Fin des années 80, l’historien François Furet appelait à la fin de la tradition révolutionnaire française. Un nouveau centre devait voir le jour. L’élection d’Emmanuel Macron nous invite à revisiter son analyse
François Furet, décédé depuis vingt ans en juillet 2017, était une figure centrale dans la vie intellectuelle de la fin du 20e siècle. Historien de la Révolution française de 1789, il a remis en question son interprétation sociale, comme événement déterminé par la lutte des classes et la transition du féodalisme au capitalisme, en lui substituant une interprétation politique qui faisait de la Révolution le triomphe malencontreux d’une idéologie révolutionnaire manichéenne menant presque inévitablement à la violence de la Terreur. Cette perspective fut pour la première fois avancée dans son Penser la Révolution française ( 1978), qui mobilisait la critique française contemporaine du totalitarisme pour dépeindre la Révolution française comme protototalitaire et dès lors discréditer la tradition révolutionnaire française.
Lors du bicentenaire de 1989, son interprétation fut développée plus avant à travers un récit historique et un dictionnaire critique1 et fut largement prédominante dans les médias français et l’opinion publique, bien que bon nombre d’historiens de la Révolution restaient critiques à son égard. Hanté par un engagement communiste de jeunesse qu’il regretta par la suite, le dernier projet intellectuel majeur de Furet prit la forme d’une histoire quasi autobiographique de « l’illusion » communiste — Le Passé d’une illusion : Essai sur l’idée communiste au XXe siècle ( 1995 ) — qui cherchait à comprendre l’attrait du communisme. Le fil conducteur de l’œuvre de Furet au cours de ses vingt dernières années s’assimila à un effort pour mettre fin à la tradition révolutionnaire en France.
Ce qu’il a cherché à soutenir en revanche, c’est un tournant centriste et libéral dans la vie politique et intellectuelle française. Sur le plan intellectuel, il a plaidé pour une réhabilitation des penseurs français libéraux du 19e siècle, et en particulier Alexis de Tocqueville, qui, de son point de vue, pouvait éclairer le chemin à suivre. Il a également fait progresser les idées libérales sur le plan institutionnel au cours des années 80. En 1982, il contribua ainsi à la création de la Fondation Saint-Simon, rassemblant dans ce but intellectuels, personnalités du monde politique et des affaires, et haut fonctionnaires. En 1984, il créa également l’Institut Raymon Aron au sein de l’École des hautes études en sciences sociales ( EHESS), où il s’entoura d’intellectuels idéologiquement proches, dont beaucoup avaient rejoint l’EHESS lorsque Furet en était le président entre 1977 et 1985.
Comprendre l’analyse politique de Furet et ses limites peut éclairer les défis auxquels nous sommes confrontés dans la crise actuelle
Dans les années 80, alors que sa lecture de la Révolution gagnait l’espace français, Furet devint un important commentateur politique, dont les analyses étaient régulièrement sollicitées par la presse française et internationale. Parmi ses principales contributions figure La République du centre : La fin de l’exception française ( 1988), coécrite avec Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, qui annonçait la fin de l’opposition gauche-droite en France au bénéfice d’un nouveau centrisme. Grâce au recul du Parti communiste français et à la réconciliation de la droite catholique avec la République, la France avait atteint, selon Furet, un consensus autour d’un gouvernement modéré qui garantirait les libertés fondamentales, assurerait la prospérité dans une économie de marché et protégerait les moins fortunés à travers une certaine redistribution des richesses. Furet accueillait très favorablement cette évolution. Dans ce livre et d’autres publications, le discours de Furet sur la politique contemporaine relevait en partie de l’analyse et en partie du plaidoyer.
La nouvelle victoire d’un mouvement centriste en 2017 en France nous invite à revisiter l’analyse politique de Furet. Dans quelle mesure les conditions par lesquelles Furet expliquait le tournant centriste de son époque sont-elles encore au cœur du processus qui se joue aujourd’hui ? Et, de façon plus importante encore, à quel point les concepts proposés par Furet sont-ils encore pertinents pour nous aujourd’hui ? La réponse, en bref, est que l’analyse de Furet est un produit des préoccupations propres de la fin du 20e siècle qui le rendirent aveugle à des processus déjà en œuvre à son époque qui sont devenus encore plus centraux de nos jours. Comprendre l’analyse politique de Furet et ses limites peut éclairer les défis auxquels nous sommes confrontés dans la crise actuelle.
