres personnes riches qui ont elles aussi une seconde résidence en Toscane ou en Afrique du Sud». «Détachés». Pourquoi Bart De Wever utilise-t-il ce terme en particulier? On peut définir le détachement comme le fait d’être détaché des choses de ce monde. Détaché? Un artiste détaché? Un artiste qui ne touche plus le sol, dégénéré?

En 2012, le combat culturel de la N-VA, qui progresse aujourd’hui de manière triomphante, était déjà bien engagé. Bart De Wever avait à peine enfilé son écharpe de bourgmestre d’Anvers, qu’il tirait à boulets rouges sur la fonction de poète de ville. Sans parler du débat houleux avec le secteur culturel, selon lui «idiot» autour du nom de la place De Coninck. Le tout nouvel homme fort de la ville n’avait pas oublié non plus que le musicien Tom Barman, lors des élections communales de 2006, avait lancé à Anvers, avec de nombreux acteurs du monde culturel, le festival de musique «0110» contre l’intolérance, suite auquel l’écharpe maïorale avait échappé au Vlaams Belang Filip Dewinter. Pas plus qu’il n’avait oublié que, lorsqu’en 2011, la formation du gouvernement était dans l’impasse, en grande partie à cause de lui, le secteur culturel s’était vivement soulevé contre le nationalisme, notamment via des manifestations et un événement de protestation organisé au KVS, intitulé «Pas en notre nom! ».

Mais la frustration des combattants culturels de la N-VA est bien plus profonde encore. Que le secteur socioculturel de notre région se refuse à être une machine de propagande du flamingantisme conservateur leur est tout bonnement insupportable. Ainsi, si, au début du siècle dernier, le mouvement flamand voyait encore d’un assez bon œil des artistes tels que Paul van Ostaijen, Oscar Jespers ou encore Victor Servranckx, une génération et des années de collaboration avec les nazis plus tard, la rupture avec les créateurs culturels flamands était consommée et irrémédiable. On notera toutefois qu’immédiatement après la Première Guerre mondiale, Van Ostaijen s’était lui-même rendu à Berlin pour rallier la révolte spartakiste communiste. Le traumatisme historique de la collaboration joue également un rôle psychologique non négligeable. Il a totalement discrédité le nationalisme flamand pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les cercles flamingants, la libération du fascisme est encore vécue comme une défaite, une répression et une victimisation. Le mouvement d’émancipation de mai68 n’a fait que mettre encore plus mal à l’aise ces milieux conservateurs. Bart De Wever répond à ce ressentiment et à cette frustration en s’attaquant, dans le plus grand cynisme, à cette position de supériorité morale que s’attribueraient les «gentils», d’où ils toiseraient le peuple d’un air condescendant.

De bevrijding van het fascisme wordt in flamingante kringen nog altijd als een nederlaag, als repressie en slachtofferschap beleefd.

L’offensive contre le monde culturel de Bart De Wever a connu un bref répit lorsque la N-VA a rejoint le gouvernement fédéral Michel en 2014. Il a également dû remiser son programme séparatiste au frigo pendant un certain temps. Au sein du gouvernement fédéral, la N-VA n’a toutefois pas manqué de chercher la confrontation avec les musées fédéraux à qui elle réclamait des économies conséquentes. Cette possibilité de détricoter la politique culturelle et scientifique fédérale était une opportunité politique que le parti ne voulait surtout pas laisser passer. Entre-temps, la Région flamande injectait des moyens substantiels dans de nouveaux musées, notamment à Anvers. Des infrastructures qui pourraient éventuellement accueillir des collections fédérales en cas de partage du patrimoine belge? Pour ce qui est des 26,4 millions d’euros dévolus à la campagne «Maîtres flamands» liée à la promotion des frites, de la bière et du chocolat, ce n’est cette fois pas le fait du ministre flamand de la Culture, mais bien du ministre du Tourisme, Ben Weyts (N-VA). Et ce montant représente autant d’argent que le budget annuel des subventions octroyé à tous les musées flamands réunis. Entre-temps, la N-VA a profité de sa position au sein du gouvernement pour intensifier ses attaques contre les droits humains universels, les syndicats et autres contre-pouvoirs sociaux et, surtout, via le venimeux secrétaire d’État à l’asile et à la migration Theo Francken, rendre son discours sur les migrants et les réfugiés encore plus raciste et négatif. Theo Francken a ainsi qualifié Médecins Sans Frontières de trafiquants d’êtres humains parce que l’organisation sauve des vies en Méditerranée. La campagne de la N-VA a non seulement repris les concepts de l’extrême droite, mais aussi les mensonges avérés du Vlaams Belang au sujet des migrations et des réfugiés.

