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Communisme, autonomie, anticolonialisme

Selim Nadi

—12 juillet 2018

Comprendre la question de l’autonomie politique de l’antiraciste politique ne peut se faire sans un regard détaillé sur les débats qui ont traversé le mouvement communiste depuis les années 30.

Dans Pour une politique de la racaille, Sadri Khiari écrit que «la volonté d’autonomie» des mouvements issus de l’immigration exprime la tentative de résoudre les dilemmes des spécificités de la résistance à l’oppression postcoloniale1». L’autonomie politique, appliquée à l’antiracisme et à l’anticolonialisme, désigne, en effet, un rapport de force politique et, en ce sens, n’est pas à confondre avec le séparatisme ou la non-mixité – il s’agit d’un projet politique visant à mettre en avant les priorités des non-blancs, seule condition pour créer des alliances, sans subordination, avec la gauche. En France, si la période 2004-2005 a marqué un certain tournant quant à la question de l’autonomie – avec la création de plusieurs organisations comme le Mouvement des Indigènes de la République ou encore la Brigade Anti-Négrophobie – on peut faire remonter cette question aux années 1970, suivant directement les indépendances formelles de nombre de pays africains et asiatiques. Dans un fort contexte de mobilisation des immigrés en Europe occidentale – on peut, par exemple, penser au mouvement Black Star, en Grande-Bretagne, ou encore aux grèves sauvages d’ouvriers turcs à Cologne et ailleurs en Allemagne de l’Ouest – la France a vu la montée du Mouvement des Travailleurs Arabes, proche du mouvement Gauche Prolétarienne.

l’autonomie politique, appliquée à l’antiracisme et à l’anticolonialisme, n’est pas à confondre avec le séparatisme ou la non-mixité.

l’autonomie politique des immigrés dans l’Hexagone apparaît ainsi comme un phénomène de postindépendance. Pourtant, afin de saisir le degré d’autonomisation des luttes immigrées, il est intéressant de se pencher sur la période de l’entre-deux-guerres et la manière dont les mouvements anticolonialistes se sont d’abord constitués au sein du PCF, puis de manière indépendante. Alors que la plupart des grands leaders anticoloniaux se sont formés dans les écoles du Parti Communiste Français, à l’exception, notable, d’Hô Chi Minh, dont la formation soviétique a, sans doute, joué un rôle plus important que celle du PCF, aucun de ces leaders n’a mené la libération de son pays sous l’égide d’un Parti Communiste. La période du Front Populaire2 a, sans aucun doute, marqué un tournant stratégique important dans l’appréhension de la question coloniale par le Parti Communiste qui touchait du doigt le pouvoir pour la première fois.

Lorsque, lors du VIIe congrès mondial de l’International Communiste, en août 1935, Georgi Dimitrov a défendu la stratégie du Front Populaire, la lutte contre le fascisme était, bien évidemment, en première ligne :

Dans l’œuvre de mobilisation des masses travailleuses pour la lutte contre le fascisme, une tâche particulièrement importante consiste à créer un vaste front populaire antifasciste sur la base du front unique prolétarien. Le succès de toute la lutte du prolétariat est étroitement rattaché à l’établissement d’une alliance de combat avec la paysannerie laborieuse et la masse fondamentale de la petite bourgeoisie urbaine, qui forment la majorité de la population même dans les pays d’industrie développée3.

Mais ce Front Populaire avait en réalité peu à voir avec la tactique du Front Unique4 soutenue par la IIIe Internationale, laquelle visait à forger de réelles alliances entre communistes et gauche non-communiste pour peser dans le rapport de force.

