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Les petits-enfants de Mussolini

David Broder

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Olivier Goessens

—16 mars 2023

Avec les Fratelli d’Italia, l’Italie a obtenu un héritier direct du fascisme au pouvoir. L’UE et le patronat n’ont aucun problème avec cela, mais les travailleurs en paient le prix.

« À chaque époque son fascisme », notait Primo Levi, survivant italien de l’Holocauste. En 1922, l’inventeur du fascisme Benito Mussolini et ses chemises noires ont organisé une marche sur Rome, après laquelle il régnerait en dictateur jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 2022, beaucoup d’Européens ont craint un retour du fascisme en Italie. Pas de coup d’État des chemises noires cette fois, mais une victoire électorale de Giorgia Meloni, en tenue soignée, à la tête de son parti Fratelli d’Italia.

Dans son nouveau livre Mussolini’s Grandchildren, l’historien David Broder remonte aux racines idéologiques et politiques de Fratelli d’Italia. M. Broder vit et travaille en Italie depuis de nombreuses années et suit de près la politique italienne. Dans ses livres précédents, il a examiné l’histoire du parti communiste italien et le succès actuel du populisme de droite en Italie. David Broder est rédacteur européen pour le magazine Jacobin et enseigne l’histoire européenne à l’Université de Syracuse à New-York. Lava a eu l’occasion de l’interviewer en exclusivité sur son nouveau livre, la politique du gouvernement Meloni et les perspectives de la gauche italienne.

Il est parfaitement conciliable à l’heure actuelle de promouvoir des idées fascistes tout en se positionnant en faveur de l’UE et de l’OTAN.

La nomination de Giorgia Meloni au poste de premier ministre de l’Italie le 1er octobre 2022 marque l’apogée provisoire d’un processus de décomposition politique qui a débuté au début des années 1990 avec la dissolution des trois partis de masse traditionnels de l’Italie : les communistes, les socialistes et les chrétiens-démocrates. Depuis lors, la politique italienne a été accablée par trois fléaux : une « dépolitisation » de la vie publique, où de nombreuses décisions importantes sont réduites à la simple application technocratique des directives de l’Union européenne ou du Fonds monétaire international ; une poussée du populisme, où les partis de masse ont été remplacés par des personnalités qui visent principalement la popularité médiatique ; et une extrême-droitisation généralisée, où, d’une part, l’extrême-droite a été normalisée et, d’autre part, la gauche authentique s’est vue de plus en plus acculée à la damnation.

David Broder est un traducteur et un historien spécialiste de l’extrême droite. Il est l’auteur de First They Took Rome : How the Populist Right Conquered Italy (Palgrave, 2020) et The Rebirth of Italian Communism 1943-44 (Verso, 2021). En mars 2023 doit paraître chez Pluto Press son nouvel ouvrage Mussolini’s Grandchildren : Fascism in Contemporary Italy (littéralement «Les petits-enfants de Mussolini : le fascisme dans l’Italie contemporaine»).

OLIVIER GOESSENS. Giorgia Meloni et son parti Fratelli d’Italia (« Frères d’Italie », FdI) étaient relativement inconnus dans les médias internationaux avant les élections italiennes de 2022. La couverture médiatique est également passée très rapidement de la crainte d’un retour au fascisme à un ton plus apaisant, selon lequel Giorgia Meloni ne serait pas si radicale après tout et que tout irait bien. Quel est réellement la nature du parti Fratelli d’Italia ?

DAVID BRODER. Il existe de nombreux exemples récents de l’émergence de partis ou d’individus d’extrême droite pour lesquels les médias emploient des termes tels que «fascisme» avec une certaine légèreté : on pense notamment à Trump, à Bolsonaro, voire à certains individus de la campagne du Brexit. Dans le cas de Fratelli d’Italia, toutefois, il ne s’agit pas seulement d’une analogie paresseuse, d’une avanie ou d’un simple attribut servant à les qualifier d’extrêmes. En tant qu’organisation, Fratelli d’Italia est un héritier direct du fascisme historique. Les insignes et le passé dont se revendique Fratelli d’Italia font référence au MSI (Movimento Sociale Italiano,

« Mouvement social italien »), parti fondé par les fascistes en 1946 après leur défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Un des co-fondateurs du MSI, Giorgio Almirante, avait figuré parmi les chefs de file du régime fasciste et était le rédacteur en chef du magazine raciste La Difesa de la Razza (« La défense de la race »). Giorgia Meloni le décrit constamment comme son prédécesseur idéologique.

