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La bourgeoisie flamande (partie 2)

Matthias Lievens

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—21 décembre 2020

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La création et le renforcement d’une bourgeoisie flamande était un objectif historique d’une partie du mouvement flamand. Mais les patrons flamands se vendent facilement aux investisseurs étrangers.

Bourgeoisie flamande: un diptyque

La première grande réforme de l’État a eu lieu en 1970, sous la houlette du Premier ministre CVP Gaston Eyskens. 50 ans plus tard, l’élite de ce pays a radicalement changé: la N-VA donne le ton et agit comme le porte-parole d’une classe entrepreneuriale de plus en plus assertive, représentée par la fédération patronale du Voka. La transformation des classes capitalistes est à la fois un moteur et un résultat de ce processus. Il est essentiel de bien appréhender ce changement structurel dans la classe capitaliste pour pouvoir se faire une idée de la situation politique actuelle. Cet article tente de faire la lumière sur un certain nombre de points sous forme de diptyque. La première partie est principalement de nature historique et a été publiée dans le Lava n°14. Cette seconde partie analyse l’ancrage international de la bourgeoisie flamande et ses contradictions internes, qui jouent des tours à la sphère politique flamande, et à la N-VA en particulier.

La faiblesse persistante de la bourgeoisie flamande

La bourgeoisie flamande a beau se renforcer, il ne faudrait pas pour autant surestimer son pouvoir. Il s’agit d’une fraction de classe extrêmement consciente de ses limites. Les critiques concernant le manque d’esprit d’entreprise, la facilité avec laquelle les patrons cèdent leurs entreprises prospères à l’étranger ou la pression en faveur du maintien de la structure familiale des entreprises sont légion.

En définitive, le pouvoir de la bourgeoisie s’articule évidemment autour de la possession du capital. La relative faiblesse de la bourgeoisie flamande se traduit par un manque de capital et une incapacité à mobiliser de gros capitaux. Ce problème se manifestait déjà il y a cent ans et reste d’actualité. Avant la Seconde Guerre mondiale déjà, l’exploitation du bassin houiller du Limbourg était l’un des premiers objectifs du Vlaams Economisch Verbond [alliance économique flamande, n.d.t.]. Cette ambition se heurtait toutefois à un problème: «l’absence effective de capitaux flamands suffisants»1. Par conséquent, le charbon du Limbourg s’est retrouvé entre les mains de francophones. Cette question reste d’actualité aujourd’hui. Dans le contexte actuel, il en va le plus souvent d’un manque de capital-risque, d’une faible capitalisation boursière, d’un faible développement des fonds de pension ou d’une incapacité à canaliser l’épargne des Flamands prospères vers des investissements (une grande partie de l’épargne est aujourd’hui dirigée vers des investissements financiers étrangers)2.

On voit bien fleurir des initiatives ici et là pour lever des capitaux par le biais de divers fonds d’investissement. Ce secteur est en plein essor, mais reste moins dynamique que dans d’autres pays. Bien souvent, ce sont des entrepreneurs flamands en pleine croissance qui placent une partie de leur capital dans un fonds d’investissement, tel que Dovesco, le fonds de la famille Jan De Clerck, d’une valeur de quelques 200millions d’euros, ou Pentahold, fondé par des entrepreneurs flamands tels que Philippe Vlerick et Paul Thiers, d’une valeur estimée à 100millions d’euros.

Le plus important de ces fonds est celui de l’ancienne société d’investissement flamande GIMV [Gewestelijke Investeringsmaatschappij voor Vlaanderen, N.D.R.], privatisée en 2007, et disposant de 1,6milliard d’euros. GIMV se démarque nettement de la concurrence: très peu de fonds atteignent plusieurs centaines de millions3. En Belgique, un fonds de capital-risque dispose en moyenne de 58 millions d’euros, alors qu’un fonds d’investissement privé dispose en moyenne de 140 millions d’euros4. On est très loin de la situation de l’Allemagne par exemple, ou du champion européen, le Royaume-Uni.

Un tel manque de capital-risque a une incidence notable sur la formation des classes. Selon une étude de la Antwerp Management School, toute entreprise désireuse de lever 10 millions d’euros est obligée d’aller voir à l’étranger. En Flandre, trop peu de financiers sont en capacité de mettre suffisamment d’argent sur la table5. La relative faiblesse de la bourgeoisie crée alors un cercle vicieux, qui accroît l’emprise des capitaux étrangers.

La facilité avec laquelle les chefs d’entreprise flamands prospères vendent leurs entreprises à l’étranger ne fait que renforcer cette influence extérieure. Il suffit de songer à la façon dont Marc Coucke a cédé sa société Omega Pharma à l’entreprise américaine Perrigo pour 3,6milliards d’euros, avant d’investir son capital dans une série de fonds et de sociétés, du groupe de construction Versluys au parc animalier Pairi Daiza, en passant par des complexes hôteliers de luxe à Durbuy. Un autre exemple est celui de Paul Thiers, parfois décrit comme l’un des «plus puissants investisseurs ou capitaines d’industrie flamands»6. Il a vendu l’entreprise familiale Unilin (le fabricant de revêtements de sol Quick Step) à la société américaine Mohawk pour 2,2 milliards d’euros, ce qui lui a rapporté 88 millions d’euros, avec lesquels il se positionne désormais comme un financier privé. On voit ainsi naître un nouveau type de capitaliste flamand qui se détache de «son» entreprise: il abandonne son rôle de chef d’entreprise au sein d’une société familiale pour assumer celui de pivot au centre d’un réseau d’entreprises, qui obéit à une logique financière, investit des capitaux dans une multitude de secteurs (incluant souvent l’immobilier) et siège dans toutes sortes de conseils d’administration.