Dans un article pour la revue Période, Loren Balhorn rappelle ainsi les conséquences de cette stratégie sur le Parti Communiste des États-Unis :

Après sept ans de distanciation accrue vis-à-vis du reste de la gauche, l’ordre donné par Moscou était désormais de créer des alliances antifascistes les plus larges possible. Le CP passa brutalement d’une position de classe conséquente à un soutien de gauche au gouvernement Roosevelt. La League of Struggle fut dissoute et laissa sa place à une nouvelle organisation, le National Negro Congress (NNC). Alors que la League était sur des positions de gauche conséquentes, et représentait l’aile la plus radicale du mouvement, le NNC fut une alliance de plusieurs organisations et partis largement intégrés au jeu politique bourgeois. Afin de ne pas effrayer ce milieu, le parti adoucit sa politique et son programme. Une bonne illustration de ce revirement fut le nouveau slogan du parti : «Le communisme est l’américanisme du XXe siècle». Comme tous les partis communistes sous l’influence de Staline, le parti essaya de s’appuyer sur des traditions nationalistes et patriotiques, des drapeaux américains remplaçant ainsi les faucilles et les marteaux5.

Dans un pays aussi raciste que les États-Unis, de tels compromis ont donc forcément joué un rôle essentiel dans l’adoucissement des revendications antiracistes du parti. Un phénomène similaire se produisit au sein du Parti Communiste britannique. Plusieurs travaux, comme l’excellent Race, Class and the Racialized Outsider de Satnam Virdee, ont analysé les conséquences de ce social-chauvinisme6 sur la politique du PC britannique à propos de la question coloniale-raciale. Cette évolution s’ancrait également dans les pratiques culturelles des Partis Communistes, comme l’a montré Elinor Taylor dans The Popular Front Novel in Britain. Néanmoins, vu l’importance du PCF dans le paysage de la gauche française pendant l’entre-deux-guerres (contrairement à la Grande-Bretagne, très largement dominée par le Labor), son changement d’attitude par rapport à la question coloniale – c’est-à-dire la priorisation de la défense de la patrie sur l’anticolonialisme – a eu d’assez larges répercussions dans la lutte contre le colonialisme de manière générale. Dès le début, le PCF était divisé entre un «camp» défendant une vision assez caricaturale du colonialisme et quelques «spécialistes» de la question – dont certains formeront des militants de premier ordre des mouvements de libération nationale par la suite.

Le Front Populaire a joué un rôle important dans l’évolution du rapport des divers Partis Communistes dans leur rapport à la question coloniale-raciale.

La politique anticoloniale du parti, issu du Congrès de Tours de décembre 1920, était contradictoire. Dans Le PCF et la question coloniale, Jakob Moneta revient sur les difficultés du PCF sur cette question :

(…) le P.C.F. dans les premières années de son existence a eu de la peine, en ce qui concerne la question coloniale, à faire respecter dans ses propres rangs les engagements qu ’il avait pris en adoptant les 21 conditions de l’Internationale communiste7.

C’est notamment la 8e de ces 21 conditions8 – appelant les partis affiliés à la 3e Internationale à combattre contre l’impérialisme de leur propre pays – que le PCF avait du mal à faire respecter dans ses rangs. De la même manière, Liauzu explique dès le premier chapitre de son livre Aux origines des tiers-mondismes que «dans les comptes rendus des débats préparatoires publiés par l’Humanité, le problème est presque entièrement ignoré. Il est marginal aussi dans les travaux du congrès, en dehors de l’intervention de Nguyen Aï Quoc (Ho Chi Minh)8».

Pourtant, la question de l’exploitation, fortement liée à celle de la militarisation, était au centre de la question coloniale. En 1931, l’Internationale syndicale rouge (Profintern9) publiait, à Londres, un document de George Padmore sur les conditions d’exploitation des travailleurs noirs. Dans le chapitre sur l’Afrique sous domination française, Padmore écrit :

La population de l’Afrique équatoriale française a baissé de 7.300.000 à 2.500.000 en 10 ans. Les causes de ce déclin sont largement dues aux conditions du travail forcé et à la militarisation intensive de la jeunesse. Des milliers d’hommes valides meurent chaque année à cause de (…) maladies contractées lorsqu ’ils servaient dans l’armée. Les indigènes ne sont pas seulement inhabitués au climat européen, spécialement à ses hivers rigoureux, mais ils sont aussi logés dans des baraquements insalubres et nourris avec de la nourriture de piètre qualité10.

