La transformation des centres urbains en piétonniers n’échappe pas à la logique de city marketing visant des «consommateurs» plutôt que des habitants.
La piétonnisation des centres-villes fait désormais partie des aménagements privilégiés par les autorités urbaines. Elles y voient une manière de se donner une image progressiste et de s’inscrire en rupture avec la mobilité automobile et ses nuisances. Ces mesures recueillent d’ailleurs souvent une approbation assez large de la part de la population. Pourtant, ce type de projet n’échappe pas à l’imprégnation néolibérale croissante des politiques urbaines, que ce soit par le biais des ambitions associées à cette reconfiguration de la ville ou de la façon dont sont mis en œuvre concrètement ces réaménagements. Le cas bruxellois, où l’espace piéton du centre-ville a été doublé pour devenir le « plus grand piétonnier d’Europe », est exemplaire en la matière.
La piétonnisation des centres-villes
Depuis la fin des années 70, les politiques urbaines se sont tournées vers des approches et des pratiques d’orientation néolibérale1. Elles suivent en cela l’évolution des politiques des pays occidentaux, passant d’une régulation fordiste ou keynésienne à des politiques d’inspiration libérale. Ces politiques prennent en fonction des contextes locaux différentes formes qui font l’objet d’un riche débat2. La difficulté de l’analyse des politiques urbaines réside dans la surimposition de mesures issues de différentes sensibilités, introduites dans les contextes historiques, sociaux, culturels ou économiques particuliers des villes étudiées.
Néanmoins, ce tournant néolibéral se caractérise par des éléments communs : centrer la politique sur la création de valeur par les agents économiques privés et pour eux, attirer les investisseurs et des populations à fort capital par une politique de l’offre, positionner le territoire dans la compétition internationale… Plutôt que l’ascension sociale de la population vivant sur place, les autorités envisagent les touristes, consommateurs, investisseurs et autres classes nanties comme les seuls moteurs de croissance économique. Cette approche se concrétise par la construction d’infrastructures visant à changer l’image de la ville et à capter un potentiel d’investissements et de consommation exogènes, comme des complexes résidentiels haut de gamme, des centres commerciaux, des centres d’affaires et de congrès ou des infrastructures touristiques et récréatives prestigieuses. Il s’agit aussi de la multiplication d’évènements, expositions, festivals, compétitions et d’initiatives de marketing pour rendre la ville plus attractive.
Dans un schéma où « développement urbain » rime avec spéculation forcenée, l’accumulation va structurellement de pair avec la dépossession
Ce sont enfin des mesures structurelles de revitalisation, de réappropriation ou de reconquête de quartiers urbains. Elles se concrétisent par des investissements dans l’espace public, la reconfiguration du tissu commercial, la mise à disposition de facilités de financement pour les promoteurs privés. Ces politiques participent à une hausse voulue des valeurs foncières et à l’arrivée de nouvelles populations plus nanties, attirées par la forme, remodelée selon leurs attentes, de ces quartiers.
Au contraire, la satisfaction des besoins locaux, par exemple l’accès aux logements et aux services ou la redistribution des revenus, est reléguée au second plan. Ainsi, la politique économique et d’infrastructure vise plus à attirer des investisseurs internationaux qu’à créer de l’emploi localement alors que la hausse des valeurs foncières participe à une éviction des plus pauvres et à la dualisation des villes entre espaces attractifs et riches, où se concentrent les participations publiques et privées, et espaces pauvres et délaissés. Dans ce contexte, les réaménagements visant à limiter la circulation automobile, voire à la supprimer, prennent une place particulière3.
À première vue, il s’agit d’une problématique de mobilité, d’environnement et d’aménagement. La pression automobile est dénoncée à juste titre pour ses conséquences sociétales et environnementales. Dès lors, les aménagements visant à réduire la place de l’automobile sont en général envisagés positivement. Ces politiques semblent s’inscrire en rupture avec les approches fonctionnalistes de l’après-guerre qui avaient privilégié le rôle de pôle économique et de circulation des villes et s’étaient matérialisées par la construction d’autoroutes urbaines et de parkings et par la destruction de quartiers au profit d’activités commerciales ou de centres d’affaires. Cependant, l’impact de l’idéologie et de la pratique néolibérale sur ces projets de piétonnisation sont dénoncés de façon croissante.