Ce processus est toutefois une arme à double tranchant. D’une part, on voit se développer peu à peu une mini-version de ce que faisait la vieille bourgeoisie francophone: mobiliser rapidement des capitaux et investir, par exemple, dans des PME. Par ailleurs, à force de céder ses entreprises florissantes à des groupes étrangers, la Flandre peine à créer des entreprises propres capables de faire le poids à l’échelle internationale. Cela nous ramène à une question fondamentale, qu’il s’agisse d’évaluer le pouvoir de la bourgeoisie flamande ou de comprendre la politique du gouvernement flamand: comment se positionne la bourgeoisie flamande dans la structure de classe internationale?

Une bourgeoisie nationale?

À son heure de gloire, la bourgeoisie belge était une bourgeoisie impérialiste classique, intimement liée à l’État, qui exportait des capitaux à grande échelle et exploitait une immense colonie. Depuis l’entre-deux-guerres, elle n’a plus jamais été en mesure d’occuper une telle position. Entre-temps, la structure du capitalisme mondial a également évolué.

À vrai dire, pour envisager ou comprendre la structure de classe mondiale, il faut nécessairement adopter un point de vue planétaire. L’économie flamande (tout comme l’économie belge au sens large) s’inscrit dans une structure mondiale, des chaînes de production et des marchés de capitaux mondiaux, et une division internationale du travail. La bourgeoisie flamande est une fraction localisée du conglomérat mondial qu’est la bourgeoisie, avec toutes ses contradictions et ses conflits internes.

Le patronat flamand a beau être un pilier de la N-VA et ce parti se positionner comme nationaliste, cela ne change rien au fait que l’on peut difficilement qualifier la bourgeoisie flamande de nationale. En effet, dans la tradition marxiste, on entend par bourgeoisie nationale une bourgeoisie qui opte pour la construction de sa propre base économique nationale, sans se placer en relation de dépendance vis-à-vis des puissances économiques étrangères. La bourgeoisie nationale s’emploie à créer les bases d’une politique (internationale) autonome et, dans ce sens, n’agit pas en fonction des calculs stratégiques du capital étranger. Elle est attachée à son propre développement économique, où les groupes de capitaux nationaux exercent un contrôle sur les investissements et où la production n’est pas axée exclusivement sur les exportations, mais principalement sur le marché intérieur7. Une telle orientation peut, bien entendu, conduire à une situation où une bourgeoisie nationale est en désaccord avec les intérêts des grandes entreprises étrangères8. Une bourgeoisie nationale est typiquement anti-impérialiste; elle résiste à la domination étrangère et promeut l’indépendance nationale. Elle pourrait donc représenter, selon certains marxistes, un allié potentiel dans la lutte contre l’impérialisme.

La bourgeoisie flamande est extrêmement pragmatique, tournée vers l’international et peu encline aux aventures politiques indépendantistes

Affirmer que la bourgeoisie flamande n’a rien à voir avec cela, c’est enfoncer une porte ouverte. Dans le monde capitaliste développé, l’existence d’une «bourgeoisie nationale» au sens strict est, pour ainsi dire, inconcevable9. La bourgeoisie flamande est, au même titre que la bourgeoisie belgo-centrée, atlantiste et européaniste.

Il existe certainement une longue tradition de critique flamande de la domination française sur l’économie belge, qui s’est vue renforcée par le fait que toute une série de grandes entreprises belges, comme Electrabel notamment, sont tombées entre les mains de grands groupes français10. En outre, il ne fait aucun doute que la création d’une élite économique flamande était un objectif important au sein du mouvement flamand. Cela étant, le soutien du VEV à l’entreprise flamande a toujours été assorti de conditions. En ce qui concerne la défense du néerlandais, «le VEV ne visait pas une flamandisation en soi, mais souhaitait protéger et promouvoir le néerlandais en tant que langue commerciale, pour autant que cela profite aux entreprises flamandes», écrit Ludo Meyvis, le biographe du VEV11. En fin de compte, les intérêts économiques ont toujours eu la priorité sur les aspirations flamandes. Le VEV a longtemps été partagé entre deux rôles: celui de tenant de la flamandisation et celui d’organisation patronale au service de l’ensemble des entreprises implantées sur le territoire flamand. Dans cette seconde optique, l’admission de sociétés typiquement belges au VEV, et même de filiales de la Société Générale situées en Flandre, a fait l’objet de controverses12.

Le VEV a joué un véritable rôle dans la flamandisation de la vie économique et politique en Belgique mais, en fin de compte, il s’est toujours montré très prudent et pragmatique. Même dans les moments où il privilégiait davantage son identité flamande, notamment au cours de la période précédant les réformes de l’État dès 1970, il n’a jamais pris d’initiatives mobilisatrices: il n’était pas question «d’actions dans la rue» 13. Son objectif central restait la création d’une élite économique flamande, d’une bourgeoisie flamande: il s’agissait de fonder «une classe supérieure dirigeante néerlandophone en Flandre, qui devait prendre la place de la bourgeoisie francophone», explique M. Meyvis14.

L’argument dans le Manifeste de Warande en faveur de l’indépendance de la Flandre était explicitement d’ordre «commercial»

La création et le renforcement d’une bourgeoisie flamande était un objectif historique d’une partie du mouvement flamand. Cela ne signifie pas pour autant que cette bourgeoisie endosse aussi le rôle pour lequel elle a été instituée: la facilité avec laquelle les patrons flamands se vendent aux investisseurs étrangers en dit long, au grand dam d’une partie de la classe politique pro-flamande. Ce type de bourgeoisie est, il va sans dire, le fruit de la politique qui l’a engendrée: une politique qui consistait à faire de la Flandre un espace propice à l’accumulation du capital américain, notamment. Son propre développement est ainsi devenu un dérivé de celui des multinationales américaines.

Combien de chefs d’entreprise flamands sont réellement mus par un quelconque sentiment nationaliste flamand? La bourgeoisie flamande est extrêmement pragmatique, tournée vers l’international et peu encline aux aventures politiques indépendantistes. Si la construction de la nation par la formation d’une élite économique était déjà engagée, celle-ci allait paradoxalement de pair avec le bradage de toute souveraineté (économique, mais pas uniquement) dans un contexte de mondialisation. Depuis les années 1960, il est de moins en moins question d’une bourgeoisie flamande qui serve de contrepoids intérieur à la bourgeoisie francophone dominante, que d’une bourgeoisie flamande aux visées transnationales, soucieuse de se défaire des structures anciennes afin de mieux se positionner sur la scène internationale.

