Articles

Amour et capital, hier et aujourd’hui

David Pestieau

—22 décembre 2017

Mary Gabriel a passé huit ans avec Karl Marx et ses proches. « Il ne s’adressait pas forcément à sa propre génération. De bien des façons, il s’adressait à notre époque. » Entretien. 150 ans après la sortie du Capital.

Marx, au-delà de l’auteur

Exactement 150 ans après la sortie du Capital, nous avons rencontré Mary Gabriel. Elle a passé huit ans, quasiment nuit et jour, avec Karl Marx et ses proches. À 150 ans de distance, dépouillant des lettres inédites, cherchant à découvrir les motivations profondes, les choix de vie, le contexte de ses prises de position, bref à tenter de découvrir l’homme derrière l’œuvre. Et elle a trouvé Marx, mais aussi sa femme Jenny, ses filles Jenny, Laura et Eleanor, et bien sûr Friedrich Engels. C’est devenu Love and Capital : Karl and Jenny Marx and the birth of a revolution, un best-seller paru en 2011.

David Pestieau. La France a expulsé Karl Marx pour son activité politique et son travail dans un journal d’opposition à l’empire allemand. Il s’est installé en février 1845 à Bruxelles. Vous affirmez que c’est en Belgique que commence vraiment l’histoire de Marx, le penseur politique qu’on connaît ?

Mary Gabriel
Mary Gabriel, longtemps journaliste à Reuters à Washington et à Londres. Elle est l’auteure de Love and Capital, Karl and Jenny Marx and the birth of a revolution. L’ouvrage sera finaliste pour le prix Pulitzer. Elle a aussi publié un livre sur la vie de la suffragette Victoria Woodhull.

Mary Gabriel. Exactement. En novembre 1847, il y a donc environ 170 ans, Marx et certains de ses collègues, dont Friedrich Engels, ont quitté Ostende pour Londres, où il allait assister à sa première réunion de la Ligue des communistes. Cette ligue, qui s’était formée quelques mois plus tôt, a été la première organisation prolétaire à laquelle Marx a adhéré. Vers la fin de la rencontre, à peine une semaine après son arrivée à Londres, on lui a demandé de rédiger ce qui allait devenir le Manifeste du parti communiste.

Plusieurs auteurs s’y étaient essayés avant Marx, mais aucun n’avait donné satisfaction. Alors la Ligue s’est tournée vers Marx et Engels et leur a dit : « Prenez ces notes que nous avons déjà et regardez si vous pouvez en tirer quelque chose ». Bon, Engels a laissé Marx tout seul à Bruxelles, donc Marx s’est installé à la table de la salle à manger et, avec l’aide de sa femme Jenny, il a travaillé pendant quelques mois à sortir le texte le plus révolutionnaire du 19e siècle, le Manifeste du parti communiste. On peut donc dire que tout a commencé en Belgique.

Ça c’est donc il y a 170 ans. On ne peut pas écrire l’histoire du mouvement ouvrier du 20e siècle sans se référer à Marx. Il a d’ailleurs influencé toutes les sciences humaines : économie, sociologie, philosophie et plus encore. Pourtant certains disent que les idées de Marx ne sont plus valables aujourd’hui, non ?
Je pense qu’un examen du Manifeste montrerait que ce n’est absolument pas vrai ; ce qu’il a à nous dire est vital et tout le monde peut en apprendre quelque chose.

Le manifeste de Marx se lit comme l’introduction à une affaire judiciaire, peut-être un indice de l’avocat qu’il aurait pu être. Il commence sur un ton mélodramatique : « un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». Puis il dépasse ce « conte » en décrivant le communisme et le système corrompu que celui-ci espérait remplacer.

En synthétisant les idées d’autres intellectuels et économistes avant de les faire siennes, Marx a décrit les crimes commis par la bourgeoisie qui, dit-il, n’a laissé « subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant” ». Il dit que le système a réduit à des salariés les professions traditionnellement respectables (les médecins, les avocats, les prêtres, les poètes ou encore les scientifiques) et « les relations de famille […] à de simples rapports d’argent ». Marx décrit la tourmente d’un monde dominé par le capital à cause de son besoin de révolutionner constamment la production et de faire du profit, ce qui nécessite à son tour de nouveaux marchés partout dans le monde : « Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. » Ce système de commerce a apporté aux producteurs à travers les océans des matières premières provenant de pays lointains, pour que ces produits puissent se vendre à des consommateurs à distance de chemin de fer ou de navire. D’anciennes industries nationales se sont effondrées, tout comme d’anciennes civilisations, en se faisant aspirer par le nouvel ordre industriel. « En un mot », la bourgeoisie, dit Marx, « se façonne un monde à son image ».

Mais, explique-t-il, cette société a également semé les germes de sa propre destruction, tel un « magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées ». Les crises commerciales s’accélèrent à cause de la surproduction et de l’armée de travailleurs nécessaires au fonctionnement des machines de la société industrielle. La classe ouvrière, un prolétariat révolutionnaire, devient le moteur de la révolution. « Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. » Pour Marx, un tel conflit de classe est un facteur de progression historique de la même manière que le produit ou la découverte d’une génération constitue le fondement d’une amélioration dans la génération à venir.

