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La gauche doit balayer devant sa porte

Felix Bartels

—22 juin 2022

Si la gauche veut s’opposer au bellicisme, elle doit attaquer l’impérialisme dans son ensemble. Les leçons de Liebknecht, Lénine et Luxemburg sont toujours d’actualité en 2022.

Actuellement, quiconque connaît un peu d’histoire est sûr de devoir faire face à des réactions hostiles. Certes, il est admis que la guerre en Ukraine n’est pas tombée du ciel, que l’OTAN s’est étendue vers l’est depuis 1991 et que l’alliance a un palmarès impressionnant d’agressions militaires. Mais « ce n’est pas le bon moment pour en parler ». Probablement parce qu’en géopolitique, rien n’est lié à autre chose.

Felix Bartels est un auteur, un chercheur littéraire et un éditeur. Il travaille à Berlin pour le groupe d’édition Eulenspiegel, où il est responsable de la maison d’édition Aurora. Il publie régulièrement sur la théorie politique, l’histoire de la philosophie, la littérature et le cinéma, notamment dans les médias de gauche Junge Welt, Neues Deutschland et konkret.

On est accusé de « whataboutism »1 en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « drujba » (amitié en ukrainien). Et cela vient de personnes qui appellent aujourd’hui à la livraison d’armes et au réarmement, ou même à la participation aux opérations de combat. Cela vient en tout cas de personnes qui ont fait de cette vision unilatérale du conflit une question de conscience, et qui ne ménagent pas leurs efforts pour nous imposer un tableau dans lequel la Russie est uniquement coupable, l’Ukraine uniquement victime et le dénommé Occident uniquement spectateur. Elles rejettent toute interrogation sur les liens, sous prétexte que cela équivaudrait à justifier la guerre. Beaucoup d’entre elles ne découvrent toutefois leur amour de la paix que maintenant, lorsque, pour changer, c’est un autre que l’OTAN qui largue des bombes.

Grands et petits esprits

Avant de ranger ses troupes en ordre de bataille, il faut avoir un plan clair à l’esprit. En effet, revenir en arrière n’est ensuite plus possible. Faisons un instant comme si nous ne savions rien, ayons un regard naïf au lieu d’avoir une vue d’ensemble. Un pays se sert de la guerre civile dans un pays voisin comme prétexte pour violer la souveraineté dudit pays, l’attaquer et séparer de force la région habitée par la minorité opprimée. Ensuite, ce pays légitime cet acte militaire par un référendum dans cette région. Si on dresse ce tableau sans mentionner aucun nom, il apparaît que tant la guerre en Ukraine que la guerre au Kosovo correspondent à cette description. Ce que La Russie fait aujourd’hui, c’est ce que l’OTAN fait depuis des décennies.

Il en va de même dans le domaine de la guerre psychologique. Depuis quelque temps, on assiste à une levée de boucliers soigneusement étudiée contre les filiales des médias d’État russes et les prétendues usines à trolls qui influencent les populations des États occidentaux. On se sent déstabilisé et on souligne que la propagande russe ne vise pas seulement la gauche anti-impérialiste, mais aussi les milieux de droite. On alimente ainsi à nouveau l’idée d’un front rouge-brun. Donc : un pays tente de renforcer une opposition politiquement disparate (à la fois de gauche et de droite) d’un autre pays par le biais de médias et d’un soutien financier direct, c’est-à-dire qu’il vise une déstabilisation avec l’objectif à long terme d’imposer une orientation politique qui lui convient dans cet autre pays. Mais n’est-ce pas là une constante de la politique étrangère étasunienne depuis 1945 ? N’est-ce pas exactement ce que l’Occident fait en Ukraine depuis 2004 ?

La panique collective qui s’empare actuellement des Allemands, qui oscillent constamment entre désir de paix et désir de guerre, peut donc aussi être interprétée comme l’expression d’une frustration. On suppose inconsciemment que l’Occident a le droit naturel d’envahir ou de détruire d’autres pays afin d’y introduire un mode de vie qui correspond au sien, et en même temps de jeter les bases d’investissements économiques. L’arrogance postcoloniale qui se cache dans cette vision des choses se révèle au grand jour dès que quelqu’un fait la même chose que l’Occident. Un autocrate post-tsariste par exemple. Celui-là n’a tout simplement pas le droit d’agir de la sorte.