En fait, si la Section Française de l’Internationale Communiste (le future PCF) avait bien une rhétorique anticoloniale dans ses premières années, ses membres restaient assez largement divisés sur la question. Le PCF des débuts comportait en effet diverses tendances. Dans Moscou sous Lénine, Alfred Rosmer – qui avait participé au congrès de Bakou avant de devenir membre du PCF – décrit par exemple que le fort chauvinisme de figures fondatrices du PCF comme Cachin et Frossard ne faisait pas mystère au sein de l’Internationale Communiste :

La séance allait commencer quand un petit homme, tout fluet, entra discrètement. Ivan, qui se trouvait près de moi, me dit : «Boukharine … c’est notre cristal». Mon autre voisin, qui avait entendu sa remarque, se tourna vers moi, ajoutant pour la compléter : «Dommage que vous n’étiez pas là quand votre Cachin et votre Frossard ont comparu devant le Comité central du Parti ; c’est Boukharine qui leur a rappelé leur chauvinisme, leur trahison du temps de guerre ; c’était bien émouvant ; Cachin pleurait». Oh ! Dis-je, il a la larme facile ; en 1918, il pleurait à Strasbourg devant Poincaré célébrant le retour de l’Alsace à la France11.

Durant son premier congrès à Marseille (du 25 au 30 décembre 1921), la position officielle du PCF était assez proche de celle de l’Internationale Communiste (IC) en affirmant que les communistes devaient avoir une forte activité anticoloniale, pas seulement parce que les peuples colonisés étaient victimes de l’expansion capitaliste, mais aussi parce que les indigènes étaient utilisés par la bourgeoisie française pour mener ses guerres impérialistes. À cela s’ajoutait la peur de voir ces indigènes être instrumentalisés comme force contre-révolutionnaire par la suite.

Durant les années 1920, on peut dire que la position du PCF sur la question coloniale n’était pas très claire. Avec la menace fasciste, l’anticolonialisme fut abandonné, car il était perçu comme une possibilité d’affaiblir la France.

Néanmoins, cette rhétorique anticoloniale était accompagnée d’un fort paternalisme dont le meilleur exemple est sans doute la déclaration (publiée dans le Bulletin Communiste du 14 février 1922) dans laquelle les communistes arguaient que les indigènes des colonies seraient incapables de s’émanciper par eux-mêmes puisqu ’ils n’avaient pas de «passé révolutionnaire». C’est entre autres à cause de ce «handicap politique» que le PCF décida de créer le «comité d’études coloniales» (CEC), ainsi que l’Union Inter-Coloniale (UIC). L’une des premières activités de ce «comité d’études» fut la présentation d’un rapport lors du congrès – pas vraiment consistant – de Marseille. Il est néanmoins nécessaire de revenir sur l’UIC qui a participé à former certains cadres des futures luttes anticoloniales.

Dans son excellent livre Les mouvements nègres en France, 1919-1939, Philippe Dewitte rappelle ainsi que, malgré ses quelques faiblesses, le PCF apparaissait, tout de même comme une force majeure dans la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme :

(…) au niveau français le PCF est la seule force politique prête à porter le flambeau de l’anti-impérialisme, les militants nègres les plus radicaux se tournent donc naturellement vers les communistes, depuis que la majorité de la SFIO [Section Française de l’Internationale Ouvrière, le parti socialiste] ne remet plus en question le «fait accompli» colonial. Aussi le Groupe socialiste des originaires des colonies, créé avant le Congrès de Tours de la SFIO [congrès de création de la SFIC, qui deviendra plus tard le PCF], devient au début 1921 le Comité d’études coloniales de la toute jeune section française de l’Internationale communiste. Le Comité regroupe les militants français et coloniaux et son travail est plus axé sur la réflexion théorique, la diffusion et la coordination des mots d’ordre, tandis que l’Union inter-coloniale (UIC), créée parallèlement, est destinée aux seuls coloniaux et appelée à devenir une organisation de masse12.

