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Le capital fossile en Belgique

Wout Saelens

—30 juin 2023

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Depuis des siècles, ceux qui contrôlent le marché des énergies fossiles sont ceux qui déterminent le prix financier et environnemental de l’énergie. Les nouvelles sources d’énergie constituent une excellente opportunité pour une (re)collectivisation.

 

Les transitions énergétiques sont souvent présentées comme la conséquence d’un mécanisme de marché « neutre » : les combustibles fossiles ont été « nécessaires » parce qu’ils fournissaient une énergie bon marché. Les énergies renouvelables, quant à elles, ne perceront pas vraiment tant qu’elles ne seront pas compétitives. Lorsque quelque chose ne va pas sur le marché de l’énergie, comme c’est le cas aujourd’hui, on incrimine principalement des facteurs externes (la pandémie et la guerre en Ukraine) qui rendent l’énergie « importée » plus chère et retardent les transitions énergétiques.

Mais l’histoire montre que marché et énergie ne sont pas nécessairement indissociables et que l’un comme l’autre ont, de tout temps, été très politisés. Ça n’a jamais été le marché ou la source d’énergie qui ont déterminé les prix de l’énergie, mais bien le développement du capitalisme et les luttes sociales. Depuis près de trois siècles, l’énergie fossile règne sur notre pays, surfant sur les vagues du marché.

Wout Saelens est historien à l’université d’Anvers et à l’Université libre de Bruxelles. Il est spécialisé dans l’histoire de la consommation d’énergie.

Nous allons ébaucher cette histoire en nous basant sur la notion de « pouvoir d’achat énergétique », une comparaison entre le prix de l’énergie et les salaires ; en d’autres termes, quelle quantité d’énergie un travailleur peut-il se payer avec son salaire horaire1 ? Nous établirons ainsi un lien entre, d’une part l’expansion du marché de l’énergie fossile et, d’autre part l’histoire du travail et des niveaux de vie, mais aussi plus largement, l’histoire des changements sociaux, politiques et économiques des derniers siècles.

Le graphique 1 montre le pouvoir d’achat énergétique entre 1750 et 2020, et révèle trois grandes vagues : 1° un faible pouvoir d’achat énergétique au 19e siècle, lorsque le marché de l’énergie est libéralisé et au moment où les combustibles sont très bon marché, mais pas pour tout le monde ; 2° une augmentation du pouvoir d’achat énergétique au 20e siècle, alors que l’énergie se démocratise progressivement après la Première Guerre mondiale et que le marché libre est contenu par un gouvernement plus actif ; et 3° un effondrement du pouvoir d’achat énergétique au 21e siècle, depuis que l’emprise des gouvernements sur l’économie s’est à nouveau relâchée et que le marché de l’énergie a été re-libéralisé en 1999.

Remarque : pour chaque cas, le graphique divise le salaire d’un travailleur non qualifié par la source d’énergie la moins chère sur le marché. Jusqu’en 1970, il s’agit du charbon ; entre 1970 et 2013 du pétrole ; et ensuite du gaz.

Les débuts de l’énergie fossile en Belgique

L’ère de l’énergie fossile en Belgique (ou plutôt aux Pays-Bas méridionaux, à l’époque) a commencé au cours de la seconde moitié du 18e siècle. La demande croissante d’énergie due à l’urbanisation et à l’industrialisation a progressivement poussé le pays à abandonner le bois de chauffage, de plus en plus rare et donc de plus en plus cher, au profit du charbon, moins onéreux. Face à la demande croissante, les bassins miniers de l’axe wallon, de Mons à Liège, se sont rapidement développés. Le charbon offrait une énergie à un prix de marché historiquement bas, qui a même eu tendance à diminuer tout au long du 19e siècle.

Ni le marché ni la source d’énergie n’ont jamais déterminé les prix de l’énergie, c’est le développement du capitalisme et les luttes sociales qui l’ont fait.