L’OTAN est capable de mener deux types de guerres : ouverte ou secrète. Et l’alliance est meilleure sur le terrain de la guerre secrète.

Une deuxième motivation de l’attitude allemande semble résider dans l’histoire de l’Allemagne. Les Allemands ont un problème avec les Russes, tout comme ils en avaient avec les Juifs. Ils cherchent dans le présent des moyens d’effacer les erreurs du passé ou, pour emprunter l’expression à Eike Geisel, pour « redevenir des bons ». Aux yeux des Allemands, les Ukrainiens deviennent alors une nation de substitution, qui permettrait aux descendants des bourreaux de se considérer comme des victimes.

Enfin, le troisième moteur de cette panique semble être une véritable peur, une crainte authentique que l’Europe ne se transforme en un vaste champ de bataille et que les Russes ne soient bientôt à nouveau aux portes de Berlin. Mais cette peur ignore complètement le rapport de force militaire réel entre la Russie et les États de l’OTAN, et elle est également eurocentrique. Des guerres et des exodes massifs bien pires, bien plus importants qu’aujourd’hui ont eu lieu et se déroulent encore dans d’autres parties du monde, souvent causés par les mêmes pays occidentaux dont les habitants commencent maintenant à avoir peur.

Dans un tel contexte émotionnel, le discours médiatique ne doit pas faire dans la nuance. On fait une fixation sur la figure charismatique de Poutine, qui pour certains est l’équivalent d’Hitler, pour d’autres un insensé, et généralement un peu des deux. Cela rappelle un peu ce qui se disait sur Donald Trump. Avec une telle approche, on ne parviendra jamais à une réelle compréhension de la situation et à une bonne stratégie. En diabolisant ou en ridiculisant ce pouvoir charismatique, tout en étant à une distance sûre, on en reproduit même les mécanismes. « Celui qui qualifie un dictateur de diable l’adore en secret », tapait Friedrich Dürrenmatt en 1947 sur sa machine à écrire2. Mais ce n’est pas seulement ce focus sur sa personne qui fait obstacle à la compréhension globale de la situation. « Les grands esprits discutent des idées ; les esprits moyens discutent des événements ; les petits esprits discutent de Vladimir Poutine », a écrit l’entrepreneur communiste Dmytri Kleiner3 il y a quelques jours. Cette phrase est tellement bonne que nous pouvons passer outre le fait qu’elle n’a été publiée que sur Twitter. Elle résume assez bien ce qui se passe en ce moment. Peu de gens abordent les relations économiques ou développent des concepts tels que la paix, la guerre et l’impérialisme. On parle beaucoup trop des mouvements de troupes, des conférences de presse et de rapports non confirmés. Un nombre insupportable de gens rabâchent sur la folie de Poutine et sa longue table de négociation.

Des points d’exclamation au lieu de concepts

Pour entrer dans le vif du sujet, il faut aller au-delà du simple récit des faits. Certes, il faut veiller à ne pas perdre le contact avec le niveau qui-quand-quoi, mais pour parvenir à une compréhension globale de la situation, il faut creuser davantage. La géopolitique, elle aussi, se conçoit comme logique-historique, et non historique-logique. Le « principe du matérialisme historique s’exprime dans la méthode de Lénine, qui consiste à examiner chaque phénomène du point de vue de son origine ». Une ligne peut être tracée de Thucydide4 à Lénine. Avec trois mots simples, le père de l’historiographie matérialiste a créé une universalité qui n’a plus jamais été atteinte. L’analyse de Lénine ne tiendrait pas debout si Thucydide n’avait pas déjà préparé le terrain. Dans son œuvre « Histoire de la guerre du Péloponnèse », l’auteur antique mentionne trois racines de la guerre : la peur, l’ambition et l’appât du gain. Dans le conflit actuel, nous retrouvons les trois. Il y a l’inquiétude vis-à-vis de l’expansion de l’OTAN vers l’est. L’alliance militaire la plus puissante du monde, dont on connaît la tendance à opérer en dehors de son propre territoire, a déclaré que la Russie était son principal ennemi et avance dans sa direction depuis des décennies. Il y a le mépris de longue date de l’Occident à l’égard de la Russie, que Poutine a de nouveau mentionné dans son discours du 23 février, une attitude condescendante et arrogante qui provoque certainement la Russie. Troisièmement, il y a, bien sûr, les intérêts économiques, dont le conflit actuel autour du North Stream 2 n’est que l’exemple le plus récent5.

