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À l’intersection­nalité de la gauche

De nouveaux courants de pensée apportent aujourd’hui une autre vision du féminisme et de l’antiracisme dans les débats au sein de la gauche. Ils constituent également une remise en cause des racines universelles et rationnelles du mouvement social. Décryptage avec Stéphanie Roza, autrice de La gauche contre les Lumières ?

Beaucoup l’oublient, mais la Philosophie des Lumières (ou Enlightenment et Aufklärung) et la Révolution française ont posé les bases philosophiques du socialisme et du communisme. En quoi cet héritage est-il actuel pour la gauche d’aujourd’hui, forcément antiraciste et féministe ?

Dans La Sainte-Famille, en 1845, Marx et Engels font le bilan de ce qu’ils doivent à leurs prédécesseurs. Ils insistent sur les antécédents

Stéphanie Roza est chargée de recherches au CNRS, spécialisée dans l’histoire des pensées républicaines et socialistes (XVIIIe-XXe s.). Elle a rédigé de nombreux travaux sur l’héritage idéologique des Lumières (XVIIIe siècle), dont notamment La gauche contre les Lumières ? (Paris, Fayard, 2020) et Lumières de la gauche (Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022). Elle a dirigé, avec Jean-Numa Ducange et Razmig Keucheyan, une Histoire globale des socialismes (Paris, PUF, 2021).

philosophiques du matérialisme historique. D’un côté, ils évoquent le rationalisme de Descartes et des philosophes des Lumières : la confiance des philosophes dans les pouvoirs de la raison humaine est décisive, elle ne s’incline plus devant aucune idole, religieuse ou politique ; elle soumet tout à sa critique. La reconnaissance de l’autonomie de pensée des individus, fondée sur leur nature d’êtres rationnels, est une étape vers l’émancipation. Toutefois, cette autonomie n’est pas totale, et c’est ce que les matérialistes du siècle des Lumières feront valoir.

En soi, ce matérialisme est considéré comme un très grand progrès théorique, dans la mesure où il se rattache à un programme humaniste. L’idée majeure retenue par Marx et Engels est la suivante : l’homme n’est pas la créature d’un Dieu qui aurait défini à l’avance tout son destin, individuel et collectif. L’homme est d’abord le produit des circonstances sociales dans lesquelles il naît, mais aussi des principes selon lesquels il est élevé. C’est pourquoi, changer les circonstances sociales est une nécessité pour pouvoir changer l’homme et la raison est le moyen dont dispose l’humanité pour comprendre ces circonstances et les transformer. Ainsi, le matérialisme des Lumières appelle (plus ou moins clairement car tous les auteurs ne sont pas tout à fait d’accord entre eux) une réforme radicale de la réalité sociale.

Changer les circonstances sociales est une nécessité pour changer l’homme. La raison est le moyen pour mieux comprendre et modifier ce contexte.

Toutefois, tous les philosophes du XVIIIe siècle ne sont pas matérialistes. Les Lumières est un mouvement philosophique et politique pluriel dont les tendances générales peuvent se dégager assez facilement. Après le rationalisme, déjà évoqué, l’une de ses tendances principales est l’universalisme. J’insiste sur le mot « tendance » parce qu’il est évidemment impossible, au cœur du XVIIIe siècle, de passer sans transition d’une situation où l’ensemble des cultures humaines, dont la culture occidentale, est ethnocentré à une situation où, subitement, les philosophes français se mettraient tous à célébrer l’unité du genre humain et à réclamer, d’une seule voix, des droits égaux pour la totalité de ses membres. Cependant, on observe bien un effort collectif — le premier de ce genre dans l’histoire — à décentrer le regard, à considérer les cultures étrangères comme de possibles supports pour mettre en lumière les défauts des sociétés européennes, et bien sûr, à critiquer, voire pour les plus radicaux, à condamner l’esclavage et la colonisation.