La République du centre de Furet
Écrit à la suite de l’élection présidentielle de 1988, gagnée par François Mitterrand, La République du centre tentait de saisir les raisons pour lesquelles la politique française était devenue banale par l’emprise d’un nouveau centrisme. À droite, l’évolution la plus importante aux yeux de Furet était l’effondrement du gaullisme et la fin du conflit entre l’Église et la République. Ce dernier mouvement rendant possible la victoire des socialistes en 1981, en ce qu’ils attirèrent une part significative du vote catholique. À gauche, le triomphe du centre devenait possible grâce au déclin du Parti communiste, qui était lui-même une conséquence du discrédit du modèle soviétique et de la crise de la culture politique jacobine. Furet pensait que la cause profonde de ces évolutions était la transformation socio-économique de la France durant les Trente Glorieuses — le boom économique de la France entre la fin de la guerre et la récession économique de la moitié des années 70. Au cours de cette période, la France connut, comme l’écrit Furet, « le plus rapide embourgeoisement collectif de son histoire ». Ceci rendait la société française « à la fois plus individualiste et plus uniforme — ou encore, pour dire les choses en négatif, moins aristocratique et moins révolutionnaire2 ». Formulé selon le point de vue tocquevillien qui sous-tend l’analyse de Furet, cela revient à dire que la France était passée d’un État révolutionnaire à un État démocratique. Les Français ne voulaient ni du socialisme ni du néolibéralisme ; 75 % des Français ( c’est-à-dire, tous sauf les communistes et les électeurs du Front national ) s’accordaient sur le fait que la France devait être gouvernée au centre, estimait Furet. En élisant les socialistes en 1981, les Français n’avaient pas voté pour le « programme commun » et les socialistes s’étaient fourvoyés entre 1982 et 1984 avec leur programme de nationalisations et leur effort pour affaiblir les écoles catholiques. De même, la droite avait fait fausse route en s’engageant sur la voie du néolibéralisme façon Hayek une fois remportées les élections législatives de 1986. La France centriste ne voulait ni du règne du marché ni d’un socialisme intégral, affirmait Furet.
Dès lors, dans ses réflexions de 1988, Furet voyait essentiellement la France se tourner vers le centre parce que son développement socio-économique en avait fait une société plus individualiste mais aussi plus égalitaire. Bien qu’on ne puisse douter que la société française ait fait un pas dans cette direction suite à la forte croissance économique de l’après-guerre, Furet laisse étonnamment peu de place dans son analyse à la crise économique qui avait conduit à la « stagflation » et avait rapidement fait monter le chômage à la fin de la seconde moitié des années 70. En bref, au moment précis où Furet entrevoit le commencement du triomphe du centrisme, la cause — la prospérité — qu’il assigne à ce phénomène n’est justement plus pleinement opératoire. L’individualisme était certes loin de reculer, mais la société française devenait non pas plus égalitaire, mais moins. Et Furet n’envisage pas d’appréhender la politique du gouvernement socialiste du début des années 80 comme une tentative de réponse à cette crise économique. Cet enjeu est seulement reconnu en partie par Furet lorsqu’il discute de la montée du Front national, qu’il attribue notamment à « l’insécurité »3. Mais le triomphe du centre à la fin des années 80 fut autant le résultat d’une conjoncture politico-économique spécifique que le produit de la transformation socio-économique de plus grande portée identifiée par Furet. En particulier, l’échec du gouvernement socialiste de 1982-1983 dans son effort pour implanter le « keynésianisme dans un seul pays » et le virage subséquent de Mitterrand vers l’intégration européenne se situent au cœur de la montée du centre. Après avoir conquis le pouvoir pour la première fois depuis le Front populaire, la gauche semblait avoir échoué. Et un nouveau centre émergeait de ses ruines.
