Les malades de longue durée ne sont pas des personnes « inactives ». Ce sont des travailleurs affaiblis par le système. Il ne faut pas chasser les malades mais plutôt supprimer les mauvaises conditions de travail.
La chasse aux malades de longue durée est à la mode. Instaurée par la ministre libérale De Block en 2016, la chasse aux malades s’est intensifiée avec le gouvernement actuel sous l’impulsion du socialiste Frank Vandenbroucke. Pourquoi cette politique ? Que cherche-t-elle à atteindre ? Est-elle un succès ?
Ces dernières années, le nombre de malades de longue durée a fortement augmenté. L’exemple des invalides, ces travailleurs en incapacité de travail depuis plus d’un an, est criant. Ils sont aujourd’hui pratiquement 500.000 alors que l’on en comptait moins de 200.000 au début des années 2000.
On a deux fois plus de risques d’être malade de longue durée en étant ouvrier plutôt qu’employé.
Qui sont ces malades de longue durée et pourquoi ?
En regardant de plus près ces 500.000 travailleurs, nous pouvons formuler trois observations principales :
- 62 % des malades de longue durée ont plus de 50 ans
- L’ouvrier a deux fois plus de risques d’être malade de longue durée que l’employé
- 58 % des malades de longue durée sont des femmes (75 % si on se limite aux employés)
Ces trois informations se retrouvent dans figure 1.
A la lecture de ce document, nous remarquons ce qui suit : d’une part, l’essentiel des malades de plus d’un an se trouve à droite du tableau ; c’est-à-dire à partir des catégories d’âge de plus de 50 ans. D’autre part, le nombre de bâtonnets mauves et roses (les ouvriers et ouvrières) est systématiquement plus important que celui des jaunes et verts (les employés et employées). Enfin, parmi les bâtonnets « employés », nous observons pratiquement deux fois plus de femmes (verts) que d’hommes (jaunes). Quant aux ouvriers et ouvrières, leurs effectifs présentent une certaine similitude.
Il existe un phénomène « vases communicants » entre une politique plus restrictive en matière de chômage, d’accès à la prépension et à l’âge de la pension et l’accroissement du nombre de malades de longue durée. Les travailleurs pensionnés d’hier sont en fait les malades de longue durée d’aujourd’hui. Les personnes qui, par le passé, avaient l’habitude de sortir du marché du travail par les systèmes de retraite anticipée (et donc de chômage) sont aujourd’hui plus enclines à entrer dans le système de maladie et d’invalidité. Alors que le nombre de chômeurs n’a cessé de diminuer entre 2014 et 2020 (-34,1 %), le nombre d’invalides a augmenté de 36 % sur cette même période1 [voyez figure 2].
Autre élément important : l’impact du travail sur la santé qui explique notamment la sur-représentation du monde ouvrier parmi les invalides. Selon une étude de chercheurs de la VUB en collaboration avec Médecine pour le Peuple, l’augmentation du nombre de malades de longue durée est liée aux facteurs intrinsèques au travail : ‘’Le travail insuffisamment adapté (y compris pour les travailleurs âgés) ainsi que l’augmentation de la charge de travail et l’accroissement de la charge physique et psychologique semblent jouer un rôle majeur dans l’évolution vers la maladie de longue durée. Un certain nombre de décisions politiques (notamment le relèvement de l’âge de la retraite et la suppression de la retraite anticipée) ont également eu une incidence sur l’augmentation des cas de maladies de longue durée’’.2
Les travailleurs prépensionnés et pensionnés d’hier sont les malades de longue durée d’aujourd’hui.
Une étude de la DARES va dans ce sens. Pour elle, les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont la 2ème cause de maladie de longue durée après le burn-out et les problèmes de santé mentale. Leur évolution épidémique se superpose chronologiquement à l’instauration de nouvelles méthodes d’organisation du travail et de pratiques managériales. Ces méthodes ont pour but d’accroître la rationalisation et la flexibilité des processus de production et d’emploi dans l’industrie et les services européens depuis les années 1980-90. Cette intensification du travail concerne tout autant l’industrie que les services où le travailleur se doit de réagir rapidement à la demande du client et d’effectuer des gestes répétitifs de plus en plus rapides et toujours plus nombreux.