À l’approche des élections de 2019, De Wever repartait à l’offensive contre le monde culturel avec son livre À propos de l’identité, où il s’en prend, une fois encore, à l’«élite culturelle». Et il n’entend pas par là la couche supérieure des riches propriétaires de galeries, des marchands d’art et de culture. Mais de qui parle-t-il alors? Il ne cite aucun nom, se contente de faire référence à un bouc émissaire aussi vague qu’abstrait. Nous noie dans un amalgame rhétorique de relativisme, de postmodernisme, de cynisme et de désintérêt. Cette éthique, propagée, selon Bart De Wever, par «l’élite culturelle», serait responsable de tout ce qui a mal tourné depuis mai68. Son message se résume, à peu de choses près, à cela. Un ennemi dépeint de manière aussi abstraite et artificielle est bien pratique: il permet à De Wever de passer sous silence les valeurs que défendent réellement ses adversaires (ainsi, la solidarité internationale ou la lutte pour l’égalité sans distinction de couleur ou de sexe) tout en leur reprochant tous les péchés de la mondialisation. Avec un tel pseudo ennemi, il a beau jeu de s’abstenir de montrer le véritable ennemi et de se profiler comme la solution. Selon Bart De Wever, «l’élite culturelle» n’a que mépris pour des produits identitaires tels que F.C. De Kampioenen. Est-ce alors là que réside l’identité flamande? Doit-on parler de «relativisme culturel»? Le jugement artistique est-il quelque chose de mal? De Wever projette sur «l’élite culturelle» les griefs des gens par rapport au malaise dans lequel les plonge la mondialisation néolibérale et les convainc que c’est cette élite qui en est responsable. C’est la faute aux «marxistes culturels», vocifère Steve Bannon, ancien bras droit de Trump, déterminé à ériger une internationale d’extrême droite.2 Marius Meremans, l’expert culturel de la N-VA au Parlement flamand, s’est également plaint de «l’art provocateur» et de la «dictature de la diversité» qui régneraient dans le monde de la culture. Il a estimé qu’il était «temps pour l’élite culturelle de changer de cap». Toute critique ou excès de diversité doit faire place aux Flamands, aux conservateurs et à la droite.

Cela ne va-t-il toutefois pas à l’encontre du discours sur la «polyphonie» qui ouvre la note de vision sur les arts de Jan Jambon? Du tout. Comme pour la VRT, il appelle, en toute hypocrisie, à «plus de diversité» pour créer de l’espace pour ses combattants de la culture de droite. Sa soi-disant «polyphonie» sert, ni plus ni moins, à ouvrir la voie à davantage de projets commerciaux, conservateurs et nationalistes en les inondant de subventions, sous prétexte qu’ils seraient victimes de «censure et d’autocensure», écrit-il.

En novembre2019, le chef de groupe N-VA à la Chambre, Peter De Roover, faisait une entrée fracassante dans l’arène. Lors d’un débat télévisé, il a réaffirmé que l’austérité dans le secteur de la culture était un choix idéologique. Selon lui, les artistes qui «se cramponnent au tronc des subventions» (notez les termes employés) n’auraient d’autres préoccupations qu’eux-mêmes et leurs émotions. De Roover n’a rien contre le fait que l’art se montre critique, mais pas aux dépens du contribuable flamand. Et d’ajouter, en passant: «J’espère qu’avec le temps, nous pourrons aller encore beaucoup plus loin». Le chef du groupe conclut en déclarant que les artistes devraient «se soucier davantage de la beauté, comme ils le faisaient autrefois». On se souviendra que ce même argument était autrefois utilisé dans les régimes fascistes pour museler, voire prohiber les artistes. De Roover n’a manifestement aucune idée du nombre d’artistes qui constituent aujourd’hui le canon flamand et avaient été hués lors de premières de leurs œuvres à leur époque. Pour la N-VA, on laisse trop de champ à l’expérimentation et au renouvellement, à une culture critique et émancipatrice dans une société ultra-diversifiée, à un art qui interroge et interpelle le public. Vouloir y faire obstacle revient à censurer la force vitale de l’art et de la culture.