Tout d’abord, ces projets doivent participer à l’attractivité des villes pour un public solvable. Au niveau des espaces piétonnisés sont privilégiés les aménagements récréatifs et touristiques. Il s’agit de multiplication d’évènements, notamment commerciaux, de création associée d’espaces culturels, récréatifs ou hôteliers renommés ou de mise en place d’œuvres d’art emblématiques.
Dans le même ordre d’idées, le tissu commercial est remodelé par le réaménagement des rues, voire la création de nouveaux espaces, afin d’attirer des enseignes attractives. Enfin, si la piétonnisation limite la circulation automobile dans l’espace central, elle est souvent associée à la création de nouveaux parkings en périphérie, pour garantir en particulier l’accès à un public aisé se déplaçant en voiture.
En conséquence, plutôt que de réduire la pression automobile, ces réaménagements déplacent la circulation, la reportant sur les quartiers environnants, où sont implantées les zones de stationnement, et les axes d’accès et de contournement, qui voient leur situation se dégrader, au profit de quelques espaces protégés. De ce fait, il est très difficilement démontrable que la piétonnisation des villes telle que menée actuellement réduise l’usage de l’automobile.
Autre enjeu, ces réaménagements participent au tri social. En effet, la plus forte fréquentation par un public nanti, le réaménagement de l’espace public et la mise en œuvre d’infrastructures et d’évènements récréatifs et touristiques engendrent généralement une hausse des valeurs foncières. Les autorités restent passives, voire encouragent cette inflation qui tend à précariser et chasser les populations pauvres.
Dernier angle de critique, la question de la réglementation. Les autorités limitent les comportements acceptés et l’appropriation de l’espace par une multiplication de réglementations et d’aménagements destinés à éviter les « nuisances » et l’installation de populations « indésirables » : interdiction de rassemblements, de manifestations, de jeux, de la mendicité et aménagements « anti-SDF »… En effet, les quartiers centraux qu’il s’agit de transformer ont souvent une image dégradée et dangereuse auprès des publics nantis et non urbains. De même, pour répondre aux attentes d’opérateurs privés, les autorités n’hésitent pas à privatiser de larges parts de l’espace public. En somme, tout ce qui ne relève pas de la consommation tend à être exclu.
Au regard de ces différents éléments, les chercheurs s’interrogent : « les centres-villes sont-ils vraiment aménagés pour les piétons, ou pour une population particulière de piétons, solvables, mobiles, prêts à consommer et ne déparant pas les lieux par leur apparence ou leurs comportements4 ? » Quid aussi des personnes à mobilité réduite, des personnes âgées et de tous ceux qui ne peuvent se déplacer aisément à pied ou en vélo ?
Le virage néolibéral des politiques bruxelloises
Dans ce contexte, Bruxelles et ses politiques prennent une place particulière5. Dans la structure fédérale belge, la situation de la Région de Bruxelles-Capitale est singulière : elle ne couvre que la partie centrale de l’agglomération bruxelloise, alors que la périphérie s’étend sur une partie du territoire des régions wallonne et flamande. En outre, Bruxelles présente un centre composé en partie de quartiers populaires, entouré de périphéries plus aisées.
Par ailleurs, si on trouve en Région de Bruxelles-Capitale de nombreux emplois, la moitié sont occupés par des navetteurs habitant hors des limites régionales. L’agglomération présente une ancienne tradition de navette qui s’est renforcée avec l’avènement de l’automobile, en particulier auprès des classes moyennes et aisées. Les impôts des personnes physiques étant payés au lieu de domicile et la redistribution interrégionale des revenus diminuant, cette situation rend la Région de Bruxelles-Capitale sous-financée.