Cet accroissement de la charge physique et psychique est très visible dans les chiffres de l’INAMI (l’Institut National d’Assurance Maladie – Invalidité) veille au remboursement des soins de santé et il prend en charge le revenu de remplacement en cas d’incapacité de travail. Si nous nous attardons sur les types de maladies qui sont les causes principales des incapacités de travail de longue durée, nous constatons que les troubles psychiques (environ 35 %) et les TMS (plus de 30 %) occupent les deux premières places. Ces deux pathologies trouvent leur justification dans le contexte de travail.
Le graphique ci-dessous, figure 3, atteste également que la proportion de malades souffrant de ces deux maladies augmente elle aussi avec le temps. En effet, si nous répartissons approximativement les invalides en trois groupes : charge psychique, TMS et le reste, nous constatons que les autres maladies sont celles qui augmentent le moins de 2009 à 2021.
Une partie de cette charge physique et mentale est inhérente au travail. Pourtant, lorsque ces malades de longue durée sont remis au travail, ils le sont dans ces mêmes conditions qui les ont rendus malades.
Enfin, la surreprésentation des femmes. Puisqu’elles se retrouvent plus largement dans des emplois de moindre qualité, elles sont plus susceptibles d’être en maladie de longue durée. Les secteurs les plus concernés sont les soins de santé ou la grande distribution pour les employées et le nettoyage ou les titres-services pour les ouvrières. Ces secteurs sont majoritairement féminins.
- 1 « L’activation » pour diminuer le nombre de malades ?
- 2 La chasse aux malades version Maggie De Block : plan de réintégration
- 3 La chasse aux malades de Frank Vandenbroucke : sanctions et coordinateurs
- 4 « L’activation » : une veille recette, mais a-t-elle fait ses preuves ?
- 5 Le fondement politique derrière l’activation : le concept d’état social actif
- 6 Chasser les mauvaises conditions de travail
« L’activation » pour diminuer le nombre de malades ?
Cette augmentation du nombre de malades de longue durée va à l’encontre des plans du gouvernement pour au moins deux raisons :
- Le coût des malades de longue durée pour la sécurité sociale (en 2019, il s’élevait à 6 milliards soit le double de 2009).
- L’objectif d’un taux d’emploi à 80 %.
C’est pourquoi, le gouvernement Vivaldi et le gouvernement précédent ont progressivement mis en place ce que nous appelons communément la chasse aux malades ou “l’activation” des malades. Il est important d’apporter une précision sur ce que l’on entend par “activation”. L’activation est une expression politique. Si l’idée première consiste à activer ce qui est inactif, nous ne pouvons ignorer qu’il est ici question de personnes qui, pour la plupart, ont sacrifié leur vie, leur santé pour produire des richesses et qui sont aujourd’hui malades. Ce ne sont pas des personnes inactives mais plutôt des travailleurs que le système a rendus malades.
La chasse aux malades version Maggie De Block : plan de réintégration
C’est en 2016 que la ministre De Block présenta son plan de réintégration. Le projet consistait à contraindre la mutuelle et le malade à déterminer au plus vite si une reprise au travail était possible dès que l’incapacité de travail allait au-delà de 4 mois. La réintégration des malades de longue durée était présentée comme une initiative positive pour les travailleurs. Elle se basait sur l’idée qu’un retour précoce au travail était le meilleur moyen de se protéger du « piège » de l’invalidité. Des études portant sur les chances de reprendre le travail démontraient ainsi qu’à partir de 3 mois d’incapacité de travail et d’absence au travail, ces chances chutaient de manière très significative.3
Les pathologies qui trouvent leur cause dans le travail expliquent principalement l’augmentation du nombre de malades de longue durée.