Double attaque sur la culture et succès de la riposte

Fin 2019, avant même que son ministère de la Culture ne soit véritablement opérationnel, Jan Jambon s’est heurté à un mouvement de contestation spectaculaire et solidaire du secteur culturel qui a réussi à rallier l’opinion publique, et repousser le ministre sur la défensive. En rabotant de 60% les subventions de projets pour les artistes (le talon d’Achille du secteur culturel), Jan Jambon a vécu son moment Macron. Tout comme Macron s’est attiré les foudres des Gilets jaunes en décidant d’augmenter la taxe sur le carburant, le ministre-président flamand est parvenu à faire sortir de leurs gonds à la fois le secteur de la culture, mais aussi la société civile. Toute la colère accumulée suite à des années de politique d’austérité aussi rampante qu’impitoyable dans le secteur culturel a brutalement éclaté. La stratégie consistant à diviser et opposer le secteur du patrimoine à celui des arts contemporains est revenue frapper Jan Jambon de plein fouet. Et cette vague de protestations a éclaté parce qu’il y a toujours un revers à toute médaille, que toute action entraîne une réaction.

De hakbijl van 60 procent op de projectsubsidies voor kunstenaars – de achilleshiel van de cultuursector – werd het Macron-moment van Jambon.

Les travailleurs de la culture se sont «mis en grève», refusant le travail que Jan Jambon tentait de leur imposer. Ils se sont réapproprié la couleur jaune, comme symbole de leur protestation contre la censure des médias et de la culture. Leur message? Non, les acteurs et les travailleurs culturels flamands ne veulent pas être les complices d’une politique de propagande nationaliste flamande chauvine, ni des «laquais de l’establishment». Ils entendent rester collectivement du côté de la population. Tous les secteurs et disciplines ont rejoint le mouvement de contestation dans un esprit de solidarité et pris conscience que la lutte contre des personnages tels que Jan Jambon doit se dérouler dans la rue. Et leur combat a porté ses fruits: quelques mois plus tard, le ministre de la Culture revenait sur sa décision de réduire les subventions aux projets de 60% pour l’année2020. Pour ce faire, il a dû briser son propre tabou et aller chercher des fonds en dehors du budget de la culture.

Autre fait inédit dans l’histoire flamande: les syndicats de la culture ont déposé conjointement un préavis de grève générale pour couvrir les travailleurs culturels lors des actions. Présents en nombre, des visages connus —acteurs, auteurs, musiciens, plasticiens— ont assisté aux débats des commissions de la culture du Parlement, tandis que d’autres artistes, étudiants en art et travailleurs culturels battaient le pavé. Des artistes ont refusé collectivement de recevoir les Ultimas, les prix culturels flamands, des mains de Jan Jambon, tandis que le ministre était hué lors de la remise des Mia’s, les prix annuels récompensant le secteur de la musique. Lors des Ultimas, il s’est même pris des lancers de tomates en pleine figure, action symbolique à resituer dans une tradition de protestation théâtrale.

Ook nieuw in de Vlaamse geschiedenis: de cultuurvakbonden dienden samen een algemene stakingsaanzegging in om cultuurwerkers dekking te geven bij de acties.