Il existe bien sûr une minorité de chefs d’entreprise qui prennent clairement position en faveur d’un État flamand. Ceux-ci se sont notamment fait connaître par le biais du Manifeste de Warande (2005), rédigé par Remi Vermeiren (ancien patron de la KBC), mais surtout soutenu par des universitaires, des faiseurs d’opinion et le cadre professionnel autour de la classe entrepreneuriale. L’indépendance de la Flandre a été proposée non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen d’accroître la croissance économique et la compétitivité. L’argument en faveur de l’indépendance de la Flandre était explicitement d’ordre «commercial», ce qui est significatif: il obéissait, de fait, essentiellement à une logique néo-libérale de concurrence entre régions au sein d’un marché unique européen.

L’argument se décline en toutes sortes de variantes, même plus modérées. Pour citer Michel Delbaere, ancien président du Voka: «Le socio-économique doit remplacer le communautaire. […] Je ne suis absolument pas un séparatiste. Un confédéraliste alors? What’s in a name? Qu’y a-t-il dans un nom? Il faut arrêter de coller des étiquettes sans substance. Je suis pour l’efficacité»15.

Une bourgeoisie comprador?

Dans son livre De teloorgang van de Belgische bourgeoisie, paru en 1982, André Mommen écrit: «La bourgeoisie flamande s’est transformée en une bourgeoisie comprador typique qui a fourni des administrateurs, des managers et des technocrates aux grandes entreprises multinationales.»16 C’est l’alternative radicale: la bourgeoisie flamande n’est pas une bourgeoisie nationale, mais une bourgeoisie qui vend son âme au capital étranger. En Flandre, elle agit comme un agent au service des entreprises étrangères et en tire profit. Une bourgeoisie comprador est une bourgeoisie ou une fraction de bourgeoisie qui ne possède aucune base propre pour l’accumulation du capital et est donc subordonnée au capital étranger17. Elle est également liée politiquement et idéologiquement à des intérêts impérialistes étrangers.

L’argument de Mommen se fonde sur le constat que la bourgeoisie flamande, bien plus que la bourgeoisie belge des holdings, a conclu une alliance avec le capital multinational, soutenue en cela par le gouvernement qui a déroulé le tapis rouge aux multinationales. Ces multinationales nommaient souvent des cadres et des managers flamands et autorisaient l’usage du néerlandais dans l’entreprise. En ce sens, le capital multinational a été un levier important pour la flamandisation du monde des affaires.

Voilà qui donne d’autant plus de poids à l’argument de M. Mommen. L’importance du rôle des multinationales en Flandre et en Belgique est indéniable, même aujourd’hui. Si le nombre de sociétés en Flandre sous contrôle étranger (dont au moins la moitié des parts sont détenues par des étrangers) est limité, leur impact est significatif18. Elles représentent 0,8% des entreprises de Flandre, mais 31% de la valeur ajoutée; et même 54% de la valeur ajoutée dans l’industrie. Ces sociétés se concentrent principalement dans la zone portuaire d’Anvers et dans la périphérie bruxelloise. Certains secteurs sont presque entièrement aux mains d’entreprises étrangères: c’est notamment le cas d’industries pharmaceutiques et (pétro)chimiques. Plus il s’agit d’un secteur de haute technologie, plus le rôle des étrangers est important. Conclusion: les multinationales de haute technologie, très productives, des pays voisins mais surtout des États-Unis, continuent à jouer un rôle clé dans l’économie flamande. Il s’agit de sociétés telles que Janssen Farmaceutica, BASF, ExxonMobil, Telenet, Arcelor, Volvo, Electrabel, etc.

La place prépondérante du capital étranger réduit la marge de manœuvre de la bourgeoisie nationale: celle-ci perd le contrôle et peine à poursuivre sa propre stratégie de développement. Ce n’est pas un hasard si les PME, par exemple, ne s’opposent pas particulièrement au régime fiscal préférentiel accordé aux multinationales, même si cela entraîne pour elles un désavantage fiscal. Il est donc vain d’imaginer une ligne de démarcation entre, d’une part, les PME, qui pourraient éclore comme une sorte de bourgeoisie «nationale», et, d’autre part, les grandes multinationales.

Même dans la vie culturelle et sociale de la bourgeoisie flamande, les géants étrangers prennent parfois les devants. Ainsi, la plupart des cercles d’affaires exclusifs ont été co-fondés par des cadres supérieurs de multinationales. À titre d’exemple, De Hanze, un cercle d’affaires basé à Bruges et comptant quelques 250 membres, principalement issus de l’élite économique, a été fondé en 1978 à l’initiative de cadres supérieurs de Siemens et de Philips. Le Club international de Flandre à Gand a vu le jour lorsque, à partir des années 1960, des multinationales se sont implantées à Gand. En son sein, la lingua franca était l’anglais et des personnalités de haut rang de Volvo, Sidmar ou Honda y ont joué un rôle central19.

Et pourtant, l’argument selon lequel la bourgeoisie flamande serait une «bourgeoisie comprador» de par sa subordination aux multinationales étrangères reste peu convaincant. À l’époque où André Mommen a élaboré sa thèse, la classe entrepreneuriale flamande disposait déjà de sa propre base économique, laquelle s’est considérablement renforcée au fil de ces dernières décennies. Le nombre d’entreprises flamandes actives à l’international et transformées en petites multinationales a clairement augmenté. Qui plus est, depuis les années 1980, la région flamande a mené une politique très explicite de renforcement de cette base propre.