De ce point de vue, les accusations contemporaines d’ « antisémitisme » voire d’ « islamophobie » dont Voltaire fait l’objet, sont le fruit d’un regard rétrospectif qui ne tient compte ni du contexte historique, ni des débats dans lesquels il intervient (derrière sa critique des Juifs, notamment, se trouve en fait une critique du christianisme). Ses opposants se rendent ainsi incapables de comprendre le sens global des combats de ce philosophe qui prit des positions fort courageuses pour son époque en faveur des minorités religieuses, dont notamment les protestants persécutés. D’une manière générale, l’idée qu’il y aurait des « droits naturels » de l’homme, c’est-à-dire des prérogatives inaliénables, que tout individu pourrait opposer à une puissance qui l’opprime est une idée très répandue parmi les penseurs des Lumières. Or c’est un levier idéologique extrêmement puissant pour lutter contre les discriminations.

La Révolution française traduit cet universalisme dans les lois, avec sa célèbre Déclaration des droits de l’Homme qui, dès sa proclamation en 1789, aura un impact universel. Certains s’en serviront comme d’une arme pour lutter contre l’esclavagisme et le colonialisme ; d’autres pour combattre l’oppression féminine. Mary Wollstonecraft ou Olympe de Gouges, par exemple, pionnières de la lutte féministe, revendiquent toutes deux que les droits des femmes soient dans le sillage de ceux de « l’Homme » proclamés en 1789. Je pense que cette démarche globale n’a rien perdu de son efficacité.

De nombreuses féministes interprètent aujourd’hui l’universalisme à travers le prisme de l’intersectionnalité. Le féminisme «intersectionnel» semble apparaître dès 1991 à travers la plume de Kimberlé Crenshaw. Cette juriste américaine pense, par le biais de ses recherches, que la race et le genre sont les causes majeures de la pauvreté. Pourquoi lui donnerait-on tort ?

Pour commencer, le concept de « race » est une construction historique qui a eu des effets particulièrement dévastateurs dans le passé. Je ne crois pas à un usage progressiste de la « race », qui se prétend purement « sociologique » dans la bouche de certains, mais qui, dans les faits, se voit reconduire les mêmes critères d’ethnie et de couleur de peau que dans son usage traditionnel. Par ailleurs, je reste fidèle à la thèse marxiste qui veut que le capitalisme soit d’abord un système économique reposant sur la propriété privée des moyens de production. Dans cette perspective, la cause majeure de la pauvreté est l’exploitation du travail humain pour plus de profit. Les discriminations racistes et sexistes sont des faits sociaux majeurs, il serait particulièrement absurde et injuste de nier leurs effets. Toutefois, l’appartenance à la classe sociale des exploités surdétermine la condition d’infériorité des personnes discriminées. Elle constitue même une source souvent négligée des préjugés à leur encontre : en France, par exemple, la police contrôle « au faciès » les jeunes issus de l’immigration surtout quand ils portent sur eux les signes extérieurs de leur appartenance aux classes populaires (vêtements, manière de parler, de se tenir, etc.).
En ce qui concerne le sexisme, il est certain que les discriminations nous concernent toutes, mais pas de la même manière, loin de là : on a bien plus de moyens de se défendre et de s’en sortir en tant que femme quand on bénéficie d’une bonne situation financière et professionnelle, quand on est bien intégrée socialement, plutôt que quand on est pauvre et en situation de marginalité : c’est une évidence.
L’article de Crenshaw, fondateur du courant intersectionnel1 , soutient exactement la thèse inverse. Il fait des différences de classe les conséquences des différences sexuelles et raciales, en estimant que « la race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutit aux différences de classes observables »2. Cohérente avec ce prisme d’analyse, Crenshaw procède à de nombreux glissements dans son article entre ce qui relève de la couleur de la peau et ce qui relève de la condition sociale : l’adjectif « blanc » est trop souvent le synonyme de celui de « bourgeois ».

Mary Wollstonecraft et Olympe de Gouges revendiquent des droits des femmes à l’image de ceux de « l’Homme » proclamés en 1789.

Mais l’article pose selon moi au moins deux autres problèmes importants. D’abord, l’auteure prétend analyser avec minutie les différentes situations vécues par les femmes battues selon qu’elles soient blanches, noires, immigrées hispaniques fraîchement arrivées, ou asiatiques. Mais très vite, son analyse confond les problèmes des Noires américaines et des immigrées récentes. De la part de quelqu’un qui prétend précisément porter l’attention sur les spécificités de chaque groupe de dominées, c’est étonnant. On ne se situe pas à la même « intersection » si l’on descend d’esclaves présents sur le sol américain depuis des siècles, ou si l’on vient de débarquer du Mexique ou d’ailleurs. L’objectif affiché de braquer le projecteur sur les situations « intersectionnelles » se traduit donc immédiatement par l’instauration d’une distinction radicale entre les femmes non-blanches, toutes catégories confondues, et les femmes blanches, alors que l’identité « femme non-blanche » est fabriquée artificiellement. Elle ne renvoie ni à une histoire commune ni à des expériences identiques.