l’UIC, formée à l’initiative de Max Clainville-Bloncourt, militant guadeloupéen, formera plusieurs militants indigènes, c’est-à-dire des sujets-coloniaux, passeront par l’UIC – notamment des Malgaches et des Vietnamiens. Il est important de souligner le rôle de l’UIC, qui ne comptait pas énormément de membres, mais qui a joué un rôle essentiel dans certaines initiatives qui déboucheront, plus tard, sur des initiatives politiques indigènes hors du PCF. Hadj-Ali Abdelkader13, le fondateur de l’Étoile Nord-Africaine (ENA), qui formera, en partie, Messali Hadj est, par exemple, passé par l’UIC. Lorsque le leader de l’UIC, le jeune Nguyen Ai Quoc, qui rentrera dans la postérité sous le nom d’Hô Chi Minh, partit pour Moscou, en 1923, Hadj-Ali devint la figure centrale de l’UIC. Mais l’initiative la plus importante de l’UIC était sans doute la production du fameux journal Le Paria (dont les Parisiens peuvent consulter la plupart des exemplaires à la Bibliothèque nationale de France) – une initiative très peu soutenue par le PCF, notamment sur le plan financier14.

Dans son ouvrage sur les sources du nationalisme algérien, Kamel Bouguessa insiste sur l’importance de l’UIC, créée au sein du PCF, dans la politisation des Algériens dont certains allaient, par la suite, former les cadres du mouvement nationaliste :

La tentative de politisation des Algériens au sein d’un vaste rassemblement colonial, l’Union Intercoloniale, fut beaucoup plus indicative et plus importante que celle qui fut amorcée par le biais du Syndicalisme Unitaire sous les auspices du Parti Communiste Français15.

Une structure s’adressant directement aux indigènes avait donc un succès bien plus important auprès de ceux-ci que les tentatives de s’adresser à eux par les biais du syndicalisme communiste traditionnel. En tant qu ’association des originaires de toutes les colonies, l’UIC, bien qu ’affiliée au PCF, marque une première réelle tentative d’auto-organisation des indigènes des colonies vivant en France métropolitaine à partir d’une perspective anticoloniale. Malgré la relative faiblesse de l’UIC, et le peu d’abonnés (environ 400) du Paria, il importe donc de prendre cette période de l’UIC (et du CEC) au sérieux dans le processus de formation de certaines des futures organisations de libération nationale.

En résumé donc, durant les années 1920, on peut dire que la position du PCF sur la question coloniale n’était pas très claire. Celle-ci était marquée à la fois par des tentatives de prendre la question coloniale au sérieux – tentatives souvent modestes – et d’autre part par des attitudes comme celle de la section de Sidi Bel Abbès. Cette section de Sidi Bel Abbès était l’une des plus importantes en Algérie, la lettre que ses leaders ont écrite aux dirigeants du parti (1922) a provoqué des remous politiques non négligeables. Cette section se déclara en total désaccord avec les thèses de Moscou sur le colonialisme et affirma que si les Algériens déclenchaient une insurrection anticoloniale avant qu ’une révolution prolétarienne n’ait éclaté en France, l’Algérie risquerait de redevenir un régime féodal.

Les communistes français de Sidi Bel Abbès jugeaient la 8e condition de la IIIe Internationale «trop générale», car s’appliquant «indistinctement à toutes les colonies et États opprimés16». Le rapport de Sidi Bel Abbès rejetait l’appui à donner aux mouvements de libération ainsi que l’exigence d’expulser les impérialistes. C’est notamment la «mentalité indigène algérienne» qui ne permettrait pas aux communistes de réellement soutenir les mouvements de libération algériens. L’élite algérienne étant profondément influencée par un «nationalisme héréditaire» d’une part ; la masse des Algériens se caractérisant par son ignorance, «systématiquement entretenue par les chefs indigènes17» d’autre part. Les communistes d’Algérie ne jugeaient alors pas les indigènes algériens prêts à l’autoémancipation – et encore moins à l’indépendance. À cela s’ajoutait, toujours selon ce rapport, «le fanatisme religieux très développé dans le prolétariat musulman», la non prise en compte de la question de l’émancipation des femmes par les Arabes («La femme arabe elle-même se refuse à comprendre l’humiliation de son état18») ainsi que la faiblesse du syndicalisme algérien.