Marx a déclaré qu’au fond, le communisme c’est l’évolution de la propriété privée. Il a répondu à l’inquiétude possible des critiques en remarquant que les neuf dixièmes de la population de l’époque ne possédaient de toute façon rien et que, par conséquent, les seules personnes qui avaient quelque chose à perdre étaient la minorité qui avait bénéficié de l’exploitation. « Le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux ; il n’ôte que le pouvoir d’asservir à l’aide de cette appropriation le travail d’autrui. » Pourquoi une industrie dont le fonctionnement dépend du travail de 100 personnes, voire de 1 000 personnes, ne devrait-elle enrichir qu’une minorité ? Pourquoi les ressources de la Terre, ses minéraux, ses terres et ses mers devraient-ils se retrouver sous le contrôle exclusif d’un homme pour son profit personnel ?

Marx a répondu à ses détracteurs qui affirment que le communisme menaçait la stabilité de la famille en pointant du doigt leur hypocrisie. Il a fait remarquer que dans le système industriel de la bourgeoisie, les enfants étaient déjà privés de leur jeunesse, ils ne recevaient pas d’éducation mais étaient traités « en simples articles de commerce, en simples instruments de travail ». En ce qui concerne les relations conjugales, elles ont elles aussi été détruites par la classe de l’argent, qui exploite sexuellement les épouses et les jeunes filles et dont les membres « trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement ».

« À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. » Mais il a dit que cela ne pouvait se produire que grâce au rejet de force de toutes les conditions sociales existantes. « Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste », a-t-il écrit. « Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. » Et il a alors ajouté, dans cette phrase célèbre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

En fait, Marx parle de notre monde actuel et c’était bien le problème, la raison pour laquelle il était si mal compris de son temps et si mal interprété au 20e siècle. Parce que comme tous les grands penseurs, il ne s’adressait pas forcément à sa propre génération ni même à celle de ses filles et de ceux qui le suivaient. De bien des façons, il s’adressait à nous, à notre époque.

Dans ses origines, rien ne prédisposait Marx à une telle vie. Quelles circonstances ont décidé de son parcours ?

Il était le fils d’un avocat juif à Trèves, dans le Bas-Rhin. Son père avait été un enfant de la Révolution française. Alors que Napoléon occupait le Bas-Rhin, le père de Marx avait pu découvrir les idées françaises de « liberté, égalité, fraternité ». Marx a donc grandi moins comme un Prussien que comme un jeune homme influencé par ces idées françaises, mais éduqué très fort aussi dans une tradition allemande romantique. Alors, quand il a terminé le lycée, il avait en tête qu’il allait s’atteler à sauver l’humanité.

À ce moment-là, bien sûr, il ne savait pas à quoi ressemblait l’humanité, parce qu’il n’avait jamais quitté Trêves. Mais dans une série de déménagements pour ses études, il a trouvé sa route vers Bonn puis Berlin puis Cologne. À chaque déplacement, il apprenait à connaître de nouvelles philosophies. À chaque déplacement, le monde qui l’entourait changeait considérablement. Et par chance pour nous, je pense, d’un point de vue historique, un des changements qui ont eu lieu à ce moment-là était qu’il est devenu très difficile pour un jeune homme comme Marx d’obtenir un poste d’enseignant à l’université. S’il y avait réussi, il aurait pu simplement devenir un philosophe comme les autres qui aurait écrit des livres que ses étudiants auraient lus et que peut-être, certains d’entre nous pourraient avoir lus. Mais je suis persuadée que ses écrits n’auraient pas été les mêmes et qu’ils n’auraient pas influencé le monde de la même manière. Et donc Marx a dû devenir journaliste, une solution de rechange favorite des personnes de sa classe qui n’avaient pas d’autres possibilités. Et cela lui allait très bien. Ce qu’il voulait vraiment étudier c’était la société. Il avait reçu une formation philosophique, mais il voulait étudier la société qui l’entourait. Parce que son objectif était de changer l’humanité, il devait comprendre les hommes et les femmes qui l’entouraient. Le journalisme lui offrait un chemin tout tracé. À cause de la censure en Prusse, il a été obligé d’aller à Paris pour écrire et s’exprimer librement.

Marx et sa jeune épouse Jenny von Westphalen, fille d’un baron prussien, ont déménagé à Paris, ce qui s’est avéré être un choix heureux. Parce qu’à l’époque, Paris était le point de ralliement de révolutionnaires internationaux en devenir, qui avaient tous été attirés par cette ville où ils étaient libres de dire, penser, agir et planifier sans se faire harceler par le gouvernement. Paris était donc une sorte de laboratoire de toutes les idéologies qui ont dominé au 20e siècle et qui sont nées au 19e siècle : le socialisme, le communisme, le capitalisme, l’anarchisme. C’était le laboratoire dans lequel Marx s’est trouvé lui-même et il y a rencontré alors certaines personnes qui marqueront tout le reste de sa vie, avant tout Friedrich Engels. Ils se connaissaient par leurs écrits, mais ils ont enfin pu se rencontrer dans un café à Paris. Et d’après la légende, ils ont discuté pendant dix jours et dix nuits. Ils sont devenus des amis et, le plus important, des collaborateurs de toute une vie. Ainsi, Marx est resté à Paris pour travailler et écrire le plus longtemps possible jusqu’à ce que le gouvernement prussien le force à partir une fois encore, en intervenant auprès du gouvernement français.

Et c’est ce qui l’amène à Bruxelles ?