Ces actions ont permis de sensibiliser les travailleurs culturels au fait que leur secteur est à la fois victime d’un rouleau compresseur néo-libéral et de l’instrumentalisation nationaliste pour laquelle il prépare le terrain. Avec sa vision néo-libérale de la politique culturelle, Jan Jambon n’a de cesse que d’assécher les finances du secteur et de favoriser encore plus la commercialisation des arts. «Les artistes sont des entrepreneurs en soi», affirme-t-il dans sa note de vision sur les arts, et l’esprit d’entreprise est à ses yeux «un paramètre essentiel» dans ce domaine, raison pour laquelle il entend «stimuler l’autonomie des artistes». Car, toujours selon lui, «il est irresponsable de ne respecter les principes économiques de base». Avant de conclure: «un secteur artistique entreprenant et combatif fait les efforts nécessaires pour explorer des sources de financement supplémentaires. […] Je crois que le secteur artistique a beaucoup à offrir aux acteurs privés, et même, commerciaux, et vice versa. Une telle coopération ne doit pas être un tabou».

Et c’est ainsi que s’organise la grande braderie des arts: en rendant l’art et la culture intégralement tributaires de l’économie de marché. Favoriser l’artiste-entrepreneur, enfermer l’art et la culture dans l’industrie créative, détricoter le secteur culturel public: ce sont les trois axes principaux de l’attaque néo-libérale sur ce secteur. Dans la logique néolibérale, tout ce qui relève de l’État-providence doit être vendu. La N-VA opte résolument pour cette conception d’une Flandre commercialisée. En tout cas, en ce qui concerne le secteur de la culture, le ministre de la Culture Jan Jambon ne laisse planer aucun doute à ce sujet. Il peut ainsi s’appuyer sur cette vente au secteur privé, appelée «financement alternatif», et de la situation précaire dans laquelle elle plonge les artistes, pour impliquer ceux-ci dans la machine de propagande de son combat culturel.

«S’adapter ou se barrer»

Theo Francken est l’homme qui contribue à préserver le profil anti-migrant de la N-VA. Dans la plus pure tradition de l’extrême droite, il diffuse la peur de la «surpopulation» due aux nouvelles arrivées de personnes différentes ethniquement et la crainte d’une domination culturelle par «un Islam en pleine progression». Ne parvient-il à définir sa chère identité flamande qu’en creux? Ce qu’il ne veut pas, on le comprend aisément: le voile, les mosquées, c’est non. Les églises et les cathédrales, c’est oui.

Cette variante de «s’adapter ou se barrer» montre à quel point la vision du monde dissimulée derrière le conservatisme de la N-VA est problématique. Dans l’article «Les bâtisseurs de cathédrales» publié dans le recueil Identiteit, diversiteit en «Culture Wars» (2019), Francken dépeint sa nostalgie des ordres monastiques et des bâtisseurs de cathédrales d’il y a mille ans. Il les considère comme des pionniers, inspirés par le christianisme, d’un bouleversement culturel à l’origine du développement économique et social. Mais, regrette Theo Francken, des barbares ont mis fin à cela. Selon lui, nous sommes aujourd’hui dans une situation similaire, à la différence près que notre perte de racines est due au «nihilisme identitaire» de mai68, qu’il qualifie de «menace intérieure». C’est pourquoi il estime nécessaire un retour à nos traditions et à «l’idéal culturel catholique que nos parents ont reçu».

Francken met en lien cette nostalgie d’un passé perdu avec la peur d’être aujourd’hui dominés, comme s’il n’y avait que deux options: dominer ou être dominé, être le maître ou l’esclave. Cette pensée manichéenne se heurte bien sûr au choix de privilégier la diversité et entrave toute possibilité de changement. Dans cette conception, un avenir héroïque passe nécessairement par un retour à un passé mythique qui n’a en fait jamais vraiment existé. Ou pour reprendre les mots de Bart De Wever: «La culture européenne semble épuisée. Le matériel est toujours présent —on trouve de grands bâtiments, des œuvres d’art et des institutions comme des universités dans chaque grande ville européenne— mais c’est le logiciel qui fait défaut. Notre culture fait face à des bouleversements métaphysiques. Le système d’exploitation plante et Burke peut nous aider à le réinitialiser».