Le MSI était aussi un parti ouvertement néo-fasciste. Almirante voyait le fascisme comme un idéal social. Cela a changé au début des années 1990, lorsque le parti a changé son nom en Alleanza Nazionale (« Alliance nationale ») et a adopté le label «post-fasciste». Ce faisant, ils ont cherché à se revendiquer de la tradition fasciste, afin de garder les partisans de la ligne dure de leur côté, tout en prenant un peu de distance par rapport à la dictature de Mussolini.

C’est aussi à cette époque que la jeune Giorgia Meloni est devenue active au sein du parti, bien que dans une interview tristement célèbre accordée à la télévision française, elle ait qualifié Mussolini de «bon politicien». En 2012, elle a fondé Fratelli d’Italia, qu’elle décrit non pas comme un parti fasciste ou post-fasciste, mais comme un parti conservateur. Dans les faits, Fratelli d’Italia combine des éléments de l’idéologie fasciste, notamment en ce qui concerne le passé de l’Italie, l’identité italienne et certaines théories conspirationnistes racistes, avec des idées conservatrices et nationalistes moins radicales. Ainsi, le vieux courant fasciste se trouve intégré dans une droite plus large.

Olivier Goessens collabore au service d’études du PTB.  Il a étudié l’histoire et a été actif pendant des années au sein de Comac, le mouvement étudiant du PTB. Il a ensuite travaillé quelques années dans un supermarché.

Le titre de mon livre, Mussolini’s Grandchildren, fait en partie littéralement référence aux petits-enfants de l’ancien dictateur qui sont aujourd’hui actifs dans des partis d’extrême droite tels que Fratelli d’Italia. Il fait cependant également référence à un changement de génération. Je pense qu’il est important de reconnaître que les partis d’extrême-droite actuels en Italie sont dangereux d’une manière différente du fascisme des années 1930. Il serait toutefois trompeur d’affirmer qu’ils sont passés au rang des partis traditionnels. Selon moi, les partis et organisations fascistes traditionnels trouvent aujourd’hui un terrain d’entente avec des forces conservatrices et nationalistes plus conventionnelles autour d’un récit du déclin de la civilisation occidentale et de l’identité nationale. Un autre point de confusion dans les médias internationaux tient à l’attitude positive affichée par Giorgia Meloni à l’égard de l’Union européenne, de l’OTAN et des livraisons d’armes à l’Ukraine, alors qu’il s’agit généralement de questions sensibles dans les cercles de la droite radicale. Il semble toutefois parfaitement conciliable de promouvoir des idées fascistes et de se positionner en faveur de l’UE et de l’OTAN. Le soutien à ces structures de pouvoir occidentales internationales était crucial pour l’intégration de Fratelli d’Italia dans l’establishment classique.

Vous parlez des partis d’extrême-droite au pluriel. Quelques années avant que le monde ne découvre Fratelli d’Italia, c’est Matteo Salvini et sa Lega d’extrême droite qui dominaient l’actualité. Et avant ça, il y avait Forza Italia du populiste de droite Silvio Berlusconi. Ces partis coexistent toujours. Quelles sont les similitudes et les différences entre ces trois formations ?

La similitude est que ces trois partis ont eu, à un moment donné, l’ambition de créer en Italie un grand parti conservateur. Cet objectif n’a jamais vraiment été atteint en raison de la force historique des chrétiens-démocrates. Ces trois partis se distinguent par leur évolution historique. Forza Italia se positionne comme un parti libéral-conservateur pro-entreprise, bâti autour de la figure de Silvio Berlusconi. Lega, dit aussi Lega Nord, était à l’origine un parti régionaliste au service des milieux d’affaires du nord, plus prospère. Ils ont continué à se désigner explicitement comme antifascistes jusque dans les années 1990, notamment en raison de la résistance très forte des partisans antifascistes du nord pendant la Seconde Guerre mondiale. Le MSI néo-fasciste et l’Alleanza Nazionale « post-fascistes » (successeurs du MSI et précurseurs des Fratelli d’Italia) ont opté pour une image plus « sociale » et étaient moins axés sur les milieux d’affaires.

