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Comment les communistes ont précipité la «grève du siècle»

Adrian Thomas

—21 décembre 2020

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La lecture traditionnelle de la grève de 60-61 a souvent fait la part belle à l’action des renardistes, mais les syndicalistes communistes ont joué un rôle clé dans le coup d’envoi de la plus fameuse des grèves belges.

Que n’a-t-on pas déjà écrit sur la grève de 1960-1961? Peu d’événements sociaux balisent en effet autant le XXe siècle belge. Parmi les noms des syndicalistes qui ont marqué la grève, André Renard est le premier. Le dirigeant radical de la centrale des métallurgistes (CMB) a incarné avec ardeur ce grand mouvement populaire, malgré l’opposition initiale des instances de son syndicat (FGTB) et du Parti socialiste. Mais un autre nom apparaît parfois dans ce récit: Robert Dussart. Si son nom subsiste encore aujourd’hui dans une certaine mémoire politico-syndicale, c’est parce qu’il y a joué un rôle capital bien que méconnu, surtout lors de son déclenchement à Charleroi. Il n’est pas le seul. À Anvers et à Seraing, d’autres militants ouvriers personnifient, comme Dussart, l’image du syndicaliste de terrain, «de la base», de ceux qui ont accéléré par leur action combative le déclenchement d’une mobilisation qui, soixante ans après, continue de nous livrer de précieuses leçons sur une certaine idée du syndicalisme de lutte des classes.

Les chemins vers la grande grève

Au départ de la «grève mère», il y a une protestation contre la «Loi unique», une série de mesures voulant réduire l’accès à l’allocation de chômage et à la pension dans le service public, tout en augmentant certaines taxes. Cette «Loi unique» a comme principal prétexte l’indépendance congolaise. Eyskens, le Premier ministre du gouvernement catholique-libéral, justifie cette première grande cure d’austérité par la perte du Congo en juin 1960. Cet argument plutôt cynique au regard de son exploitation brutale depuis 1885 est en réalité faux. La colonie belge était devenue bien moins rentable durant les dix dernières années. La Loi unique vise plutôt à adapter la Belgique aux exigences antisociales du Marché commun européen.

Le sommet de la mobilisation est atteint le 29 décembre avec 600000 grévistes

Côté syndical, la FGTB veut rebondir sur les grèves de 1957-1959. Le combat des métallos marque en effet une montée en puissance du mouvement social. Les services publics sont eux aussi très remontés. Avec les grèves, en Flandre, d’ouvriers du textile et de dockers, puis la lutte des mineurs contre la fermeture de charbonnages, une volonté populaire grandit à travers le pays pour retrouver le goût des grandes conquêtes sociales de la Libération. La clinquante Expo 58 peine à voiler le ralentissement économique belge. Le patronat comme le gouvernement de droite cherchent à imposer une vague austéritaire. Une sorte d’alignement des planètes se dessine en vue du choc de l’hiver 60-61.

Face à l’intransigeance du gouvernement, la gauche syndicale et politique hausse le ton. Même si la contestation vient des bastions industriels wallons, la première manifestation contre la Loi unique a lieu début octobre à Anvers. Ce cortège d’agents communaux a la particularité de défiler en front commun FGTB-CSC, une pratique quasiment inédite. Le syndicat chrétien CSC est attaché au parti du Premier ministre et est majoritaire en Flandre, tandis que la FGTB, liée au Parti socialiste, domine les bassins industriels, situés surtout en Wallonie. Ce clivage sera l’enjeu majeur de la grève: malgré cette manifestation initiale, la FGTB portera seule le poids de la grève, principalement au sud du pays, tout en tentant, au début, de faire basculer les syndiqués chrétiens dans la grève malgré le refus de la direction de la CSC.