Plutôt que l’ascension sociale de la population vivant sur place, les autorités envisagent les touristes
Dès la création de Région de Bruxelles-Capitale en 1989, ses autorités ont voulu rompre avec les politiques modernistes de l’État national qui avaient mené à la construction d’autoroutes urbaines, à la destruction de certains quartiers et participé à la dégradation de la qualité de vie en ville, favorisant la périurbanisation6. Toujours en vigueur, cette ambition se concrétise de différentes façons. Tout d’abord, les politiques sont concentrées dans les quartiers populaires centraux qui présentent des bâtiments anciens et dégradés.
Dans ces lieux, on rénove l’espace public, on construit des infrastructures, on propose aux propriétaires des primes et autres facilités pour rénover les habitations. Sans contrôle des loyers et avec une faible taxation de l’immobilier, si ces politiques participent à une amélioration du cadre de vie, elles encouragent aussi une hausse de prix du logement et, par là, le départ ou la précarisation de la population. Associée au manque criant de logements sociaux, la politique de revitalisation urbaine s’avère être un puissant outil de transformation sociale au profit d’une population plus nantie.
Cette politique s’est complétée, à partir de la fin des années 90, d’une ambition de positionnement compétitif national et international. Des infrastructures d’envergure sont envisagées : stades, salles de spectacles, musées. De même, la Région est en compétition avec la Flandre et la Wallonie pour le développement d’infrastructures commerciales visant à conserver et attirer la clientèle belge et autre. Elle multiplie dès lors les mesures de citymarketing : évènements (festivals, concerts, marchés temporaires…) et initiatives (ouverture de commerces le dimanche, projet de musée d’art moderne, soutien actif aux commerces…).
Cette politique est justifiée entre autres par le statut international de Bruxelles, siège de l’OTAN et de l’Union européenne notamment. En ce sens, si elle adopte un parcours particulier, propre au contexte belge, la trajectoire poursuivie par la région bruxelloise prend clairement les traits d’une vision néolibérale de la ville.
Bruxelles, un cas d’école
Dans ce contexte, la piétonnisation du centre-ville de Bruxelles est exemplaire des ambitions que les autorités publiques placent dans ce type de projets. La zone piétonne centrale bruxelloise actuelle est le fruit d’une extension de l’espace semi-piéton qui couvrait le cœur historique, doublant la surface piétonne du centre-ville7, menée fin mai 2015 par la majorité communale socialiste et libérale. Du point de vue de l’aménagement de l’espace, le choix s’est porté sur un piétonnier exclusif, fermant l’accès à tout véhicule à moteur, y compris les transports en commun8.
L’espace couvert par cette extension correspond à un boulevard d’inspiration haussmannienne du 19e siècle et aux rues adjacentes (Figure 1). Dans les années 60, ce boulevard a été transformé en autoroute urbaine et le bâti s’est lentement dégradé. Cette artère traversant des quartiers populaires, le délabrement des immeubles a bénéficié de peu d’intérêt de la part des pouvoirs publics jusqu’au début des années 90. Ensuite, la gentrification progressive du centre-ville a entraîné le réinvestissement des autorités. La revendication d’une limitation de la circulation automobile sur ce boulevard est apparue dès la fin des années 80, mais rencontrait alors très peu d’écho de la part des pouvoirs publics.
Les arguments pour justifier cette extension du piétonnier sont de plusieurs ordres. Il s’agit notamment d’améliorer la santé de la population en réduisant la pollution de l’air, le bruit et le stress induits par l’automobile. Selon les mots du bourgmestre, le projet participe à la lutte contre « la bronchiolite, première maladie infantile de notre ville, due au taux de pollution extrêmement élevé ». On revendique également la qualité de vie : réaménagement, animation, verdurisation et agrandissement de l’espace public, promotion des activités culturelles. Enfin et surtout, on affirme la volonté d’attirer un public extérieur, consommateur, national et international.