Au fil du temps, cependant, les différences se sont atténuées. Ainsi, Giorgia Meloni n’est pas la seule à s’être employée à inscrire la «fierté nationale» à l’ordre du jour. Berlusconi et Salvini font de même. À présent, on se retrouve avec trois partis de tendance similaire qui tentent de se différencier les uns des autres pour des raisons purement opportunistes au cours des campagnes électorales, sans que ces «différences» ne dépassent un cycle électoral.

De fait, Forza Italia, Lega et Fratelli d’Italia (à l’instar de son prédécesseur Alleanza Nazionale) sont alliés depuis une trentaine d’années et font souvent front commun lors des élections. Bien que ce bloc de droite soit resté à peu près stable, avec environ 12 millions de voix, le poids des partis au sein de la coalition a changé. À Forza Italia, autrefois le plus grand, ont succédé très brièvement Lega et maintenant Fratelli d’Italia.

Aussi faut-il nuancer quelque peu la victoire électorale de Giorgia Meloni : plutôt que d’amener de nouveaux électeurs à la droite, elle a surtout grappillé des voix à Berlusconi et à Salvini . Fratelli a surtout su tirer parti de son appartenance à l’opposition ces deux dernières années, alors que Forza et Lega faisaient partie du «gouvernement d’unité nationale» du Premier ministre Mario Draghi.

Ce qui est particulièrement nouveau, c’est que Fratelli d’Italia a percé dans le nord du pays et a reçu le soutien des grandes entreprises italiennes. Mme Meloni a activement recherché leur soutien. Quelques mois avant l’élection, elle a organisé un congrès à Milan où étaient conviés les grands pontes du monde des affaires italien. Ce qui nous amène à une ultime différence et non des moindres. En tant qu’héritiers de la tradition fasciste, il était plus difficile pour les Fratelli (les Frères d’Italie) de sortir de la marginalité politique.

Giorgia Meloni s’efforce du mieux qu’elle peut pour se parer d’une aura de respectabilité aux yeux de l’establishment. D’où le soutien à l’UE et à l’OTAN que j’ai mentionné préalablement. S’agissant de l’Ukraine, Mme Meloni s’évertue également à faire figure d’élève exemplaire. Elle ne peut pas se permettre de commettre des «gaffes» comme, par exemple, Salvini, qui s’interroge à haute voix sur le coût des fournitures d’armes et qui a collaboré avec le parti de Vladimir Poutine par le passé.

Il est toutefois remarquable que le mouvement qui se présentait autrefois comme « social » cherche aujourd’hui le soutien des grandes entreprises. Comment caractériseriez-vous le programme socio-économique de Fratelli d’Italia ?

La vocation sociale de Fratelli d’Italia et de ses prédécesseurs, tout comme la présence du terme «social» dans le nom du MSI, se manifestait principalement à l’aune de leur public cible : les Italiens les plus pauvres. Or, dans les faits, ils n’ont jamais proposé autre chose que des recettes néolibérales. Fratelli fait écho à l’idéologie individualiste de Reagan et de Thatcher.

Fratelli d’Italia est l’unique parti qui a systématiquement voté contre l’introduction d’une aide aux chômeurs et d’un salaire minimum.

La promesse électorale la plus marquante de Fratelli d’Italia, et la réalisation la plus significative du gouvernement de Giorgia Meloni à ce jour, est l’abolition des allocations de chômage. Les chômeurs sont considérés comme des parasites qui doivent se débrouiller seuls. Ce faisant, Fratelli répond à la complainte des entrepreneurs qui ne trouvent plus de personnel parce que plus personne ne veut travailler pour un salaire de misère alors qu’il suffit d’obtenir 780 euros d’allocations de chômage.

Il convient ici de rappeler que l’Italie a connu le déclin salarial le plus dramatique de tous les pays de l’UE. En moyenne, les salaires italiens ont diminué de 3% depuis 1992, alors qu’ils ont augmenté de 22 % au cours de la même période dans les autres pays membres de l’UE. Parallèlement, l’Italie affiche le taux d’emploi le plus faible de l’UE, situé à environ 60 % de la population active. La « solution » de Fratelli d’Italia consiste à forcer les gens à travailler pour des salaires encore plus bas, afin de rendre le marché du travail «plus compétitif». C’est le seul parti qui a toujours voté contre l’introduction des allocations de chômage et contre l’introduction d’un salaire minimum.