Ce rêve nostalgique d’un nouvel ordre réactionnaire exige cependant l’excommunication d’une liste interminable de «parasites» qui ne font pas partie du «peuple»: à commencer par les musulmans, mais aussi les Wallons, les réfugiés, les chômeurs, les «activistes» des droits humains, les «brosseurs» climatiques, les syndicats, l’«élite culturelle» et, bien entendu, le PTB qui n’est rien de plus qu’un «déchet de l’histoire». En fait, ils visent quiconque est, pense ou se comporte différemment. Au point de rejeter même jusqu’à un Herman De Croo, comme on le voyait en début de cet article. Ainsi, chacun est passé individuellement au crible du tamis du «peuple». Mais qu’est-ce que «le peuple»? Les dominants, apparemment.

Die nostalgische droom van een reactionaire nieuwe orde vereist evenwel de excommunicatie van een eindeloos lange lijst ‘nestbevuilers’ die niet tot ‘het volk’ behoren.

Les jeunes d’aujourd’hui ne connaîtraient plus «l’histoire de notre civilisation» à cause de la «tendance à l’autodestruction» qui gangrène notre société et, surtout, nos universités, écrit encore Theo Francken dans son article. Ils n’y apprennent plus à être fiers de «notre civilisation», mais, au contraire, à la considérer comme une «source de honte»: «Il faudrait déconstruire et “décoloniser” notre civilisation. Et puis quoi, encore? »? se lamente Francken, qui poursuit: «cette évolution se manifeste de manière frappante dans le monde de l’art et de l’architecture. L’art roman et l’art gothique forment une synthèse de l’ancien et du nouveau, tandis que l’art contemporain incarne simplement la victoire sur tout ce qui existait. Notre architecture contemporaine est construite sans aucune référence au passé, sans identité. Le résultat: d’énormes bâtiments méconnaissables, à travers lesquels nous errons comme des étrangers. Toujours là provisoirement, sans passé, déracinés, sans abri».

Il se console en évoquant Notre-Dame de Paris qui, comme les cathédrales et les églises flamandes, constitue un «antidote culturel», semble-t-il. Dans une énième tirade sur Twitter, Francken a partagé par erreur des photos de l’intérieur de Notre-Dame de… Montréal. «Serons-nous encore capables de laisser derrière nous quelque chose qui puisse résister à l’épreuve du temps et que les gens célébreront encore dans mille ans?», conclut Francken, dans la droite ligne de la tradition du millénarisme chrétien. Selon lui, quelle sera cette nouvelle synthèse, nous ne le «saurons pas avant 3019». A vous de réfléchir à la prophétie biblique du royaume millénaire après le retour du Christ sur Terre et la version que les nazis ont imaginé faire de ce royaume.

Primauté du politique

Dans la vision de la N-VA, celui qui obtient la majorité a un droit absolu de gouverner, sans devoir composer avec des voix dissidentes. Cette vision réduit la démocratie aux seules élections: tous les deux ou trois ans, le peuple va colorier une case, un parti prend ainsi le pouvoir, puis la «primauté du politique» lui offre le droit de dicter sa loi pendant des années. La politique de la N-VA se limite ainsi à une politique du fait accompli. Le débat parlementaire contradictoire doit alors faire place à des déclarations gouvernementales que l’opposition découvre parfois dans la presse.

Une société démocratique est bien plus que la simple dynamique des partis politiques au Parlement. Elle repose aussi sur une démocratie civile: les citoyens doivent pouvoir s’organiser collectivement en mouvements et associations capables de garantir leur participation à la société. Sans une large société civile, on est seul, impuissant en tant qu’individu. Sur le papier, on dispose peut-être de droits, mais pas du pouvoir collectif de les faire valoir réellement. La démocratie présuppose une politique déterminée à ce que la société se construise avec tout le monde, par tout le monde et pour tout le monde. Sa qualité se mesure à l’aune de la puissance de sa base.

Au cours des semaines qu’a duré le mouvement de contestation du secteur artistique fin2019, 185organisations ont écrit une lettre ouverte au gouvernement flamand: «Cette politique altère la vie des associations au lieu de la développer. C’est ainsi que le cœur de la société, le tissu social, en vient à manquer d’oxygène. Sans nos associations, nos défenseurs et nos porte-parole, chaque citoyen devient une île qui doit survivre par ses propres moyens lorsque ses droits sont restreints». Bien sûr, tout comme les syndicats, la société civile se sait visée par la N-VA et la droite qui cherchent autant que possible à réduire les subventions dont elle peut bénéficier et tentent de saboter sa capacité émancipatrice. Les organisations de la société civile doivent devenir des ambassadrices de la «formation de la société flamande» et celles qui ne se plient pas à cette exigence n’auront qu’à disparaître.