Adrian Thomas est un historien du syndicalisme belge et collabore souvent au CArCoB et au dictionnaire du mouvement ouvrier (Le Maitron). Il a publié « Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi » (Aden), distingué par le Prix CArCoB 2021.

Le deuxième problème est l’agenda politique sous-jacent de cet article prétendument scientifique. L’invention du concept d’intersectionnalité est immédiatement corrélée à l’objectif d’une « politique de l’identité » : il s’agit pour Crenshaw d’en appeler à l’élaboration d’une politique pensée par et pour les Noirs. Un objectif qui fait alors fi de la lutte contre les injustices sociales. Nous sommes à mille lieux de la démarche d’une Claudia Jones, par exemple, militante du Parti Communiste américain dans les années 1940. Dès cette époque, Claudia Jones dénonce la triple oppression dont sont victimes les femmes noires de la classe ouvrière (parce qu’elles sont noires, parce qu’elles sont femmes, parce qu’elles sont prolétaires). Elle conclut donc à la nécessité d’une meilleure intégration des travailleuses noires aux organisations communistes, pour qu’elles puissent contribuer à leur tour à « une société où l’on n’évalue pas la contribution de chacun selon son origine nationale ou sa couleur, mais où les hommes et les femmes vivent selon le principe : « chacun selon ses moyens, et, sous le communisme, à chacun selon ses besoins »3.

Françoise Vergès, dans son « Un féminisme décolonial » (La Fabrique, 2019), rejette le marxisme, qui ne considère pas les femmes comme une classe à part4, et la tradition féministe occidentale, au profit des luttes «indigènes» contre le patriarcat, tels que « l’afroféminisme » et le « féminisme islamique ». Ces courants s’opposent-ils réellement ?

Je pense que les femmes ne constituent pas une classe : comme évoqué plus haut, il y a un monde entre les femmes de la bourgeoisie et les femmes des classes populaires. Ce n’est pas parce qu’on partage certains problèmes ou certaines revendications, que l’on rencontre les mêmes intérêts en tous les cas, et notamment les mêmes intérêts matériels. Dans ce domaine comme dans d’autres, la distinction entre salarié(e)s et propriétaires des moyens de production reste fondamentale. Risquons cette comparaison : ce n’est pas parce que la totalité de l’humanité a, objectivement, intérêt à limiter les effets du dérèglement climatique, que les distinctions sociales s’en trouvent effacées. Et si nous envisageons les choses uniquement du point de vue de l’intérêt général de l’humanité à agir pour le climat, en se passant du prisme des classes sociales, nous nous privons des outils qui permettent notamment de comprendre pourquoi ni les États, ni les dirigeants des grandes entreprises, ne prennent aujourd’hui de mesures sérieuses pour limiter la pollution ou les émissions de gaz à effet de serre.

Malgré le sexisme, les femmes des classes populaires ont des intérêts communs avec les hommes de leur milieu, qui subissent eux aussi l’exploitation capitaliste et/ou l’exclusion de l’accès à un certain nombre de biens fondamentaux. Un enjeu essentiel de la lutte consiste donc à faire comprendre à ces hommes que leur sexisme entretient des divisions artificielles, et qu’ils doivent considérer les femmes comme des égales s’ils veulent mener ensemble une lutte efficace pour résoudre leurs problèmes. Le raisonnement est le même à propos des discriminations racistes. Le racisme interne aux classes populaires contribue à créer des sous-catégories artificielles et des divisions ; le patronat en profite pour payer son personnel le moins possible, en exacerbant la concurrence entre les salariés.

La femme ne constitue pas une classe en tant que telle puisqu’un monde sépare la femme de la bourgeoisie et celle des classes populaires.