Quant à sa seule promesse sur le plan social, Fratelli a eu vite fait de l’enterrer dans la foulée de sa victoire aux urnes. Le parti avait, en effet, promis d’obliger les entreprises à accepter les paiements en espèces en dessous d’un certain montant. Tout le monde savait que cette mesure avait pour finalité de blanchir l’argent noir. Une première proposition de loi mise en avant par Fratelli fixait cette limite à dix mille euros. Mme Meloni a affirmé que cette mesure visait à aider les personnes pauvres ne possédant pas de compte bancaire, cependant il est difficile d’imaginer que beaucoup d’Italiens pauvres soient en possession de dix mille euros en liquide. La proposition visait davantage à aider les propriétaires de petites entreprises à éviter le fisc mais, en définitive, ce plan n’a rien donné.

Un autre exemple est le prix du carburant à la pompe. Les Italiens paient actuellement 2,20 à 2,40 euros par litre à la pompe à essence. Après avoir promis de réduire les droits d’accises, Fratelli d’Italia a fait marche arrière. Quatre mois se sont écoulés et les prix des carburants restent inabordables.

Malgré le soutien dont elle a bénéficié de la part de l’élite, une partie de la bourgeoisie italienne était beaucoup plus enthousiaste à l’égard du précédent gouvernement de Mario Draghi. En tant qu’ancien président de la Banque centrale européenne, ce dernier avait réussi à faire entrer en Italie pas moins de 200 milliards d’euros de subventions européennes au titre du Green Deal.

Si l’Italie est toujours la deuxième puissance industrielle de l’UE, l’écart avec l’Allemagne se creuse désormais. Surtout dans le domaine des technologies de pointe. L’Italie reste coincée dans un système de main-d’œuvre bon marché et peu qualifiée et a besoin d’investissements publics importants pour ne pas

manquer le train des technologies nouvelles et vertes. Ainsi, avec Draghi, les capitalistes étaient en position favorable sur le long terme. De son côté, Fratelli d’Italia cherche ni plus ni moins qu’à préserver le système économique en place et à promouvoir au sein de celui-ci les intérêts directs des industriels et des investisseurs. Ils ne parlent jamais, par exemple, de la transition écologique, mais plutôt de réductions d’impôts pour les entreprises. La nouvelle ministre du Tourisme a déclaré vouloir faire du secteur du tourisme le moteur de l’économie italienne. Cela correspond tout à fait au modèle d’une économie qui repose sur une main-d’œuvre peu qualifiée et mal payée.

Depuis la création de Fratelli d’Italia en 2012, l’Italie a connu pas moins de sept premiers ministres différents. Le pays semble pris dans un cycle où s’alternent tour à tour technocrates et populistes. Entre les gouvernements technocratiques du Parti démocrate en particulier, nous avons vu défiler le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo et la Lega de Matteo Salvini. Et quelle que soit l’équipe au pouvoir, la politique était principalement définie par la Commission européenne. La percée de Fratelli d’Italia est-elle simplement une étape de plus dans ce cycle, et Mme Meloni sera-t-elle bientôt remplacée par un technocrate en complet gris souris ? Ou une nouvelle ère s’ouvre-t-elle désormais avec la prise de pouvoir de l’extrême droite ?

Je pense que la comparaison avec l’élection de 2018 est intéressante. Lorsque les sondages ont indiqué que le Mouvement 5 étoiles était en passe de l’emporter, la panique a été beaucoup plus forte au sein de l’establishment libéral traditionnel et dans les grands médias internationaux. Cela s’expliquait en partie par le contexte international de l’époque, l’élection de Trump et le référendum sur le Brexit étant encore frais dans nos esprits. On craignait notamment que l’Italie ne quitte l’UE, bien que ces craintes aient été infondées.

La principale différence, cependant, est que le Mouvement 5 étoiles, sans être clairement orienté à gauche ou à droite, revêtait un caractère plus ouvrier et formulait également certaines revendications sociales. En revanche, Mme Meloni a fait savoir très clairement avant les élections qu’elle ne cherchait pas à modifier le système économique ou la position internationale de l’Italie. Mme Meloni ne tient pas non plus à compromettre le programme d’investissement européen de 200 milliards d’euros.

