Après l’effondrement de l’Union soviétique, le parti communiste chinois a entamé d’importantes réformes de son système économique. Pourtant, loin d’avoir sombré comme l’ex-URSS, la Chine a vécu l’une des croissances économiques les plus importantes de l’histoire. Comment expliquer une telle divergence? Entretien avec la professeure Isabella Weber.
L’histoire économique la plus étonnante de ces cinquante dernières années est l’essor de la Chine. Son développement dirigé par l’État a déclenché une expansion économique explosive sans précédent dans l’histoire moderne. Mais cet étonnant record de croissance est loin d’être un triomphe du marché. Dans How China Escaped Shock Therapy, Isabella Weber, économiste à l’université du Massachusetts Amherst, offre un compte-rendu fascinant et convaincant des réformes et des débats économiques qui ont eu lieu en Chine au cours des cinquante dernières années.
Elle démontre comment, en choisissant une voie alternative à la «thérapie de choc» qui a englouti l’ancien bloc soviétique dans les années 1990, la Chine a évité le type de déclin de la capacité de l’État qui a fait du COVID-19 un tel désastre pour l’Occident. En combinant des recherches originales approfondies en matière d’histoire et d’économie, l’exposé de Weber nous permet de mieux comprendre la voie unique suivie par le parti communiste chinois et ses effets sur la plus grande classe ouvrière du monde.
Daniel Zamora Qu’est-ce qui vous a inspiré pour écrire ce livre?
Isabella Weber J’ai grandi en Allemagne de l’Ouest dans les années 1990. L’histoire du socialisme nous a été racontée principalement à travers des stéréotypes d’échec, des histoires de voyages dans l’Est gris et terne pour y amener du café et des jeans de marque. Il y avait un sentiment général de triomphalisme, la fin de l’histoire en fait.
Mais l’histoire de ce livre commence réellement lorsque j’étais étudiante et que j’ai visité l’université de Pékin. Désireuse de découvrir l’économie chinoise, j’ai suivi des cours à la Guanghua School of Management, l’une des meilleures écoles de gestion de Chine, et j’ai été frappée par le fait que nous utilisions les mêmes manuels américains que ceux que j’avais à Berlin. Il était difficile de comprendre comment la Chine pouvait avoir un système économique clairement différent de celui de l’Allemagne ou de l’Amérique tout en pratiquant le même type d’économie. À mon retour à Berlin, j’ai commencé à travailler au bureau de la Chine à la fondation Rosa Luxembourg.
Nos homologues chinois étaient très intéressés par l’expérience de l’effondrement du socialisme d’État en Allemagne de l’Est. Un jour, j’ai aidé à organiser une réunion entre Hans Modrow, le dernier Premier ministre de la République démocratique allemande, et une délégation chinoise de haut rang. Me retrouver dans cette pièce avec le dernier dirigeant est-allemand oublié et la délégation chinoise m’a fait me demander: pourquoi l’histoire s’est-elle déroulée si différemment pour les deux camps? Cela m’a poussée à mener des recherches sur les réformes économiques de la Chine au cours de la première décennie cruciale, la longue période des années 1980, généralement définie comme la période 1978-1992. Pourquoi la Chine a-t-elle échappé à la thérapie de choc et quel est le rôle de l’économie dans la trajectoire distincte qu’a empruntée la Chine?
Nous avons tendance à oublier à quel point la transition du socialisme au capitalisme dans l’ancien bloc soviétique a été brutale. Dans votre conclusion, vous affirmez que c’est ce qui explique la forte divergence économique entre la Chine et la Russie au cours de la même période.
Il est remarquable que, dans le contexte des crises de 2008 et du COVID-19, le point de référence historique ait été presque exclusivement les années 1930. En fait, la «récession de transition» en Russie après 1989 a été plus profonde et plus longue que la Grande Dépression aux États-Unis. Non seulement la production totale s’est effondrée de plus d’un tiers, mais, surtout, en 1995 la production industrielle était tombée à environ la moitié de ce qu’elle était en 1987. C’est sûrement la désindustrialisation la plus spectaculaire de l’époque postcoloniale. La Russie n’a jamais retrouvé sa position de superpuissance industrielle.
La «récession de transition» en Russie après 1989 a été plus profonde et plus longue que la Grande Dépression aux États-Unis.
Les salaires réels se sont effondrés à moins de 50% de ce qu’ils étaient avant la thérapie de choc. L’espérance de vie des hommes russes a chuté de sept ans, plus qu’aucun pays industrialisé n’avait jamais connu en temps de paix. Une étude du Lancet a fait valoir que des millions de décès supplémentaires ont été enregistrés dans le chaos qui a suivi, alors que la pauvreté et le chômage montaient en flèche. Les toxicomanies, les infections par le VIH, l’alcoolisme, la malnutrition infantile et la criminalité se sont multipliés à mesure que les oligarques pillaient les biens publics. En 2015, les 99% de la population russe étaient toujours moins bien lotis en termes de revenu réel par adulte qu’en 1991.
Certes, il n’est pas certain que le «remède chinois» aurait fonctionné en Russie, mais il est difficile d’imaginer que la thérapie de choc à la russe en Chine n’aurait pas entraîné des souffrances d’une ampleur au moins comparable à celle de la Russie. Même un effondrement économique beaucoup moins dramatique que celui observé dans les années 1990 en Russie aurait pu se traduire par une catastrophe d’une ampleur considérable.
Quelles étaient les attentes de ceux qui préconisaient la thérapie de choc?