Quelques années plus tard, nous avons pu évaluer le résultat de ces trajets de réintégration. Le moins que l’on puisse dire est que ces trajets portaient très mal leur nom. En effet, plutôt que de les réintégrer au travail, les malades étaient bien souvent licenciés. Si l’employeur démontrait qu’un travail adapté n’était pas concevable dans son entreprise pour le travailleur malade, il pouvait procéder à un licenciement pour raison de force majeure médicale. Prenons l’exemple d’une travailleuse des Titres Services, opérée 2 fois du canal carpien et âgée de 45 ans. Elle sait très bien qu’un travail adapté n’est pas possible dans le secteur des Titres Services. C’est pourquoi elle continuera de travailler malgré les douleurs, aggravant le processus pathologique jusqu’au jour où effectivement, elle ne pourra plus du tout bouger ses mains et sera en incapacité de travail de longue durée. Ces travailleurs sont de nouveau déplacés de la case «malade» à la case «chômeur» avec l’obligation de chercher du travail malgré leur maladie et la dégressivité des allocations qui les plongent dans des situations financières catastrophiques.
Une étude à la demande du SPF emploi présente les résultats concrets de la réintégration après avoir suivi le parcours de près de 500 malades4 [voyez figure 4]. Après être passés par un trajet de réintégration, la majorité des malades a reçu un C4 pour cas de force majeure médicale. Quand une reprise au travail a lieu, c’est le plus souvent chez un autre employeur.5 Quand le travailleur reprend le travail, c’est très rarement pour un poste de travail adapté.6 Comparés à un groupe de malades qui n’est pas entré dans un trajet de réintégration (mais plutôt via des moyens qui existaient avant les mesures de Maggie De Block), les trajets de réintégration obtiennent de moins bons résultats de reprise au travail.
Issue des trajets de réintégration, la décision D est la plus fréquente (65% des décisions en général). C’est la décision d’inaptitude définitive au poste de travail. Le licenciement pour inaptitude au travail (C4 pour cas de force majeure médicale) est donc l’issue la plus fréquente des parcours de réintégration. Lorsque les travailleurs deviennent des malades de longue durée sans avoir d’emploi, les choses ne sont pas plus simples. Ils sont aujourd’hui également “activés”. Pourtant, une récente étude démontre que le facteur d’exclusion le plus déterminant dans le cadre d’une remise au travail est le fait que le travailleur présente un handicap. Informer votre potentiel futur employeur que vous présentez un handicap réduit de 41% vos chances d’obtenir un entretien.7
L’inefficacité des parcours de réintégration a également été observée par la Cour des comptes en 2021 : « Il est peu probable, au rythme actuel des réintégrations, que les trajets contribuent fondamentalement aux retours sur le marché du travail et à la limitation du nombre de personnes en invalidité ».8
La chasse aux malades de Frank Vandenbroucke : sanctions et coordinateurs
La pression exercée par les syndicats et plus largement par les forces de gauche progressistes a été fondamentale face à la ministre libérale Maggie De Block qui portait ces mesures, l’obligeant notamment à reporter l’introduction des sanctions à l’égard des malades. Ceux qui s’attendaient à un changement de paradigme avec un gouvernement plus à « gauche » se sont trompés.
En effet, Frank Vandenbroucke, le ministre de la Santé dans le gouvernement Vivaldi depuis 2020, a en réalité accentué la pression sur les malades et ce, au moins de deux manières :
- En introduisant un système de sanctions envers les travailleurs malades insuffisamment motivés par le retour au travail ;
- En intensifiant la réintégration notamment via le recrutement de « disability case managers » (coordinateurs de retour au travail) et en multipliant de ce fait les trajets de réintégration.