Une bourgeoisie interne

Nicos Poulantzas a développé le concept de «bourgeoisie interne» dans les années 1970 pour décrire la position intermédiaire complexe dans laquelle se trouvent de grandes parties de la bourgeoisie d’Europe occidentale à un moment où le capitalisme s’internationalise fortement. La bourgeoisie interne est une fraction de classe qui possède sa propre base d’accumulation et qui constitue dans le même temps un levier pour les ambitions internationales20. Cela permet une certaine autonomie économique et politique par rapport à l’impérialisme (américain). Cependant, une part de dépendance persiste vis-à-vis des capitaux étrangers issus de la métropole impérialiste. Dès lors, un positionnement et une politique étrangère totalement autonomes ne semblent plus guère envisageables.

La Flandre exporte par habitant trois fois plus que l’Allemagne. Près de la moitié des emplois sont dus à des investisseurs étrangers

Depuis que Poulantzas a écrit son ouvrage phare, l’internationalisation de l’économie est bien sûr allée beaucoup plus loin et l’économie belge en est une illustration. Selon l’indice de mondialisation du KOF, la Belgique est le troisième pays le plus mondialisé au monde après la Suisse et les Pays-Bas21. En Belgique, l’économie flamande en particulier a une orientation internationale prononcée. La Flandre représente 83% des exportations et importations belges. La Flandre exporte par habitant trois fois plus que l’Allemagne. Près de la moitié des emplois sont dus à des investisseurs étrangers22.

Derrière cette internationalisation se cache une certaine dépendance qui se manifeste, notamment, dans la nature des flux de capitaux. L’afflux de capitaux étrangers investis ici est plus important que l’inverse. Et une grande partie des capitaux qui circulent à l’étranger ne constituent pas des investissements productifs mais des placements dans le secteur financier23. Une grande partie de l’industrie en Flandre n’est qu’un maillon dans des processus de production internationaux (notamment dans l’industrie chimique) et, en ce sens, elle est fondamentalement tributaire de lignes internationales d’approvisionnement en matières premières ou en produits semi-transformés.

Cela ne signifie pas pour autant une dépendance unilatérale. En réalité, c’est la constellation du pouvoir qui devient de plus en plus complexe. La bourgeoisie flamande est particulièrement sensible à la pression du capital mondial. C’est pour cette raison qu’elle défend bec et ongles ces flux de capitaux internationaux dans toutes ses activités, traitant ces intérêts étrangers pour ainsi dire comme les siens. La bourgeoisie flamande se positionne de telle manière que ses revendications ou ses orientations stratégiques tiennent déjà compte de l’importance des capitaux étrangers, sans que cela ne signifie pour autant qu’elle les suive aveuglément. La bourgeoisie est «interne» dans le sens où, dans sa façon de se positionner et d’agir, elle «internalise» les intérêts du capital étranger.

Le terme «bourgeoisie interne», bien qu’un peu vague, présente l’intérêt d’éviter deux pièges. En effet, il permet d’une part de comprendre à quel point le capitalisme est interdépendant à l’échelle internationale, sans pour autant supposer l’existence d’une bourgeoisie homogène et transnationale. En termes de formation des classes, la mondialisation du capitalisme se décline sous forme d’une mosaïque de bourgeoisies internes qui adoptent une orientation transnationale, en ce sens qu’elles internalisent les intérêts étrangers dans la manière dont elles développent leurs stratégies économiques et politiques. D’autre part, le cadre de Poulantzas nous permet de comprendre qu’il est vain de penser que la bourgeoisie nationale et son État sont «en porte-à-faux» avec les multinationales étrangères et que des contradictions politiques puissent même surgir à ce niveau. L’interdépendance est trop forte pour cela. En ce sens, l’image d’un État national dont la base de pouvoir résiderait dans les fractions de classe nationales et qui serait soumis aux pressions des multinationales et des impératifs du marché international n’est pas correcte. La bourgeoisie interne est déjà étroitement liée au capital étranger et son positionnement est systématiquement fondé sur la volonté de renforcer sa propre base en servant le capital étranger de manière spécifique24.

Une opposition des PME au régime fiscal favorable aux multinationales est neutralisé par la place prépondérante du capital étranger

Une idée centrale de Poulantzas est que le bloc de pouvoir, la constellation de fractions de classe qui forme la colonne vertébrale de l’État capitaliste, s’en trouve transformé: au sein de ce bloc de pouvoir, ce ne sont plus seulement les intérêts de la bourgeoisie nationale qui sont représentés, mais aussi ceux du capital étranger. Le bloc de pouvoir s’internationalise: il «ne peut plus être circonscrit à l’échelon national uniquement»25. Lorsque les intérêts du capital étranger sont «internalisés», la politique étatique doit faire la synthèse des intérêts du capital national et du capital étranger. L’État conserve bel et bien une forme nationale, mais son contenu (les intérêts représentés dans la politique menée) change. En d’autres termes, l’État internalise les intérêts du capital américain dans la manière dont il construit sa base économique nationale: depuis les lois d’expansion économique des années 1960 jusqu’aux centres de coordination et aux avantages fiscaux accordés aux multinationales aujourd’hui. Inversement, l’État facilite également l’accumulation de capitaux étrangers dans la façon dont il construit sa propre base économique. Le bloc de pouvoir flamand a donc un volet extérieur, étranger.

Cela n’entraîne pas la disparition de toute tension. Des exercices d’équilibrage constants sont nécessaires: nous en voyons une expression en Belgique où une grande partie du capital flamand préfère se concentrer sur l’Allemagne plutôt que sur la France, par exemple (l’Allemagne est le plus important marché d’exportation pour les entreprises flamandes)26. Le fait que les PME flamandes paient proportionnellement plus d’impôts que de nombreuses multinationales est bien sûr une source potentielle de friction, mais on notera qu’elle n’aboutit jamais à une situation de rupture franche, ce qui est caractéristique du positionnement de la bourgeoisie interne.