Ce que je trouve particulièrement frappant, c’est que Fratelli d’Italia reconnaisse pleinement sa propre faiblesse et celle de l’Italie. Mme Meloni reconnaît que l’Italie est trop faible pour affronter l’ordre établi européen ou atlantiste, et que sa propre position en tant que parti est trop fragile pour exprimer une quelconque ambition de changement. Dans les domaines politiques clés tels que l’économie et les affaires étrangères, elle adopte une position très conformiste, acceptant la vision technocratique qui domine la politique italienne depuis des années.

Dans le même temps, toutefois, elle adopte une position très radicale sur des thèmes tels que la migration et l’identité. Le gouvernement Fratelli ne cesse de défrayer la chronique sur des questions hautement polémiques telles que «le droit d’accostage en Italie des bateaux transportant des migrants « et «la défense de l’identité nationale». Même l’abolition de l’aide au chômage a été présentée comme une lutte culturelle : sommes nous du côté des gens qui veulent travailler dur, ou du côté des paresseux du sud qui veulent juste s’allonger sur le canapé ?». Ils cherchent donc à apparaître radicaux autour de thèmes où ils peuvent encore faire la différence, mais en même temps ils reconnaissent d’entrée de jeu que leur marge de manœuvre est extrêmement tenu étroite. Pour l’essentiel, ils se limitent à la politique culturelle et à ce qu’ils entendent par identité nationale, ce qui inclut la migration.

La victoire électorale de l’extrême-droite doit être nuancée : plutôt que d’amener de nouveaux électeurs à la droite, Meloni a surtout grappillé des voix à Silvio Berlusconi et Matteo Salvini.

Est-ce que tout cela va durer ? Je ne veux pas prédire un effondrement, mais il y a quand même des indications dans ce sens. Il est très typique de la politique italienne que, lorsqu’un nouveau gouvernement entre en fonction, tous les médias se montrent extrêmement enthousiastes et la popularité du gouvernement connaît un bref pic, avant de s’effondrer complètement par la suite. Au bout de deux ans, personne n’ose admettre qu’il a soutenu le premier ministre en exercice.

Dans ce cas particulier, je pense que le plan de relance économique visant à éliminer le chômage par des réductions d’impôts au bénéfice des entreprises n’est pas scientifiquement fondé et ne fonctionnera donc pas. De cette façon, vous augmentez les profits, mais vous ne créez pas de demande supplémentaire. Giorgia Meloni s’efforce de son mieux d’apparaître comme très compétente et même comme une sorte de figure de proue, mais rien ne permet de penser qu’elle parviendra à s’attaquer efficacement aux problèmes structurels de l’Italie. Sans parler de tous les défis qui nous attendent avec la guerre et les crises.

Quid pour la suite ? La fin du cycle a-t-elle enfin été atteinte ?

Le vrai problème de la politique italienne est que la gauche est si faible que le populisme de droite n’est jamais pleinement sanctionné. Les électeurs de droite passent simplement au suivant. Je ne vois certainement pas les partis fascistes purs et durs comme CasaPound ou Forza Nuova arriver au pouvoir. Ceux-ci se comportent toujours comme les fascistes d’avant-guerre. Forza Nuova, par exemple, était derrière l’attaque du bâtiment du syndicat à Rome en 2021. Avec leur symbolisme rétrograde et leur penchant pour la violence, ils restent heureusement confinés à la marginalité.

Il existe cependant un autre petit parti appelé Italexit, qui n’a pour l’instant aucun membre élu mais qui atteindrait désormais le seuil électoral selon les derniers sondages. Toutefois, avec son mélange d’euroscepticisme et de théories anti-vax, je vois difficilement comment cette formation pourrait gagner la confiance de l’establishment économique.

Il existe deux scénarios plausibles. Soit la Lega élit une nouvelle direction et redevient le plus grand parti de droite bien que Salvini ait essuyé de fortes pertes face à Fratelli dans le centre et le sud, il y a encore des régions dans le nord où ils obtiennent plus de 50 % des voix. Soit le Mouvement 5 étoiles se positionne au centre-gauche et remporte ainsi les élections. C’est d’ailleurs ce qu’ils font de plus en plus maintenant qu’ils ont perdu tous leurs électeurs à droite. Vient ensuite le Parti démocrate, le parti classique de l’establishment et des technocrates qui, comme vous l’avez dit, se porte souvent bien à la suite du passage au gouvernement de populistes imprévisible.

