Avec les Fratelli d’Italia, l’Italie a obtenu un héritier direct du fascisme au pouvoir. L’UE et le patronat n’ont aucun problème avec cela, mais les travailleurs en paient le prix.

« À chaque époque son fascisme », notait Primo Levi, survivant italien de l’Holocauste. En 1922, l’inventeur du fascisme Benito Mussolini et ses chemises noires ont organisé une marche sur Rome, après laquelle il régnerait en dictateur jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 2022, beaucoup d’Européens ont craint un retour du fascisme en Italie. Pas de coup d’État des chemises noires cette fois, mais une victoire électorale de Giorgia Meloni, en tenue soignée, à la tête de son parti Fratelli d’Italia.
Dans son nouveau livre Mussolini’s Grandchildren, l’historien David Broder remonte aux racines idéologiques et politiques de Fratelli d’Italia. M. Broder vit et travaille en Italie depuis de nombreuses années et suit de près la politique italienne. Dans ses livres précédents, il a examiné l’histoire du parti communiste italien et le succès actuel du populisme de droite en Italie. David Broder est rédacteur européen pour le magazine Jacobin et enseigne l’histoire européenne à l’Université de Syracuse à New-York. Lava a eu l’occasion de l’interviewer en exclusivité sur son nouveau livre, la politique du gouvernement Meloni et les perspectives de la gauche italienne.
Il est parfaitement conciliable à l’heure actuelle de promouvoir des idées fascistes tout en se positionnant en faveur de l’UE et de l’OTAN.
La nomination de Giorgia Meloni au poste de premier ministre de l’Italie le 1er octobre 2022 marque l’apogée provisoire d’un processus de décomposition politique qui a débuté au début des années 1990 avec la dissolution des trois partis de masse traditionnels de l’Italie : les communistes, les socialistes et les chrétiens-démocrates. Depuis lors, la politique italienne a été accablée par trois fléaux : une « dépolitisation » de la vie publique, où de nombreuses décisions importantes sont réduites à la simple application technocratique des directives de l’Union européenne ou du Fonds monétaire international ; une poussée du populisme, où les partis de masse ont été remplacés par des personnalités qui visent principalement la popularité médiatique ; et une extrême-droitisation généralisée, où, d’une part, l’extrême-droite a été normalisée et, d’autre part, la gauche authentique s’est vue de plus en plus acculée à la damnation.

OLIVIER GOESSENS. Giorgia Meloni et son parti Fratelli d’Italia (« Frères d’Italie », FdI) étaient relativement inconnus dans les médias internationaux avant les élections italiennes de 2022. La couverture médiatique est également passée très rapidement de la crainte d’un retour au fascisme à un ton plus apaisant, selon lequel Giorgia Meloni ne serait pas si radicale après tout et que tout irait bien. Quel est réellement la nature du parti Fratelli d’Italia ?
DAVID BRODER. Il existe de nombreux exemples récents de l’émergence de partis ou d’individus d’extrême droite pour lesquels les médias emploient des termes tels que «fascisme» avec une certaine légèreté : on pense notamment à Trump, à Bolsonaro, voire à certains individus de la campagne du Brexit. Dans le cas de Fratelli d’Italia, toutefois, il ne s’agit pas seulement d’une analogie paresseuse, d’une avanie ou d’un simple attribut servant à les qualifier d’extrêmes. En tant qu’organisation, Fratelli d’Italia est un héritier direct du fascisme historique. Les insignes et le passé dont se revendique Fratelli d’Italia font référence au MSI (Movimento Sociale Italiano,
« Mouvement social italien »), parti fondé par les fascistes en 1946 après leur défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Un des co-fondateurs du MSI, Giorgio Almirante, avait figuré parmi les chefs de file du régime fasciste et était le rédacteur en chef du magazine raciste La Difesa de la Razza (« La défense de la race »). Giorgia Meloni le décrit constamment comme son prédécesseur idéologique.
Le MSI était aussi un parti ouvertement néo-fasciste. Almirante voyait le fascisme comme un idéal social. Cela a changé au début des années 1990, lorsque le parti a changé son nom en Alleanza Nazionale (« Alliance nationale ») et a adopté le label «post-fasciste». Ce faisant, ils ont cherché à se revendiquer de la tradition fasciste, afin de garder les partisans de la ligne dure de leur côté, tout en prenant un peu de distance par rapport à la dictature de Mussolini.
C’est aussi à cette époque que la jeune Giorgia Meloni est devenue active au sein du parti, bien que dans une interview tristement célèbre accordée à la télévision française, elle ait qualifié Mussolini de «bon politicien». En 2012, elle a fondé Fratelli d’Italia, qu’elle décrit non pas comme un parti fasciste ou post-fasciste, mais comme un parti conservateur. Dans les faits, Fratelli d’Italia combine des éléments de l’idéologie fasciste, notamment en ce qui concerne le passé de l’Italie, l’identité italienne et certaines théories conspirationnistes racistes, avec des idées conservatrices et nationalistes moins radicales. Ainsi, le vieux courant fasciste se trouve intégré dans une droite plus large.