L’ambivalence de la politique flamande

L’État ne se contente donc pas seulement de défendre le capital flamand contre les concurrents étrangers. Il est dans l’intérêt de la bourgeoisie interne que l’État aménage sur son propre territoire un espace d’accumulation des capitaux étrangers. Diverses orientations stratégiques peuvent bien sûr se développer au sein de ce cadre. L’analyse de la politique économique du gouvernement flamand dans ce contexte révèle un glissement intéressant, qui se résume grosso modo à ce qui suit. Dans les années 1980 et 1990, le gouvernement flamand menait une politique visant à renforcer activement les entreprises flamandes et, donc, la bourgeoisie flamande et à les «ancrer» en Flandre. Au cours des vingt dernières années, il a abandonné cette politique pour mettre davantage l’accent sur la compétitivité de la Flandre sur les marchés internationaux. Ce sont des choses qu’il faut savoir si l’on veut comprendre le contexte dans lequel la N-VA a vu le jour.

La bourgeoisie flamande ne constitue pas seulement la base sociale de la régionalisation de l’appareil d’État. Ce qui rend l’histoire de cette classe intéressante, c’est précisément le mouvement inverse: la création et la croissance de cette bourgeoisie étaient au cœur des objectifs d’une stratégie politique. Dans un certain sens, c’était déjà le cas pour Lodewijk De Raet (qui s’est surtout concentré sur la création d’une couche compétente sur le plan technique), mais aussi, quoiqu’à un tout autre niveau, pour le gouvernement flamand. On pourrait dire que l’essor de la bourgeoisie flamande a été à la fois un point d’appui pour la formation de la Région flamande et un objectif stratégique de la politique du gouvernement flamand depuis les années 1980. «Le capitalisme produit des marchandises, mais il produit aussi des classes sociales», écrivait Marx. L’État joue un rôle capital dans la reproduction extensive des classes, en l’occurrence le développement de la bourgeoisie27.

Par exemple, en réponse à la pénurie de capitaux d’investissement, le gouvernement flamand a pris, depuis les années 1980, une série d’initiatives qui, au final, consistent toujours à stimuler la formation de classes et à renforcer la bourgeoisie flamande. On pourrait écrire un livre sur les tentatives de création ou de développement d’entreprises flamandes fortes et leur maintien en Flandre. De la «Troisième révolution industrielle en Flandre» ( «Derde Industriële Revolutie in Vlaanderen», DIRV) de Gaston Geens au lancement de la GIMV, en passant par Flanders Technology, de la discussion sur une holding d’ancrage flamand jusqu’au lancement de Telenet en 1996, chacune de ces étapes est une tentative supplémentaire d’élever d’un cran la formation de la classe capitaliste en Flandre. Parallèlement, de nouvelles formes de capital ont été encouragées: des Fonds Archimède (Arkimedesfondsen) à toutes sortes d’incitations à la conversion de l’épargne en capital-risque et à la création de fonds d’investissement28.

Le gouvernement flamand a développé une stratégie explicite de création d’entreprises flamandes fortes capables de trouver leur place dans la division internationale du travail, en misant sur les biotechnologies par exemple. Par le biais de GIMV et, plus tard, de la PMV, le gouvernement flamand a lui-même fourni du capital-risque. Des entreprises telles que Barco, Standaard Boekhandel ou DEME ont ainsi pu compter sur le capital de GIMV, ce qui leur a permis de rester entre des mains flamandes et de devenir des piliers de l’économie flamande. Au début des années 1990, GIMV détenait 80 à 90% du marché du capital-risque en Flandre29. GIMV avait une orientation clairement flamande: contrairement à leurs homologues wallons de la SRIW, de hauts responsablRaynier Van Outryve d’Ydewalle et Stefaan Michielsen, De bedrijvenbouwer: GIMV: twintig jaar ten dienste van de Vlaamse economie. Lannoo, 2000, p. 77.s de GIMV ont ainsi refusé de faire partie des conseils d’administration de grandes entreprises francophones, dont la Société Générale ou, du moins, ce qu’il en restait dans les années 199030.

À partir des années 1990, toutefois, de plus en plus d’entreprises se retrouvent aux mains de sociétés étrangères. C’est principalement à l’initiative de Luc Van den Brande (CVP) et d’autres, que des efforts sont alors déployés pour maintenir les entreprises flamandes, mais aussi les centres de prise de décision, en Flandre et promouvoir la création de champions flamands. Ceci aboutit au fameux «débat d’ancrage» particulièrement vif au cours des années 1990. Ce débat et l’échec, en fin de compte, de la politique d’ancrage ont permis de constater les limites de la stratégie du gouvernement focalisée sur le renforcement de son propre entreprenariat flamand. De fait, dès qu’une PME flamande atteint une certaine taille, elle devient une proie attrayante pour les investisseurs étrangers. Et comme nous avons pu le constater plus haut, nombre d’entrepreneurs flamands n’y trouvent rien à redire31. En ce sens, il existe une tension entre les tentatives du gouvernement flamand de renforcer sa propre base économique (et donc aussi la bourgeoisie flamande) et la tendance des entrepreneurs flamands à vendre leur entreprise et à s’engager dans une logique plus financiarisée et liée à la Flandre. Une partie de la bourgeoisie flamande contrecarre en quelque sorte la politique gouvernementale même, qui vise à créer et ancrer des entreprises flamandes. Cette situation refléterait-elle une orientation internationale et financière d’une grande partie de la population flamande plus marquée que ne le souhaiteraient ses représentants politiques? Nous sommes ici réellement face à une tension caractéristique de la bourgeoisie interne.

Telenet s’est avéré être moins un instrument de développement et d’ancrage flamand que de mondialisation néolibérale

Un cas intéressant dans ce contexte est celui de Telenet, une initiative fortement soutenue par la classe politique flamande, et destinée à faire sauter le monopole de la belge Belgacom. La création de Telenet en 1996 répond à des motifs clairement politiques: il s’agissait d’une «attaque frontale contre le monopole de Belgacom sur les télécommunications en Belgique», écrit l’ancien président de GIMV, Outrive d’Ydewalle32. Ici encore, Luc Van den Brande (CVP) était à la manœuvre. Ce n’est toutefois qu’un énième remake du même scénario, qui aboutit au final à la vente de l’entreprise à l’étranger, la société américaine Liberty Global prenant le contrôle de la société flamande en 2012. Ce cas est particulièrement parlant. En fin de compte, Telenet s’est avéré être moins un instrument de développement et d’ancrage flamand que de mondialisation néolibérale. Historiquement, Telenet a servi à briser le monopole de Belgacom, accélérer la libéralisation du marché des télécommunications et renforcer davantage le contrôle étranger exercé sur l’économie flamande.