La thérapie de choc était au cœur de la «doctrine de transition du consensus de Washington» propagée par la Banque mondiale et le FMI dans les pays en développement, en Europe centrale et orientale et en Russie. L’idée de la thérapie de choc est basée sur la logique selon laquelle la douleur à court terme est nécessaire. L’analogie fréquemment invoquée est celle de la chirurgie: le patient doit d’abord souffrir, mais cela est nécessaire pour jeter les bases d’un épanouissement à long terme. La clé du choc initial a été un «Big Bang» dans la libéralisation des prix. Libérer tous les prix du jour au lendemain devait créer un système de prix rationnel, essentiel à la vision néoclassique des marchés. L’austérité macroéconomique – restriction monétaire et réduction des budgets gouvernementaux – devait empêcher les prix libéralisés de devenir incontrôlables.
Dans la réalité, cela n’a pas fonctionné. Le «Big Bang» de 1991 d’Eltsine a laissé place à une hyperinflation durable. Lorsque la valeur de l’argent tombe dans l’abîme, les relations d’échange sont guidées par la panique et la nécessité. La Russie s’est retrouvée sans marché opérationnel et sans planification, se rabattant souvent sur les échanges de troc en dernier recours.
Vous semblez soutenir que la détermination des prix par le marché était l’objectif central de la thérapie de choc. Il est intéressant de noter que nous avons assisté à cette transition avec les programmes d’ajustement structurel imposés aux pays en développement à la fin des années 1980. Le contrôle des prix, en particulier, était visé. Pourquoi la politique des prix est-elle si importante pour les néolibéraux?
La thérapie de choc n’était bien sûr pas exclusivement une politique de transition du socialisme d’État, mais un paradigme politique beaucoup plus large, expérimenté de manière célèbre dans le Chili de Pinochet, imposé dans la Grande-Bretagne de Thatcher et appliqué sous forme d’ajustement structurel dans de nombreux pays en développement. La liberté des prix est le Saint Graal du marché dans la pensée néolibérale. Si, dans cette perspective, la propriété privée est une condition nécessaire au fonctionnement du marché, le marché lui-même est en réalité la libéralisation des prix qui contiennent toutes les informations nécessaires pour coordonner les actions des individus reliés uniquement par des prix libres. C’est la raison intellectuelle profonde pour laquelle les thérapeutes de choc croyaient qu’un «Big Bang» initial était nécessaire pour libérer tous les prix.
Hayek et von Mises1, par exemple, sont très explicites à ce sujet lorsqu’ils lancent leur attaque contre le report du contrôle des prix de la guerre dans les années 1940. Hayek a prévenu dans La Route de la servitude: «Tout essai de contrôle des prix ou des quantités de certaines marchandises prive la concurrence de son pouvoir de coordonner efficacement les efforts individuels». Dans un essai intitulé «La politique du juste milieu mène au socialisme», Mises a souligné que si le gouvernement ne contrôlait que le prix d’un seul produit, par exemple le lait, il s’engagerait sur une pente glissante de distorsions des prix qui aboutirait finalement à un contrôle total des prix par le gouvernement, voire au totalitarisme.
Et pourquoi est-il si important, surtout pour la classe ouvrière, de penser aux prix de manière politique? L’idée reçue aujourd’hui sur le contrôle des prix est qu’il conduit à des pénuries, à l’inefficacité, au marché noir, etc.
Dans la plupart des sciences économiques actuelles, nous considérons que les prix sont fondamentalement de même nature. C’est le cas de l’économie néoclassique, d’une grande partie de l’économie marxiste et également de l’économie keynésienne dominante. La principale contestation entre les marginalistes qui croient en une théorie de la valeur subjective et la théorie de la valeur du travail de Ricardo et Marx réside dans le principe général de la détermination des prix plus que dans une opinion divergente sur la nature des prix pour différents types de biens. Il est question de dynamiques de prix différentes pour les prix de monopole ou certains produits de luxe. Mais il y a très peu d’examens systématiques de la façon dont certains prix sont d’une grande importance pour la stabilité macroéconomique et la croissance, et il n’y a pas beaucoup de discussion autour de l’économie politique des prix de certaines marchandises essentielles.
Cependant, plusieurs épisodes historiques clés mettent en évidence la nature hautement politique de certains prix essentiels. Le mouvement des Gilets jaunes en France a été déclenché par la perspective d’une hausse des prix du diesel; le Printemps arabe a été alimenté par la hausse des prix du pain; et certains affirment que la flambée des prix des céréales a joué un rôle dans la Révolution française. Ceci est basé sur une logique très simple: si les prix des biens essentiels comme l’énergie et les denrées alimentaires de base, qui constituent une grande partie des dépenses des ménages à faibles revenus, augmentent, les salaires réels chutent de façon spectaculaire. Les émeutes contre les hausses de prix sont alors une forme de résistance contre la pression exercée jusqu’à la limite de la subsistance ou en dessous. En même temps, stabiliser ou subventionner ces biens de consommation essentiels est un pas en avant pour diminuer la vulnérabilité de la population aux fluctuations du marché. Seules des fluctuations de prix relativement faibles peuvent déstabiliser une économie dont les exportations sont en grande partie composées d’un petit nombre de produits de base.
Les Gilets jaunes, le Printemps arabe ou la Révolution française mettent en évidence la nature hautement politique de certains prix essentiels.