Mais la grève générale reste toujours éloignée. L’état-major national de la FGTB est divisé entre partisans de l’action et adeptes de la concertation. Renard ferraille fermement contre Dore Smets, le patron de la Centrale générale, et Louis Major, le secrétaire général de la FGTB. Ces pontes syndicaux incarnent un courant plus centriste et subordonné à la ligne électorale du PSB. Leur mainmise sur la partie néerlandophone du syndicat nuira davantage encore à la grève en Flandre. Renard décide dès lors de s’appuyer sur ses propres forces: les métallurgistes et l’aile wallonne de la FGTB. De grandes manifestations réunissent en novembre et décembre jusqu’à 100000 syndicalistes au travers de grèves locales, surtout à Liège et dans le Hainaut. Mais un vote interne au comité national de la FGTB repousse le 16décembre à une très faible majorité la proposition de Renard d’une grève totale de 24heures en janvier. Le syndicat ne voit pas venir la vague populaire. La CGSP, dont beaucoup de militants sont communistes, ne se résigne pas et dépose un préavis de grève pour le 20décembre, premier jour des débats parlementaires. Tout va tourner autour de cette date. La grève, qui va mobiliser 700 000 travailleurs et durer cinq semaines, ne sera donc ni décrétée officiellement par la FGTB… ni spontanée.

Le rôle du PCB dans le déclenchement de la grève

Le Parti communiste de Belgique est en 1960 plutôt affaibli. Il n’a plus que deux députés, contre 23 en 1946, et 11500 membres (88000 à la Libération). Le PCB est passé d’un statut de favori, suite à son implication considérable dans la Résistance antinazie, à paria de la Guerre froide. Bien des communistes ont eu de grandes responsabilités syndicales mais peu les ont gardées, tout comme peu de leurs cellules d’entreprise ont survécu. Mais trois pôles ont persisté. D’abord, dans la métallurgie liégeoise (100000 ouvriers), où les communistes ont conservé un ancrage solide, surtout à Cockerill (Seraing) mais aussi à l’Espérance-Longdoz et à la FN-Herstal. Au Port d’Anvers (10000 dockers), une cellule s’est maintenue envers et contre tout, continuant d’agiter le chiffon rouge malgré l’énorme pression de l’appareil syndical socialiste. Enfin, ce «triangle» est complété par les ACEC de Charleroi. La particularité syndicale de cette usine de fabrications électriques (10000 salariés) est que les communistes sont parvenus dès 1950 à s’imposer peu à peu à la tête de la délégation syndicale. En 1960, Robert Dussart n’en est pas encore le président – et doit composer avec des socialistes – mais en est clairement l’étoile montante, sinon de facto le meneur et va le démontrer dans la grève.

Le PCB prend conscience de l’ampleur du mouvement lors de la réunion de son comité central le week-end des 17 et 18décembre à Bruxelles. Les cadres communistes décident d’aider de toutes leurs forces la grève de la CGSP du 20décembre. Beaucoup, en syndicalistes aguerris, sentent que la masse des travailleurs est chauffée à blanc et que l’indécision du comité national de la FGTB ne sera pas acceptée. Le PCB décide de mobiliser sa vingtaine de sections d’entreprise pour doper la grève de la CGSP, y compris celle des ACEC-Charleroi dont Dussart est le responsable. Un tract d’usine est rapidement écrit. L’appel est clair: «Dès ce lundi matin [19décembre], les assemblées ouvrières auront donc à prendre les décisions nécessaires pour déclencher la pression la plus grande sur le Parlement, qui entame la discussion ce mardi 20décembre. C’est au cours de ces journées de débat public que l’effort maximum doit être fourni. Que l’action commence dès ce mardi et se généralise rapidement.» Les dés sont jetés.

Le dimanche soir, de retour de Bruxelles, Dussart réunit ses camarades, leur fait le point et prépare un numéro spécial de leur petit journal d’usine sur base du tract national, à distribuer le lundi à l’usine. Tout se joue le 19décembre: les trois délégués socialistes des ACEC présents au comité national FGTB du vendredi 16 ne viennent pas travailler le lundi et il n’y a aux ateliers que trois permanents syndicaux, dont Dussart et un autre communiste. À 10h, «j’avais fait en sorte que ma permanence syndicale soit envahie par cent travailleurs exigeant des comptes», raconte Dussart, espiègle. «J’ai proposé tout de suite en catastrophe à ma délégation une assemblée générale à 13h.» Les ouvriers et employés des deux syndicats y sont présents en masse et, comme prévu, sont furieux des atermoiements de la direction de la FGTB. La grève jusqu’au bout, «au finish», et en front commun (!) est votée à l’unanimité pour le lendemain. C’est la première usine à partir en grève.