Les sanctions à l’égard des travailleurs malades ont été annoncées une première fois par la ministre De Block mais c’est le gouvernement ‘Vivaldi’ qui entérinera le projet en septembre 2022. L’idée est en substance la suivante : les travailleurs sont responsables de leur sort. Il suffit donc aux malades de ne pas avoir montré suffisamment de bonne volonté dans les différents entretiens avec la mutuelle ou de ne pas avoir répondu à un questionnaire sur leur incapacité personnelle pour encourir le risque de voir leur indemnité diminuée de 2,5% ; soit l’équivalent de 30 à 40€ pour les indemnisations moyennes. Selon une étude du journal De Standaard, 4 malades de longue durée sur 10 ne remplissent pas le questionnaire9 ; ce qui exposerait quelque 80.000 travailleurs à des sanctions.
Cette mesure a été vivement critiquée, d’autant plus que les arguments scientifiques en faveur des sanctions ne sont pas pertinents. Dans une synthèse sur la question, le chercheur B.B. Geiger fait le point sur les effets des sanctions à l’égard des malades. Il remarque tout d’abord que si la possibilité de sanction existe dans de nombreux pays, elle est peu exploitée. Deux exceptions toutefois : le Royaume-Uni et l’Australie où sanctionner les malades est monnaie courante.
Se basant sur les différentes études sur la question, ses conclusions sont les suivantes :
A court terme, sanctionner les malades peut avoir un effet positif sur leur retour au travail mais souvent vers des emplois de moindre qualité. De plus, sanctionner pousse également certains malades à se tourner vers d’autres systèmes d’indemnisation (comme le CPAS ou le handicap en Belgique).
A long terme, selon les quelques études qui traitent ce sujet, les sanctions n’ont aucun effet voire un effet négatif sur la possibilité de reprise du travail chez les malades. La revue scientifique Journal of Epidemiology and Community Health aboutit à la même conclusion : il n’y a pas de preuves suffisantes pour prétendre que les sanctions ont un impact positif sur l’activation des malades.10
La mise en place du parcours de réintégration est une tâche supplémentaire pour les mutuelles dont la charge de travail est pourtant déjà lourde et tout particulièrement pour leurs médecins conseils. L’ambition du ministre Vandenbroucke d’intensifier les parcours de réintégration va à l’encontre des moyens dont bénéficient les mutuelles. C’est pourquoi une nouvelle profession a été créée et porte le nom de « Coordinateur de retour au travail ou « Disability case manager ». Ces coordinateurs sont de toute évidence moins qualifiés que les médecins conseils qui assuraient cette fonction jusque-là. Mais leur objectif est surtout de faire du quantitatif.
Les malades de longue durée ne sont pas des personnes « inactives » à « activer », mais bien des travailleurs rendus malades par le système. Leur « activation » déplace ces travailleurs de la case «malade» à la case «chômeur».
Nous en voulons pour preuve que le ministre estime que l’engagement de 20 coordinateurs de retour au travail supplémentaires s’accompagne d’une économie de 67 millions d’euros. Selon Frank Vandenbroucke, 20 coordinateurs en plus, cela correspond à 5090 travailleurs malades remis au travail en plus sur la seule année 2024. Un coordinateur remet donc au travail ou au chômage environ 250 malades par an.11 Pour les 60 coordinateurs de retour au travail effectifs en 2024, ce sera un objectif d’économie de presque 300 millions d’euros.
Pour être complet, d’autres mesures ont été prises dans le cadre de cette politique. Nous attendons encore d’en voir tous les effets. Citons par exemple, la volonté du ministre de responsabiliser les médecins généralistes notamment en établissant des fiches qui indiqueraient la durée d’incapacité de travail recommandée pour une pathologie donnée12. Autre point d’inquiétude : la responsabilisation des mutuelles. En fonction du nombre d’activations qu’elles octroient, une partie variable de leur financement sera augmentée (10 % du remboursement des frais administratifs des mutuelles13).
« L’activation » : une veille recette, mais a-t-elle fait ses preuves ?