Une des pratiques permettant de stabiliser les prix des biens essentiels dont je parle abondamment dans le livre est celle des stocks tampons. Lorsque l’ordre mondial a été redéfini après la Seconde Guerre mondiale, la constitution de stocks régulateurs internationaux de produits de base pour stabiliser les prix était une proposition importante, soutenue notamment par John Maynard Keynes. Cette proposition n’a jamais été mise en œuvre, mais elle mérite d’être relancée dans le cadre du débat actuel sur la nécessité de rendre les économies plus résilientes. Au lieu de se replier sur le nationalisme économique, les stocks tampons internationaux de produits de base essentiels présentent une alternative internationaliste. Il peut s’agir de fournitures médicales plus importantes. De tels stocks tampons auraient pu aider à canaliser les ressources vers les endroits où elles sont le plus nécessaires pour contenir la pandémie.
Vous montrez dans votre livre que la logique de la participation du gouvernement aux marchés des matières premières dans le but d’équilibrer les prix est profondément ancrée dans la tradition chinoise de gouvernance économique.
En Chine, il existe une longue tradition de système régulateur des stocks agricoles. Les stocks publics ont stabilisé les prix depuis l’Antiquité en achetant des céréales lorsque les prix sont bas après la récolte et en libérant les réserves de céréales lorsque l’offre vient à manquer, notamment en cas de famine. Aujourd’hui, après des décennies de création de marché par l’État et de participation au marché par les acteurs étatiques, la Chine administre les plus grands stocks publics de céréales au monde. La fermeture initiale extrêmement stricte dans la phase initiale de la pandémieCOVID-19 a été en partie rendue possible par les agences commerciales de l’État qui ont contribué à recréer des marchés pour la nourriture lorsque les canaux d’approvisionnement normaux ont été interrompus. Un autre exemple est la stabilisation du prix du porc. Une épidémie de peste porcine avait décimé les stocks de porc en Chine en 2019. Pour éviter que les prix du porc n’augmentent trop rapidement, l’État a puisé dans ses réserves de viande de porc congelée et les entreprises publiques ont aidé à organiser une expansion des importations de porc.
De plus, si l’inflation a contribué à la chute des nationalistes, le fait que les communistes aient réussi à imposer la stabilité des prix quelques mois après l’inauguration du nouveau gouvernement a été une source importante de leur légitimité et a consolidé le pouvoir du gouvernement communiste. La valeur de la monnaie a été rétablie à l’aide de techniques rappelant la tradition chinoise de stabilisation des prix par la participation de l’État au marché. De cette façon, l’État chinois lisse les fluctuations des biens de consommation et de production essentiels. Ces politiques complètent la politique monétaire dans la stabilisation du niveau général des prix. Une telle stabilisation ciblée des prix essentiels peut à son tour créer un espace pour l’expansion budgétaire en libérant les pressions inflationnistes.
Cette longue expérience représente une prise de conscience chinoise de l’impact potentiel des marchés et la conviction que le gouvernement devrait s’impliquer dans le marché, ce qui est différent de l’insistance sur l’État et le marché comme entités séparées dans la plupart des domaines de l’économie moderne. L’approche de la régulation des prix par l’activité commerciale de l’État, par comparaison, suggère que l’interaction entre les agents privés et bureaucratiques co-crée le marché et l’économie. Il ne fait aucun doute que l’expérience de guerre de la génération révolutionnaire en matière de création de marchés et de garantie de la stabilité des prix constitue un élément important pour expliquer la manière dont la Chine a échappé à la thérapie de choc au carrefour des années1980.
Mais la Chine n’était-elle pas sur le point de mettre en œuvre sa propre libéralisation des prix et sa thérapie de choc à la fin des années 1980?
Avant d’aborder cette question, nous devons remonter dans l’histoire. Dans le débat sur le modèle économique de la Chine qui a suivi la grande famine, l’un des sujets les plus controversés était la loi marxienne de la valeur2. Les économistes chinois étaient en profond désaccord sur la question de savoir si la loi était applicable à l’économie chinoise et si elle devait être utilisée pour déterminer les prix, ou si cela conduirait au capitalisme. Une question cruciale était de savoir si les prix agricoles devaient se rapprocher de la valeur qui était définie sur la base de la théorie de la valeur du travail — au lieu d’être maintenus en dessous de la valeur. Le débat, qui visait à rationaliser l’ensemble du système de prix, n’a finalement eu aucune conséquence pratique. Le danger perçu pour la stabilité des prix a empêché les dirigeants de réajuster tous les prix sur la base d’une formule axiomatique.
Au lieu d’un nationalisme économique, les stocks tampons internationaux de produits de base essentiels présentent une alternative internationaliste.
Lorsque Mao est mort en 1976, la Chine était encore un pays très pauvre. Après l’échec d’une dernière poussée vers une industrialisation de style soviétique alimentée par la technologie occidentale sous Hua Guofeng, la réforme menée par Deng Xiaoping a remplacé le slogan de la Révolution culturelle «la politique aux commandes» par «l’économie aux commandes». Les intérêts économiques des entreprises et des individus doivent être utilisés pour libérer les pouvoirs productifs de la Chine. Pour organiser un passage aussi radical du collectivisme, du commandement central et de l’égalitarisme aux incitations économiques individuelles, les dirigeants chinois ont reconnu, dès les premiers jours de la réforme, qu’une restructuration du système de prix était essentielle.
De nombreuses réunions ont été organisées à l’aube de la réforme, à la fin des années 1970, pour discuter de la loi de la valeur. Ces événements ont abouti à la conférence de Wuxi d’avril 1979. De manière cruciale, les participants ont tous contesté l’idée que le socialisme exigeait une économie planifiée de manière centralisée. Deng Xiaoping a sanctionné les percées théoriques de la conférence de Wuxi, en déclarant à un journaliste étranger: «Développer une économie de marché ne signifie pas pratiquer le capitalisme. Tout en maintenant une économie planifiée comme pilier de notre système économique, nous introduisons également une économie de marché. Mais c’est une économie de marché socialiste».