La tension monte d’un cran le 30 avec le premier gréviste abattu par les forces de l’ordre à Bruxelles. Trois autres périront au cours de la grève

Plus important, il est décidé de lancer dès 7h du matin un cortège en direction des entreprises susceptibles de les suivre. Après l’assemblée, Dussart téléphone aux ACEC-Herstal pour leur annoncer la nouvelle et les inciter à faire de même, avec succès. Dussart rassure sa délégation syndicale: si les ACEC sont isolées le soir du 21, la reprise sera garantie le 22. Le mardi 20, les grévistes des ACEC assiègent les usines voisines, précédés par des groupes de motards. C’est une réussite: les ouvriers de ces usines rejoignent la grève. Le patron socialiste de la FGTB-Charleroi est furieux de cette désobéissance et téléphone à Dussart pour lui faire savoir son exclusion du syndicat. Mais c’est trop tard. Le mercredi 21 à 14h, la régionale interprofessionnelle FGTB vote la grève générale sur le champ, annulant de ce fait la sanction. Les ACEC-Charleroi ont ainsi bien mis le feu aux poudres au Pays Noir.

Ailleurs, la grève se répand. Marcel Baiwir, délégué communiste de Cockerill-Ougrée, a laissé dans ses souvenirs le récit détaillé de cette journée du 20décembre où, partie de l’aciérie et des ateliers centraux, la grève se répand à la vitesse de l’éclair dans cette énorme entreprise de 45000 ouvriers, avec la complicité du président de la délégation syndicale, le communiste Honoré Swinbergh. Ce débrayage impacte toute l’industrie du bassin mosan, de la Haute à la Basse-Meuse, où le PCB est bien implanté, avec en tête la FN-Herstal. Baiwir est également puni par sa hiérarchie syndicale mais, à la différence de Dussart, la peine sera maintenue. La sanction de trois mois de suspension de mandat syndical se double de la menace de ne plus être protégé par le syndicat et donc d’être livré à un licenciement patronal. Renard avait de cette façon permis en 1947 l’expulsion de six syndicalistes communistes indociles de la FN-Herstal.

À Anvers, Frans Vanden Branden, dirigeant communiste des dockers, mille fois chassé par la porte du syndicat et mille fois revenu par la fenêtre, rassemble le matin du 20décembre 500débardeurs devant le bureau régional de la FGTB, cloîtré dans un silence dédaigneux, pour l’obliger à décréter la grève. Il revient le soir avec mille déchargeurs. Le chef local du syndicat l’envoie finalement sur les roses mais c’est sans effet: dès le lendemain, le port est paralysé.

À Gand, l’entreprise-moteur de la grève, ce sont les ateliers Carels (SEM), bientôt renommés en 1961 ACEC-Gand (1200 ouvriers). Depuis la guerre, un noyau communiste est implanté dans cette vieille usine réputée comme le bastion rouge de la région. Un jeune ouvrier incarnera petit à petit cet ancrage local du PCB. Robert Blansaer deviendra délégué principal des ACEC-Gand dans la suite de la grève 60-61, bien plus difficile à tenir en Flandre qu’au sud du pays.

Enfin, les services publics (CGSP) remplissent leurs objectifs, avec un succès global à travers tout le pays, en particulier à Bruxelles, que ce soit dans les écoles, les administrations, les transports, l’énergie (Gazelco) ou encore la poste.

La position des communistes dans la grève

La grève fait tache d’huile les jours suivants, mobilisant promptement 300000 travailleurs et continuant à s’élargir. Le rôle des communistes a été déterminant pour la hâter. Renard, d’abord débordé, reprend peu après le contrôle du mouvement, chapeautant les comités de grève unitaires par les instances de la FGTB. Les autres dirigeants syndicaux font de même.