L’échec de la politique d’ancrage entraîne un virage encore plus libéral de la politique économique à partir des années 200033. Qu’il s’agisse de «Vlaanderen in Actie», du positionnement de la Flandre en tant que centre logistique ou du slogan de la bonne gouvernance: ce ne sont qu’autant de tentatives de profilage international plutôt que d’interventions directes visant à renforcer les entreprises flamandes. L’ancrage des entreprises flamandes a fait place à de nouveaux concepts tels que l’ «ancrage du savoir», principalement destiné à profiler la Flandre en tant que région innovante et donc en tant que pôle d’attraction potentiel pour le capital.

L’«internationalisation de l’économie flamande» est «une priorité absolue», peut-on lire dans l’accord de coalition du gouvernement Bourgeois (2014-2019)34. Il s’agit moins d’ancrer les entreprises flamandes que d’attirer et retenir les investisseurs étrangers. Et le succès est au rendezvous. Les investissements étrangers en Flandre explosent: en 2018, un montant record de 4,24 milliards d’euros de capitaux étrangers a été investi en Flandre35. De manière générale, la Belgique attire plus de capitaux, en particulier des États-Unis, suivis par ceux en provenance des pays voisins36. Le gouvernement Jambon poursuit sur cette voie. Il va sans dire que ce succès dissimule également vulnérabilité et dépendance: la pression pour rester compétitif au niveau international est forte.

Cette chronique de la politique économique flamande a son importance et pas seulement parce qu’elle illustre le positionnement changeant de la bourgeoisie «interne» dans le contexte international. On ne peut pas créer une classe bourgeoise et attendre de cette classe qu’elle mette en œuvre le projet «flamand». On ne peut pas opter à la fois pour le néolibéralisme et pour un ancrage local. On ne peut pas à la fois s’engager dans l’internationalisation et espérer que les financiers ainsi créés s’identifieront loyalement à la cause flamande. En définitive, pour la bourgeoisie flamande, le profit financier prime sur l’identité flamande. L’argument «mercantiliste» (néo-libéral) en faveur de l’autonomie flamande ne livrera qu’une loyauté, elle aussi, «mercantiliste».

Aussi, la politique gouvernementale accorde-t-elle désormais moins de place à la constitution et à l’ancrage volontaires du capital flamand qu’au positionnement de la Flandre sur le marché international. La N-VA cadre parfaitement avec cette orientation, que l’on pourrait qualifier de typiquement néo-libérale. En 2014, en pleine campagne électorale, la N-VA lançait l’idée de développer une société flamande de l’énergie: on se serait cru revenus à la philosophie des années 1980. La N-VA cherchait, semble-t-il, à répéter l’histoire de Telenet en créant un concurrent flamand pour Electrabel. En attendant, l’idée est morte de sa belle mort.

Conclusion

La bourgeoisie règne mais ne gouverne pas. La bourgeoisie peut entretenir toutes sortes de relations avec les responsables politiques, sans toutefois jamais s’harmoniser totalement avec eux37. Mais quelle bourgeoisie ou quelle fraction capitaliste est aux commandes? Cette question ne peut être considérée indépendamment du contexte international, qui joue un rôle décisif dans la constellation des pouvoirs nationaux. Tout au long de l’histoire de ces dernières décennies, nous avons vu comment, à certains moments clés, la constellation du pouvoir entre les différentes classes sociales en Belgique est tributaire de soutiens étrangers. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher se confronte directement avec le monde du travail dans les années 1980. Les classes bourgeoises belges et leurs représentants politiques semblent beaucoup moins enclins à oser une chose pareille.

Le gouvernement flamand accorde désormais moins de place à la constitution et l’ancrage du capital flamand qu’à la compétitivité sur les marchés internationaux

La pression étrangère agit très souvent comme un levier. L’adhésion à la CECA en 1951 était essentielle pour permettre la restructuration de l’industrie lourde et, surtout, du secteur minier et en transférer la responsabilité à l’Europe38. En Belgique, au début des années 1980, le virage vers une politique d’assainissement néolibérale s’est fait sous la pression allemande39. C’est grâce à la pression européenne de l’euro et aux critères de Maastricht que Jean-Luc Dehaene a pu faire avancer son plan global. Les marchés financiers sont un moyen de pression constant pour empêcher la dette publique de dérailler. La menace des multinationales de cesser d’investir en Belgique constitue un pilier du rapport de force dans les relations entre classes. Dans un petit pays où le mouvement ouvrier est dynamique, la bourgeoisie a besoin d’un tel soutien extérieur pour maintenir sa supériorité de classe. La concurrence étrangère, la puissance des multinationales ou des marchés financiers, ou des institutions comme l’UE, constituent une base de pouvoir essentielle et indirecte pour la bourgeoisie intérieure. Si la bourgeoisie flamande est devenue un pôle crucial dans le jeu complexe des rapports de force dans ce pays, nous devons rester prudents dans l’emploi de la notion d’ «hégémonique» pour la qualifier.

Ce n’est pas parce que la N-VA veut appliquer à la lettre les revendications de la bourgeoisie flamande et du Voka que cette classe est elle-même hégémonique. Il est parfaitement possible que cette bourgeoisie interne flamande ne joue son rôle que dans un bloc de pouvoir plus étendu, au sein duquel elle lie son propre développement à celui des multinationales et du capital financier. Il n’est guère facile de déterminer si une classe est hégémonique ou non. On peut néanmoins s’en faire une idée globale à partir de la politique qui est menée. Et celle-ci est façonnée, en premier lieu, en fonction du grand capital multinational. Si le gouvernement flamand suit bien une stratégie claire d’accumulation, un aspect crucial de cette stratégie consiste à faire de la Flandre un espace d’accumulation du capital étranger, de telle sorte que la bourgeoisie flamande en ressorte également renforcée40. Les entrepreneurs flamands sont parfaitement conscients de l’importance de cette question.