Mais alors, pourquoi le monde entier continue-t-il à parler du droit des peuples à l’autodétermination et de la légitimité des guerres, comme si la guerre était moins mauvaise si elle est autorisée par le droit international ? Parce que tenter de décrire la guerre de manière objective nous empêche de prendre une position hâtive. Or il y a un immense besoin de points d’exclamation.

Il faut toutefois admettre que le concept d’impérialisme comporte lui aussi son lot de points d’exclamation. Il est généralement compris comme un jugement de valeur. Cependant, la vision matérialiste se base sur les structures existantes. Si l’on applique les caractéristiques de l’impérialisme de Lénine à la guerre actuelle, on constate une grande similitude.

Le principal élément cité par Lénine pour expliquer la guerre impérialiste est le partage du monde.

Lénine a décrit l’impérialisme comme « le stade suprême du capitalisme », dans lequel nous nous trouvons actuellement. Le capitalisme est un système basé sur la propriété privée des moyens de production (les usines, les bureaux, les moyens de transport ; toutes les choses qu’on utilise pour produire ce dont on a besoin). Les moyens de production sont entre les mains d’individus capitalistes, qui se font concurrence entre eux pour obtenir les profits les plus élevés. Le capitalisme de l’époque de Marx se caractérisait dans une bien plus large mesure par la libre concurrence entre toutes ces entreprises. À notre époque, celle de l’impérialisme, cette libre concurrence a été pratiquement remplacée par le monopolisme, des sociétés géantes fusionnées par la libre concurrence. Lénine donne cinq caractéristiques de l’impérialisme : (1) Concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique. (2) Fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d’une oligarchie financière. (3) L’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière. (4) Formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde. (5) Fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. Dans leur lutte pour le contrôle des matières premières et des marchés, et pour s’assurer les plus grands profits, les capitalistes dressent les peuples de différents pays les uns contre les autres et déclenchent des guerres pour repartager les sphères d’influence.

Dans les pays de l’OTAN, comme en Russie, il existe une structure capitaliste monopoliste développée, un secteur bancaire prononcé et une oligarchie financière. En ce qui concerne l’exportation de capitaux et de biens, on constate que la Russie investit moins dans le monde que, par exemple, les États-Unis et l’Allemagne. Ses exportations de capitaux sont limitées à quelques pays avec lesquels elle entretient traditionnellement des relations. Mais c’est précisément dans ces relations que se trouve une clé du conflit actuel.

Le principal élément cité par Lénine pour expliquer la guerre impérialiste est le partage du monde. Ou plutôt, le processus de redistribution. L’impérialisme apparaît lorsque l’ère coloniale, pendant laquelle les grandes puissances pouvaient encore conquérir des terres étrangères par la « découverte », est déjà terminée. « Pour la première fois, » écrit Lénine, « le monde se trouve entièrement partagé, si bien qu’à l’avenir il ne pourra uniquement être question de nouveaux partages, c’est-à-dire du passage d’un “possesseur” à un autre, et non de la “prise de possession” de territoires sans maître. » Selon Lénine, cette redistribution s’impose toujours, car le développement du capitalisme dans sa phase monopolistique est inégal.

La Russie peut éventuellement être décrite comme une grande puissance en termes de possibilités, mais une puissance moyenne en termes d’actions. En raison de sa position subordonnée dans la structure du pouvoir international et sur le marché mondial, ses structures impérialistes ne sont pas pleinement développées. Son action militaire correspond à cela. Contrairement à la puissance mondiale que sont les États-Unis, la Russie se concentre sur ses sphères d’influence régionales. Ses guerres se déroulent en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine. À la seule exception de la Syrie, il s’agit en fait de conflits frontaliers. Les guerres des États-Unis se déroulent en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Somalie et en Yougoslavie, sans parler de la guerre mondiale des drones, qui se poursuit en continu, sous les radars.

De l’expansion à la crise

La redistribution peut, mais ne doit pas nécessairement, prendre la forme d’une véritable conquête. L’objectif de l’expansion impérialiste est d’ouvrir de nouveaux marchés, des marchés du travail à moindre intensité salariale, de nouvelles sources de matières premières, et de sécuriser d’importantes voies de distribution (du canal de Panama au North Stream). Bien entendu, le contrôle d’une zone peut également être pertinent d’un point de vue impérialiste, en termes de politique de sécurité. L’éclatement de la Yougoslavie, par exemple, qui a été encouragé par les responsables politiques occidentaux, ne peut pas s’expliquer par des intérêts économiques superficiels. Au début des années 1990, il semble plutôt qu’il s’agissait d’éliminer un dernier facteur d’insécurité de l’espace Schengen. La paix interne de l’UE est basée sur cette guerre.