La question était comment cette tâche colossale pouvait être réalisée. Au cours des années 1980, les échanges avec des économistes du monde entier se sont rapidement développés. La Banque mondiale et la Fondation Ford ont joué un rôle important à cet égard. Parmi les visiteurs importants des premières années, on citera Milton Friedman, l’économiste de Chicago, Włodzimierz Brus, l’économiste réformateur émigré polonais et disciple d’Oskar Lange, et Ota Šik, l’architecte exilé des plans de réforme économique du Printemps de Prague.
Contre l’attaque de Mises et Hayek sur toute possibilité d’un système socialiste rationnel, Lange avait montré dans le débat sur le calcul socialiste3 que des prix rationnels pouvaient être atteints sous le socialisme de marché. Ce courant de pensée réformateur avait donc des points communs avec le néolibéralisme, dans la mesure où il mettait l’accent sur la fixation de prix corrects. Lors d’une conférence en Chine, Friedman est même allé jusqu’à qualifier le socialisme de marché «à la Lange» de solution de second choix qui constituerait une grande avancée sur la voie de l’économie libre4. Ainsi, parmi les économistes réintégrés en Chine, une vision des réformes du marché s’est formée, plaçant la réforme des prix au cœur de tous les efforts et affirmant que, sans une libéralisation globale des prix – dans certaines versions préparées par des ajustements de prix calculés et combinés à une réforme fiscale et salariale – les réformes du marché sont vouées à l’échec.
Ainsi ce dialogue entre économistes a-t-il donné naissance à l’une des principales approches concurrentes de la réforme du marché en Chine: la réforme dite «par paquets», dont le cœur était une réforme radicale des prix, première étape d’une thérapie de choc, et qui constituait la prescription politique néolibérale qui a balayé le monde socialiste. Pour rationaliser l’économie socialiste, les planificateurs centraux ont dû fixer des prix égaux aux valeurs. Ils devaient laisser les entreprises publiques se concurrencer librement. Poussée à sa conclusion logique, cela impliquait l’abandon de la planification en termes physiques. Les partisans d’une réforme des prix aussi radicale ont reconnu que leur proposition comportait un risque grave, à savoir une augmentation du niveau général des prix. Une étape aussi spectaculaire de la réforme devait alors être préparée en commençant par «refroidir» l’économie. Cela signifiait, en pratique, l’application d’une austérité sévère dans le but de surmonter les déséquilibres macroéconomiques. Ils ont reconnu que cette approche entraînerait un mal-être à court terme. Mais à leurs yeux, la seule alternative était la souffrance à long terme.
Et quelle était l’autre approche?
Les opposants au Big bang ont insisté sur le fait que la thérapie de choc générerait une inflation galopante plutôt qu’une convergence vers un équilibre souhaité. La simple suppression du contrôle des prix ne pouvait pas transformer les entreprises d’État en entreprises de marché. Elles sont restées des unités de production socialistes dans la mesure où elles n’avaient aucun pouvoir sur l’ampleur du capital et de la main-d’œuvre qu’elles employaient. Les entreprises d’État ne pouvaient réagir aux augmentations du prix des intrants qu’en les répercutant sur les producteurs situés plus loin dans la chaîne de production. Il en résulterait donc à terme une inflation des prix à la consommation, qui alimenterait à son tour les hausses de salaire. Le résultat serait la destruction du noyau de l’ancienne économie, sans créer une économie de marché fonctionnelle. Une telle évolution mettrait en danger la stabilité sociale et politique de la Chine et compromettrait ainsi le projet de réforme dans son ensemble.
Selon eux, ni le contrôle central pur ni la libéralisation du jour au lendemain ne peuvent relever le défi de rattraper le monde capitaliste avancé et d’augmenter le niveau de vie général. L’idée était que l’État devait utiliser la loi de la valeur et, en même temps, restreindre le fonctionnement spontané de la loi de la valeur afin de protéger les gens des fluctuations violentes des prix. «La Chine ne doit pas laisser la “main invisible” d’Adam Smith influencer le système socialiste», a déclaré un économiste de cette école. Un encadrement par la planification empêcherait le marché de devenir anarchique.
Que les communistes aient réussi très vite à imposer la stabilité des prix a été une source importante de leur légitimité.
La principale différence entre ces deux approches n’est pas, comme on le suggère souvent, le rythme de la réforme. Il s’agit plutôt de la logique à la base de la conception des politiques. Les économistes du Big bang définissent un ensemble complet d’étapes de réforme, dérivées par un raisonnement déductif, destinées à atteindre un état idéal. L’approche plus pragmatique consistait à réaliser le chemin en marchant. Elle a reconnu une ignorance essentielle tant de la fin — la configuration ultime de l’économie chinoise — que du chemin pour y parvenir. Le mécanisme de la réforme et les spécificités du nouveau système devaient être élaborés par l’expérimentation et la recherche empirique guidée par la théorie.
Comment ces débats théoriques ont-ils été traduits en politiques économiques concrètes? Dans votre livre, vous accordez beaucoup d’attention à la réforme rurale chinoise et au système de prix à deux voies.
En 1984, le Comité central a adopté la «décision sur la réforme de la structure économique». Cela a marqué une percée dans la réforme du système économique. L’économie socialiste planifiée de la Chine a été redéfinie comme «une économie planifiée de produits de base fondée sur la propriété publique, dans laquelle la loi de la valeur doit être consciemment suivie et appliquée».