Tout cela ne sous-entend cependant pas que l’intérêt général de l’humanité n’existe pas, ni qu’il n’y a pas de droits individuels fondamentaux qu’il est nécessaire de revendiquer pour toutes et tous. De ce point de vue, je ne crois pas qu’il y ait des « luttes indigènes » intrinsèquement différentes dans la lutte universelle pour l’égalité. L’universalisme comme ensemble de prérogatives exigibles pour tout être humain prévoit, parmi ces dernières, la liberté d’expression et la liberté de conscience. Cette vision universaliste est parfaitement compatible avec la revendication de certains droits culturels ou mémoriels tel que, notamment, celui de voir les crimes de la colonisation pleinement reconnus par les représentants actuels des pays occidentaux.

En revanche, elle n’est pas compatible avec des revendications qui viendraient à déroger aux droits fondamentaux, en mettant certaines pratiques ou croyances au-dessus de ces droits. Ainsi, la pratique barbare de l’excision n’est acceptable en aucun cas, en aucun lieu ni sous aucun prétexte, religieux ou autre, tout comme la polygamie, les mariages forcés, etc. De manière générale, aucun compromis entre les libertés individuelles élémentaires et une quelconque doctrine religieuse ne peut, selon moi, se prétendre pleinement féministe. En effet, personne ne peut se dire pleinement féministe, et en même temps considérer que les pratiquantes de sa religion ne doivent pas avoir recours à l’avortement.

D’un point de vue féministe, je ne vois pas la nécessité d’organisations séparées en fonction des origines ou des croyances de chacune. En revanche, je perçois bien l’intérêt pour les tenants de « politiques de l’identité », de convaincre les femmes de leurs communautés respectives de ne pas se mêler aux autres et de cultiver leur différence. Je vois aussi leur intérêt à utiliser certaines femmes, qui s’affirment féministes, comme vitrines pour leurs propres projets politiques. Les islamistes notamment, porteurs d’un projet de société rétrograde et sexiste, sont ravis de trouver des femmes musulmanes qui revendiquent un féminisme « spécifique ». Mais ce genre de position n’a souvent de féministe que le nom. Ainsi l’association française Lallab, qui se revendique d’un féministe islamique, choisit comme figure de référence Meherzia Labidi, députée du parti islamiste tunisien Ennahda, qui, en 2012, soutenait un projet de constitution stipulant que la femme n’était pas l’égale de l’homme mais son « complément » — au grand scandale des féministes tunisiennes.

D’une manière générale, un antiracisme et un féminisme authentiques ne peuvent être que l’héritage de l’universalisme des droits humains et du vieux projet socialiste de débarrasser le monde de toute oppression, et tout particulièrement de l’oppression socio-économique. Selon moi, l’antiracisme et le féminisme socialistes, c’est-à-dire articulés autour d’une lecture de la société en termes de classes sociales et inséparables de l’objectif d’une humanité véritablement émancipée, sont les seuls capables de permettre le dépassement des clivages et des préjugés, et d’amener chacun à reconnaître tout autre comme son égal.

L’antiracisme et le féminisme ont-ils été trop eurocentrés dans notre histoire ?

Les premières formulations modernes du projet féministe, de la lutte pour l’abolition de l’esclavage, du colonialisme et plus généralement de l’universalisme des droits humains ont pour origine l’Europe. C’est un fait historique qui n’a pas de valeur normative (il ne place pas la civilisation européenne au-dessus des autres) mais qui ne doit pas non plus amener à conclure que ce féminisme, cet anticolonialisme ou antiracisme sont par nature « eurocentrés » et donc valorisés ou discrédités. D’abord, les idées ont un contenu objectif qui ne se réduit pas à l’identité, et encore moins à la couleur de peau de celui qui les défend : sinon, toute autonomie est refusée à la pensée humaine et, par conséquent, toute liberté aux individus, qui seront contraints d’exprimer uniquement les intérêts de leur groupe social ou « racial ». Cette vision est bien trop réductrice des capacités de notre espèce.