Une approche matérialiste conduit à la conclusion que toute loi s’écrit dans la violence et ne peut se légitimer qu’après coup.

Lorsque l’influence diplomatique, l’influence économique, la perturbation des médias, les assassinats et autres opérations de renseignement, ainsi que les guerres par procuration (délibérément déclenchées par des livraisons d’armes éhontées) atteignent leurs objectifs, il n’est plus nécessaire de faire des guerres de drones, des bombardements, des guerres terrestres et des occupations. L’OTAN est capable de mener deux types de guerres : ouverte ou secrète. Et je pense que les décennies écoulées depuis sa création ont fourni suffisamment de preuves pour conclure que l’alliance est meilleure sur le terrain de la guerre secrète.

L’Ukraine est l’objet d’une telle guerre secrète depuis longtemps. Les États-Unis et l’UE sont en concurrence avec la Russie pour la même sphère d’influence économique. Mais c’est là que les similitudes s’arrêtent et que les différences commencent. Ces différences résident dans l’équilibre des forces, dans le fait de savoir qui attaque et qui répond.

On n’a pas le droit de poser cette question du contexte. Pourtant, elle est nécessaire.

Il est tout à fait possible que la célèbre formule de Poutine sur « « l’ordre mondial multipolaire » soit simplement due à sa situation. On peut supposer que, tout autant que l’OTAN, il ne manquerait pas la moindre occasion d’étendre sa zone d’influence, si cela se présentait. Il ne refuserait probablement pas la possibilité d’occuper une position hégémonique, dans le pire des cas. Mais il est dans la position dans laquelle il se trouve, et il a agi comme il a agi. Nier cela n’a pas d’autre objectif que de nier les actions de l’OTAN, ce qui semble élémentaire dans la rhétorique de guerre actuelle. Ce sont les États occidentaux qui, depuis des décennies, tentent de pénétrer les relations économiques orientales et de détruire les relations commerciales traditionnelles.

Ils ne le font pas parce qu’ils recherchent la confrontation, mais dans le but de surmonter leurs propres crises. Presque personne n’a fait le lien entre la crise de l’euro en 2010 et la crise ukrainienne en 2014. La plupart des pays de l’OTAN font également partie de l’UE, une structure qui trébuche d’une crise à l’autre, parce qu’elle n’est pas en mesure d’équilibrer ses inégalités internes (de gains et pertes entre ses États membres). En effet, si elle a des budgets distincts, elle ne dispose que d’une seule monnaie. L’euro est dès lors instable, et les États concernés se disent ce que l’impérialisme s’est toujours dit : allons vers l’ouest (ou ici : vers l’est). Cet élargissement ne peut pas résoudre la crise structurelle de l’UE. Il ne fait que l’aggraver. Mais c’est la seule chose dans laquelle l’impérialisme excelle. C’est donc ce qu’il essaie de faire.

Ces heurts et d’autres de la même sorte ne pourront disparaître que lorsque la recherche de profits sera reduite et que les crises internes de reproduction seront résolues. Dans un contexte impérialiste, cela ne peut toutefois être que temporaire. En fait, cela ne pourra pas prendre fin tant que les entités impérialistes et leur structure capitaliste sous-jacente ne seront pas détruites. Il est étrange de devoir écrire des choses aussi élémentaires ; tout le monde est au courant, et presque tout le monde fait semblant de ne pas le savoir.

Friedrich Merz (chrétien-démocrate du CDU) a déclaré le 4 mars que l’OTAN pourrait bientôt devoir « prendre des décisions pour arrêter Poutine ».