Comment cette constellation se traduit-elle dans les relations intérieures? La stratégie du CVP a de tout temps été axée sur l’intégration du monde du travail, au sens corporatif, dans le développement économique de la Flandre. Or, le déplacement du balancier politique vers la N-VA indique que la donne a changé. La N-VA se positionne ouvertement en tant que défenseur du Voka et adopte une position ferme à l’égard des syndicats et de la société civile. Cependant, elle poursuit avant tout une politique destinée à rendre la Flandre internationalement attractive aux yeux des capitaux étrangers. Un tel projet ne mène pas à une véritable hégémonie, mais met en avant les intérêts corporatifs de ce capital, vu le peu de place laissé à une stratégie économique alternative. «Il n’y a pas d’alternative», a déclaré un jour Bart De Wever. Un tel propos n’est pas le reflet d’une hégémonie forte et expansive.

Un programme économique axé sur les revendications du Voka ne permet pas de gagner des élections. Il reste à la N-VA la fuite en avant xénophobe

Cela pose cependant un problème démocratique pour un parti comme la N-VA. Un discours nationaliste ne permet pas d’aller bien loin; et un programme économique axé sur les revendications du Voka, où les intérêts du capital multinational sont internalisés, ne permet pas de gagner des élections. Il s’avère dès lors nécessaire de chercher ailleurs des points de soutien de la part de la population. Pour reprendre les propos du marxiste britannique Colin Leys: «Les classes dirigeantes nationales ont de plus en plus de mal à résoudre la tension entre les exigences du capital mondial et les intérêts de la population dont elles ont besoin pour rester au pouvoir.»41. Pour s’enraciner dans le sens commun (populaire), il reste toujours la fuite en avant xénophobe. C’est le seul moyen qui reste pour rassembler les masses. Dans le même temps, bien entendu, une tension apparaît entre les intérêts économiques de la bourgeoisie flamande et la politique que la N-VA considère apparemment comme nécessaire pour remporter les élections: en témoigne la chute du gouvernement suite au Pacte de Marrakech et le mécontentement que cela a suscité chez les entrepreneurs flamands.

Dans ses derniers travaux, Jean-Paul Sartre soulignait que l’on ne naît pas «bourgeois», on le devient42. Son «être-de-classe» n’est pas une partie plus profonde de son être, mais quelque chose qui se trouve en dehors de soi et qu’on doit intégrer. Cela signifie que, d’une certaine manière, vous devez donner du sens à votre situation objective de classe, y compris à l’histoire de votre classe. Sartre s’oppose à la notion de «conscience de classe», qui suggère bien trop que la classe est un sujet doté d’une conscience. Il lui préfère la notion d’«esprit de classe», à savoir un ensemble de notions qui circulent dans un environnement donné et permettent d’interpréter l’être-de-classe. Il suffit de lire une série d’entretiens avec des entrepreneurs flamands de premier plan pour se faire une idée de cet «esprit» et de la façon dont la classe perçoit sa situation objective.

Cette situation objective s’inscrit dans une fraction de classe qui gagne en importance mais reste néanmoins marquée par sa subordination historique et des formes de dépendance à l’égard du grand étranger. Elle bénéficie du soutien de l’État mais reste à la traîne par rapport aux politiques néolibérales qui semblent possibles dans certains pays voisins. Elle est confrontée à un mouvement ouvrier fort, capable d’une résistance défensive permanente, mais sans éclats soudains de lutte intense (comme en France, par exemple). D’où un sentiment qui semble largement partagé au sein de la bourgeoisie flamande: plus rien ne bouge. Les patrons veulent aller de l’avant mais déclarent se sentir impuissants. Le pays est «bloqué», selon Erik Buyst, historien économique associé à l’ancien centre de recherche VIVES de Louvain. On ne peut rien faire dans ce pays, tout est bloqué par la complexité de l’État et le «conservatisme» des syndicats. Cela en dit long sur l’expérience de classe de la bourgeoisie flamande, qui est une expérience d’inertie. Les doléances sont parfois aussi intestines: le fait que la bourgeoisie flamande ne puisse pas progresser est alors imputé à l’inertie d’autres entrepreneurs qui prennent trop peu d’initiatives ou ne font pas suffisamment preuve de courage ou d’ambition43.

La bourgeoisie flamande connaît son lot de drames, souvent inspirés par des projets avortés (Oosterweel, Uplace), des multinationales qui se retirent ou des obstacles auxquels elle peut imputer ses déboires. Lorsque son projet Uplace s’est heurté à une résistance, Bart Verhaeghe a clamé, sans craindre l’excès: «Nous sommes l’Empire romain en déclin»44. Nicolas Saverys, descendant du fondateur du chantier naval Boelwerf à Temse et grand homme du groupe maritime Exmar, a un jour qualifié le PS de «vieux parti bolchevique»45. «Ce n’est pas du socialisme, c’est du marxisme», écrivait il y a quelques années Luc Bertrand, cadre supérieur d’Ackermans & Van Haaren, un groupe qui détient des participations importantes dans l’entreprise de dragage DEME, à propos du gouvernement Di Rupo46. N’est-ce pas là l’esprit d’une élite économique émergente qui veut se positionner dans le monde et cherche depuis des décennies les instruments politiques appropriés pour y parvenir, mais qui, à son grand désespoir, ne les a pas encore tout à fait trouvés?