Par ailleurs, l’idée de rejeter l’universalisme au nom d’un prétendu eurocentrisme est elle-même une invention politique. L’ironie des choses fait que c’est une invention… des blancs. Dès la période de la Révolution française, les conservateurs européens reprochent aux révolutionnaires français de vouloir imposer leur universalisme « abstrait » à tous les peuples de la Terre, au mépris des traditions et des cultures de chacun d’entre eux. Au XXe siècle, ce sont encore des blancs — Jacques Derrida, Michel Foucault — qui se font les chantres de ce genre de critique anti-Lumières. Foucault pourfend les « effets de despotisme » prétendument produits par la raison et Derrida invente le mot « phallogocentrisme » pour dénoncer la place centrale accordée corrélativement au masculin (le phallus) et au discours rationnel (le logos) dans la culture occidentale. Pourtant, au XVIIIe et XIXe siècles, les principes universels proclamés sous la Révolution française ont été accueillis avec enthousiasme dans un grand nombre de pays. Considérés comme porteurs d’émancipation, bien des militants non-européens ont, très tôt, inscrit les droits de l’Homme sur leurs propres drapeaux. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’antiracisme et le féminisme ont progressé, parfois péniblement, dans notre modernité.

Le racisme propre aux classes populaires contribue à créer des divisions ; le patronat en profite pour exacerber la concurrence entre les salariés.

Ils ont fait l’objet de luttes de millions d’hommes et de femmes, qui se sont parfois déroulées au sein même des organisations politiques. La dialectique de l’émancipation s’est nourrie à la fois de l’affirmation des principes de la Déclaration des Droits de l’Homme et des combats concrets menés par les opprimés dans le monde pour faire appliquer ces droits dans la réalité des faits. Dès août 1791, les esclaves de Saint-Domingue se soulevèrent pour contraindre la France révolutionnaire à mettre sa législation en accord avec ses propres déclarations : en abolissant l’esclavage. L’abolition, finalement votée par la Convention en février 1794, est à la fois le produit de la logique même de l’universalisme, (puisqu’une fois les droits de l’Homme proclamés, la cohérence veut qu’ils soient étendus à tous les hommes), et aussi du combat d’un certain nombre de députés abolitionnistes au sein des Assemblées révolutionnaires, et de la pression formidable exercée par les Noirs révoltés et armés contre la domination des colons. Assurément, un certain nombre de députés qui avaient voté en faveur de la Déclaration des droits en août 1789 n’imaginaient pas devoir les étendre un jour aux peuples colonisés ni aux femmes : mais ils avaient, bien malgré eux, lancé un processus qui devait entraîner la France et ses colonies au-delà de leurs intentions de départ.

De grands noms de la décolonisation en Asie et en Afrique au XXe siècle trouvent-ils leurs racines idéologiques dans le socialisme et le communisme européens ?

Rappelons en effet que, parmi les différents courants politiques, le mouvement socialiste international peut se targuer d’avoir souvent été à l’avant-garde des revendications féministes et/ou antiracistes. Dès 1875, le Parti social-démocrate allemand réclamait le droit de vote pour les femmes. En 1920, parmi les 21 conditions émises pour adhérer à l’Internationale communiste, les délégués de tous les pays inclurent la nécessité pour les partis communistes de mener une propagande anticoloniale et anti-impérialiste résolue. À l’époque, personne ne se demandait s’il s’agissait d’un anti-impérialiste eurocentré ou non. Au contraire, des communistes comme le Vietnamien Hô Chi Minh se sont battus à l’intérieur du mouvement pour que ces déclarations de principe puissent passer dans la réalité des actes, et que le combat anticolonial soit la priorité de tous. Voici ce que le même Hô Chi Minh déclarera à Hanoï Le 2 septembre 1945 :

« ’Tous les hommes naissent égaux. Le Créateur nous a donné des droits inviolables, le droit de vivre, le droit d’être libre et le droit de réaliser notre bonheur’. Cette parole immortelle est tirée de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776. Prise dans un sens plus large, cette phrase signifie : tous les peuples sur la terre sont nés égaux ; tous les peuples ont le droit de vivre, d’être heureux, d’être libres. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française de 1791 proclame également : ’Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits’. Ce sont là des vérités indéniables. Et pourtant, pendant plus de quatre-vingts années, les colonialistes français, abusant du drapeau de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. Leurs actes vont directement à l’encontre des idéaux d’humanité et de justice. […] Le Vietnam a le droit d’être libre et indépendant et, en fait, est devenu un pays libre et indépendant. Tout le peuple du Vietnam est décidé à mobiliser toutes ses forces spirituelles et matérielles, à sacrifier sa vie et ses biens pour garder son droit à la liberté et à l’indépendance. »