C’est dans les années 1930 que le besoin d’autonomie se fera le plus fortement sentir dans les milieux noirs en France.

Outre le fait que le rapport publié dans le Bulletin fut adopté à l’unanimité, dès 1921, André Julien publiait dans l’Humanité un texte s’opposant vigoureusement à tout soutien aux mouvements nationalistes19. Le texte de Julien n’était qu ’un avant-goût de la fameuse résolution de la section de Sidi Bel Abbès – la plus importante d’Algérie – qui défendait l’idée que le risque était grand dans le cas d’un soulèvement indigène, avant même qu ’une révolution prolétarienne n’ait éclaté en métropole, de voir l’Algérie retourner au féodalisme. Cette résolution, que Trotsky qualifiait de «point de vue purement esclavagiste, soutenant, au fond, la domination impérialiste du capitalisme français sur ses esclaves coloniaux20», est assez représentative de l’attitude politique des communistes français d’Algérie, auxquels a répondu Hadj-Ali Abdelkader, dans un texte de 1922, également publié dans Le Bulletin Communiste. Texte dans lequel Hadj-Ali déclarait, à l’attention de ses camarades communistes français et pieds-noirs :

Si vous voulez réellement faire la Révolution, il vous faut non seulement entreprendre dès maintenant la neutralisation des prolétaires indigènes, non seulement acquérir leur sympathie, mais, par une propagande méthodique et vraiment communiste, vous préparer une garde révolutionnaire parmi eux, le cas échéant21.

Dans Front Populaire, révolution manquée, Daniel Guérin revient également sur l’indifférence du mouvement ouvrier français face au colonialisme, en prenant le cas de l’Indochine :

l’indifférence de la masse ouvrière française à l’égard de l’Indochine à feu et à sang me mettait dans un état d’exaspération. Laisserons-nous faire ? Ferons-nous notre devoir ? Serez-vous complice ? Êtes-vous sourds ? Ces petits Annamites qui meurent sur l’échafaud, si singuliers que puissent vous paraître leurs yeux bridés, l’ambre de leur peau, et leur visage énigmatique, ne voyez-vous pas qu ’ils sont les ennemis de vos ennemis22 ?

Par ailleurs, cette indifférence, lorsqu ’il ne s’agissait pas carrément d’une complicité, vis-à-vis du colonialisme dans les rangs du mouvement ouvrier et notamment du PCF – à l’exception, notable, de la campagne contre la guerre du Rif – se doublait également d’une méconnaissance théorique et conceptuelle du phénomène colonial, comme l’a montré Liauzu dans Aux origines des tiers-mondismes : «la notion d’impérialisme n’apparaît dans aucun des rapports de la Commission coloniale des trois premiers congrès [du PCF]23». C’est ici que se fait jour l’importance d’un journal comme Le Paria malgré son caractère modeste.

Mais c’est réellement avec la stratégie du Front Populaire que l’abandon de la cause coloniale par le PCF allait pousser des indigènes non seulement à s’organiser, mais également à prendre leur distance avec le parti. Dans les années 1930, Maurice Thorez devint le chef du parti, ce qui ouvrit la période que l’on pourrait qualifier d’«au service du peuple de France». Avec Thorez, le PCF participa au projet du Front Populaire marquant ainsi une étape primordiale dans la devenir national du PCF.

Comme l’écrit René Gallissot, cette période marque une nouvelle utilisation du terme de «peuple» par le PCF. Jusqu ’alors, ce terme était utilisé pour parler des peuples opprimés dans les colonies ; avec le Front Populaire, les communistes commencèrent à traiter du «peuple de France» et à se lier de plus en plus à la Nation française. Avec la menace fasciste, l’anticolonialisme fut abandonné, car il était perçu comme une possibilité d’affaiblir la France. Ainsi, la révolution n’était plus une priorité : l’ennemi principal était le fascisme et le sujet politique principal, le peuple français. Le 12 novembre 1935, le journal fondé par Jean Jaurès, l’Humanité, titra même «Le soldat inconnu a retrouvé ses camarades», s’inscrivant par-là, bien qu ’indirectement, dans la tradition militariste française via une rhétorique de gauche. Cet exemple est d’ailleurs assez parlant ; Benedict Anderson commence son étude sur le nationalisme par ce symbole :