La victoire récente d’Emmanuel Macron et de son parti la République en marche aux élections présidentielle et législative peut apparaître à première vue comme le point culminant du tournant centriste évoqué par Furet et ses collègues trois décennies plus tôt. Mais les différences entre les deux périodes sont substantielles. Un des éléments de continuité tient dans ce que le nouveau centre de 2017 émerge, lui aussi, de l’effondrement d’une autre force politique : celle du centre constitué à la fin des années 80. Le discrédit dans lequel sont tombés le centre-droit sous la présidence de Sarkozy d’abord, le centre-gauche sous le mandat de Hollande ensuite, après leur incapacité à résoudre la crise actuelle, soit en embrassant pleinement le programme néolibéral, soit en rencontrant les attentes de leurs électeurs qui s’opposaient a ouvert la porte au triomphe de Macron4. Tant le centre-gauche, avec le Parti socialiste, que le centre-droit, avec Les Républicains, ont été balayés lors des élections. Aucun des candidats de ces deux partis à la présidentielle ne s’est qualifié pour le second tour et leurs résultats aux législatives furent désastreux. Macron a dès lors émergé de ces ruines avec la promesse d’une présidence désintéressée, presque providentielle, qui pourrait trancher le nœud gordien. Rassemblant les classes moyennes et supérieures, dont sont issus dans leur grande majorité les députés de La République en marche, Macron et son parti sont parvenus à recueillir le soutien nécessaire pour gagner les élections, mais leur victoire semble plus précaire que celle du centre des années 80. D’abord parce que, contrairement au centre-gauche et au centre-droit, l’extrême droite et la gauche rassemblée autour de Mélenchon firent de bons résultats. Plus de 40 % de l’électorat a voté pour Marine Le Pen ou pour Jean-Luc-Mélenchon au premier tour de la présidentielle. Le Pen est passée au second tour, bien sûr ; et Mélenchon a obtenu 19,6 % des suffrages, soit le meilleur score d’un candidat à la gauche des socialistes à cette élection depuis les 21,3 % du communiste Jacques Duclos en 1969. Certes, leurs résultats ont été moins élevés lors des législatives, et le cycle électoral s’est achevé en outre sur une crise interne pour le Front national. Toutefois, leur succès relatif et la part importante des abstentions et des votes blancs indiquent que l’opinion française demeure hautement divisée et ne s’est pas révélée acquise en général au programme de Macron. Si Macron échoue, la victoire du centre sera probablement de courte durée. Dans ce cas, l’évolution la plus remarquable de la séquence électorale de 2017 sera rétrospectivement l’entrée de plain-pied sur la scène politique de Mélenchon et de son parti La France insoumise, qui pourrait signer le début d’un renouveau du projet socialiste en France. En tout cas, le succès en 2017 de la « gauche de gauche », selon l’expression de Pierre Bourdieu, et de l’extrême droite montrent que le triomphe du centre salué par Furet en 1988 était au mieux un phénomène de moyen-terme.
L’analyse tocquevillienne de Furet
Dans les dernières années de sa vie, Furet se voyait comme un tocquevillien5. Il écrivait que Tocqueville lui avait donné « la principale inspiration » de ses recherches et que la philosophie de Tocqueville et singulièrement « son idée de la démocratie comme condition inévitable de l’homme moderne » lui avait « offert la meilleure aide » qu’il ait pu trouver « pour comprendre notre présent6 ». Le tocquevillisme de Furet est centré sur la question de l’égalité et la traite d’une manière qui permit à Furet de se focaliser sur des problèmes qu’il jugeait passionnants, mais qui sont moins parlants pour nous aujourd’hui. Ces problèmes sont moins présents dans le texte de 1988, dans lequel il était assez optimiste par rapport au triomphe du centrisme, que dans ses écrits plus tardifs où il déplore la résistance constante de la France à un tournant centriste.
Du Tocqueville de La démocratie en Amérique, Furet retient une conception de la démocratie moins comme un État réellement égalitaire que comme un principe d’organisation sociale ou une norme qui ne peuvent jamais être pleinement réalisés. L’écart inévitable entre l’aspiration à l’égalité et la réalité de la société nourrit chez le peuple un désir d’égalité qui croit à mesure que l’égalité effective augmente. S’il n’est pas contrôlé, ce désir pour l’égalité menace la liberté et peut déboucher sur une révolution. Aux yeux de Furet, hanté par la politique révolutionnaire dans laquelle il fut engagé dans sa jeunesse comme membre du Parti communiste français, surveiller ce désir d’égalité était absolument essentiel pour que la France puisse devenir pleinement une République centriste. Dès lors, une interprétation plutôt unilatérale de Tocqueville sous-tend la vision politique de plus en plus conservatrice de Furet.