Effectivement, c’est ça qui l’amène à Bruxelles, une autre ville formidable pour lui, de par son échelle plus réduite, et cela l’a mis en contact avec plus d’immigrés allemands. À ce stade, il visait toujours la Prusse et plus généralement l’Allemagne. Se retrouver dans un groupe d’immigrés allemands à Bruxelles lui a permis de développer une base. Et historiquement parlant, lorsqu’on parle du parti de Marx, avant même de parler du parti marxiste, on fait référence à la douzaine de personnes qui entouraient Marx à Bruxelles à cette époque. Dans le nombre, il faut compter Engels, mais aussi Jenny et son jeune frère Edgar. Il restait peut-être une dizaine de personnes qui n’étaient pas des proches et qui formaient les troupes de choc du parti de Marx. Cela vous donne une idée d’un parti politique partant de presque rien, parti de rien et devenu un mouvement qui a changé l’histoire mondiale. Depuis Bruxelles… Marx était à Bruxelles en 1848, lorsqu’ont eu lieu les révolutions qui ont balayé l’Europe continentale. Et bien sûr, il voulait être au cœur de tout cela. Alors il est retourné à Paris. C’est devenu une sorte d’odyssée pour Marx et sa famille qui grandissait. Il avait alors trois enfants en bas âge. En tout, il aura sept enfants. Mais seulement trois ont survécu à cause des conditions de vie de Marx ; non seulement il était forcé de voyager souvent pour éviter la prison, de pays en pays, mais au fil de ses voyages et comme il devenait plus radical, ses sources de revenu s’épuisaient. En arrivant en Angleterre, il était pratiquement sans le sou. L’Angleterre était le dernier refuge pour des révolutionnaires et, fait intéressant, pour les rois évincés aussi. Il semblait que tous ceux qui étaient expulsés d’un pays, par le peuple ou par le gouvernement, se retrouvaient quelque part en Angleterre, surtout à Londres. Et Marx était parmi ceux-là.

L’œuvre majeure de Marx, Le Capital, analyse de manière profonde les méandres du système capitaliste, met à nu la loi de la valeur et bien d’autres concepts économiques radicalement opposés aux théories économiques libérales classiques. Mais pourquoi s’est-il lancé dans cette « Critique de l’économie politique », dont nous fêtons cette année le 150e anniversaire, et pourquoi lui a-t-il fallu 17 ans… pour écrire la première partie ?

En 1851 alors qu’il était à Londres et qu’il a décidé d’écrire Le Capital, c’est à ce moment-là que la notion même de capitalisme est devenue courante. L’idée était dans l’air depuis les années quarante, mais vous remarquerez que, même dans le Manifeste du parti communiste, Marx n’utilise jamais le mot capitalisme. C’est dire à quel point le concept était nouveau. Et donc en 1851, quand il a décidé d’écrire le Capital, il était aux prises avec un système que peu de personnes comprenaient ou étaient même seulement en mesure de nommer. En même temps, il écrivait sur son effondrement, qu’il pensait inévitable à cause des faiblesses intrinsèques du capitalisme. Il demandait donc aux gens de faire avec lui ce pas de géant d’espoir. C’était un peu comme s’il projetait ses lecteurs dans notre futur.

Et je pense que c’est une partie de la raison pour laquelle il a mis tellement de temps à écrire ce livre. Il écrivait sur un système qui évoluait tellement vite et partout dans le monde que dès qu’il pensait l’avoir saisi, dès qu’il pouvait enfin se dire « ça y est, je l’ai », un énorme changement avait lieu ailleurs dans le monde et il devait retourner à sa table de travail. Sa vie était un peu comme une quête fascinante, à la poursuite d’un système qu’il tentait d’expliquer à une population qui ne savait même pas qu’un tel système existait, alors qu’il était la cause de tous ses malheurs.

Vous expliquez que Marx faisait partie d’une famille bourgeoise de Trèves en Allemagne, qu’il s’est marié à une aristocrate. Dans sa propre vie, il a été confronté à la situation des plus démunis de la société. Mais qu’est-ce qui fait qu’il a pris position pour les travailleurs ?

À Trèves en Allemagne, là où Marx a grandi, c’était le début de l’industrialisation dans le Bas-Rhin. Et comparée à Manchester ou même à l’Angleterre, qui étaient bien plus industrialisées, Trèves était moins avancée. Les maux sociaux étaient moindres, mais évidents. Il y avait de la pauvreté, il y avait de la maladie, il y avait de la prostitution. Le petit garçon qu’était Marx a vécu cette situation et c’est ce qui a constitué la base de son évolution en tant que penseur. Mais quand il est arrivé à Paris, il s’est retrouvé avec des hommes comme lui, des philosophes, des journalistes et des écrivains. Et ils étaient en quelque sorte des libéraux en pantoufles. Surtout les socialistes. Ils n’avaient pas vraiment trouvé le chemin des organisations ouvrières. Mais un groupe que Marx a rencontré par l’intermédiaire d’immigrés allemands, c’était un groupe d’ouvriers allemands qui se disaient eux-mêmes communistes. Et ce qui a tellement frappé Marx, c’est le fait que ces gens ne parlaient pas des ouvriers, ils étaient effectivement ouvriers. C’étaient véritablement des hommes qui avaient souffert de l’industrialisation. Et c’est ainsi qu’il a reçu de ces travailleurs son premier cours sur les conditions de travail. Mais c’était encore à distance, c’était encore dans le confort de Paris, où lui et sa famille avaient les fonds et la liberté d’y échapper. C’était encore un peu un concept abstrait.