Il n’est pas d’emblèmes plus saisissants de la culture nationaliste moderne que les cénotaphes et les tombes du Soldat inconnu. Les cérémonies et les hommages dont on entoure publiquement ces monuments (…)n’ont pas de précédents dans les temps passés. (…) Si vides que soient ces tombes de restes de dépouilles mortelles ou d’âmes immortelles identifiables, elles n’en sont pas moins saturées d’un imaginaire spectral national24.

Dans la revue Période25, René Gallissot explique dans un entretien que l’époque du Front Populaire a été une période d’adhésions massives au PCF. La campagne d’adhésion fut essentiellement basée sur deux aspects : la lutte antifasciste ainsi qu ’un fort patriotisme républicain (fortement lié à l’antifascisme d’ailleurs). Dans ce même entretien, Gallissot revient sur la manière dont le terme de «peuple» remplaça celui de «classe» chez les communistes français.

Bien évidemment ce «populisme» du PCF n’était pas sans conséquence sur l’attitude du parti vis-à-vis des luttes anticoloniales. Ainsi, la coalition vietnamienne entre stalinistes, trotskystes et gauchistes – La Lutte – avait placé nombre d’espoirs dans les politiques du Front Populaire concernant le colonialisme. Espérances vites déçues, face à la réalité de l’inefficacité du Front Populaire. Il est vrai que dans le rapport de forces au sein de celui-ci, la SFIO avait plus de poids que le PCF ; mais il n’en reste pas moins que la lutte anticoloniale disparut quasiment de la politique communiste en France.

Après la déclaration Laval-Staline26 (15 mai 1935) notamment, la défense nationale devint la problématique principale au sein du parti, ce qui signifiait que toute lutte contre le colonialisme français était interprétée comme un obstacle face à la lutte de la France contre le fascisme. L’anticolonialisme au sein du PCF n’était donc même plus le fait de quelques «spécialistes», mais plutôt d’une infime minorité. André Morel, par exemple, qui avait déjà joué un rôle important lors de la contre-propagande durant la guerre du Rif, s’était profondément intéressé aux mouvements paysans ainsi qu ’à la publication d’écrits en arabe. Morel reste un exemple de militant défendant l’idée que les communistes devaient s’allier aux mouvements nationalistes des colonies afin de lutter à la fois contre le fascisme et le colonialisme. Mais il s’agissait là d’une figure extrêmement rare au sein du PCF des années 1930.

La période du Front Populaire a été cruciale dans le devenir national du communisme français – à l’époque ses militants commencèrent même à participer au défilé du 14 juillet avec un drapeau tricolore. C’est également la période de fondation du Parti Communiste Algérien (PCA), en réalité juste une pâle copie du parti français. Le lendemain du congrès fondateur du PCA, l’Humanité publiait un article expliquant que ce congrès était remarquable de par sa composition, ajoutant que 62 délégués arabes étaient présents, pour 67 délégués français. Le PCA était donc accepté comme étant un parti français.

Ce qui est intéressant ici, c’est que le quasi-abandon de l’anticolonialisme communiste s’accompagnait d’une tentative d’organisation de mouvements «communautaires» indépendants du PCF. Hadj-Ali Abdelkader qui, comme nous l’avons vu, avait été l’un des fondateurs de l’ENA, quitta celle-ci en 1932, mais ne délaissa pas pour autant le militantisme et était présent lors de la création du Parti du peuple algérien à Nanterre en 1937 et participait également à la Ligue de défense des musulmans nord-africains. Il continuait également son activité de journaliste en devenant directeur de El Ouma en 1933 ainsi que Peuple Algérien en 1934. Dans son ouvrage, Philippe Dewitte écrit qu ’à partir de 1926, les noirs vivant en France ne s’organisaient plus uniquement à travers des structures nationales, mais bien plutôt à travers des organisations regroupant tous les noirs, marquant ainsi une véritable prise de conscience raciale. Le comité de défense de la race nègre (CDRN), créé en 1926, n’a pas survécu très longtemps ; toutefois, dès 1927, Lamine Senghor et Tiemoko Garan Kouyaté tentent de créer la Ligue de Défense de la Race Nègre (LDRN), tandis que Max Bloncourt et Camille Saint-Jacques veulent recréer l’UIC. La LDRN garde toutefois des liens avec le PCF. C’est dans les années 1930 que le besoin d’autonomie se fera le plus fortement sentir dans les milieux noirs en France. Ainsi Kouyaté a, par exemple, participé à la création de syndicats spécifique aux navigateurs noirs – qui ne répondaient pas à l’appel de syndicats dirigés par le PCF :