L’ambition touristique se matérialise par différents projets. Le bâtiment de la Bourse, au cœur de la zone piétonne, doit par exemple devenir le Belgian Beer Palace, projet par lequel la ville entend « faire rester les touristes plus longtemps9 ». De même, les évènements festifs se multiplient. Ils induisent éventuellement une privatisation de l’espace par des opérateurs commerciaux. Enfin, à l’une des extrémités de la zone est envisagé un « petit Time Square », qui doit accueillir une œuvre d’art internationale et de grands écrans publicitaires. La ville dit miser sur un tourisme haut de gamme qui dépense plus que le touriste moyen.
En parallèle, l’ambition de reconfiguration commerciale prend une place importante. Ainsi, en lien avec le projet de Beer Palace, les abords de la Bourse devraient être reconvertis en « Food and Beer Belgian Meeting Point », et se concentrer sur l’horeca10. De même, de nouvelles surfaces commerciales doivent voir le jour pour attirer de grandes enseignes. Est aussi pointée la configuration de l’espace public envisagée, qui laisse la part belle aux terrasses privées et prévoit de séparer le flux rapide, en milieu de boulevard, des flux lents, le long des façades, pour assurer le lèche-vitrine. Bien sûr, ambitions commerciale et touristique se rencontrent, les autorités voulant faire de Bruxelles une destination de city-shopping européenne.
Se pose aussi la question du marché immobilier. Aucun mécanisme de contrôle des loyers n’est prévu. De même, la gestion des cellules commerciales publiques11, qui représentent environ 20 % du parc, s’opère selon des règles proches de celles du privé : location au plus offrant, au risque d’une uniformisation du tissu commercial.
Enfin, la gestion des « publics et activités non voulus » sur le piétonnier est emblématique. D’emblée, la pression a été mise sur le commerce « bas de gamme » : contrôles et fermetures de night shops, limitation de l’emprise des terrasses de l’horeca de bas standing12. De plus, l’aménagement de l’espace public laisse peu de place aux activités non commerciales et très peu d’infrastructures sont prévues pour les nombreux sans-abri.
Bien sûr, les ambitions des autorités se répercutent aussi en matière de mobilité. La mise en place d’un piétonnier intégral implique que les nombreuses lignes de bus qui traversaient ou avaient leur terminus dans la zone ont dû être adaptées : terminus en amont de la zone, nouvelles boucles de circulation plus longues, déplacement des arrêts, limitation du nombre de bus desservant le centre-ville et donc dégradation de l’accessibilité en transport en commun.
Au contraire, les autorités ont été très attentives à garantir l’accès automobile. On a créé une boucle de desserte contournant le piétonnier, à deux bandes sur la majeure partie de son tracé (Figure 2). Pour la réaliser, des bandes prioritaires pour les bus et des pistes cyclables ont été supprimées, des trottoirs et dispositifs ralentisseurs rabotés. Cette boucle induit une hausse du trafic dans les rues concernées, dans des quartiers denses de rues étroites où la pollution s’évacue difficilement et où la population exposée est nombreuse.
Cette boucle et, plus largement, tout le plan de circulation doivent garantir un accès aisé aux parkings du centre. Pas moins de 34 parkings y sont implantés. Pourtant, les autorités ambitionnaient de créer quatre nouveaux parkings autour de la zone piétonne et d’en agrandir un cinquième. Ces projets, menés alors que l’occupation actuelle des parkings ne dépasse pas 60 %, témoignent de l’importance donnée à l’accessibilité pour les publics extérieurs.
Un îlot privilégié apparaît, isolé du transport public urbain et de ses utilisateurs plus modestes, mais très accessible aux automobilistes et au public plus aisé extérieur à la ville. Les nuisances de circulation et de stationnement sont repoussées vers les quartiers populaires environnants.
Les rapports de forces reconfigurés dans la ville néolibérale
Ce contexte urbain en mutation sous l’influence de l’idéologie néolibérale induit une reconfiguration des rapports de force et de positionnements des acteurs, parfois difficile à appréhender et bien illustrée par le cas bruxellois.