Quand Marx a été forcé de déménager à Bruxelles en 1845, Friedrich Engels, le fils d’un propriétaire qui possédait des usines dans le Bas-Rhin et en Angleterre à Manchester, a invité Marx à l’accompagner là-bas. Plus jeune, Engels avait travaillé dans les usines de son père. Engels avait voulu étudier à l’université, mais son père avait peur qu’il se retrouve dans quelque groupe hégélien de gauche. Et il voulait que Friedrich reste dans l’entreprise familiale. Alors il l’a envoyé à Manchester, ce qui a tout à fait réussi à Friedrich puisqu’à Manchester, il a reçu une autre sorte d’instruction : il a appris comment fonctionnait le système industriel. À l’époque, Manchester était le centre de l’industrialisation mondiale. Elle possédait la plus grande industrie de coton et le système industriel profitait des travailleurs les plus exploités de la planète. Ces ouvriers n’étaient pas mieux traités que des animaux. Vingt personnes devaient partager une chambre d’une personne et cent vingt personnes se partageaient une toilette à l’extérieur. Ils devaient travailler sept jours par semaine. Enfants, hommes, femmes, des familles entières étaient sacrifiées à l’usine. Au lieu de rester dans son bureau à l’usine et dans les clubs où les propriétaires d’usine et leurs semblables se côtoyaient, Engels est devenu l’amant d’une ouvrière qui s’appelait Mary Burns. Elle l’emmenait dans le quartier irlandais, le quartier des travailleurs. Et grâce à elle et à ces ouvriers, Engels put observer tous les aspects de ce « merveilleux » système industriel capitaliste. Il voulait montrer tout cela à Marx, alors en 1845, les deux hommes ont quitté Bruxelles pour l’Angleterre. Ils y sont restés quelques semaines.

Engels aurait pu exister sans Marx, mais Marx n’aurait pas existé sans Engels

Ce voyage est absolument essentiel au développement de Marx, car le Marx d’avant le voyage à Manchester et le Marx d’après sont deux personnes tout à fait différentes. La passion et la colère qu’a ressenties Marx et l’impatience qu’il a montrée après Manchester, tout cela a été immédiatement visible dans ses écrits et dans ses relations à d’autres intellectuels. C’est ainsi que Marx a pu alors découvrir le système industriel aussi bien des bureaux que de l’atelier et la saleté du logement des ouvriers, là où ils vivaient, où ils mourraient, où ils dansaient, où ils mangeaient… Un véritable enfer. Et le Marx qui en est ressorti est celui qui a déclaré que les philosophes ne pouvaient passer leur temps à parler d’idées, ils devaient parler de la réalité matérielle de l’ouvrier et de l’ouvrière. Qu’il faut pouvoir nourrir un homme, vêtir un homme, s’assurer que la famille a de quoi manger, avant d’amener à des idées sur la politique et la philosophie. Car tant que les besoins matériels de l’homme ne sont pas satisfaits, ces autres besoins n’ont pas de sens. Ils sont simplement trop abstraits. Je pense que cela a vraiment été en quelque sorte la naissance du Karl Marx qui s’est alors mis à écrire Le Capital.

La question irlandaise revient souvent dans les écrits de Marx. Nous pouvons dire que c’est à travers l’Irlande que Marx a développé ses premières idées contre l’Empire britannique et l’impérialisme, et même contre le racisme qui régnait dans la société anglaise. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

La question irlandaise est quelque chose qui a occupé l’ensemble de la famille Marx et c’est à travers Engels que Marx a découvert le problème irlandais. Il y avait à Manchester énormément de travailleurs qui avaient fui l’Irlande, qui avaient fui l’occupation britannique de l’Irlande. Il est entré en contact avec les radicaux qui s’appelaient alors les Féniens, par Engels et par Mary Burns et par Manchester. Et Marx s’est aperçu qu’en plus du capitalisme, ce mot qui gagnait du terrain en 1850, 1851, un autre terme que l’on considère comme acquis aujourd’hui est devenu plus commun à cette époque aussi : l’impérialisme. Marx en a conclu que pour le travailleur, pas seulement en Angleterre, mais dans le monde entier, pour être libéré, pour détruire le système capitaliste, le système colonial devait tomber. Et l’endroit parfait pour que tombe le système colonial, c’était l’Angleterre. Et le point faible de l’Angleterre était l’Irlande parce qu’elle possédait déjà une population en colère, révolutionnaire. Marx se dit qu’avec un peu d’éducation, ces ouvriers pourraient apprendre comment retourner dans leur pays et jeter les Anglais dehors. Il pensait, et avec raison, que cyniquement les Britanniques chassaient les Irlandais de l’Irlande afin de transformer le pays en une plantation agricole pour nourrir la population britannique grandissante. Ils remplaçaient donc les ouvriers irlandais qui fuyaient à Manchester par des propriétaires terriens britanniques qui installaient des fermes où ils feraient paître leurs animaux pour nourrir la population britannique.

LES PROLÉTAIRES ANGLAIS ET IRLANDAIS

« Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. […] Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. […]

Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente. » (Lettre de Marx à Siegfried Mayer et August Vogt à New York, le 9 avril 1870.)