Nous sommes très loin de la critique du « phallogocentrisme » ! Pourtant, c’est fort de ces principes que ce dirigeant vietnamien a entrepris de mener une guerre totale aux impérialistes occidentaux, qu’il finira par remporter. D’une manière générale, les leaders des indépendances, de Toussaint Louverture à Jawaharlal Nehru en passant par Leopold Sedar Senghor, étaient pétris d’universalisme et de progressisme. Tous ont conduit leur peuple à la victoire contre les colonisateurs, non pas en rejetant les idées européennes, mais au contraire, en les reprenant à leur propre compte tout en les enrobant de certaines traditions de leurs différents pays pour produire, chez chacun d’entre eux, une culture nationale moderne. Senghor par exemple pensait que le socialisme « à l’européenne » devait être adapté aux conditions matérielles et culturelles du Sénégal mais il a tout de même combattu avec conviction les pratiques ancestrales de l’excision et de la polygamie, au nom des droits humains fondamentaux. Il n’a pas craint de bousculer les traditions rétrogrades, les clergés, voire d’aller à l’encontre des sentiments conservateurs présents dans la population sénégalaise.

Ces choix politiques ont sans conteste permis de remporter les victoires les plus notoires contre le colonialisme, le patriarcat ou le racisme, et ce n’est nullement un hasard. Le féminisme et l’antiracisme ne peuvent légitimement rien exiger d’autre que la fin des discriminations et l’égalité des droits pour tous.

Dès août 1791, les esclaves de Saint-Domingue se soulevèrent pour obliger la France révolutionnaire à abolir l’esclavage.

En effet, il est impossible de revendiquer une égalité universelle des droits sur toute autre base que les principes universels. En opposant aux colonisateurs leurs propres principes, les combattants de la lutte anticoloniale, antiraciste et féministe des générations précédentes se sont imposés comme de meilleurs représentants de ces principes que ceux qu’ils combattaient. Leurs victoires idéologiques ont probablement été plus décisives encore que les militaires, en délégitimant tout projet colonial, et finalement toute législation discriminatoire aux yeux d’une grande partie de l’humanité. C’est avec cette stratégie qu’ils ont fait reculer le racisme et le sexisme dans le monde, mais aussi dans les législations occidentales.

Cette essentialisation des «racisés» a été critiquée par Gilbert Achcar, spécialiste du Moyen-Orient, à l’instar du sociologue Vivek Chibber, comme un « orientalisme à rebours ». N’est-ce pas paradoxal avec la vocation initiale de l’intersectionnalité ?

Un problème insurmontable survient dès lors que vous relativisez ou que vous tournez volontairement le dos aux principes universels et à la raison qui se fonde en chacun de nous comme un moyen d’exprimer ses positions, de les défendre et de les discuter avec autrui, argument contre argument. Si vous ne partagez pas l’idée que les peuples non-européens, ou les femmes, ont besoin des mêmes droits que les hommes européens, si vous refusez qu’ils et elles expriment et défendent leurs aspirations dans un langage rationnel, compréhensible et admissible au-delà de leur groupe restreint, alors vous assignez ces peuples non-européens, ces femmes, à l’irrationnel, au religieux, au traditionnel… Vous reproduisez alors la vieille image tout-à-fait coloniale de l’Orient mystique, spiritualiste et arriéré face à un Occident blanc et mâle, qui, paradoxalement, continue d’incarner les valeurs de la raison, du progrès, de la science, etc.

Cette attitude totalement contre-productive est incarnée à la perfection par une de nos gloires nationales, la néo-féministe Sandrine Rousseau, qui a déclaré un jour à un journaliste préférer « une femme qui jette des sorts à un ingénieur qui construit des EPR »5. Ce que certains traduiront comme suit : les femmes sont du côté de la sorcellerie moyenâgeuse et les hommes du côté de la science et de la technique. Personnellement, je ne me reconnais nullement dans cette image infantilisante et archaïque de la féminité. Je sais également que nombreux sont les hommes et les femmes issus de peuples et de cultures non-européens qui ne se reconnaissent pas non plus dans l’image rétrograde que certains à gauche se font d’eux : des êtres intrinsèquement religieux et essentiellement différents des Occidentaux.