Alors que ces échanges universitaires évoluaient, au début des années 1980, la réforme rurale balayait le pays et un paradigme de réforme de création de marché expérimental émergeait. Les réformes rurales étaient à bien des égards très radicales. Il s’agissait de démanteler les communes populaires, principale institution sociale, économique et politique de la Chine maoïste.
Cependant, même dans ce cas, la réforme rurale a été graduelle dans le sens où elle a maintenu l’engagement des campagnes à fournir un quota exigé par les institutions de planification pour des produits agricoles clés tels que les céréales et le coton à un prix planifié. Mais les ménages étaient désormais responsables de la livraison de leur part du quota, tout en étant autorisés à produire aux prix du marché une fois l’engagement pris envers le plan. En outre, ce passage au système dit de responsabilité des ménages a été toléré d’abord à titre expérimental dans les communautés rurales qui n’étaient pas de grands producteurs de biens agricoles essentiels. Pour étendre le système de responsabilité des ménages des communes marginales à l’ensemble de la campagne, la recherche par enquête a joué un rôle clé.
Les étudiants qui avaient passé leur jeunesse dans les campagnes où ils avaient été envoyés pendant la révolution culturelle sont apparus comme une force puissante. Avec le soutien de certains hauts dirigeants clés, comme Deng Liqun et Du Rusheng, ils ont formé le groupe dit de développement rural, qui a contribué à évaluer et à systématiser les leçons tirées des expériences de réforme agricole. La réforme rurale a été la principale avancée du programme de réforme de Deng dans son ensemble et a mis en avant Zhao Ziyang, qui est devenu Premier ministre et secrétaire général. Ces jeunes intellectuels réformateurs ont formé une alliance solide avec les dirigeants réformateurs de la génération révolutionnaire.
La question décisive de la réforme au milieu des années1980 était donc de savoir s’il fallait maintenir et améliorer le système de prix à deux voies ou l’abolir. Fortement stimulée par le succès des réformes rurales, cette approche multiméthodes et multivoies a pris le dessus et a été mise en œuvre comme politique officielle. L’essence du système de prix à deux voies peut être saisie dans la perspective du principe guanzanien consistant à contrôler le «lourd», ou l’essentiel, et à laisser aller le «léger», ou le sans importance5. Le principe de base du système de prix à deux voies était donc de renoncer au contrôle des prix des biens non essentiels produits par des fournisseurs mineurs. Il a également renoncé au contrôle des prix des produits excédentaires des principaux producteurs d’intrants industriels essentiels tels que les matières premières et l’énergie.
Au lieu de connaître un grave déclin économique et une désindustrialisation, les réformes de la Chine ont jeté les bases de son ascension économique.
Il est important de noter que l’approche gradualiste et pragmatique de l’élaboration de la politique économique a été contestée avec force et à plusieurs reprises par les partisans d’un saut soudain dans une économie de marché non réglementée. L’expérimentalisme gradualiste n’était pas une fatalité, il a été défendu au cours de luttes intellectuelles et politiques acharnées. Au carrefour des années 1980, la Chine a échappé à la thérapie de choc. Au lieu de connaître un grave déclin économique et une désindustrialisation, comme ce fut le cas de la Russie et de plusieurs autres économies en transition, les réformes à double voie de la Chine ont jeté les bases institutionnelles et structurelles de son ascension économique sous le contrôle politique étroit du parti et de l’État. La traversée de la rivière avec un nombre prédéfini de pas dans un temps donné, et le plus rapidement possible, était le symbole du Big bang. En revanche, les Chinois cherchaient à tâtons des «pierres pour traverser la rivière»: ils ont initié la réforme avec les prix qui pouvaient être libérés ou ajustés sans perdre la stabilité.
Mais qu’est-ce qui a empêché la Chine d’aller plus loin sur la voie de la thérapie de choc?
En fait, la Chine a échappé deux fois au Big bang ou à la thérapie de choc. À la suite de la «décision sur la réforme du système économique» de 1984, les dirigeants chinois sont parvenus à un consensus politique sans précédent pour poursuivre les réformes du marché. Mais la question de comment réformer, que ce soit en «tâtant le terrain» par la dérégulation à partir des marges, ou en imposant consciemment un mal-être à court terme, en espérant un gain à long terme par la marchéisation du cœur du système, n’était certainement pas réglée.
La bataille cruciale de la réforme portait sur la question de savoir comment procéder pour soumettre le cœur du système industriel urbain, qui avait été mis en place sur la base de l’idéal soviétique d’une «grande usine», à la loi du marché. Contrairement aux communes de la campagne, chaque unité de production industrielle n’était pas censée être une entité économique durable en soi. En d’autres termes, elles produisaient en réponse à des ordres centraux à des prix fixés par l’État, le système de prix ayant été mis en place pour redistribuer entre les secteurs. Les biens de consommation non essentiels comme les bicyclettes, les radios et les montres étaient vendus à un prix supérieur au coût, ce qui permettait d’extraire des fonds des consommateurs, tandis que les biens de consommation et de production essentiels comme les céréales et l’acier étaient vendus à un prix inférieur au coût. Par conséquent, la rentabilité était très inégale à dessein.