Le mouvement citoyen Hart boven Hard a lui aussi écrit à Jan Jambon au cours de ces quelques semaines: «Le gouvernement flamand revendique la “primauté du politique”. Il juge apparemment que ce n’est plus le rôle des associations et des organisations de présenter des propositions politiques alternatives. Il veut que seul le “monde politique” fasse de la politique. Il se positionne comme un “premier de cordée” qui a le droit de mettre hors-jeu les associations de minorités. De brider les partenaires sociaux. De s’en prendre aux ONG et aux citoyens qui se mobilisent pour les nouveaux arrivants. D’étouffer ces voix dissidentes organisées. C’est ainsi qu’un processus en cours depuis plusieurs années menace aujourd’hui d’aboutir.En agissant de la sorte, le politique, non seulement s’isole de ses citoyens, mais élimine aussi l’essence même de la démocratie».

L’affaiblissement systématique de la base démocratique de notre société a finalement aussi un effet décourageant sur la population en général, qui, entre-temps, se retrouve bombardée sur les réseaux sociaux de fake news, de discours de haine et d’algorithmes qui lui disent quoi penser. Les gens perdent confiance en la politique et, donc, en eux-mêmes, et dans leur capacité à agir en tant que citoyens démocrates, mais aussi dans le fait qu’ils ont des droits et peuvent les défendre ensemble. Qu’ils peuvent exiger d’avoir leur mot à dire et prendre la défense les uns des autres. C’est ainsi que nous nous retrouvons dans un système qui se présentera toujours officiellement comme une démocratie, mais dans lequel toutes les structures nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie ont été réduites au silence.

Enfin, par cette «primauté du politique», la N-VA s’en prend également au pouvoir du domaine judiciaire. La N-VA est partie en guerre contre les «juges irréalistes et militants» et, en tant que secrétaire d’État à l’asile et aux migrations, Theo Francken s’est déchaîné sur diverses décisions judiciaires. Avec son parti, il a contesté la décision de la Cour d’appel de Bruxelles d’octroyer des visas humanitaires à une famille syrienne. Le Collège du ministère public, l’une des plus hautes instances du pouvoir judiciaire, a réagi «avec fermeté» en rappelant «que les règles de l’État de droit s’appliquent à tous et que le pouvoir exécutif ne peut s’immiscer dans les décisions de justice ni remettre en cause l’impartialité des membres du pouvoir judiciaire sans fondement concret» et que l’attitude du secrétaire d’État constituait «une inacceptable remise en cause de la séparation des pouvoirs».

On voit ainsi comment la «primauté du politique» dissimule un processus de sape systématique des droits démocratiques et sociaux.

Démocratie fantôme

Dans les années1930, le capital a vu dans le fascisme une bouée de sauvetage face à la montée du mouvement ouvrier et du marxisme. Les grands industriels et les banquiers ont estimé que cela justifiait bien le fait de laisser la démocratie céder la place à la dictature. Max Horkheimer a prononcé au cours de ces années-là cette phrase, devenue célèbre: «Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme», ajoutant: «Car cet ordre totalitaire n’est rien d’autre que son prédécesseur qui a perdu ses inhibitions. Tout comme les personnes âgées deviennent parfois malveillantes parce qu’elles ont, au fond, toujours été comme ça, la domination de classe prend finalement la forme d’une Communauté populaire. […] La théorie (marxiste) a renversé le mythe de l’harmonie entre les intérêts de tout un chacun. Elle a décrit le processus économique libéral comme une reproduction des rapports de force par le biais de traités imposés par les inégalités de propriété. Cette médiation est désormais abolie». Horkheimer conclut: «Le fascisme cristallise les différences extrêmes que la loi de la valeur a finalement fini par produire». (Citations issues de «Les Juifs et l’Europe», 1939)

De Vlaamse werkgeversfederatie VOKA wil een politiek kartel van N-VA met Vlaams Belang alle kansen geven.