Le focus politique sur l’activation des inactifs n’est pas nouveau. Le concept « d’activation » des chômeurs a vu le jour au début des années 2000 en Belgique accompagné de plusieurs mesures : d’abord le contrôle des efforts des chômeurs pour trouver un emploi en 2004 ; ensuite, une importante modification en 2012 avec la limitation dans le temps des allocations d’insertion et la dégressivité des allocations de chômage.
De 2005 à 2021, le nombre de chômeurs complets indemnisés est passé de 742.425 à 346.498 ; soit une diminution d’environ 400.000 bénéficiaires. Mais s’agissait-il vraiment d’une activation de ces chômeurs, ou bien ont-ils simplement été éjectés du chômage ? A l’occasion du dixième anniversaire de cette mesure, l’ONEM a établi un rapport d’analyse14 dont le constat est le suivant : rien ne prouve que cette mesure ait remis les gens au travail.
Les mesures concernant la dégressivité des allocations de chômage ne mettent pas plus de gens au travail. Pis encore, elles appauvrissent les chômeurs. Avant la réforme de dégressivité, les chômeurs connaissaient déjà un risque de pauvreté bien plus élevé que le reste de la population. En 2012, 15,1 % de la population belge vivaient sous le seuil de risque de pauvreté. Ce pourcentage s’élève à 46,2 % lorsqu’on comptabilise uniquement les personnes au chômage15 .
Ainsi, pendant que le nombre de chômeurs bénéficiaires de prestations diminuait de manière spectaculaire, une autre catégorie de bénéficiaires de prestations croissait : les malades de longue durée. Ce phénomène de vases communicants est particulièrement criant pour les plus de 50 ans [voyez figure 1].
C’est notamment ce que dénonce Kim De Witte (spécialiste des pensions et député pour le PTB au parlement flamand) : « Entre 2012 et 2019, le nombre de prépensionnés est passé d’environ 120.000 à 60.000. Au cours de la même période, le nombre de malades de longue durée de plus de 55 ans a franchi la barre des 70.000. Pour chaque prépensionné de moins, il y a un malade de longue durée de plus16 ».
Quelques années plus tard, nous avons pu voir le résultat de ces trajets de réintégration et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils portaient très mal leur nom.
Une récente analyse du PTB le démontre également d’une autre manière17. Si nous prenons en considération un autre transfert, celui de l’invalidité vers la pension par exemple, nous constatons que les malades qui accèdent à la pension comptent de moins en moins d’années d’invalidité derrière eux. En 4 ans (2016-2020), 80 % des malades pensionnés comptaient moins de 2 ans d’invalidité. Ceux qui l’étaient de 2 et à 5 ans avaient augmenté de 60 %. Gaby Colebunders, député fédéral du PTB, n’est pas surpris par ces chiffres : « Ces chiffres confirment qu’il est impossible de travailler encore plus longtemps. Depuis 2012, la prépension a été progressivement supprimée et les gens ont été contraints de travailler plus longtemps. Mais le travail acceptable n’est pas devenu une réalité. Les gens continuent mais à un moment donné, la charge de travail et la fatigue physique les rattrapent de toute façon. »
Le fait que les mesures soient portées et défendues par un ministre socialiste peut interpeler. La chasse aux malades serait-elle en adéquation avec le projet socialiste ? Pour Frank Vandenbroucke, la remise au travail des malades s’inscrit dans le cadre idéologique qu’il a développé il y a 25 ans sous le nom de « actieve welvaarstraat » ou « État social actif ».
Après un séjour au Royaume-Uni et une rencontre avec Tony Blair, premier ministre du Royaume-Uni de 1997 à 2007, et son conseiller Anthony Giddens, sociologue, (père de ce qu’on appelle la ‘‘troisième voie’’ ou « social-libéralisme »), Frank Vandenbroucke va proposer une version “belge” de cette idéologie.