Ne craignez-vous pas que Fratelli d’Italia, comme cet autre gouvernement d’extrême droite de l’UE, celui de Viktor Orban en Hongrie, fasse tout ce qui est en son pouvoir pour se maintenir au pouvoir en restreignant, par exemple, la liberté de la presse, en muselant les syndicats et l’opposition et en serrant la bride au pouvoir judiciaire ?

Mme Meloni a souvent affirmé que des pays comme la Hongrie et la Pologne correspondent à son idéal d’une «Europe des nations». En termes de style de gouvernement, on peut voir que Mme Meloni, à l’instar de Viktor Orban, tente d’intimider les journalistes critiques. Elle les interpelle par leur nom pour signaler aux partisans radicaux que la chasse est ouverte. Les menaces de mort sont devenues monnaie courante, ce qui est particulièrement dangereux dans un pays où une douzaine de journalistes ont déjà été tués par la mafia et les organisations terroristes.

À l’inverse, Giorgia Meloni réagit de manière hystérique lorsque des menaces lui sont adressées en ligne. Par exemple, un homme avec moins de dix abonnés sur son compte Twitter a fait les gros titres pendant plusieurs jours parce qu’il a tweeté qu›il aimerait faire quelque chose à la petite fille de Giorgia Meloni pour se venger de la suppression de ses allocations de chômage. L’homme a même été arrêté et Alessandro Sallusti, journaliste et rédacteur en chef du journal pro-Meloni Libero, a accusé le Mouvement 5 étoiles d’inciter à la violence contre le gouvernement avec leur travail d’opposition autour du soutien au chômage.

Des incidents mineurs sont constamment montés en épingle pour criminaliser les critiques et les protestations. Ainsi, le ministre de la Justice intente actuellement une action en justice contre certains activistes climatiques qui avaient apposé des graffitis sur le mur du Sénat.

Selon Fratelli, il s’agit là d’un acte de vandalisme de la pire espèce qui devrait être sévèrement puni. Il existe donc bien des similitudes. Cependant la situation est différente. Je ne suis pas un expert de la Hongrie, mais je pense qu’il existe une grande différence avec l’Italie en termes de la force de la société civile. Je pense qu’il était plus facile pour Viktor Orban de restreindre les droits démocratiques qu’il ne le serait pour Mme Meloni. Un mouvement social actif existe encore en Italie. On a notamment vu les syndicats et le mouvement pour la paix se mobiliser en masse au cours de ces derniers mois. Il existe également un mouvement de femmes très fort en Italie.

Et au-delà des différences internes, je pense qu’il existe une différence fondamentale en termes de positionnement international des deux pays. L’Italie, comme nous l’avons mentionné, est fermement ancrée dans l’Union européenne et l’OTAN, et Giorgia Meloni fait tout ce qu’elle peut pour maintenir cette position. La dynamique est très différente de celle qui existe entre la Hongrie et l’UE, où l’on assiste à des batailles politiques constantes, comme récemment la résolution européenne condamnant l’érosion de l’État de droit en Pologne et en Hongrie.

L’une des raisons est que la Pologne et la Hongrie sont fondamentalement beaucoup moins importantes pour l’UE que l’Italie. Il s’agit de pays dont le produit intérieur est relativement faible et qui ne font même pas partie de la zone euro. En revanche, l’Italie est la troisième économie de l’UE et le pays le plus endetté. Plus que tout autre pays membre, l’Italie menace d’entraîner l’ensemble de l’Europe dans une crise structurelle. C’est pourquoi l’establishment européen s’immisce autant dans les politiques économiques de Rome.

Après avoir promis de réduire les droits d’accises, Fratelli d’Italia a fait marche arrière. Quatre mois se sont écoulés et les prix des carburants restent inabordables.

En tant que débiteur, le gouvernement italien n’a d’autre choix que d’acquiescer. Elle pourrait éventuellement contester les dettes, mais rien ne laisse penser que Mme Meloni agirait de la sorte. En tant que Premier ministre, elle bloque toute proposition de ses ministres qui ne rentre pas dans le carcan budgétaire européen. L’idée d’une confrontation entre le gouvernement italien et l’establishment européen devient chaque jour moins probable. Et cela vaut dans les deux sens, d’ailleurs : l’UE a très clairement soutenu Meloni, en lui adressant toutes sortes de félicitations lorsqu’elle a remporté l’élection.