Se concentrant sur la menace posée par ce désir d’égalité, Furet monte en épingle ses manifestations pour mieux les dénoncer. La mode américaine du politiquement correct était un des objets privilégiés de sa colère. Furet y avait été exposé directement à ses débuts au milieu des années 80, en tant qu’enseignant de l’université de Chicago où il se lia d’amitié avec le premier auteur américain à discuter ses travaux, Allan Bloom. Pour Furet, le politiquement correct représentait une percée dangereuse de l’égalitarisme révolutionnaire qui menaçait la liberté et à laquelle il fallait mettre fin. Il pensait que cette tendance incarnait « l’idée révolutionnaire classique que “ tout est politique ”, qu’il n’y a pas d’inégalités naturelles mais seulement des injustices sociales7 ». Pour Furet, le multiculturalisme constituait « le mouvement social le plus important du dernier quart de siècle8 » et la défaite du Parti démocrate aux élections du Congrès américain de 1994 était largement due au fait que l’administration Clinton avait embrassé cette perspective. Cette étrange conclusion ignore le fait que ce qui fit le cœur de la campagne, c’est l’échec de la proposition de couverture santé universelle de l’administration Clinton, que le Parti républicain accusa sans cesse de représenter « l’État tentaculaire » ( « big governement »). Une appréciation plus sérieuse aurait pu mener à conclure que cet échec ainsi que la victoire politique républicaine qui s’ensuivit indiquaient que les États-Unis souffraient d’une incapacité à traiter l’inégalité grandissante. C’est parce que Furet se préoccupait moins de l’égalité socio-économique réelle que du désir d’égalité qu’il entrevoyait dans le multiculturalisme que tout ceci lui a échappé.
Le regard de Furet sur la politique française est pétri d’une même préoccupation pour ce désir d’égalité. Furet pensait en général que la mort de la tradition révolutionnaire analysée dans La République du centre était pour un mieux. Après l’effondrement du communisme soviétique, il affirma, satisfait, que nous étions condamnés « à vivre le monde où nous vivons9 ». Le désinvestissement de la chose politique, qu’il voyait comme un produit de la poursuite individualiste du bien-être, se présentait comme une évolution souhaitable. Il s’accordait avec le philosophe politique Pierre Manent pour dire qu’il fallait « vivre la modernité démocratique dans la modération10 ». Furet concluait également de la chute du communisme que le capitalisme et la démocratie étaient inséparables et que le « socialisme » ne pouvait désormais « plus se penser qu’à l’intérieur ( et comme correctif ) des lois du marché11 ». Bien qu’il rejetait la réduction de la société à un marché et supportait des politiques redistributives corrigeant partiellement les effets de marché, il estimait que la France était confrontée à des choix purement techniques, et considérait comme irresponsable le rejet par le public français des réformes libérales. Les grèves de 1995 contre la volonté du gouvernement Juppé de couper dans les dépenses publiques en réformant la sécurité sociale et le système des pensions le mirent en colère, tout comme la victoire du parti socialiste aux élections législatives de 1997. À ses yeux, les demandes des grévistes de 1995 étaient tout simplement anachroniques, car « incompatibles avec les exigences de productivité dans une économie ouverte aussi bien qu’avec la pyramide des âges12 ». Pour Furet, les législatives de 1997 avaient montré que la politique française était désormais « envahie par la démagogie » et par une « ignorance narcissique de l’économie13 ». La critique du marché portée par la gauche lui apparaissait comme « le produit d’un sentiment égalitaire dangereux pour les libertés14 ». Face à une société refusant la libéralisation de l’économie, Furet devint pessimiste pour le futur de la démocratie. Dans un discours de janvier 1997, il expliquait ainsi :
« La société démocratique n’est jamais assez démocratique, et ses partisans sont de plus nombreux et plus dangereux critiques de la démocratie que ses adversaires. Les promesses de liberté et d’égalité de la démocratie sont, en réalité, infinies. Dans une société d’individus, il est impossible de faire régner la liberté et l’égalité de manière durable. Ces promesses exposent tout régime démocratique possible non seulement aux tentations démagogiques, mais aussi à l’accusation constante d’être déloyal à ses propres valeurs fondatrices. […] Dans le monde démocratique, ni la légitimité ni l’obéissance ne sont jamais garanties pour de bon15. »
Le nouveau centre de 2017 émerge de l’effondrement d’une autre force politique : celle du centre constitué à la fin des années 80
L’analyse de Furet repose entièrement sur son idée selon laquelle la politique en démocratie est guidée par le désir d’égalité. Il discute peu la question des différents degrés effectifs d’égalité, notamment parce qu’il pense que ce désir d’égalité est de toute façon insatiable. Augmenter l’égalité réelle ne fait que rendre ce désir plus fort, affirme-t-il. Furet n’évoquait les intérêts économiques concrets que pour condamner les grévistes de 1995 pour leur égoïsme ou pour opposer les intérêts des salariés protégés à ceux des chômeurs. En résumé, Furet appelait les Français à se soumettre aux demandes de l’économie néolibérale ou à entrer « bien vite dans un cycle de décadence irrémédiable16 ». Le problème des inégalités effectives était passé sous silence grâce à ce deus ex machina, l’intérêt principal de Furet étant d’éviter un retour des utopies révolutionnaires du 20e siècle qui le hantaient.