Ainsi, la remise à l’ordre du jour de la piétonnisation du centre de Bruxelles a notamment été portée par la société civile. En 2012, un mouvement citoyen, PicNic the Street, composé d’habitants, de diverses associations actives dans la défense des habitants et de la qualité de vie en ville et de personnalités connues dans le monde bruxellois a remis cette revendication de réduction de la pression automobile et d’une réappropriation de l’espace public au cœur de l’actualité en occupant durant plusieurs dimanches la place de la Bourse, au cœur du piétonnier actuel.
Un îlot privilégié apparaît, isolé du transport public urbain et de ses utilisateurs,
plus modestes, mais très accessible
pour un public extérieur à la ville, plus aisé
Les autorités de Bruxelles se sont appuyées sur cette mobilisation pour justifier leur projet d’extension de la zone piétonne. Néanmoins, la forme prise par le projet a rapidement cristallisé les clivages entre les positions des parties prenantes. Les habitants et leurs associations représentatives, pourtant favorables à une réduction de la pression automobile se sont rapidement inscrits en faux vis-à-vis du projet de la ville pour plusieurs raisons : projet axé sur l’attraction de publics extérieurs plutôt que sur les besoins locaux, dégradation de la desserte en transport en commun, création de nouveaux parkings, report des nuisances automobiles sur les quartiers environnants plutôt que volonté de changer de modèle de mobilité…
Un autre axe s’est formé autour des défenseurs de l’accessibilité routière et de l’attractivité économique du centre-ville. Ce sont, par exemple, le club automobile Touring ou la chambre patronale bruxelloise qui voient, dans cette accessibilité, une nécessité pour favoriser l’attractivité commerciale pour les consommateurs et pour les promoteurs immobiliers. Dans ce cadre a été pointée aussi la question de la mendicité et de la saleté, qui feraient fuir les clients.
Enfin, un troisième groupe de pression s’est formé autour des commerçants qui ne parlent cependant pas d’une seule voix. En effet, certains, se basant sur l’expérience de projets étrangers, devraient être les gagnants de l’extension de la zone piétonne, alors que le commerce de proximité et les commerçants indépendants en général sont plutôt pointés comme perdants.
Les différentes positions reflètent par conséquent ces enjeux variés et contradictoires. Ces points de vue, évolutifs et complexes, ont été mal appréhendés et le débat a souvent été caricaturé et réduit à une opposition entre pour et contre l’automobile. Les réponses initiales des autorités de la ville aux critiques ont contribué à cette caricature, les opposants étant dénigrés et insultés, qualifiés de malhonnêtes et rétrogrades, face à une vision urbaine progressiste. Pourtant, il s’agissait, justement, pour nombre d’entre eux, de défendre une vision plus progressiste et inclusive de la ville que celle des autorités.
Quelles luttes ?
On l’a compris, la critique de l’aménagement d’espaces piétons urbains est complexe à construire et à défendre. On lui oppose l’impossibilité du statu quo : préfère-t-on laisser la ville envahie par les voitures et leurs nuisances ? En outre, les opposants ont, face à eux, les pouvoirs publics, les futurs nouveaux occupants de cet espace (promoteurs et investisseurs), mais aussi habitants plus riches, ainsi que l’image positive, sans doute en grande partie usurpée, que ce type d’aménagement véhicule du point de vue de la réappropriation de l’espace public. Se pose alors la question des moyens de lutter avec une vision urbaine progressiste.
À Bruxelles, un axe s’est organisé autour de la communication et de la sensibilisation vers le grand public. Une vingtaine d’associations d’habitants et de commerçants s’est réunie au sein de la Platform Pentagone13, pour dénoncer les ambitions en matière d’attractivité commerciale et immobilière et les conséquences sur la mobilité, la qualité de vie et l’éviction des habitants et commerçants. La plateforme a mené différentes opérations de communication et des manifestations pour expliquer et médiatiser son combat.