À Charleroi, les ouvriers des ACEC créent un rendez-vous presque quotidien pour les grévistes. Un cortège traverse la ville basse comme au carnaval. Un groupe de motards pétaradants, flanqués de side-cars, ouvre la manifestation. Les motos sont la clé des piquets de grève volants à travers toute la région. Le défilé est fleuri des drapeaux et banderoles les plus colorés. Une effigie suspendue à un gibet ridiculise le Premier ministre. La foule entonne L’Internationale ou La Marseillaise, chants révolutionnaires traditionnels. Cette procession populaire soude les grévistes et renforce leur cohésion. Ouvriers et ouvrières s’y retrouvent avec joie et fierté. La grève prend une allure festive, comme en mai-juin 1936. On scande la démission d’Eyskens et la marche sur Bruxelles, comme durant la Question royale (1950). Voici dix ans que la classe ouvrière attendait de revivre l’atmosphère conquérante des années 1944-1950, la voilà servie. Plus de 300 manifestations auront lieu durant toute la grève, soit en moyenne dix par jour.

Le PCB hésite à monter sur la capitale pour y défiler, craignant l’émeute et la répression du mouvement qui s’en suivrait. Les affrontements avec la police sont déjà quotidiens en province. Le PCB préfère que la grève continue de s’étendre en mettant la pression sur les autres partis, alors que le puissant pilier chrétien pèse de tout son poids pour diaboliser la grève, surtout en Flandre où elle reste principalement cantonnée dans les services publics.

L’armée est déployée tactiquement près de certaines usines, ponts et routes. Des soldats sont rappelés d’Allemagne. 12 à 15000militaires sont mobilisés pour renforcer la gendarmerie, forte de 18000agents. Le journal La Wallonie est saisi pour son appel à la solidarité des soldats. Des militants sont arbitrairement arrêtés. Le sommet de la mobilisation est atteint le 29décembre avec 600000 grévistes. La tension monte d’un cran le 30 avec le premier gréviste abattu par les forces de l’ordre à Bruxelles. Trois autres périront au cours de la grève, qui se durcit, comme en témoignent les sabotages.

Dons et prêts à taux nul arrivent des Trade Unions britanniques, la CGT française, communiste et des syndicats est-allemands ou soviétiques.

Tenir une grève aussi longue est éprouvant pour les foyers ouvriers. L’indemnité de grève ne comble qu’un demi-salaire. Noël se fête aux chandelles. Les Maisons du Peuple, quartiers généraux des grévistes, sont au centre des solidarités ouvrières mais pâlissent dès la troisième semaine de grève, malgré les collectes au porte-à-porte et l’apport des commerçants. L’internationalisme prolétarien donne de l’oxygène à une FGTB exsangue. Dons et prêts à taux nul arrivent de syndicats des pays voisins comme les Trade Unions britanniques mais également de la CGT française, communiste, et des syndicats est-allemands ou soviétiques. L’appui n’est pas que financier. Bien des cégétistes du Nord accueillent des enfants de grévistes belges ou franchissent la frontière pour soutenir leurs camarades d’Outre-Quiévrain. Et pas seulement entre francophones: des dockers de Dunkerque sont reçus à Anvers par leurs collègues, avant d’être expulsés manu militari avec une interdiction définitive de séjour à la clé. Dussart sollicite la CGT de Maubeuge, qui lui verse 50000 FB (9300 € actuels). Au-delà du montant, cette solidarité internationale est moralement précieuse: le sentiment d’isolement ou, au contraire, d’approbation peut déterminer l’issue de la lutte.

Des délégations ouvrières traversent aussi la frontière linguistique pour se soutenir mutuellement, comme des Anversois à Liège et des Louviérois à Gand, avec un calicot explicite ( «Wallons, Flamands, soyons unis»), tandis que le socialiste anversois Jos Van Eynde se déplace à Charleroi pour célébrer l’unité ouvrière Nord-Sud devant 45000 travailleurs. Dussart se rend aussi à une assemblée des ACEC-Ruysbroek (Leeuw-Saint-Pierre) en guise de soutien et prend position pour l’idée de marche sur Bruxelles, qui ne cesse d’être clamée lors des manifestations. Renard va alors imposer un nouveau mot d’ordre: l’abandon de l’outil. C’est une menace grave, dangereuse, en particulier pour les hauts fourneaux, qui demandent un entretien minutieux. Les grévistes fêtent le Nouvel An dans un optimisme que rien ne vient encore sérieusement assombrir. La grève dure depuis deux semaines et la journée du 3 janvier marque sans doute son point culminant. D’immenses cortèges parcourent tout le pays dans le calme.