Le titre de mon livre, Mussolini’s Grandchildren, fait en partie littéralement référence aux petits-enfants de l’ancien dictateur qui sont aujourd’hui actifs dans des partis d’extrême droite tels que Fratelli d’Italia. Il fait cependant également référence à un changement de génération. Je pense qu’il est important de reconnaître que les partis d’extrême-droite actuels en Italie sont dangereux d’une manière différente du fascisme des années 1930. Il serait toutefois trompeur d’affirmer qu’ils sont passés au rang des partis traditionnels. Selon moi, les partis et organisations fascistes traditionnels trouvent aujourd’hui un terrain d’entente avec des forces conservatrices et nationalistes plus conventionnelles autour d’un récit du déclin de la civilisation occidentale et de l’identité nationale. Un autre point de confusion dans les médias internationaux tient à l’attitude positive affichée par Giorgia Meloni à l’égard de l’Union européenne, de l’OTAN et des livraisons d’armes à l’Ukraine, alors qu’il s’agit généralement de questions sensibles dans les cercles de la droite radicale. Il semble toutefois parfaitement conciliable de promouvoir des idées fascistes et de se positionner en faveur de l’UE et de l’OTAN. Le soutien à ces structures de pouvoir occidentales internationales était crucial pour l’intégration de Fratelli d’Italia dans l’establishment classique.
Vous parlez des partis d’extrême-droite au pluriel. Quelques années avant que le monde ne découvre Fratelli d’Italia, c’est Matteo Salvini et sa Lega d’extrême droite qui dominaient l’actualité. Et avant ça, il y avait Forza Italia du populiste de droite Silvio Berlusconi. Ces partis coexistent toujours. Quelles sont les similitudes et les différences entre ces trois formations ?
La similitude est que ces trois partis ont eu, à un moment donné, l’ambition de créer en Italie un grand parti conservateur. Cet objectif n’a jamais vraiment été atteint en raison de la force historique des chrétiens-démocrates. Ces trois partis se distinguent par leur évolution historique. Forza Italia se positionne comme un parti libéral-conservateur pro-entreprise, bâti autour de la figure de Silvio Berlusconi. Lega, dit aussi Lega Nord, était à l’origine un parti régionaliste au service des milieux d’affaires du nord, plus prospère. Ils ont continué à se désigner explicitement comme antifascistes jusque dans les années 1990, notamment en raison de la résistance très forte des partisans antifascistes du nord pendant la Seconde Guerre mondiale. Le MSI néo-fasciste et l’Alleanza Nazionale « post-fascistes » (successeurs du MSI et précurseurs des Fratelli d’Italia) ont opté pour une image plus « sociale » et étaient moins axés sur les milieux d’affaires.
Au fil du temps, cependant, les différences se sont atténuées. Ainsi, Giorgia Meloni n’est pas la seule à s’être employée à inscrire la «fierté nationale» à l’ordre du jour. Berlusconi et Salvini font de même. À présent, on se retrouve avec trois partis de tendance similaire qui tentent de se différencier les uns des autres pour des raisons purement opportunistes au cours des campagnes électorales, sans que ces «différences» ne dépassent un cycle électoral.
De fait, Forza Italia, Lega et Fratelli d’Italia (à l’instar de son prédécesseur Alleanza Nazionale) sont alliés depuis une trentaine d’années et font souvent front commun lors des élections. Bien que ce bloc de droite soit resté à peu près stable, avec environ 12 millions de voix, le poids des partis au sein de la coalition a changé. À Forza Italia, autrefois le plus grand, ont succédé très brièvement Lega et maintenant Fratelli d’Italia.
Aussi faut-il nuancer quelque peu la victoire électorale de Giorgia Meloni : plutôt que d’amener de nouveaux électeurs à la droite, elle a surtout grappillé des voix à Berlusconi et à Salvini . Fratelli a surtout su tirer parti de son appartenance à l’opposition ces deux dernières années, alors que Forza et Lega faisaient partie du «gouvernement d’unité nationale» du Premier ministre Mario Draghi.