Les réformateurs, dont l’approche a été façonnée par l’expérience de la réforme agricole, ont fait valoir que le même système à deux voies d’un prix de marché et d’un prix planifié pouvait être introduit dans le secteur industriel et était en fait déjà en train d’émerger spontanément. Les entreprises devraient continuer à livrer leur quota tout en étant autorisées à mettre leur produit excédentaire sur le marché. Les agences commerciales de l’État, qui jouaient auparavant un rôle relativement passif, sont devenues des créatrices de marché clé mettant en relation les fournisseurs avec de nouveaux clients. Grâce au système à double voie, les unités de production elles-mêmes seraient transformées en entreprises orientées vers le marché, avec toute la refonte institutionnelle que cela implique.
Il est important de noter que pour les intrants industriels essentiels tels que l’énergie et les métaux, qui étaient à la fois en quantité limitée et dont le prix était inférieur au coût, ce système a entraîné une différence énorme entre les prix planifiés et les prix du marché. Du point de vue des réformateurs de la double voie, cela soulignait l’importance de maintenir le contrôle de l’État sur la part des quotas pour garantir la fourniture d’intrants bon marché, tandis que les prix élevés du marché incitaient fortement les entreprises à s’efforcer d’accroître leur production par tous les moyens. En revanche, les économistes réformateurs qui se sont concentrés sur la justesse des prix ont vu dans ce détournement substantiel des prix pour un seul et même produit la plus grande irrationalité possible. Certains sont allés jusqu’à affirmer que la double voie était pire que l’ancien système planifié.
Le système à deux voies a effectivement créé une forte dynamique de croissance, mais il a également constitué un terrain propice à la propagation de la corruption. À la fin des années 1980, l’inégalité était en hausse et l’euphorie initiale de la réforme s’estompait tandis que les prix du marché créaient une hausse générale des prix. Les tensions sociales et politiques se sont intensifiées. Dans ce contexte, l’idée d’un Big bang – consistant à lâcher tous les prix d’un seul coup tout en imposant l’austérité – est apparue de plus en plus comme une option séduisante qui faisait également autorité dans l’économie scientifique «occidentale».
Un tel programme a été préparé une fois en 1986. Mais il a été inversé à la suite des avertissements des économistes de l’Institut de recherche sur la réforme du système qui ont étudié l’expérience des tentatives précédentes de réformes majeures des prix en Yougoslavie et en Hongrie, ainsi que des économistes allemands et chinois qui connaissaient l’expérience des transitions de l’après-guerre qui présentaient un défi similaire. Zhao Ziyang a finalement renoncé à un ensemble complet de réformes. Le projet de Big bang a donc été démystifié et empêché par des économistes entièrement dévoués à la marchéisation, mais qui ont souscrit à l’approche alternative consistant à «chercher des pierres pour traverser la rivière». L’approche réformatrice de la marchéisation à partir des marges a prévalu, laissant en place le noyau de l’ancien système industriel, mais gelant sa taille. En termes simples, l’argument économique était le suivant: «il ne fait aucun doute que la réforme des entreprises est un processus très lent. Mais si vous ne pouvez pas avoir un Big bang dans la réforme des entreprises, vous ne pouvez pas réussir un Big bang dans la réforme des prix.»
Et la deuxième fois?
La deuxième fois, la Chine a échappé au Big bang, mais au prix d’un coût social et politique historique. En 1988, une nouvelle impulsion en faveur d’une réforme radicale des prix a été donnée par les plus hauts responsables politiques qui cherchaient désespérément une percée rapide. Le 13e congrès du parti, en octobre1987, a marqué une consolidation du programme de réforme du marché chinois. Elle a déclenché une tension croissante entre les réformateurs tels que Zhao Ziyang et Deng Xiaoping, qui étaient prêts à faire tout ce qu’il fallait pour réformer le système économique chinois, et les dirigeants tels que Chen Yun, qui pensaient que la réforme ne devait pas supplanter la primauté de la planification socialiste. Lorsque la lutte sur les limites de la réforme entre les dirigeants chinois s’est intensifiée dans la seconde moitié des années 1980, le vieux débat sur la nature du socialisme chinois et le rôle du développement économique a été ravivé6. Le treizième congrès du parti a tranché ce débat en faveur de la réforme économique à tout prix. Selon la logique proclamée par Zhao au treizième congrès du parti, tant que la Chine se trouvait à ce stade primaire, défini comme un sous-développement économique, tout ce qui servait la croissance économique devait être considéré comme nécessaire au socialisme. Il s’agissait d’un paradigme de réformes du marché dans lequel «tout était permis».
L’expérimentalisme gradualiste n’était pas une fatalité, il a été défendu au cours de luttes intellectuelles et politiques acharnées.
En 1988, la Chine a vu les prix s’emballer pour la première fois depuis la révolution de 1949 et les revenus réels chuter. Les principaux réformateurs ont également averti les dirigeants chinois qu’une période de stricte restriction macroéconomique et de politique monétaire rigoureuse était nécessaire de toute urgence pour ramener l’inflation sous contrôle et préparer les conditions de la libéralisation des prix. C’était, selon eux, le seul moyen de rendre enfin opérationnelle la loi de la valeur en Chine. Lorsque la réforme s’est retrouvée dans une impasse politique, Deng Xiaoping a lui-même pris l’initiative de «faire sauter la barrière de la réforme des prix», arguant, dans une rhétorique typique de la thérapie de choc, qu’il valait mieux endurer des difficultés à court terme qu’une souffrance à long terme. En été 1988, l’annonce à la télévision d’État d’une réforme complète des prix a suffi à déclencher la panique. Il s’en est suivi une ruée vers les banques et une accumulation de biens durables. Elle a également donné lieu à des protestations sociales qui sont intimement liées aux événements tragiques de 1989.