Le tournant régionaliste de l’action en Wallonie est interprété massivement au nord du pays comme une rupture de l’unité ouvrière

Mais un autre slogan va rendre caduque l’idée de marche sur Bruxelles: le fédéralisme. Les conséquences de ce mot d’ordre en Flandre, où la grève peine à se maintenir, sont funestes. Selon Jacques Yerna, secrétaire national Gazelco-CGSP et penseur du mouvement wallon, le tournant régionaliste de l’action en Wallonie est interprété massivement au nord du pays comme une rupture de l’unité ouvrière et, plus globalement, comme un abandon. Les pontes de la FGTB flamande y voient une porte de sortie et s’en servent pour saper les bastions de la grève à Gand ou Anvers. Le statu quo de la troisième semaine de grève anticipe une lassitude du mouvement.

Le 6 janvier marque une nouvelle étape du conflit: c’est le saccage des Guillemins. Si une image de la grève est restée dans les mémoires, c’est bien l’émeute face à la gare de Liège. La colère, contenue depuis 18 jours, explose. Il y a 75 blessés et deux morts. C’est une réaction de désespoir face à l’essoufflement de la grève. Les forces de l’ordre réagissent par des arrestations ciblées. Il y aura en tout 2000 incarcérations et 1000 condamnations à un mois de prison ou plus.

À Charleroi, 30 syndicalistes sont mis en cellule le 9 janvier. Le but est clairement de décapiter les piquets de grève. 25000 grévistes se retrouvent le soir-même au stade du Sporting. À la fin du meeting, un cortège spontané de 10000 ouvriers se forme et retourne vers le centre-ville en direction de la prison où les grévistes sont détenus. Les carreaux du pénitencier volent en éclats. Les ouvriers des ACEC manifestent encore le lendemain, alors que de nouveaux grévistes sont mis en garde à vue. On y entend «À Bruxelles! », «Belgique, République!». Le 12 janvier, alors que Dussart s’était toujours arrangé avec la police pour la maintenir hors de la vue des manifestants contre sa garantie du maintien de l’ordre, la gendarmerie montée charge la foule, sabre au clair et sans raison apparente. Il y a tant d’autopompes en action que même les cavaliers sont trempés. Nombreux sont les blessés. Ce type de provocation policière se répète partout dans le pays. Dussart s’impose le lendemain en leader régional en réunissant des milliers de manifestants dans le calme. Cette démonstration de force parvient à faire oublier que, au même moment, la Chambre vote la Loi unique. C’est un coup dur mais attendu.

La cinquième semaine sonne la reprise. Beaucoup de retours au travail se font en groupe, le poing levé, en chantant L’Internationale, pour ne pas finir la grève sur un ton négatif. Seul le «bataillon de fer», les bassins carolorégiens et liégeois, tient encore le coup, surtout dans la métallurgie. C’est le secteur le plus stratégique car le plus lucratif. Les ACEC-Ruysbroeck reprennent le travail le 19, ce sont les derniers en région bruxelloise. Le 20janvier, la grève dure depuis un mois: les ACEC défilent une dernière fois pour fêter cet exploit remarquable. Le lendemain, les derniers 40000 métallurgistes grévistes de Charleroi votent la reprise, prévue pour le lundi 23janvier. Les ACEC-Herstal et des cheminots de Charleroi prolongent de peu la grève pour réagir contre des sanctions de leur direction.

Conclusions

Aux ACEC de Charleroi, la grève s’achève en front commun. Certains «voulaient encore se battre, assure Dussart. C’est pratiquement moi qui ai mis un terme à la grève, car les objectifs n’existaient plus, [faute de] de réponses politiques possibles. On avait oublié d’avoir une revendication syndicale de rechange comme 10 francs/heure ou la semaine des 45 heures», soit un cahier revendicatif, et pas seulement le mot d’ordre de retrait de la Loi unique. D’autre part, des collectes seront organisées pour payer les indemnités des grévistes chrétiens, qui ont débrayé contre la consigne de leur syndicat. «Les délégués CSC des ACEC, je les considère comme mes meilleurs amis de combat», rendra grâce Dussart. Son patron tâchera six mois plus tard de le licencier mais les ouvriers des ACEC se mobiliseront et parviendront à faire échouer sa revanche mesquine.