Le débat sur le droit international constitue aussi une forme d’oubli. Une approche matérialiste conduit à la conclusion que toute loi s’écrit dans la violence et ne peut se légitimer qu’après coup. Ce paradoxe est inhérent à tout processus constitutionnel. Il en va de même pour le concept de souveraineté, dans la mesure où, dans une société, l’État ne peut exister que lorsque le souverain incorpore l’état de nature en lui-même, et l’exclut ainsi de la société. Entre États, une telle position léviathanique6 ne peut être adoptée, car il n’existe pas de forme de violence supérieure. L’impérialisme concerne également la géostratégie, la politique de sécurité et les sphères économiques. Le rêve de Kant « de paix perpétuelle » n’était que cela, un rêve. Hegel écrit : « Le principe du droit international est que les traités, sur lesquels sont fondées les obligations des États les uns envers les autres, doivent être observés. Mais parce que leur relation a pour principe leur souveraineté, dans la réalité (l’état de nature) ils sont en opposition les uns avec les autres, et leurs droits ne découlent pas d’un pouvoir généralement constitué qui serait au-dessus d’eux, mais de leur volonté particulière. Toute disposition générale se limite donc à un “cela devrait”. » Et il poursuit : « Il n’y a pas de préteur, il y a au mieux des arbitres et des médiateurs entre les États. » Ceux qui ont la liberté d’observer le droit des peuples le font. Ceux qui ont la liberté de l’enfreindre le font.

Balayer devant sa propre porte

C’est peut-être cet attachement à l’impératif, cette envie de traiter ce « devrait » comme s’il s’agissait d’une créature, qui a conduit de nombreux membres de la gauche à passer sous silence la situation. Pendant longtemps, les gens ont pris la défense de Poutine, soulignant à juste titre sa position réactive dans le conflit, mais en déduisant qu’il resterait pacifique. Les représentants du parti de gauche Die Linke, en particulier, se sont montrés offensifs sur la question. Lorsque la guerre a éclaté, ils se sont effondrés. Poutine a réussi à paralyser la gauche en Allemagne. Elle est actuellement à terre, paralysée. Choquée par la guerre et embarrassée par ses prédictions erronées, elle a du mal à passer à l’offensive dans la lutte contre le renforcement des armements de l’OTAN. Si ses représentants avaient gardé une sobriété hégélienne ou léniniste dès le début, ils seraient dans une position différente aujourd’hui. L’aile droite du parti se fait moins de souci. Il lui a suffi d’ouvrir le tiroir des mémos, préparés de longue date, appelant à une nouvelle relation, « plus ouverte », avec l’OTAN. Les deux ailes souffrent néanmoins de la même faille dans leur réflexion. Rien de ce que Poutine a fait ne nécessite une réévaluation de l’OTAN. Soit sa politique est agressive depuis 1991, auquel cas l’attaque russe n’y a rien changé, soit elle n’a jamais été agressive, auquel cas l’attaque n’y a rien changé non plus.

La participation directe et ouverte de l’OTAN à la guerre semble exclue pour l’instant. Depuis tout un temps, celle-ci était dangereusement suspendue au-dessus de nos têtes telle une épée de Damoclès. Ce n’était pas tant la population qui la réclamait. La majorité des gens rejettent généralement la guerre et l’escalade des conflits, contrairement aux inévitables ex-membres de la gauche, trop heureux d’avoir une nouvelle occasion de montrer à leurs lecteurs avec quelle assiduité ils ont lu Glucksmann7. Ils gèrent leur trahison des idéaux de gauche et la honte qui y est associée en apaisant leur conscience sociale par la lutte contre des dictateurs lointains, et en appelant à la guerre depuis les quartiers bobos berlinois, désormais moins bien chauffés. Une lutte dans laquelle d’autres pourront mourir. Ces rebelles des beaux jours ne défendent pas la liberté en Afghanistan, ils défendent leur honneur.

L’establishment appelle cependant lui aussi à la guerre, plus qu’à son habitude. Des journalistes et des politiciens de premier plan, pourtant versés dans la désescalade, se sont prononcés en faveur du plan complètement insensé d’une campagne de l’OTAN contre les forces russes. Friedrich Merz (chrétien-démocrate du CDU) a déclaré le 4 mars que l’OTAN pourrait bientôt devoir « prendre des décisions pour arrêter Poutine ». La journaliste Sabine Adler a déclaré sur la chaîne de télévision publique RBB le 1er mars : « Je pense que cela dépendra entièrement de la façon dont l’Occident réagit, si nous restons vraiment passifs, si nous disons avec l’OTAN : nous n’intervenons pas, nous n’aiderons pas. […] La question est de savoir si nous allons laisser 40 millions de personnes crever au centre de l’Europe. » Voilà ce que cela donne lorsque des timoniers impérialistes veulent déclencher une guerre qui ferait des millions de victimes et qu’ils prétendent vouloir empêcher.