Mais les dirigeants chinois ont rapidement fait marche arrière. Deng Xiaoping, un dirigeant de la première génération révolutionnaire, était prêt à payer un prix élevé au nom de la marchéisation, mais il n’était pas prêt à sacrifier la stabilité du régime et de l’État communistes. Sur le plan économique, le système à double voie représentait l’option de repli pour la réforme après le retrait d’un Big bang…
Curieusement, en 1992, la référence à l’«économie planifiée» a disparu de la manière dont la Chine définissait son système économique et nous avons assisté à un redémarrage en force de l’agenda de la marchéisation.
En octobre 1992, après que Deng Xiaoping eut relancé le programme de réforme avec sa tournée dans le Sud, le 14e congrès national du PCC a pris la décision officielle d’établir une «économie de marché socialiste aux caractéristiques chinoises». Jiang Zemin, le successeur de Zhao Ziyang au poste de secrétaire général, a expliqué ce nouveau concept dit de leadership: «Que l’accent soit mis sur la planification ou sur la régulation du marché n’était pas la distinction essentielle entre le socialisme et le capitalisme». Cette décision a marqué une nouvelle avancée politique. La déclaration officielle d’une économie de marché socialiste indiquait que les dirigeants chinois des années1990 étaient prêts à faire voler en éclats toutes les limites restantes au fonctionnement des forces du marché, au nom du progrès économique. Leur premier pas dans cette direction a été la vaste libéralisation des prix de 1992-1993.
En apparence, cette libéralisation des prix ressemblait au programme de Big bang qui avait été évité dans les années 1980. Les contrôles sur les biens de consommation et de production essentiels ont été démantelés un par un. Parmi les produits visés figurent des produits de base essentiels tels que les céréales, l’acier, le charbon et le pétrole. Toutefois, en raison de la situation radicalement différente de l’économie chinoise du début des années 1990 — même comparée à la dynamique de la fin des années 1980 — l’impact relatif de ce big bang a été beaucoup plus faible qu’il ne l’aurait été quelques années auparavant. «Le plan était déjà devenu un îlot entouré d’un océan de transactions aux prix du marché», a déclaré un économiste. Les prix fixés par le gouvernement ont perdu de leur importance. Un big bang en 1986 — ou même en 1988 — aurait été catastrophique. En 1992, ce même effort de libéralisation s’apparentait à un saut d’un rocher bas au pied d’une montagne dont on venait de descendre.
La combinaison d’une marchandisation profonde et progressive qui avait précédé la libéralisation, ainsi que l’affirmation du pouvoir de l’État en 1989, ont fait que la «petite secousse» de 1992 a été suffisamment limitée pour préserver les institutions économiques fondamentales. L’État a maintenu son contrôle sur les «sommets» de l’économie chinoise en passant de la planification directe à la réglementation indirecte par le biais de la participation de l’État au marché. C’est ainsi que la Chine a évolué vers le capitalisme mondial sans perdre le contrôle de son économie nationale.
Votre livre semble également s’écarter des récits dominants sur le modèle économique de la Chine. Il est souvent décrit comme une sorte de combinaison d’un État communiste à parti unique et d’un néolibéralisme économique sauvage — ce que David Harvey a appelé «le néolibéralisme aux “caractéristiques chinoises”». Pourquoi cette déclaration est-elle trompeuse?
L’argument de «la Chine néolibérale» comporte généralement deux erreurs. Premièrement, on assimile l’introduction de mécanismes de marché au néolibéralisme. Je ne trouve pas cela convaincant. Dans le contexte de l’histoire européenne et américaine, nous ne qualifierions pas les années 1960 ou 1970 de néolibérales, même si les marchés ont joué un rôle important dans les économies de l’époque.
Deuxièmement, ces études tendent soit à supposer une nature monolithique du système chinois qui n’est pas réaliste, soit à se concentrer sur des exemples très spécifiques tels que le secteur du soutien scolaire privé pour tirer des conclusions sur le système dans son ensemble. Au cours des réformes des années 1980, le néolibéralisme est devenu une force importante dans le discours politique de la Chine. Auparavant, le principe même de l’efficacité et de la rationalité économique avait été rejeté par la rhétorique du post-maoïsme. Mais alors que les arguments néolibéraux et un vaste programme de libéralisation et de privatisation prenaient de l’ampleur et étaient poussés assez loin dans les années 1990, l’État chinois n’a pas renoncé à son contrôle sur les sommets de l’économie — à la fois sur des secteurs essentiels comme la finance, l’industrie lourde, les infrastructures, la propriété foncière, etc. ainsi que sur la création de «champions nationaux», les quelque quatre-vingt-dix conglomérats industriels relevant de la Commission de supervision et d’administration des actifs d’État.
Actuellement, nous observons un énorme regain d’investissements publics dans le débat politique étasunien, en particulier pour les infrastructures. Cette évolution est annoncée par beaucoup comme la fin du néolibéralisme. Pourtant, les plans les plus ambitieux sont loin de correspondre à la pratique actuelle en Chine. Si nous utilisons les mêmes normes pour les deux cas, les États-Unis et la Chine, cela devrait indiquer que quelque chose ne va pas si nous classons la Chine comme une économie néolibérale.
Comment différencier alors le néolibéralisme de ce qui est indéniablement un tournant du marché en Chine? Qu’entendez-vous par «la marchéisation au-delà du néolibéralisme» ?