Plutôt que de réduire la pression automobile, ces réaménagements déplacent la circulation, la reportant sur les quartiers environnants
Autre piste, la voie juridique. Tant les commerçants que certains membres de la Platform Pentagone ont introduit différents recours contre les permis relatifs aux réaménagements de l’espace public du piétonnier et contre le plan de circulation associé. Elles ont ralenti le processus d’attribution des permis et les travaux d’aménagement, mais n’ont pas infléchi le projet global, même si plusieurs actions sont toujours en cours.
Une dernière forme d’action est née, celle qui s’oppose à un projet concret, un nouveau parking souterrain et ses conséquences en matière de circulation routière et de pertes d’usage de l’espace public14. Une mobilisation citoyenne s’est formée. Elle s’est construite par les réseaux sociaux, des pétitions et des manifestations. Dans un premier temps, ce mouvement a été peu médiatisé, mais la mobilisation (plus de 23 000 signatures en moins d’un mois), l’occupation et l’annulation d’un conseil communal ont donné une publicité à la contestation. Celle-ci s’est avérée victorieuse, puisque le projet de parking a été abandonné vu l’ampleur du mouvement et l’impopularité du projet.
Face à ces contretemps et à la pression, les autorités de Bruxelles ont tenté de justifier leur projet par différents biais qui témoignent de leurs ambitions. Ainsi, ont été mis en évidence la plus grande fréquentation touristique du lieu ou l’attrait pour les investisseurs privés dans l’immobilier commercial ou résidentiel. C’est donc toujours le référentiel d’attractivité qui est exposé.
À travers ces exemples bruxellois apparaît la difficulté de la lutte contre ce type de projets urbains, mais aussi la nécessité d’exploiter toutes les voies possibles et, notamment, celles offertes par les mobilisations hors de toute structure établie, sur la base de nouvelles alliances entre habitants, commerçants et citoyens opposés aux visions néolibérales de la ville, fondées sur des revendications de justice sociale et de droit à la ville.
Conclusions
À l’issue de cet article apparaît toute l’ambiguïté des projets actuels de piétonnisation des centres-villes. A priori, la réduction de la pression automobile et des nuisances associées est indispensable au regard des enjeux sociaux, de qualité de vie, de santé publique et d’environnement.
Pourtant, à Bruxelles comme dans de nombreuses villes, l’imprégnation des politiques par l’idéologie néolibérale semble prendre le pas sur les autres enjeux. Ceci s’observe au niveau des objectifs des projets de piétonnisation eux-mêmes et de la façon dont est envisagée la mobilité aux abords. Systématiquement, l’attractivité des consommateurs nantis et des investisseurs a la priorité sur la qualité de vie et les besoins des populations locales. Plutôt que de participer à une rupture avec la mobilité automobile, on assiste en réalité à la création de vastes espaces commerciaux entourés de parkings et de voies de contournement pour garantir le bon accès routier des clients.
Par ces choix, ces projets s’inscrivent dans les politiques, déjà à l’œuvre, d’éviction des plus pauvres au profit de villes correspondant aux standards internationaux du citymarketing et aux attentes et besoins des plus nantis. Ainsi, ces projets participent à la dualisation sociale de la ville, avec des espaces « in », dégagés de la circulation automobile et des populations et comportements incompatibles avec le déploiement d’activités commerciales, et des espaces « out », où se concentrent les nuisances automobiles et les populations connaissant des difficultés sociales.
Dans ce cadre, comme l’attestent la littérature et les faits bruxellois, la critique et la lutte contre de tels projets sont complexes. La piétonnisation véhiculant une image sympathique et progressiste, ses opposants sont souvent considérés comme rétrogrades. L’enjeu est de sortir de ce débat caricatural entre « pro » et « anti » voiture, pour poser cette double question : pourquoi la réduction de la circulation automobile ne devrait profiter qu’à certains espaces et populations au détriment de tous les autres ? Et est-ce que ce type de piétonnisation du centre-ville participe réellement à une réduction de la pression automobile ?