Lors de la conférence Den Uyl donnée en 1999, en mémoire de l’homme politique social-démocrate néerlandais, il défend sa position. Selon lui, l’architecture de l’État-providence traditionnel (la sécurité sociale) doit changer en raison du vieillissement de la population, de la féminisation du marché du travail, de l’individualisation et du passage d’une économie industrielle à une économie de services «informationnelle». L’État-providence est à bout de souffle, comme l’illustre le taux de dépendance : le rapport entre le nombre de personnes inactives bénéficiant de prestations sociales et le nombre de personnes actives (qui cotisent pour financer la sécurité sociale).
Selon Frank Vandenbroucke, cette tendance à la dépendance croissante ne peut se poursuivre pour deux raisons : d’abord parce qu’elle met une pression économique sur la sécurité sociale et ensuite parce qu’une partie de cette dépendance est due à des travailleurs et travailleuses qui sont pourtant en mesure de participer activement à la société et qui ne devraient, en principe, pas bénéficier de la moindre prise en charge.
Notre objectif ici n’est pas de débattre sur ce taux de dépendance et s’il est le seul et unique moyen de financer la sécurité sociale. D’autres le font certainement mieux que nous dans des analyses plutôt similaires qui concernent notamment le financement des pensions.18
A l’Etat-providence traditionnel jugé passif par M. Vandenbroucke, celui-ci propose une approche active différente. Selon lui, cette nouvelle approche a également un objectif différent : « Il ne s’agit pas seulement de la sécurité des revenus, mais aussi de plus de possibilités de participation sociale, afin qu’il y ait plus de personnes actives dans la société. » Il estime que l’Etat-providence a plutôt tendance à éloigner ses bénéficiaires d’une potentielle activité19.
En d’autres termes, l’État social actif n’est pas seulement moins cher et mieux financé. Il est également profitable pour tous ceux qu’il « active » ! Qui peut s’y opposer? Certainement pas Guy Verhofstadt, du moins lorsqu’il forma son gouvernement arc-en-ciel (composé des socialistes, des écologistes et des libéraux) en 1999 avec Frank Vandenbroucke en qualité de ministre des Affaires Sociales et des Pensions. L’accord de gouvernement donnait alors une définition claire du concept de l’Etat social actif : « Il s’agit de relever drastiquement le taux de participation des 18-65 ans au marché du travail ; ce qui entraînera un renforcement de l’économie et, par là même, fournira une base financière plus large garantissant au mieux la sécurité sociale. »20 Une déclaration proche du gouvernement Vivaldi actuel qui ambitionne un taux d’emploi de 80 %.
C’est ainsi que la dégressivité des allocations de chômage a vu le jour. Cette politique a fait beaucoup de bruit au début des années 2000 et l’activation des malades de longue durée n’est en fait qu’une étape supplémentaire. La responsabilité est encore et toujours placée sur les épaules des travailleurs.
Le licenciement pour inaptitude au travail est le dénouement le plus fréquent des parcours de réintégration instaurés par Maggie De Block.
Mais qu’en est-il de cette intention d’être proactif et d’agir en amont. Pourquoi donc s’attaquer aux conséquences du problème, les malades, et non aux conditions de travail qui en sont les causes ? Un semblant de réponse apparaît dans le concept de responsabilisation des employeurs selon lequel les entreprises qui ‘façonnent’ trop de malades de longue durée risquent une amende. Lorsqu’on y regarde de plus près, les conditions nécessaires pour qu’une entreprise soit sanctionnée sont extrêmement strictes. D’abord, l’entreprise doit compter plus de 50 travailleurs. En Belgique, cela ne concerne que 0,9 % des entreprises. Ensuite, il faut que cette entreprise ait connu dans ses rangs au moins 3 travailleurs qui entrent en invalidité (c’est-à-dire qui sont en incapacité de travail de plus d’un an) sur une période de 12 mois. Enfin, il faut que le nombre de personnes qui entrent en invalidité soit deux fois plus élevé que le nombre moyen de nouveaux invalides dans les entreprises du même secteur et trois fois plus élevé que le nombre moyen de nouveaux invalides dans toutes les entreprises du secteur privé.