Estimant que les navigateurs nègres manquent de solidarité fraternelle suffisante, de protection réciproque et qu ’ils vivent dans des conditions misérables, victimes d’abus criants ;
Estimant qu ’ils sont inorganisés ou bien qu ’ils militent dans des syndicats où leurs intérêts viennent au second plan ;

Estimant que les navigateurs nègres doivent être conscients de leurs intérêts, de ceux de la classe ouvrière, sans devenir l’instrument des politiques syndicales élaborées hors de leur collaboration directe ;

Estimant qu ’il est de nécessité primordiale de créer partout où vivent de nombreux navigateurs nègres, des foyers destinés à les abriter en cas de chômage, maladies ou autres difficultés de la vie laborieuse à élever leur niveau moral ;

Estimant tout compte fait que la situation des navigateurs nègres demeure fâcheusement particulière et que pour l’améliorer les navigateurs nègres doivent d’abord compter sur eux-mêmes en formant un syndicat unique de tous les navigateurs nègres du port de Marseille27.

Bien que Philippe Dewitte écrive que les navigateurs noirs de Bordeaux ou Marseille ont pâti de l’échec des «syndicats nègres», il s’agit tout de même d’une tentative conséquente d’organisation autonome.

On pourrait citer bien d’autres exemples, toutefois, il s’agissait surtout ici de remettre l’accent sur le fait que les tentatives d’organisation autonome des indigènes ne découlent pas d’une position de principe, mais plutôt d’une réaction à l’incapacité des organisations majeures du mouvement ouvrier à prendre en considération les contradictions internes au prolétariat et les priorités politiques des indigènes – bien qu ’ici nous nous soyons surtout penchés sur le cas du PCF, les organisations libertaires avaient également des problèmes majeurs sur ces questions. S’intéresser à l’entre-deux-guerres permet de replacer les débats sur l’autonomie des organisations antiracistes dans le temps long, non pas pour suggérer une intemporalité de ceux-ci ou pour calquer les débats des années 1920-30 sur aujourd’hui, mais simplement pour participer à une discussion sur la nécessité politique de l’autonomie dans les luttes anticolonialistes, puis antiracistes, en France. Le fait que la plupart des organisations anticoloniales se sont développées hors du PCF alors que nombre de leurs cadres avaient été formés dans les appareils du parti, n’est pas anodin. Les contradictions internes au PCF semblent donc avoir joué un rôle essentiel dans le besoin politique des anticoloniaux des colonies de prendre leur autonomie politique, on pourrait même dire leur indépendance, par rapport au PCF, afin de poser comme centrales leurs propres priorités et stratégies politiques.