La piétonnisation d’un espace urbain central n’est pas qu’une problématique d’aménagement et circulation, mais aussi de vision de la ville
Face au tout à la voiture ou à la piétonnisation à la sauce néolibérale, ce qui doit fédérer les forces progressistes c’est la revendication de projets participant réellement à une réduction de l’usage automobile, profitant aux habitants et ne renforçant pas la dualisation sociale. Elle passe par des mesures associées de renforcement des transports publics, de contrôle du marché immobilier et, plus largement, de politiques socialement inclusives.
Plus largement, les constats posés démontrent la nécessité d’une lecture politisée de la mobilité. La piétonnisation d’un espace urbain central n’est pas qu’une problématique d’aménagement et de gestion des flux de circulation, mais aussi de vision de la ville. Cette nécessaire approche critique permet de dénoncer l’imprégnation néolibérale croissante. Si cette dernière se décline de façon différente selon les contextes urbains, elle est néanmoins bien présente dans la vision et les actions des décideurs. Le fait que le cas étudié se déroule à Bruxelles, dans la « capitale de l’Europe », n’est pas anodin. Le statut international de la ville confère une publicité aux projets qui risquent de servir de modèle pour d’autres agglomérations.
Footnotes
- Voir notamment : D. Harvey : « From managerialism to entrepreneurialism : The transformation in urban governance in late capitalism », Geografiska Annaler B., 1989, 71, p. 3-17 ; Géographie et capital : Vers un matérialisme historico-géographique, 2010, Syllepse, Paris.
- Pour un aperçu de ces débats, par exemple : V. Béal, « Trendsetting cities : Les modèles à l’heure des politiques urbaines néolibérales », Métropolitiques, 2014 ; D. Vialan, « Ville néolibérale, critique sympathique », colloque « La ville durable : Une thèse crédible ? » organisé par le LabEx IMU, Intelligences des Mondes Urbains, et l’Université de Lyon, 2012.
- Pour une analyse détaillée de la place prise par la piétonnisation dans les politiques néolibérales, lire : T. Brenac., H. Reigner, F. Hernandez, « Centres-villes aménagés pour les piétons : Développement durable ou marketing urbain et tri social ? », Recherche Transport Sécurité, 2013/4, p. 271-282. Sur le besoin de repolitiser les politiques urbaines de mobilité : W. Kębłowski, D. Bassens, M. Van Criekingen, « Re-politicizing Transport with the Right to the City : An Attempt to Mobilise Critical Urban Transport Studies », Cosmopolis working paper, 2016.
- Ibidem.
- Voir notamment : A. Romainville, La production capitaliste de logements à Bruxelles : Promotion immobilière et division sociale de l’espace, thèse de doctorat en Sciences, Université Libre de Bruxelles, 2015 ; M. Van Criekingen, « Que deviennent les quartiers centraux à Bruxelles ? Des migrations sélectives au départ des quartiers bruxellois en voie de gentrification », Brussels Studies, 2006, 1, p. 1-20.
- C’est-à-dire la sortie des habitants de la ville au profit de sa périphérie.
- Pour plus d’informations sur ce projet, se reporter notamment au Brussels Central Observatory, groupe de recherche formé à l’occasion de l’extension du piétonnier . Un point de vue critique est proposé par diverses associations bruxelloises, dont l’Arau, ou Inter Environnement Bruxelles.
- Avec des conditions particulières d’accès pour les livraisons ou les personnes à mobilité réduite
- V. Lhuillier, « Le Belgian Beer Palace poursuit sa fermentation », Le Soir, 10-7-2015.
- Horeca est un terme belge désignant le secteur des restaurants, hôtels et cafés.
- C’est-à-dire dans des bâtiments appartenant aux pouvoirs publics.
- T. Casavecchia, « Fini, les attrape-touristes dans la rue des Bouchers », Le Soir, 11-7-2017.
- Le site de Platform Pentagone.
- Pour le détail sur cette lutte : G. Brëes, « De l’art d’enterrer un parking », Dérivations, 1, 2015, p. 40-48.