La situation est très différente de celle des années 1990, lorsque le MSI est arrivé au pouvoir en tant que partenaire minoritaire de Berlusconi. À l’époque, l’establishment européen était furieux. Le vice-Premier ministre belge Elio Di Rupo, lui-même d’origine italienne, avait alors refusé de serrer la main à son homologue, le vice-Premier ministre italien. Une telle chose est impensable aujourd’hui.

Bien entendu, je ne veux pas dire par là que l’Union européenne préservera les droits démocratiques en Italie. Il est très peu probable que l’UE intervienne dans le cas où des ministres italiens feraient des déclarations racistes ou parce que le gouvernement repousse en mer des bateaux transportant des migrants, et ce en violation du droit international. Comme dans le cas très médiatisé du bateau repoussé par l’Italie qui a dû poursuivre sa route jusqu’en France avant de pouvoir accoster. Cet épisode a même donné lieu à une polémique entre Giorgia Meloni et le président français Emmanuel Macron. Quoi qu’il en soit, l’UE a depuis longtemps prouvé qu’elle était disposée à autoriser des politiques anti-immigration.

L’Union européenne elle-même a déjà mis en œuvre la proposition la plus importante du programme migratoire de Fratelli d’Italia, à savoir l’externalisation de la surveillance de ses frontières à des pays comme la Libye et la Turquie. Cela revient à engager des tiers contre paiement pour violer les droits humains. En outre, l’UE a promptement mis fin à ses critiques à l’encontre de la Pologne depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, dans laquelle la Pologne a un rôle important à jouer en tant que voisin de l’Ukraine et base de soutien de l’OTAN. Tant que l’Italie fera ce qu’on attend d’elle, l’UE fermera certainement les yeux sur les droits humains et la démocratie, mais je ne la vois pas aller aussi loin que la Hongrie.

Le parti Fratelli d’Italia se nourrit-il d’autres sources d’inspiration internationales ? Trump et Bolsonaro, par exemple ? Ils ont, l’un comme l’autre, refusé de reconnaître leur défaite électorale et ont incité leurs partisans à prendre d’assaut les bâtiments du parlement.

Il y a eu des contacts. Fratelli d’Italia a notamment participé à un congrès international de l’extrême-droite appelé NatCon, organisé par les partisans de Donald Trump à Rome en mars 2020. Outre Giorgia Meloni et Viktor Orban, les chefs de file du Vlaams Belang y étaient présents, d’ailleurs. Ils ont échangé des conseils en matière de stratégie et de communication, notamment sur la théorie du «grand remplacement» qui fait actuellement fureur auprès de l’extrême droite dans le monde entier.

Comme le MSI auparavant, Fratelli s’inspire également du système présidentiel américain, où l’exécutif est élu directement et a moins de comptes à rendre devant les députés. L’un des points de leur programme est l’abolition de la démocratie parlementaire italienne en faveur d’une telle république présidentielle.

Je doute cependant qu’une version italienne de l’occupation du Capitole soit en gestation. Après la prise d’assaut de bâtiments gouvernementaux au Brésil par des partisans de Bolsonaro, Giorgia Meloni a condamné les putschistes et exprimé son soutien aux institutions brésiliennes. Là encore, elle a surtout cher-hé à protéger son image internationale, réagissant de la même manière que la plupart des dirigeants européens.

Il se trouve que j’étais au Brésil pendant l’élection présidentielle et ce que j’ai vu là-bas est totalement différent de ce à quoi je suis habitué en Italie. Le niveau de violence politique dans la société brésilienne est beaucoup plus élevé qu’en Italie. Aux États-Unis aussi, bien sûr. Il existe donc un groupe beaucoup plus important de personnes prêtes à recourir à la violence à des fins politiques.

Et une autre différence importante : le mouvement de base de la gauche au Brésil est vraiment massif. Il mobilise des millions de travailleurs et d’agriculteurs. Il existe donc une «menace» beaucoup plus forte pour la droite brésilienne que partout ailleurs en Europe.

Et c’est là un aspect tout à fait pertinent. Le fascisme historique a vu le jour en réponse aux grandes vagues de grèves, de manifestations et d’occupations d’usines au lendemain de la Première Guerre mondiale, souvent menées par des travailleurs communistes. Mussolini se vantait que son fascisme était d’abord une pratique et seulement ensuite une théorie. Il faisait référence à l’écrasement violent des soulèvements ouvriers de gauche, pour lequel il était payé par les industriels et les banquiers du nord de l’Italie. Aujourd’hui, les héritiers du fascisme historique, les « petits-enfants de Mussolini » comme vous les appelez, reviennent au pouvoir dans des circonstances très différentes. La «menace» de la gauche italienne, si tant est qu’elle existe encore, semble faible. Pourquoi en est-il ainsi, et cela peut-il changer ?