Pour le PCB, la grève a été «la plus grande bataille sociale» de Belgique. Mais la Loi unique n’a été que retardée. L’aile gauche de la FGTB s’est battue résolument mais aurait dû s’appuyer sur plus d’assemblées de base. Les classes moyennes ont été sous-estimées. Le slogan fédéraliste et d’abandon de l’outil a «permis à la CSC d’entretenir la diversion», de même que la police s’est servi des sabotages pour justifier sa répression. Le PCB estime avoir été par sa propagande «le véritable moniteur de la grève» mais s’est révélé bien trop petit pour être «à la mesure du rôle qui s’offrait à nous»: peu de meetings, de ventes de presse, de travail aux usines ou d’initiatives régionales.

On avait oublié d’avoir un cahier revendicatif, et pas seulement le mot d’ordre de retrait de la Loi unique

La grève a cependant ouvert la voie à une nouvelle phase de lutte. Les «années 68» porteront en effet un nouveau cycle de grèves locales, indociles, créatives, usant par exemple d’occupations d’usines. La grève cause la chute du gouvernement Eyskens. Le parti catholique perd sa majorité et s’associe au PSB pour gouverner. Seuls les nationalistes flamands et le PCB sortent gagnants du scrutin. Les communistes sont récompensés de leur contribution à la grève, avec cinq députés (+3). C’est le début d’une éclaircie politique qui se prolongera en 1965, avec encore un gain électoral alors que PSC et PSB perdront 40 députés.

Quel bilan synthétique porter de «60-61»? Ce n’est pas la grève belge la plus puissante (1936) mais c’est la plus longue (34 jours) en Europe depuis 1945 et sans doute la plus exemplaire en Belgique de par son caractère interprofessionnel et national. La nature populaire, autonome, unitaire et politique de l’action syndicale est exceptionnelle. C’est là ses principaux succès. Sur les effets, ce n’est ni une victoire ni une défaite. Oui, la Loi Unique sera petit à petit appliquée, avec l’aide du PSB, mais elle sera nettement retardée. Il faudra un bon moment avant qu’un gouvernement ose à nouveau s’attaquer à la Sécurité sociale. Cette grève n’a certes pas été insurrectionnelle mais a démontré le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière belge, malgré qu’une mobilisation sociale de cette ampleur ne se répétera plus. Le prolétariat ne s’est en effet pas radicalisé mais a sanctionné durablement PSC et PSB. La social-démocratie belge mettra 25ans à retrouver la confiance d’une partie de son électorat, même si la masse des déçus préférera se tourner vers d’autres partis que vers les communistes. Le PCB connaîtra toutefois une embellie qui se reflétera au Parlement et dans un renouvellement important de ses militants, surtout dans les usines. Ses cellules d’entreprise de Cockerill, de la FN-Herstal et des ACEC-Charleroi multiplieront peu après leur nombre de membres. Les communistes n’ont pas dirigé la grève, bien trop ample pour leurs faibles forces, mais l’ont précipitée. Ce n’est pas rien. Le PCB est parvenu à influencer utilement le plus grand conflit social de la seconde moitié du XXe siècle en Belgique. Quant à la FGTB, sa structure en est chamboulée. La pratique du front commun syndical va se répandre dans la lutte sociale, qui connaîtra aussi un renouveau.

Les conséquences de la grève 60-61 sont donc paradoxales et ne se résument pas à une optique, mais permettent d’imaginer les perspectives qu’un tel mouvement pourrait avoir aujourd’hui.

L’article est adapté d’un chapitre d’un livre qui paraîtra le 1er mai 2021: Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi. Il est possible de le précommander dès maintenant en envoyant un mail à l’adresse: adri.thomas[at]hotmail.com.