Footnotes

  1. Sadri Khiari, Pour une politique de la racaille, éditions Textuel, Paris, 2006, p. 34.
  2. Le Front Populaire est un changement de tactique adopté lors du 7e congrès mondial de l’Internationale Communiste (juillet-août 1935). Cette stratégie, notamment défendue par le Bulgare Georgi Dimitrov, implique de constituer les alliances les plus larges possibles afin de lutter contre la montée du fascisme en Europe.
  3. Georgi Mikhail Dimitrov, «L’offensive du fascisme et les tâches de l’Internationale communiste dans la lutte pour l’unité de la classe ouvrière contre le fascisme», http://lesmaterialistes.com/files/pdf/pcmlm-dimitrov-textes-choisis.pdf, p. 39.
  4. voir : Selim Nadi, «Le KPD (1918-1933) face à la montée du national-socialisme», Contretemps, www.contretemps.eu/le-kpd-1918-1933-face-a-la-montee-du-national-socialisme/
  5. Loren Balhorn, «La politique antiraciste du Parti communiste des États-Unis dans les années 1930», Période, http://revueperiode.net/la-politique-antiraciste-du-parti-communiste-des-etats-unis-dans-les-annees-1930/
  6. Ce terme a été, initialement, utilisé par Lénine, pour caractériser l’attitude de la IIe Internationale face à la Première Guerre mondiale, www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500h.htm
  7. Jacob Moneta, Le PCF et la question coloniale [1920 – 1965], Maspero, Paris, 1971, p. 20.
  8. Internationale Communiste, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, 1919-1923, http://classiques.uqac.ca/classiques/Internationale_communiste/Quatre_premiers_congres_IC/Quatre_premiers_congres_IC.pdf, p. 126.
  9. Claude Liauzu, Aux origines des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en France, 1919-1939, l’Harmattan, Paris, 1982, p. 14.
  10. Créé en 1921 et dirigé par des figures comme l’Espagnol Andreu Nin, le Russe Mikhaïl Tomski et l’Ukrainien Solomon Losovski, le Profintern visait à organiser les ouvriers en luttant contre les réformistes qui dirigeaient la plupart des syndicats de l’époque.
  11. George Padmore, The Life and Struggles of Negro Toilers, R.I.L.U. Magazine for the International Trade Union Committee of Negro Workers, Londres, 1931, p. 35.
  12. Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1919-1939, l’Harmattan, Paris, 1985, p. 97.
  13. Sur Hadj-Ali Abdelkader, voir : Selim Nadi, «Hadj-Ali Abdelkader : père du nationalisme révolutionnaire algérien», Contretemps, www.contretemps.eu/hadj-ali-abdelkader-nationalisme-revolutionnaire-algerien/ ; Ian Birchall, «Hadj-Ali Abdelkader : un musulman communiste dans les années 1920», Contretemps, www.contretemps.eu/hadj-ali-abdelkader-communiste-musulman/#_ftnref30.
  14. Sur Le Paria, voir Ian Birchall, «Le Paria, le Parti communiste français, les travailleurs immigrés et l’anti-impérialisme (1920-24)», Contretemps, www.contretemps.eu/le-paria-le-parti-communiste-francais-les-travailleurs-immigres-et-lanti-imperialisme-1920-24/
  15. Kamel Bouguessa, Aux sources du nationalisme algérien, Casbah éditions, Alger, 2000, p. 221.
  16. Collectif, «Le communisme et la question coloniale», Le Bulletin Communiste, 7 décembre 1922.
  17. Ibid.
  18. Ibid.
  19. André Julien, «Les mouvements nationalistes dans les colonies», l’Humanité, n°6133, Vendredi 7 Janvier 1921.
  20. Léon Trotsky, «Résolution sur la question française», 2 décembre 1922, archives internet marxistes, www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/12/lt19221202.htm
  21. Hadj-Ali Abdelkader, «l’action coloniale», Contretemps, www.contretemps.eu/hadj-ali-abdelkader-bulletin-communiste/#_ftn4
  22. Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Actes Sud, Arles, p. 59.
  23. Claude Liauzu, ibid, p. 46.
  24. Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, Paris, 2002, p. 23.
  25. René Gallissot, «Génération algérienne», Période, http://revueperiode.net/generation-algerienne-entretien-avec-rene-gallissot/
  26. Pacte entre Pierre Laval, alors ministre des affaires étrangères et futur ministre du gouvernement Vichy, et Staline. Ce-dernier approuvant la politique de défense nationale du gouvernement français – de fait, les dirigeants du PCF acceptèrent également celle-ci.
  27. ANSOM – Slotfom III, 36 s/doss. «Syndicat nègre de Marseille», rapport Fouque, mars 1930.