C’est ainsi que Marx a passé beaucoup de temps et que ses filles ont consacré beaucoup d’énergie à aider les Irlandais. On n’a pas accordé beaucoup de crédit à Marx pour cela et certainement très peu de crédit à ses filles. Sa fille aînée, Jenny, s’occupait surtout de faire libérer les prisonniers irlandais des prisons britanniques. Elle a rédigé une série de lettres qui ont été publiées dans des journaux français qui ont conduit effectivement à libérer certains des prisonniers irlandais les plus connus. Mais malheureusement, parce qu’elle était une femme, on ne lui a jamais accordé beaucoup de crédit pour ça.

Vous écrivez dans votre livre que Marx a été méconnu de ses contemporains pendant une grande partie de sa vie, mais il a été très connu paradoxalement, quand l’establishment européen lui-même l’a fait connaître pendant la Commune de Paris en 1871. En quoi cet épisode marque-t-il quelque part aussi Marx et la manière dont il a été perçu à l’époque ?

Marx était confiné à Londres après avoir été expulsé de Paris sans autorisation d’y retourner. Alors, à distance, il était le dirigeant de l’Association internationale des travailleurs (AIT) dont certains membres participèrent à la Commune de Paris. Ils n’étaient en aucune façon la force dominante, mais Marx correspondait avec eux et des messagers faisaient des allers et retours pour lui apporter des rapports ; il était essentiellement un participant intéressé, mais il n’a jamais été un leader. En fait, au début, lui et Engels pensaient que la Commune était une idée irréfléchie vouée à l’échec. La Commune de Paris était une révolte organique menée par une population qui s’est d’abord retrouvée barricadée dans Paris pendant quatre mois par les Prussiens qui encerclaient la capitale après la capitulation du gouvernement français. Les Parisiens ont décidé qu’ils n’allaient pas abandonner leur ville, que ce soit au gouvernement français à qui ils ne faisaient plus confiance, ou aux Prussiens qu’ils voyaient comme des envahisseurs. Alors ils se sont révoltés sans avoir besoin d’instigateurs extérieurs pour les motiver.

Mais à la fin de la Commune, étant donné que le gouvernement français voulait que ses soldats se retournent contre des Français, contre les Parisiens, il a dû convaincre l’opinion que les gens qui dirigeaient la Commune, que l’idée même de la Commune n’était pas française ni un mécontentement parisien envers le gouvernement français, mais qu’un étranger, un Allemand de Londres qui plus est, était l’homme diabolique derrière la Commune de Paris. C’est ainsi que le gouvernement a commencé une campagne de bouche-à-oreille qui est devenue la condamnation internationale retentissante d’un Allemand obscur dénommé Karl Marx à Londres, qu’on surnommait le docteur terroriste rouge et qu’on décrivait comme le cerveau qui non seulement menaçait Paris, qui n’était pas seulement responsable de la Commune de Paris et du chaos qui y régnait, mais qui possédait des armées d’incendiaires qui allaient aussi menacer Londres et peut-être aussi loin que Chicago. C’est historiquement ce que font les gouvernements quand ils veulent ignorer le fait qu’un problème a réellement ses racines dans une société donnée. Ils doivent convaincre la population que ce n’est pas leur propre peuple qui se révolte, mais qu’un étranger tire les ficelles. C’est ainsi que Marx est devenu célèbre. Il a écrit un texte formidable à ce sujet qui s’appelle La Guerre civile en France, c’est un livre excellent si vous pouvez mettre la main dessus. C’était d’ailleurs son œuvre la plus lue de son vivant.

Est-ce que vous pouvez parler de la contribution d’Engels à l’édition de la fin du Capital ? Car si Marx a écrit la première partie, les deux autres parties sortent après la mort de Marx, grâce au travail d’Engels sur la base des notes de Marx. Il est impressionnant que cet homme déjà âgé (plus de 70 ans) ait réalisé un tel tour de force.

Engels fait partie de l’histoire de Marx. Il n’y a pas vraiment d’histoire de Marx sans histoire d’Engels. C’est une des amitiés les plus grandes de l’histoire. Engels se présentait comme un fileur de coton et un membre de l’artillerie royale, il était humble comme personne de sa stature n’aurait pu l’être. C’était un penseur brillant et il possédait toute la passion qui faisait défaut à Marx. Une soif de vie et une soif d’idées. Lorsqu’il a rencontré Marx à Paris pendant ces fameux dix jours, il était à la recherche d’une personne ou d’une idée à laquelle se consacrer. Et il a vu ça chez Marx. Il a compris que cet homme avait besoin d’inspiration et de protection, parce que Marx était le chercheur et philosophe typique qui n’était pas doué du tout pour gérer les problèmes du quotidien puisque son esprit était toujours ailleurs. Alors Engels s’est consacré toute sa vie à subvenir aux besoins matériels de la famille de Marx. Il est retourné travailler dans l’usine de son père, qu’il détestait, afin de gagner assez d’argent pour en donner à la famille Marx, pour leur permettre de survivre. Marx n’avait publié qu’un seul livre du Capital à sa mort et il devait pourtant y en avoir quatre. Il écrivait constamment, mais personne ne savait vraiment où il en était et dans quel état c’était. Il ne voulait pas en parler de peur que quelqu’un dise alors vouloir le publier. Cela aurait mis sur lui une pression qu’il ne pouvait gérer. Quand Marx est décédé, Engels a examiné ses papiers et a découvert que le second livre était presque achevé, mais aussi qu’il y avait des centaines de pages de notes pour un troisième volume et une version très, très brute de ce qui pouvait s’avérer être le quatrième. Engels pensait que, comme il l’avait fait du vivant de Marx, que même après sa mort, il devait continuer ce travail, il devait continuer de protéger Marx et de le préserver. Et puisque Marx n’était plus présent physiquement, la seule façon de le préserver était de faire en sorte que ses idées soient publiées. Non seulement c’est ce qu’il a fait, mais il a également maintenu en vie les organisations ouvrières que Marx avait créées. Il a supervisé la Deuxième Internationale. Il était infatigable. Enfin, à sa mort, les filles de Marx étaient en mesure reprendre le flambeau. Engels aurait pu exister sans Marx, mais Marx n’aurait pas existé sans Engels.