Le journal Mediapart vous a fait débattre en 2021 sur le triptyque race-genre-classe avec Rokhaya Diallo. La célèbre polémiste est connue pour défendre des idées comme la non-mixité choisie, afin de limiter les «oppressions» de l’archétype «homme blanc cisgenre» qui additionnerait les « privilèges ». Pouvez-vous revenir sur vos désaccords ?

Le discours de Rokhaya Diallo est bien rôdé mais il repose sur des présupposés très contestables. Un aspect est particulièrement caricatural : lorsque j’ai opposé ma vision de l’antiracisme à la sienne, elle m’a assez vite signifié que je n’étais pas habilitée à en parler parce que je suis blanche. J’appartiens pourtant à une minorité qui a largement subi la discrimination et la persécution mais elle refuse d’accepter que certains militants noirs du passé et du présent puissent être bien plus en accord avec moi qu’avec elle : citons notamment le Black Panther Bobby Seale ou, plus près de nous, Adolph Reed Jr., vieux militant socialiste, figure des luttes antiracistes et anti-guerre du Vietnam dans les années 60 et aujourd’hui professeur émérite de l’Université de Pennsylvanie. Mais l’opinion de ces personnalités noires n’existe pas : elle est « invisibilisée » puisque contraire au point de vue intersectionnel. Diallo utilise sa propre couleur de peau pour mener une OPA sur l’ensemble de la communauté noire, dont elle prétend représenter la véritable opinion et défendre les véritables intérêts. Toute voix dissonante dans cette communauté sera accusée d’être aliénée par le discours des Blancs et donc discréditée avant même que la discussion ne commence.

Cette vision du monde et des groupes humains repose sur une pure position de principe : pour accepter que Diallo exprime le véritable « point de vue noir », il faut d’abord avoir accepté qu’il y ait un point de vue noir et un point de vue blanc. C’est profondément essentialisant : elle présuppose que toute position politique est, avant tout, surdéterminée par la couleur de la peau de celui ou de celle qui parle. Tous les Noirs sont supposés ressentir, réagir et penser fondamentalement de la même façon. Il en est de même pour tous les Blancs. Comme si notre façon de ressentir et de penser n’était pas influencée par mille autres facettes de nos personnalités : notre origine sociale, notre parcours scolaire, notre histoire personnelle, nos lectures, nos rencontres, etc. Comme si nous étions finalement réduits à notre simple couleur de peau. Comme si, par conséquent, il n’y avait pas d’argument partageable par tous. Cette façon de voir implique donc aussi un rejet du débat argumenté, qui ne sera jamais qu’un dialogue de sourds. Ce genre de positionnement est plus dangereux qu’on ne pourrait le penser de prime abord. En effet, si la discussion ne peut avoir lieu, si l’on ne peut plus opposer d’ arguments, alors il ne reste que le pur rapport de force, et la violence inter-ethnique n’est pas loin.

Dans votre livre, vous craignez que les critiques «post-modernes» envers le féminisme et l’antiracisme universels et laïcs ne fassent le jeu des islamistes et des identitaires (comme les indigénistes). La gauche risque-t-elle vraiment de s’auto-liquider idéologiquement, comme vous le redoutez, dans une surenchère sectaire des multiples identités discriminées ?

Le féminisme et l’antiracisme anti-universalistes exaltent la différence à l’extrême, et prônent fondamentalement la séparation : réunions non-mixtes, organisations séparées, revendications spécifiques, croyances et ressentis intouchables et indiscutables, surtout par ceux qui ne sont pas les « premiers concernés ». En outre, les revendications elles-mêmes se situent le plus souvent sur le terrain du symbolique (reconnaissance de telle ou telle particularité culturelle ou religieuse, « visibilité » des minorités, déboulonnage de statues d’anciens esclavagistes, modifications de l’orthographe, etc.) qui laissent finalement intactes certaines discriminations très concrètes (au logement ou au travail par exemple, deux terrains souvent délaissés par les militants de ces courants). Ce type d’agenda politique conduit à mon sens à enfermer les minorités dans des combats identitaires étroits dont on ne voit pas comment ils pourraient emporter l’adhésion de la majorité en Europe ou en Amérique du Nord. Ces aires géographiques sont, rappelons-le, encore très largement peuplées d’Occidentaux… c’est-à-dire de blancs. Et les blancs, surtout les plus défavorisés, ne se reconnaissent pas et ne pourront jamais se reconnaître dans le portrait de « privilégiés » que les représentants de ces courants font d’eux à l’envi.