Les nouveaux invalides de plus de 55 ans ne sont pas comptabilisés (plus de la moitié des 20.000 nouveaux invalides annuels ont plus de 55 ans), ni les nouveaux malades de longue durée qui n’ont pas 3 années d’ancienneté dans l’entreprise. Enfin, et on peut comprendre cette logique, les entreprises de travail adapté sont exclues de ce système de responsabilisation. Au final ce ne sont, selon les estimations du ministre, qu’un peu moins de 200 entreprises qui courent le risque d’être sanctionnées.
A priori, le « deux poids, deux mesures » est évident : d’un côté, 4 malades de longue durée sur 10 sont sanctionnés et, de l’autre, une infime partie des 1 % des entreprises belges le sera. Il s’agit là d’une contradiction avec la responsabilisation « des riches et de ceux qui ont du pouvoir » pourtant chère à la théorie de l’état social actif comme Frank Vandebroucke l’exprimait dans sa conférence « Den Uyl » en 1999.
Chasser les mauvaises conditions de travail
La solution proposée par la vision libérale est donc de responsabiliser les malades. Cette solution repose d’ailleurs sur l’idée qu’une bonne partie des malades profitent de leur incapacité de travail alors qu’ils seraient en mesure de reprendre le travail. Conner Rousseau, président de Vooruit, le parti socialiste flamand, ne dit pas autrement : « Les gens qui ne veulent pas (travailler) devront à un moment quand même se faire botter le derrière, ça n’a pas eu lieu la fois dernière, cette fois-ci bien ». 21
Le président socialiste flamand associe ici les malades à des profiteurs. Une étude de la mutualité socialiste22 démontre pourtant que la fréquence des contacts avec le médecin généraliste et les spécialistes augmente déjà dans les mois qui précèdent l’arrêt de travail pour maladie en comparant la moyenne des travailleurs sans incapacité de travail et ceux qui en ont eu une.. Cela signifie que l’arrêt de travail est parfois la dernière option pour un travailleur.
La deuxième idée reçue est qu’il est confortable de vivre en étant à la mutuelle. La même étude démontre qu’en plus de la diminution du revenu (l’indemnisation couvrant en moyenne 60 % du salaire), le travailleur en incapacité dépense en moyenne 4 fois plus pour des soins de santé que la personne qui n’a pas d’incapacité (138 € par an à la charge du patient sans incapacité de travail, pour 531 € pour le travailleur en incapacité).
Pourtant, on le voit, ce sont les conditions de travail qui jouent un rôle déterminant dans l’augmentation du nombre de malades de longue durée. C’est pourquoi il est indispensable de se concentrer sur ce qui se passe en amont : les entreprises. La responsabilisation des employeurs, telle qu’elle est envisagée actuellement, est largement insuffisante. Elle consisterait à cibler moins d’1 % des entreprises belges. Il faut une démarche de contrôle et de prévention bien plus exhaustive dont voici quelques pistes :
- En soutenant la voix des travailleurs à défendre leur santé. Les travailleurs sont en effet les experts de leurs conditions de travail et également ceux qui subissent douloureusement leur impact. Nous pouvons les soutenir en permettant à plus d’entreprises d’être dotées d’organes de concertation sur la santé au travail (CPPT) mais également en leur donnant un pouvoir de décision beaucoup plus important.
- En responsabilisant les employeurs de plusieurs manières : en allongeant la période de salaire garanti pendant laquelle le travailleur est en incapacité de travail mais toujours à la charge de l’employeur. En obligeant les employeurs à garantir un poste de travail adapté aux travailleurs qu’ils ont rendus malades. En reconnaissant de manière adéquate les maladies professionnelles comme le burn-out par exemple.
- En déculpabilisant les travailleurs malades : il faut ôter la pression mentale ou financière sur les travailleurs malades. La reprise du travail doit être envisagée de manière positive et fondée sur la démarche volontaire. Un travailleur malade ne doit pas perdre ses droits en reprenant le travail, en touchant moins que son salaire notamment.