Il n’y a plus de partis de gauche en Italie capables de mobiliser les masses. Cela a beaucoup à voir avec le rôle des sociaux-démocrates italiens de centre-gauche, qui ont systématiquement démantelé toutes les réalisations historiques du mouvement ouvrier au cours des 30 dernières années. D’abord en détruisant le parti communiste italien en 1991, puis en défaisant progressivement les politiques de gauche du passé.

L’UE elle-même a déjà mis en œuvre la proposition la plus importante du programme de migration du Fd’I, à savoir garder ses frontières par des pays comme la Libye et la Turquie.

Par exemple, lorsque Matteo Renzi était Premier ministre pour le parti démocrate, il a introduit une loi sur le travail qui a réduit toutes les protections pour les travailleurs. Après trois décennies de réductions salariales, de démantèlement des services publics et de diminution de l’espace démocratique, la classe ouvrière ne veut plus rien savoir des sociaux-démocrates. Ils ne s’adressent toujours qu’à un électorat âgé et fortuné.

L’extrême droite a besoin d’un ennemi idéologique avec lequel elle cherche constamment le conflit. En l’absence d’un véritable rival de gauche, Fratelli d’Italia s’invente donc constamment des ennemis : les ONG, les universitaires de gauche, les réseaux dits communistes, le marxisme culturel, le wokisme… Ils font ensuite un vaste amalgame avec des théories du complot impliquant le milliardaire libéral hongrois George Soros, entre autre.

Bien entendu, ils intègrent également leurs adversaires politiques dans cette propagande, notamment le Parti démocrate et le Mouvement 5 étoiles. Fratelli propage constamment l’idée d’une menace violente venant de la gauche, bien que cela soit dépourvu du moindre fondement. Malheureusement, de nombreux médias se prêtent au jeu. Les attaques politiques constantes de Fratelli contribuent à pousser le Mouvement 5 étoiles vers la gauche. Ils s’opposent à la suppression de l’aide aux chômeurs, ils continuent d’enfoncer le clou sur les prix des carburants et ils cherchent à rejoindre le grand mouvement pacifiste italien qui descend dans la rue pour une approche plus pacifique de la guerre en Ukraine. Il n’est pas certain qu’un programme cohérent en ressorte réellement ; le Mouvement 5 étoiles est et reste un étrange méli-mélo de divers outsiders politiques. D’une certaine manière, ils ressemblent davantage à l’ancien parti chrétien-démocrate italien qu’à un parti socialiste classique ; ils mettent davantage l’accent sur la compassion et la charité que sur la solidarité. En attendant, leur image de gauche en a fait le deuxième parti le plus important dans les sondages.

Les initiatives visant à faire renaître un parti authentiquement de gauche des cendres du parti communiste, qui comptait entre un et deux millions de membres pendant la guerre froide et recueillait invariablement près de 30 % des voix, n’ont pas porté leur fruit jusqu’à présent. Néanmoins, le succès actuel du Mouvement 5 étoiles montre clairement qu’il y a effectivement de la place pour un projet de gauche, du moins s’il parvientà politiser le mécontentement populaire. C’est précisément là que le bât blesse pour le moment. Il y a beaucoup de mécontentement et de nombreuses protestations. Il y a également un mouvement syndical et une large société civile progressiste. Or, il n’existe aucun parti capable de capter cette énergie en s’appuyant sur un récit de recrutement et de défier le gouvernement sur le plan politique. Nous n’avons pas encore parlé du plus grand parti d’Italie : les abstentionnistes. Un nombre impressionnant, 36 % d’Italiens sont restés chez eux lors du dernier scrutin, soit plus de 10 % de plus que ceux qui ont voté pour Fratelli d’Italia. Les recherches sociologiques montrent qu’il s’agit surtout de jeunes, d’ouvriers et de personnes âgées ayant une faible pension. Et, bien sûr, il s’agit là de trois groupes cibles potentiels pour un parti de gauche… Et bien que la gauche se trouve dans une position stérile pour le moment, tout pourrait basculer très rapidement.