Votre livre ne parle pas seulement de Marx et Engels, mais aussi de Jenny Marx et des filles de Marx. Leur rôle reste jusqu’ici injustement négligé. Love and Capital n’est pas la biographie de Marx, mais de la famille de Marx, de son épouse et de ses trois filles ; c’est un point fort de votre livre. Quelle a été l’influence de Jenny sur la vie de Karl Marx ? Quelles étaient les difficultés pour des femmes du 19e siècle qui voulaient changer le monde.

Jenny était comme une ancre pour Marx. Sans elle, il aurait été ce que son père appelait « un intellectuel tournant en rond dans sa chambre ». Il aurait passé sa vie le nez dans les livres. Jenny lui a permis de s’extérioriser, de sortir de sa bulle, sa bulle d’intellectuel, et elle a fait de lui une créature sociale. Mais en outre, elle lui a apporté la sécurité et la confiance dont il avait besoin. Si quelqu’un plane, mentalement, il a besoin de quelqu’un pour lui garder les pieds sur terre. C’est ce qu’elle a fait. En plus de cela, il la respectait vraiment beaucoup intellectuellement parce qu’avec elle, il pouvait échanger des idées ; il pouvait le faire avec elle et avec Engels. Bien sûr, historiquement, on crédite Engels de cela, presque jamais Jenny. Pourtant, dès le début de leur relation, Marx a traité Jenny en égale intellectuellement. Il n’aurait pas pu supporter d’être avec quelqu’un avec qui il ne puisse pas discuter les points les plus délicats quand ils lui venaient en tête. Par exemple, lorsqu’il a dû rédiger le Manifeste du parti communiste, c’est Jenny qui l’a transcrit, et son rôle ne se cantonnait pas à prendre des notes, c’était un véritable échange intellectuel. Ainsi de bien des façons, Jenny est la personne qui, mentalement, émotionnellement et physiquement a permis à Karl Marx d’être Karl Marx ; elle lui a permis de suivre sa grande intelligence là où elle le menait, qu’importe le temps que ça prenait. Dans le même temps, elle a dû faire des sacrifices, comme toutes les femmes du 19e siècle, comme certaines femmes du 20e siècle et comme certaines femmes du 21e siècle le font encore. Elle s’est sacrifiée à le suivre dans une vie de pauvreté, de pauvreté extrême. Elle qui était fille de baron, elle aurait pu mener une vie d’aristocrate en Allemagne. Son frère était ministre de l’Intérieur en Prusse. Elle venait de l’une des familles les plus estimées du Bas-Rhin. Et pourtant elle a tout abandonné parce qu’elle aimait Karl et respectait ses idées.

Et puis ses trois filles aussi ont passé leur vie à travailler pour lui. Elles ont consacré leur vie à son idée, elles ont été ses secrétaires, ses chercheuses. Et malheureusement, elles ont aussi épousé des hommes révolutionnaires, mais qui étaient bien moins talentueux, des versions très inférieures de leur père. Les trois filles de Marx ont contribué au mouvement marxiste qui leur doit beaucoup, mais toutes trois ont eu une destinée tragique. Deux d’entre elles se sont purement et simplement suicidées. Lorsque l’on consacre sa vie à un objectif et que l’on est prêt à tout sacrifier pour cet idéal ou cette personne, on abandonne forcément une partie de soi. Et ces trois jeunes femmes ont donné leur vie, tout comme Jenny, sa femme, a donné la sienne. Mais si on leur avait demandé : « Avez-vous des regrets ? », je doute très fort qu’aucune d’elles n’ait dit oui, parce que même si matériellement elles n’avaient rien, intellectuellement elles avaient tout un monde, elles étaient en première ligne d’une révolution, elles étaient au cœur d’un cyclone : les idées de cet homme. Elles ont eu des vies riches, profondes et sauvages. Elles n’étaient pauvres qu’aux yeux du monde.

On reproche souvent à Marx d’avoir été aveugle à la question des sexes et d’avoir eu une conception surtout masculine de la classe ouvrière. On interprète sa vie familiale pour en faire un patriarche. On peut donc difficilement dire que Marx était féministe ?