Le néolibéralisme est fondé sur l’idée de la libéralisation des prix rendue possible par la propriété privée. Cela ne dit rien de la taille de l’État — l’État est censé établir et contrôler les règles du marché, et non participer activement au marché avec son propre agenda et dans le but explicite de faire évoluer les prix dans un sens que l’État juge favorable à des objectifs sociaux, politiques ou économiques. C’est ce que fait l’État chinois. En ce sens, la Chine est une économie mixte. Le Parti communiste et l’État maintiennent une main visible qui ne cherche pas seulement à fournir les conditions nécessaires au bon fonctionnement de la main invisible, mais qui façonne consciemment et activement le développement économique de la Chine.
Alors qu’un vaste programme de libéralisation était poussé assez loin, l’État chinois n’a jamais renoncé à son contrôle sur les sommets de l’économie.
Pensez au jeu de Jenga qui consiste à empiler des blocs de bois. Selon la thérapie de choc néolibérale, il faut d’abord écraser l’ancienne tour de Jenga pour pouvoir construire une maison entièrement nouvelle à partir des blocs de bois de l’ancienne. Alors que l’approche chinoise de «création de marché» commence par retirer sélectivement des blocs de cette tour puis les déplacer ailleurs sur la même structure. La tour grandit alors que sa structure change fondamentalement. Les espaces laissés vides sont occupés par des activités de marché qui déclenchent une dynamique qui finit par transformer la nature des blocs initialement laissés intacts.
Cela entraîne tous les effets secondaires de la marchéisation, tels que des conditions de travail épouvantables dans des secteurs à bas salaires. Les grandes différences entre la campagne et la ville ont également contribué à des inégalités massives. Les réformes agricoles ont entraîné la création d’une main-d’œuvre flottante de plus de 200millions de travailleurs migrants. Les relations entre les sexes ont également régressé. Le modèle chinois ne doit en aucun cas être romancé. Ce n’est certainement pas un exemple glorieux du socialisme. Mais il mérite d’être étudié attentivement au lieu d’être étiquetée de manière générale. Le chemin particulier de la réforme que j’ai essayé de tracer dans ce livre a créé un nouveau type de système économique qui nous oblige à repenser de nombreuses idées préconçues.
Isabella Weber, How China Escaped Shock Therapy, Routledge, 27 mai 2021.
Footnotes
- Ludwig von Mises (1881-1973) était un philosophe et un économiste de l’école autrichienne. Selon von Mises, une économie planifiée est un arrangement irrationnel du fonctionnement économique et l’économie de marché est la seule approche qui puisse assurer un équilibre harmonieux. Selon lui, l’économie socialiste a un problème de calcul parce que le marché est absent. Friedrich Hayek (1899-1992) était un disciple de von Mises. Il est considéré comme l’un des pères fondateurs du néolibéralisme. Ses travaux économiques portent sur la manière dont un marché fournit des informations à ses participants par la formation des prix et sur la manière dont les économies planifiées empêchent cette diffusion d’informations. Il a été le premier à vouloir mettre dans le même sac fascisme et communisme: selon lui, ils ont les mêmes racines, à savoir une économie planifiée centralisée et la limitation de la liberté de l’individu par la toute-puissance de l’État.
- La loi de la valeur. La loi de la valeur stipule que «la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. Ainsi, plus la production d’une marchandise demande de temps, plus cette marchandise aura une valeur importante». Le concept de «nécessité sociale» est une donnée qui évolue en fonction de la productivité. Le fonctionnement de la loi de la valeur a quatre conséquences importantes dans les relations de production capitalistes. (1) Il détermine l’allocation des facteurs de production (capital et travail) entre les secteurs: les gens investissent ou désinvestissent en fonction de leurs attentes en matière de bénéfices, et non en fonction des besoins sociaux. (2) Il est le moteur de l’innovation technologique: ceux qui peuvent produire à moindre coût et plus rapidement peuvent réaliser des bénéfices supplémentaires, devancer leurs concurrents et gagner des marchés. (3) Il est à l’origine d’une concentration toujours plus grande du capital: une «struggle for life» (lutte pour la vie). Celui qui est le plus grand balaie les plus faibles. (4) Il force le niveau d’exploitation à augmenter: en faisant baisser les salaires, par de nouvelles méthodes de production et en remplaçant la main-d’œuvre par des machines. Marx montre que la loi de la valeur — la « main invisible du marché » — ne conduit pas du tout à l’équilibre général. La loi des valeurs mène à la crise, au chaos, à la catastrophe sociale et à la destruction.
- Le débat sur le calcul socialiste demandait si une économie planifiée idéale pouvait, en théorie, rivaliser avec un marché idéal pour déterminer les prix d’équilibre.
- Voir aussi Isabella Weber, «Origins of China’s Contested Relation with Neoliberalism: Economics, the World Bank, and Milton Friedman at the Dawn of Reform», Global Perspectives, (2020) 1 (1): 12271.
- Le Guanzi est un texte central de la pensée économique chinoise ancienne sur la stabilisation des prix. L’approche de la réglementation des prix adoptée par le Guanzi est résumée dans les principes dits «léger-lourd», selon lesquels lourd représente «l’important», «l’essentiel» ou «le coûteux», et le léger signifie «sans importance», «non essentiel» ou «bon marché».
- Sous Mao, la révolution était conceptualisée comme une lutte politique continue. L’établissement de relations de production socialistes était perçu à la fois comme un objectif en soi et comme un moyen de parvenir au développement matériel. En revanche, dans le cadre de la réforme, le développement économique est devenu l’objectif global et les relations sociales de production ont été évaluées en fonction de leur contribution à la réalisation de cet objectif, indépendamment de leur caractère socialiste. Le développement des forces de production fut dès lors le premier projet de la Chine.