- En revenant sur les dernières mesures d’allongement de la carrière. A savoir un accès à la pension complète à 65 ans avec une possibilité de pension anticipée dès 60 ans et un rétablissement de la prépension à 58 ans après avoir exercé un métier pénible. Nous avons en effet constaté à quel point ces mesures avaient aggravé la situation.
Footnotes
- Valsamis, De Coen & De Rouck, Uitvallen, opstaan en opnieuw aan de slag gaan. Activering van langdurig arbeidsongeschikten in cijfers, Federgon 2022.
- Veelaert, Van Roelen, Vanhaeren et Vermoote, « Waarom stijgt het aantal langdurig zieke werknemers? Focusgroepenonderzoek naar maatschappelijke factoren », Huisarts Nu, nr. 47, 2018, p. 182-5.
- Mylle et al, Kenmerken van het chronisch ziekteverzuim Hoe langer afwezig, hoe moeilijker terug aan het werk. White paper IDEWE en Acerta, 2016, p. 13
- MSc. Isabelle Boets & Prof. Dr. Lode Godderis, « Evaluatie van de impact van de nieuwe reglementering op de re-integratie op het werk. Kwantitatieve en kwalitatieve evaluatie », KU Leuven, 2020.
- Sur les 42 % qui ont récupéré un emploi après le parcours de réintégration, seul 31 % ont repris chez leur ancien employeur.
- 85 % des malades qui ont repris le travail avec une adaptation du poste de travail ont une adaptation en terme de réduction de temps de travail, mi-temps médical.
- 85 % des malades qui ont repris le travail avec une adaptation du poste de travail ont une adaptation en terme de réduction de temps de travail, mi-temps médical.
- Rapport de la Cour des comptes, décembre 2021 : Malades de longue durée ; mesures de réintégration sur le marché de travail.
- « 4 op de 10 langdurig zieken vullen verplichte vragenlijst niet in », De Standaard, 10 janvier 2022.
- Barr et al, « To what extent have relaxed eligibility requirements and increased generosity of disability benefits acted as disincentives for employement ? A systematic review of evidence from countries with well-developed welfare systems. », Journal of Epidemiology and Community Health, nr. 64, 2010, p. 1106-1114.
- « Commentaar en opmerkingen over de ontwerpen van staatsbegroting voor het begrotingsjaar 2022 », Rekenhof.
- Elisa Munoz Gomez, « C’est le médecin qui détermine la durée d’une incapacité de travail, pas le ministre », Le Soir, 19 mai 2022.
- « Note à la presse sur le Retour au Travail », site Frank Vandenbroucke, 13 mai 2022.
- « Dix ans de dégressivité renforcée des allocations de chômage », Office national de l’emploi.
- Taux de risques de pauvreté (<60 % du revenu net médian) selon le statut d’activité le plus fréquent (population de 16 ans et plus) et le sexe, la Belgique et les Régions, SILC 2011 (revenus 2010). Dans La dégressivité renforcée des allocations de chômage : impact sur la pauvreté. Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, aout 2014.
- Kim de Witte, Ils nous rendent fous, EPO, 2021. p. 70.
- « Épuisés avant l’heure : un nombre croissant de travailleurs tombent en maladie de longue durée juste avant la retraite », PTB, 17 décembre.
- Kim De Witte, Le grand hold-up sur nos pensions, EPO, 2018
- « Toespraak Frank Vandenbroucke (actieve welvaartsstaat) », Den Uyl-lezing, 13 décembre 1999.
- Pierre-Francois Lovens, « L’état social actif s’incruste », La Libre Belgique, 11 juin 2002.
- « De Zevende Dag – Live », De Zevende Dag Facebook, 17 octobre 2021.
- « Incapacité de travail et réinsertion socio-professionnelle », Étude UNMS, mars 2016.