Marx était le produit du 19e siècle et dans Association internationale des travailleurs, le mot travailleur est certainement masculin. Même si beaucoup de femmes en étaient ; surtout à l’époque de la Commune, certains des messagers les plus courageux que Marx envoyait en France étaient des jeunes femmes. Ses filles étaient du nombre. Mais Marx ne s’est pas vraiment attelé à la question du féminisme ou des droits des femmes. Il ne pensait pas vraiment avoir besoin de différencier les hommes des femmes lorsqu’il décrivait les droits des travailleurs. Parce que les travailleurs dont il parlait dans les usines n’étaient pas que des hommes, mais aussi des femmes et des enfants. Alors bien qu’il parle des ouvrières dans le Capital, il n’aborde jamais la question féministe. En ce qui concerne sa famille, ses filles et sa femme étaient étroitement impliquées dans tous les aspects de son travail. C’était une affaire de famille. Les idées de Karl Marx constituaient l’entreprise familiale et il n’a jamais pensé une minute qu’elles n’étaient pas tout à fait capables, non seulement de comprendre de quoi il parlait, mais d’apporter des idées ou d’interpréter ses idées et de le représenter. Par exemple, ses deux filles aînées, Laura et Jenny, travaillaient en Espagne et en France. Spécialement Laura avec son mari Paul Lafargue, qui était un véritable représentant de Marx et Engels, s’efforçant de répandre le marxisme en Espagne. Laura a fait des tas de traductions du travail de Marx. Ses filles étaient donc très impliquées dans les coulisses d’écriture, les deux aînées, Jenny dans le journalisme et Laura dans les traductions.

Selon Marx l’on ne peut pas remplacer un morceau d’un gouvernement. S’il ne reste ne serait-ce qu’une partie de l’ancien système, celle-ci va pourrir le reste

Eleanor, sa fille cadette, était une combattante de rue. Elle incarnait au sens propre les théories de son père. D’une certaine manière, elle est un exemple de ce qu’on peut faire en s’emparant des idées de Marx. Elle a apporté ces idées aux travailleurs, a créé des syndicats et des partis politiques. Je pense donc que même si Marx n’a pas soulevé la question du féminisme, il ne discriminait les femmes en aucune manière. C’est juste un sujet qu’il n’a pas abordé. Il ne faut pas penser à sa femme et ses filles et au fait qu’elles travaillaient surtout à la maison avec lui, dans les coulisses, comme une indication que Marx aurait été un tyran. C’était au 19e siècle, les femmes n’avaient pas la possibilité de faire ce qu’elles font aujourd’hui ; alors si le rôle de Jenny en tant qu’épouse était d’être une table d’harmonie pour ses idées ou d’être la première éditrice de ses écrits ou de contribuer à ses idées, si elle n’a pas revendiqué une reconnaissance pour cela, ce n’est pas parce que Marx ne le voulait pas, c’est simplement le rôle que les femmes avaient au 19e siècle. Mais dans ce type d’activité limitée par les normes sociales, ces femmes étaient très, très progressistes et des soldates profondément engagées dans la première armée de Marx.

Qu’en est-il d’Eleanor, la fille cadette de Marx ?

Eleanor était surtout très impliquée dans la fondation du Labour Party britannique. Si Marx reconnaissait que les besoins matériels de l’homme devaient avoir la priorité, cela signifiait qu’un parti politique devait s’occuper du temps de travail et du salaire. Les travailleurs gagnaient-ils assez pour vivre, pour survivre ? Eleanor a repris la théorie de son père et l’a transformée, avec les personnes avec qui elle s’est associée, en action politique. Ils ont développé un parti politique qui agissait au nom des travailleurs. Les socialistes de l’époque, de la génération précédant celle d’Eleanor, étaient vus comme des libéraux en pantoufles, ou ce qu’on appellerait ainsi aujourd’hui. La génération d’Eleanor, les personnes qui travaillaient avec elle à Londres, devaient convaincre les syndicats que les socialistes pouvaient les aider en s’impliquant dans les grèves, en aidant à organiser les grèves, en mettant sur pied des caisses de grève. Au début, leurs grèves ont connu un succès remarquable. Je parle de la grève des dockers qui a rassemblé les ouvriers les plus opprimés de Londres, de l’Angleterre, et leur a donné les moyens de s’en prendre aux compagnies de navigation, qui étaient si puissantes, et de l’emporter. Je pense qu’Eleanor a repris la théorie de Marx et qu’elle l’a appliquée concrètement à un niveau syndical. Elle a accompli un travail titanesque. Mais sa vie a été brisée à cause d’une crise personnelle. Mais oui, elle et ses sœurs ont étendu l’attrait du marxisme, l’ont répandu en Espagne, en France, mais Eleanor c’est dans son travail qu’elle a donné vie aux théories de Marx.

Votre livre ne parle pas seulement de la vie de Marx, mais aussi des années qui ont suivi sa mort, lorsque dans un sens, ses idées se sont réalisées. Vous parlez d’Engels, des années après la mort de Marx, qui est allé à une manifestation et qui a dit à Eleanor Marx : « Si seulement Marx avait pu voir ça… »