Footnotes

  1. Ludo Meyvis, Markt en Macht. Het VEV van 1926 tot heden, Lannoo, 2004, p. 30.
  2. Sur les limites du capital-risque, voir le document du Voka «Geld om te groeien. Turbo naar de top», mai 2017.
  3. Voir à ce sujet la brochure du gouvernement flamand «Je zoekt risicokapitaal? Overzicht risicokapitaalverschaffers in Vlaanderen – juli 2019», Agentschap Innoveren & Ondernemen, 2019.
  4. Document du Voka «Geld om te groeien. Turbo naar de top», mai 2017, p. 13.
  5. Daniëlle Vanwesenbeeck et Barbara Moens, «Gebrek aan kapitaal drijft bedrijven naar buitenland», De Tijd, 1er février 2019.
  6. Alain Mouton, “De Vlerick-meritocratie”, Trends, 2013, p. 131.
  7. Anthony Brewer, Marxist Theories of Imperialism. A Critical Survey, 1980, Londres, Routledge, p. 289.
  8. Nicos Poulantzas, «On Social Classes», dans: James Martin (ed.) The Poulantzas Reader. Marxism, Law, and the State. Londres, Verso, 2008, p. 200.
  9. Ibid, p. 201.
  10. Voir par exemple Hans Brockmans, 200 jaar filiaal: de Franse greep op de Vlaamse economie, Louvain, Davidsfonds, 1995.
  11. Meyvis, 2004, p. 34.
  12. Ibid, 2004, p. 41, 49.
  13. Ibid, 2004, p. 88.
  14. Ibid, 2004, p. 98.
  15. Alain Mouton et Daan Killemaes, «Michel Delbaere (Crop’s, ex-Voka): «Een pensioen van 1500 euro, daar kun je niet tegen zijn», Trends, 26 septembre 2019.
  16. André Mommen, De teloorgang van de Belgische bourgeoisie, Leuven, Kritak, 1982, p. 115
  17. Nicos Poulantzas, «On Social Classes», dans: James Martin (ed.) The Poulantzas Reader. Marxism, Law, and the State. Londres, Verso, 2008, p. 200.
  18. Philippe Nys et Jan Van Nispen, Buitenlandse zeggenschap in de Vlaamse economie: een kwantitatieve analyse, Departement Economie, Wetenschap & Innovatie, mai 2018.
  19. Henk Dheedene, «Het leven van een subtopper», De Tijd, 7 décembre 2002.
  20. Max Koch, «Poulantzas’s Class Analysis», dans: Alexander Gallas et al (ed.), Reading Poulantzas, Merlin Press, 2011, p. 113.
  21. Voir KOF Institut économique suisse, https://kof.ethz.ch/en/forecasts-and-indicators/indicators/kof-globalisation-index.html
  22. Vertrouwen, Verbinden, Vooruitgaan. Accord du gouvernement flamand 2014-2019.
  23. C. Duprez et Ch. Van Nieuwenhuyze, «De buitenlandse directe investeringen in en van België», NBB Economisch Tijdschrift, septembre 2016, p. 62.
  24. Bob Jessop, Nicos Poulantzas: Marxist theory and political strategy, Houndmills, Macmillan, 1985, p. 176.
  25. Koch, 2011, p. 115
  26. flandersingermany.be/nl/economische-betrekkingen
  27. Poulantzas, 1974, p. 31.
  28. Le rôle du gouvernement était ambivalent: tandis que la Flandre entendait stimuler le marché des capitaux, une partie importante des capitaux était retirée du marché pour servir au financement de la dette publique élevée de la Belgique. Ainsi, 90% des capitaux levés entre 1989 et 1998 sur le marché belge des capitaux ont été consacrés aux pouvoirs publics (Michielsen et Delvaux, 1999, p. 314). La tendance a changé par la suite, d’où la santé florissante des bourses au début du XXIsiècle.
  29. Ibid, p. 143.
  30. L’absence d’impôt sur les plus-values joue certainement dans ce domaine: lorsqu’on vend son entreprise en faisant une plus-value, on ne paie pas d’impôt sur cette plus-value. À cet égard, la Belgique est une sorte de paradis fiscal. Le régime fiscal a donc une incidence sur la formation des classes.
  31. Van Outryve d’Ydewalle et Michielsen, 2000, p. 149.
  32. Voir aussi Dirk Luyten, «L’économie et le mouvement flamand». Courrier hebdomadaire du CRISP, n°2076, 2010, pp. 5-46.
  33. Vertrouwen, Verbinden, Vooruitgaan. Accord du gouvernement flamand 2014-2019.
  34. «Buitenlandse investeringen in Vlaanderen bereikten recordpeil in 2018», Trends, 22 janvier 2019.
  35. EY, Sterke groei over de hele lijn. Barometer van de Belgische Attractiviteit 2019.
  36. Une partie du personnel «dirigeant» est évidemment issue du grand capital multinational: il suffit de songer aux cabinettards qui, avant ou après (leur passage au cabinet), partent travailler pour de grandes entreprises étrangères.
  37. Kristof Smeyers et Erik Buyst, Het gestolde land: een economische geschiedenis van België, Polis, 2016, p. 160.
  38. Voir à ce sujet Alain Mouton, Het geld is op! De financiële putten van België, Uitgeverij Vrijdag, 2017, p. 22 et suiv.
  39. La notion de «stratégie d’accumulation» vient de Bob Jessop, par exemple de son ouvrage State Theory. Putting Capitalist States in their Place. Cambridge, Polity Press, 1990.
  40. Leys Colin, «The British Ruling Class», The Socialist Register 2014, Merlin Press, p. 108.
  41. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1985; L’idiot de la famille, Gallimard, 1972.
  42. L’«être-de-classe» est bien sûr également différencié et présente d’autres aspects: songez au paternalisme qui caractérise le chef d’entreprise catholique flamand et à l’orientation internationale et cosmopolite de certains entrepreneurs dans les secteurs des TIC ou pharmaceutique.
  43. Stephanie De Smedt, «We zijn het Romeinse Rijk in verval», De Tijd, 12 novembre 2011.
  44. «Nous ne remarquons pas la crise», De Morgen, 22 décembre 2012
  45. François-Xavier Lefèvre, «Beleid Di Rupo is marxisme», De Tijd, 22 septembre 2012.