Si la gauche veut résister à ce bellicisme, qui n’est pas nouveau dans son principe, mais qui nous arrive avec une vigueur renouvelée, elle doit revenir à des stratégies anti-impérialistes. Elle doit, à la suite de Lénine et de Karl Liebknecht, attaquer l’impérialisme dans son intégralité.

Notre situation n’est pas si différente de celle de 1914. J’entends par là la forme du conflit, et non son ampleur. À l’époque, il y avait aussi des conflits impérialistes, des puissances fortes et moins fortes, des parties qui attaquaient et d’autres qui réagissaient. Lénine a souligné que cette guerre ne pouvait pas être la guerre de la classe ouvrière. Liebknecht l’a exprimé dans la formule : le plus grand ennemi est celui qui se trouve dans notre propre pays.

Si l’ennemi principal se trouve toujours dans son propre pays, cela signifie que la gauche de chaque pays doit balayer devant sa porte.

Mais que signifie cette formule ? Il serait paradoxal de supposer qu’elle est conçue comme un guide à suivre pour analyser la situation. Dès lors que l’ennemi principal est identifié dans un pays, il ne peut l’être dans un autre. Une Internationale efficace ne peut voir le jour de cette manière. La formule de Liebknecht ne tiendrait pas la route. La formation d’un front populaire international qui s’accorde sur un ennemi principal mondial n’est contraignante que sous certaines conditions. De telles conditions existaient en 1934 face au fascisme, mais pas en 1914, ni aujourd’hui. Si l’ennemi principal se trouve toujours dans son propre pays, cela signifie que la gauche de chaque pays doit balayer devant sa propre porte. Non pas parce que l’impérialisme national est toujours à la tête du complexe mondial, mais parce que c’est le seul moyen de faire émerger une véritable Internationale, anti-impérialiste au sens strict du terme. La formule se concentre non seulement sur le contenu, mais aussi sur l’attitude dans la lutte. Le pouvoir et la force d’attraction de son propre gouvernement, de son propre pays, de sa propre culture sur un individu sont toujours plus grands que ceux de n’importe quelle entité étrangère. La formule de Liebknecht n’est pas une formule contre la guerre (qu’il ne pouvait d’ailleurs pas empêcher), mais contre l’opportunisme.

Les représentants de la gauche allemande ne défendent pas leur honneur vis-à-vis de l’ouest, mais de l’est.

Cet article a été initialement publié dans Junge Welt, le 12 mars 2022.

Footnotes

  1. Le « whataboutism » est un sophisme par lequel quelqu’un ne réfute pas l’accusation de méfait, mais répond par une question rhétorique « What about… » (oui, mais qu’en est-il de… ?) » dans le but de faire fermer les yeux sur un autre abus, parfois plus grave.
  2. Dürrenmatt était un artiste graphique, journaliste et dramaturge suisse.
  3. Fondateur du Telekommunisten Collective, qui propose des services Internet et téléphoniques, mais réalise aussi des projets artistiques qui étudient comment les technologies de la communication portent en elles des relations sociales, comme deadSwap (2009) et Thimbl (2010).
  4. Thucydide (environ 460 – 400 av. J.-C.) était commandant de l’armée d’Athènes, mais aussi un historien de la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte.
  5. L’une des premières victimes de l’invasion russe en Ukraine a été le gazoduc Nord Stream 2, un énorme projet énergétique qui a déjà coûté 11 milliards de dollars. Il a été conçu pour doubler le flux de gaz entre la Russie et l’Allemagne.
  6. Hobbes parle de Léviathan en faisant référence à l’État. Selon lui, les individus s’attachent à promouvoir leur propre existence et une vie heureuse, en voulant quitter l’état de nature. Il faut pour cela une instance capable de veiller au respect des lois de la nature. Bien que celles-ci puissent être découvertes par la raison, l’être humain est également sujet à des afflictions naturelles contraires, comme l’orgueil. Ces afflictions sont généralement plus fortes que la raison. Cette instance doit disposer d’un pouvoir réel, car les accords dénués du pouvoir de les faire respecter ne sont que des mots et ne peuvent protéger personne.
  7. André Glucksmann était un philosophe et essayiste français. Dans sa jeunesse, il a été impliqué dans le maoïsme, mais plus tard, il s’est associé aux « nouveaux philosophes » et a progressivement évolué vers une position atlantiste et néolibérale.