Aujourd’hui, alors que les inégalités sont plus profondes que jamais après le triomphe du néolibéralisme, que la situation des classes dites moyennes est devenue incertaine, que l’armée de millions de travailleurs précaires ne cesse de croître et que l’impérialisme embrase divers endroits dans le monde, les paroles de Horkheimer n’ont rien perdu de leur actualité. Nous voyons les mêmes mécanismes et le même processus à l’œuvre. Aujourd’hui aussi, les fragiles piliers de l’État constitutionnel démocratique subissent des pressions venues de toutes parts. Les marchés financiers mondialisés sont dirigés par des gouvernements autoritaires pour qui la «démocratie» n’est plus rien d’autre qu’un laissez-passer. La concurrence et le profit —les lois totalitaires du marché dit «libre»— récompensent les décideurs politiques qui créent toutes sortes de tourniquets pour échapper aux réglementations établies démocratiquement. Mais les élites d’aujourd’hui renonceraient-elles à une démocratie qu’elles contrôlent et peuvent modeler à leur guise? Dans Democracy for the few,3 Michael Parenti décrit déjà la façon dont, aux États-Unis, le grand capital contrôle tout par le biais d’un État capitaliste sur lequel il a une mainmise totale. C’est un théâtre politique qui, à l’époque actuelle de Trump et de son spectacle médiatique, explore jusqu’où il peut dépasser ses limites.

Pour la fédération patronale flamande VOKA, ces mécanismes et évolutions ne sont jamais assez rapides. Elle veut donner toutes ses chances à un cartel politique réunissant la N-VA et le Vlaams Belang. Avec l’action Fast Forward Flanders, c’est bien le VOKA qui s’occupe de garantir la compétitivité de la Flandre, au nom de «notre» économie, et il le dit clairement: «La Flandre doit foncer. Pas simplement aller de l’avant, mais viser la médaille d’or. Dès aujourd’hui». Le nationalisme corporatiste est un allié idéologique idéal dans cette course. Pendant ce temps, le gouvernement JambonI fait exploser l’écran de fumée. Parfois, cela n’a l’air de rien, comme ce passage dans sa note de vision sur les arts où il préconise de dépasser la contradiction entre patrimoine et art contemporain. Il n’y a pas d’innovation sans tradition, écrit-il. Mais il y met tant d’insistance et de lourdeur, jusque dans les moindres détails —par exemple, en faisant de «l’attention au patrimoine culturel, aux canons et aux traditions historiques» un critère d’évaluation des demandes de subventions au titre du décret sur les arts— que l’on sent bien derrière cela une tentative de réduire les arts contemporains à une simple extension du patrimoine. Les approches modernistes qui veulent rompre avec la tradition semblent moins souhaitables dans un tel contexte, c’est le moins qu’on puisse dire. Les artistes qui veulent travailler sur d’éventuelles traditions futures sans s’inspirer des classiques risquent bien de se retrouver en queue de la répartition des subventions.

Het cultuurprotest is een cultuurstrijd die bepalend zal zijn voor de toekomst van onze samenleving.

Les discussions sur le fait que le lion flamand soit représenté avec ou sans griffes rouges, ou le fait que Jan Jambon veuille retirer la couleur rouge des écharpes maïorales flamandes vont bien au-delà du pur symbole. Le mouvement de contestation culturelle qui se réapproprie la couleur jaune comme couleur de censure n’est pas non plus de l’ordre du détail. Il s’agit d’un combat culturel qui déterminera l’avenir de notre société. Ou comme l’a dit le peintre Luc Tuymans: «Il ne s’agit pas seulement de coupes budgétaires dans la culture, mais d’une lutte politique et sociale fondamentale qui ne fait que commencer».

Footnotes

  1. Michael Parenti, Democracy for the few, St. Martin’s Press, 1974. Non traduit en français.
  2. Voir aussi Alexander Aerts, «Histoire d’un complot du marxisme culturel», Lava, 2020.
  3. Robrecht Vanderbeeken, Buy Buy Art. Over de vermarkting van kunst en cultuur (De la commercialisation de l’art et de la culture, non traduit en français, ndt), EPO, 2015.