Hô Chi Minh s’est battu au sein du mouvement communiste pour que les déclarations soient suivies d’actes et que le combat anticolonial soit la priorité de tous.

Encore une fois, les combattants des luttes anticoloniales, ou ceux qui, comme Martin Luther King ou Nelson Mandela, ont obtenu l’égalité des droits pour les Noirs dans leur pays, avaient une stratégie diamétralement inverse, visant à se présenter comme les porte-paroles d’hommes et de femmes aspirant, non pas à la différence, mais au contraire à être des citoyens comme les autres, pourvus des mêmes droits. Je pense que c’est ce genre de stratégie à vocation majoritaire qui, seule, peut permettre de faire véritablement et durablement progresser la cause. Au lieu de s’en prendre à la majorité blanche en l’accusant de tous les maux, elle consiste à chercher à convaincre que la revendication de l’égalité des droits est non seulement légitime, mais également porteuse d’une société plus fraternelle pour tous, plus solidaire. Cette parole doit particulièrement être portée par les militants socialistes (au sens large) dans les milieux populaires, car les salariés blancs ont besoin de leurs alliés non-blancs dans la lutte contre leurs exploiteurs communs.

Vous suggérez finalement de s’inspirer de Jaurès. Comment cette icône du socialisme français aurait-il réagi à ces nouveaux défis sociétaux ?

Je ne sais pas comment Jaurès aurait réagi face à la situation critique de la gauche contemporaine, qui semble manquer d’un véritable projet de société émancipateur. En France, le choix des partisans de Jean-Luc Mélenchon de se reporter sur des positions intersectionnelles et de reprendre l’idée, excessive, selon laquelle les gouvernements feraient « la guerre aux musulmans », correspond à une stratégie électorale. Elle consiste à accaparer d’une part, le vote de certaines couches de la petite bourgeoisie des grandes villes, influencées par la gauche libérale nord-américaine, et d’autre part, le vote des musulmans — ou d’un certain nombre d’entre eux, inquiets à juste titre de la montée de l’extrême-droite. Mais ce positionnement est une manière d’entériner le clivage qui existe aujourd’hui au sein même des classes populaires, sans chercher à le dépasser. Une partie des travailleurs blancs, éloignés des grandes villes, aux prises avec de grandes difficultés sociales, se sentent oubliés par le pouvoir politique en place, mais aussi par la gauche. Certains d’entre eux, bien trop nombreux, font le choix électoral de l’extrême-droite, tandis que de leur côté, une partie des travailleurs musulmans font le choix, symétrique, du repli vers une version rétrograde de leur religion (bigoterie, sectarisme, fondamentalisme, …).

Je pense que Jaurès, en universaliste conséquent, aurait eu la préoccupation de réconcilier ce peuple fracturé, en souffrance et réduit à l’impuissance politique depuis trop longtemps. Les discriminations raciales et sexistes font assurément le jeu des puissants, mais le communautarisme et l’intégrisme religieux également. C’est pourquoi il n’y a aucune complaisance à avoir envers les préjugés d’où qu’ils viennent. Seule une politique à la fois combative, intransigeante sur le plan de l’égalité entre tous, et unitaire, permettra de sortir de l’ornière dans laquelle nous n’en finissons plus de nous enfoncer. J’espère, pour ma part, que la lutte actuelle d’un grand nombre de travailleurs unis contre la réforme des retraites de Macron sera victorieuse parce qu’elle est une étape dans la direction de cet objectif.

Footnotes

  1. Traduction française : «Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du genre, 2005/2, no 39, p. 51- 82.
  2. Art. cit., p. 56.
  3. Claudia Jones, “As workers, as Negroes, as women”, dans Florian Gulli (dir.), Antiracisme, 50 ans de combats, Saint-Denis, Les éditions de l’Humanité, 2022, p. 179.
  4. Saliha Boussedra, « Envisager les femmes comme une classe à part », Lava 8, 2019, p. 60-75.
  5. Un EPR (European pressurized reactor) est un réacteur nucléaire moderne et de grande puissance.