Oui, vous avez totalement raison. Ces idées viennent de Marx. Vous savez, quand on travaille sur une maladie, il y a les études en laboratoire, mais aussi les essais cliniques, où on travaille sur des gens. On peut dire que la génération suivante était celle du passage aux essais cliniques. Il faut voir l’évolution. Il y avait environ 17 personnes à Bruxelles, dans le parti de Marx. Ils ne se sont pas même pas donné de nom avant la Première Internationale (1861), une organisation internationale de travailleurs que Marx venait de rejoindre et dont il est bien sûr devenu le leader théorique. Puis cela a disparu (1872), parce que le moment n’était pas vraiment propice. Quinze ans plus tard (1889) dans la Deuxième Internationale, c’était une nouvelle génération. Et Engels était alors un vieil homme. Il y avait toute une nouvelle génération et la base s’était élargie : il n’y avait plus seulement des travailleurs, mais aussi les intellectuels. Ils avaient ainsi une base beaucoup plus solide pour construire la prochaine plate-forme. Quand on y pense, il n’y avait que onze personnes à l’enterrement de Marx, et l’année suivante, à l’anniversaire de sa mort, il y avait environ 3 000 personnes à Hyde Park pour lui rendre hommage. Ça montre à quelle vitesse ça croissait. C’était en partie dû au fait que les gens découvraient le Capital, parce qu’à ce moment-là on le traduisait en français, en russe… Non pas que les gouvernements s’étaient mis tout d’un coup à coopérer, pas du tout, c’était plutôt parce que les travailleurs commençaient à se faire entendre. Lorsque les premiers travailleurs sont devenus membres du Parlement en Angleterre, ils ne ressemblaient pas aux hommes qui avaient jusque là représenté les ouvriers, c’est-à-dire des socialistes de la classe supérieure. C’était de vrais ouvriers en tenue d’ouvrier. Cela a été possible grâce aux syndicats qui leur avaient fourni la base dont ils avaient besoin pour former une organisation et rejoindre un parti politique.

J’ai trouvé très intéressant ce que vous dites des différentes générations. Vous terminez votre ouvrage avec l’enterrement de Lafargue, le beau-fils de Marx et à ce moment-là, il y a une nouvelle génération de leaders, Jaurès, Blum, Lénine…

Oui, parce que pour Lénine, Lafargue c’était un vieil homme. J’ai écrit à la fin du livre que lorsque Lénine a fait un éloge funèbre aux funérailles de Lafargue, un rapport de police mentionne l’intervention d’un Russe inconnu. C’était Lénine. Mais Lafargue, pendant presque toute la période précédente, représentait la jeune génération pour Marx. Et dans chaque génération, la base s’est étendue et l’assimilation de Marx et de ses idées a grandi.

Je pense qu’Engels a dû se rendre compte que les idées de Marx étaient tellement radicales quand il les a écrites que cela prendrait littéralement des générations. Et maintenant encore, je pense ; peut-être n’est-ce que maintenant que nous commençons à les lire avec le genre de compréhension que ça réclame. Au 20e siècle, je crois qu’il y avait beaucoup de variantes ou d’interprétations du marxisme. Mais aujourd’hui, si on lit le Capital de notre point de vue, je pense que c’est tellement fascinant parce qu’il parlait vraiment de notre monde tel qu’il est aujourd’hui. Je pense que c’est souvent ainsi pour les grandes idées, on peut toujours les interpréter à travers ses propres yeux, elles ne meurent pas, elles évoluent avec nous et avec les sociétés, tout en nous donnant des réponses. Mais il me semble qu’aujourd’hui en particulier, nous sommes en un point où Marx parle vraiment de ce que nous vivons et de la situation dans laquelle nous sommes.

Aujourd’hui, il y a en Europe des mouvements radicaux qui s’inspirent de Laclau et de Chantal Mouffe, comme Podemos. Ils croient en « une révolution politique », grâce à un « renversement rapide des institutions ». Qu’en pensez-vous ?

Marx, au-delà de l’auteurL’un des points fondamentaux de Marx est l’idée que le processus est lent, et une des erreurs qu’il a identifiées dans de nombreux mouvements révolutionnaires qu’il a étudiés ou qui ont eu lieu autour de lui est que l’on ne peut pas remplacer un morceau d’un gouvernement, on ne peut pas remplacer les cours ou le Parlement ou les membres du Parlement. Parce que le reste sera toujours là. Il faut commencer par le bas. Il faut examiner chaque aspect du gouvernement que l’on veut remplacer avant de le faire. S’il reste ne serait-ce qu’une partie de l’ancien système, celle-ci va pourrir le reste, le nouveau gouvernement ou le nouveau mouvement ne réussira pas. Il faut également avoir un plan très clair sur ce qu’on va mettre à la place de l’ancien gouvernement. Une révolution sans plan perdra toujours face à une contre-révolution. Je pense que Marx a mis l’accent sur une approche progressive et très réfléchie. Il était très passionné, mais jamais impatient dans ses actes. Quand on y réfléchit, d’un point de vue historique, cela ne fait que 150 ans que le Capital a été publié. Ce n’est rien. C’est la chronologie que Marx aurait prévue. Vous savez, il faut autant de temps pour que le système capitaliste qu’il décrit prenne racine, se transforme et devienne la maladie qu’il avait prévue. Et il faut autant de temps pour que les gens le comprennent. Ce n’est qu’une fois que l’on comprend que l’on peut enfin envisager de le remplacer. Je pense que si vous voulez parler du renversement des systèmes politiques, je pense que du point de vue de Marx, c’est un processus très lent, ce qui est très frustrant quand on est en plein dedans. Mais c’est nécessaire à sa réussite.

Un dernier conseil ?

Je pense que la meilleure introduction aux théories de Marx est le livre d’Engels qu’on appelle Anti-Dühring. C’est un livre court et il est écrit très clairement. Il vous donnera une bonne base de ce qu’étaient les idées de Marx et aussi une idée du chemin à suivre ensuite.

Mary Gabriel, Love and Capital : Karl and Jenny Marx and the birth of a revolution, Little, Brown and Company, New York, 2011