Furet concluait également de la chute du communisme que le capitalisme et la démocratie étaient inséparables
En conclusion, l’analyse tocquevillienne de Furet souffre d’un défaut critique qui, à la fois, vidait son pouvoir explicatif à son époque, et continue à obscurcir les problèmes aujourd’hui. Cela lui permit d’éviter de se confronter aux transformations structurelles du capitalisme qui débutèrent dans les années 70 et qui débouchèrent sur cet accroissement des inégalités de richesse qui est devenu l’enjeu majeur de notre époque. À l’inverse, lorsque l’on prend celui-ci en compte, le triomphe du centre de la fin des années 80 apparaît plus encore comme une solution de dépannage, qui s’est totalement effondrée avec la disgrâce du centre-gauche et du centre-droit en 2017. De même, le recours par Furet au concept tocquevillien de désir d’égalité pour analyser la politique des années 90 servit effectivement d’alibi à sa défense du néolibéralisme, dans la mesure où il lui permit d’ignorer la progression des inégalités en arguant que la demande toujours plus forte d’égalité constituait le vrai problème, et en reliant cette demande à l’ADN des sociétés démocratiques plutôt qu’aux difficultés concrètes de son temps. L’on pourrait conclure que la pensée politique de François Furet apparaît toujours plus comme celle d’une autre époque, obsédée par la crainte du communisme. Mais d’un autre côté, l’accusation de « démagogie » portée par Furet à l’encontre des opposants aux réformes néolibérales nous est bien trop familière. Aujourd’hui, comme hier, une telle rhétorique sert à éviter toute discussion de fond sur les inégalités effectives et sur le rôle des politiques néolibérales dans leur production. Vingt ans plus tard, la pensée de Furet nous empêche encore de voir clair dans la crise actuelle.
L’auteur remercie Daniel Zamora pour ses précieux commentaires sur une version antérieure de cet article
Footnotes
- François Furet, La Révolution, deux volumes, Paris, Hachette, 1988 ; François Furet et Mona Ozouf, éd., Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988.
- Furet dans François Furet, Jacques Julliard, et Pierre Rosanvallon, La République du centre : La fin de l’exception française, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 32.
- Ibid., p. 24.
- Bien que je sois plus sceptique que lui quant à la longévité de la victoire de Macron, je partage largement l’analyse de Perry Anderson dans « The Centre Can Hold : The French Spring », New Left Review 105 ( mai-juin 2017), p. 5-27.
- Cette section s’inspire de Michael Scott Christofferson, « “ The Best Help I Could Find to Understand Our Present ” : François Furet’s Antirevolutionary Reading of Tocqueville’s Democracy in America », dans Stephen W. Sawyer et Iain Stewart, ed., In Search of the Liberal Moment : Democracy, Anti-totalitarianism, and Intellectual Politics in France since 1950, New York, Palgrave Macmillan, 2016, p. 85-109.
- François Furet, « Ce que je dois à Tocqueville », Commentaire 14, 55, automne 1991, p. 544.
- Interview de François Furet, « Les fous de l’égalité », Le Nouvel Observateur 1399, 29 août 1991, p. 67.
- François Furet, « L’Amérique de Clinton II », Le Débat 94, mars-avril 1997, p. 6.
- Interview de François Furet, « Jamais peut-être la démocratie française n’a été si oligarchique qu’aujourd’hui », Le Monde, 19 mai 1992.
- François Furet, « Le bon plaisir », France Culture, 21 novembre 1992. Consulté à l’Inathèque. Pierre Manent exprimait des sentiments similaires dans Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Gallimard, 1993, p. 181.
- Interview de François Furet, « La chute finale », L’histoire no 170, octobre1993, p. 59-60.
- François Furet, « L’Énigme française », Le Débat 96, septembre-octobre 1997, p. 47-48.
- Ibid., p. 45, 48.
- Interview de François Furet, « L’indépassable horizon de la démocratie libérale », Politique internationale 72, été 1997, p. 34.
- François Furet, « Democracy and Utopia », Journal of Democracy 9, no 1 1998, p. 66.
- Interview de François Furet, « Les vérités de François Furet », Le Figaro, 2 janvier 1996.