Les années 1800 semblaient donc annoncer un long siècle d’énergie bon marché. Il n’est dès lors pas surprenant que le charbon ait été alors perçu comme la voie de la modernité. L’énergie bon marché fournie par cet « or noir » — c’est ainsi qu’on le présentait — allait mettre fin à la pénurie structurelle de la période préindustrielle et nous guérir de la pauvreté. En 1865, dans son ouvrage The Coal Question, l’économiste W.S. Jevons décrit avec précision la foi aveugle de l’Angleterre dans le charbon — mais aussi la crainte que cette source d’énergie ne soit un jour épuisée :

« En vérité, le charbon ne se situe pas à côté, mais totalement au-dessus de toutes les autres matières premières. C’est l’énergie matérielle du pays — l’aide universelle — l’élément qui apparaît dans tout ce que nous faisons. Avec le charbon, pratiquement toutes les prouesses sont possibles, voire faciles ; sans lui, nous voilà rejetés dans la pauvreté laborieuse des temps anciens. »2

« Avec le charbon, rien n’est impossible »

Les travaux de Jevons trouvent un écho chez les décideurs politiques et les industriels belges de la fin du 19e siècle et un discours similaire émerge en Belgique à cette période. Dans Het Handelsblad, journal anversois destiné à la (petite) bourgeoisie catholique-conservatrice, un article sur les merveilles de « l’industrie, des arts et des sciences de nos jours » paru le 29 mars 1885, évoquait l’exposition universelle d’Anvers qui devait avoir lieu prochainement : « (…) mais lorsque viendra le temps de couper la veine centrale de la puissance et de la vitesse, lorsque le charbon sera épuisé, alors le temple de l’industrie s’effondrera, et la puissance et la vitesse disparaîtront. »3 En effet, le charbon était alors le moteur de l’économie — non seulement pour le chauffage et l’éclairage dans les maisons mais aussi comme combustible pour les machines dans l’industrie.

Aujourd’hui, c’est précisément cette terminologie qui est devenue le paradigme dominant dans l’historiographie entourant l’industrialisation et la croissance économique moderne  : la Belgique — qui était alors la deuxième nation industrielle du monde après l’Angleterre — n’aurait jamais pu s’industrialiser sans le charbon4 ; et actuellement, comme les contemporains du 19e siècle, les historiens inspirés par les économistes classiques considèrent les combustibles fossiles — d’abord le charbon, puis le gaz naturel et le pétrole — comme une nécessité absolue pour la croissance.

Si, par rapport aux sources d’énergie traditionnelles telles que le bois de chauffage, le charbon était alors effectivement bon marché, il est important de se demander à qui cela profitait. Dans les années 1880, par exemple, le charbon se vend entre 10 et 15 francs belges la tonne, prix prodigieusement bas, mais qui en lui-même ne dit rien de son impact concret, notamment sur la vie quotidienne d’un ménage ordinaire. Il est donc important de calculer le coût réel du charbon dans une perspective sociale, en nous basant sur le pouvoir d’achat énergétique. Dans cette perspective, l’optimisme du 19e siècle et des historiens libéraux d’aujourd’hui autour du charbon devient instantanément beaucoup moins rose.

Le charbon n’est devenu « vraiment » bon marché que vers la fin du 19e siècle, après plus d’un siècle d’énergie fossile « bon marché » (depuis 1750). Au début, le salaire horaire d’un travailleur non qualifié lui permettait d’acheter environ cinq kilos de charbon. Au milieu du 19e siècle, ce chiffre a à peine augmenté : sept kilos de charbon par heure de travail. Une famille avait alors besoin d’une centaine de kg de charbon par semaine en hiver pour se chauffer correctement  : en consacrant 60 à 70 % des revenus pour se nourrir, 10 % pour le loyer et 10 % pour s’habiller, il ne lui restait donc que 10 % pour la consommation d’énergie, ce qui, pour une semaine de travail de 70 heures et deux revenus, correspondait donc seulement à une cinquantaine de kilos de charbon. Nous savons d’ailleurs, grâce aux enquêtes budgétaires du milieu du 19e siècle, que les familles de la classe travailleuse économisaient souvent sur leurs dépenses en énergie et vivaient dans une pauvreté énergétique constante : plutôt avoir froid que faim. Ainsi, dans la première moitié du 19e siècle, le charbon n’était bon marché que pour les industriels, pas pour les travailleurs.

Dans la première moitié du 19e siècle, le charbon n’était bon marché que pour les industriels, pas pour les travailleurs

Cette situation a progressivement commencé à changer vers la fin du 19e siècle, non pas parce que le prix du charbon a légèrement diminué, mais parce que les salaires ont augmenté grâce aux luttes sociales. En effet, c’est aussi durant la seconde moitié du 19e siècle que le mouvement ouvrier commence à s’organiser. Il acquiert alors une base plus institutionnelle et organisée avec l’apparition des premiers syndicats, le soulèvement populaire national de 1886 et le soutien idéologique croissant au socialisme. L’augmentation des salaires a activement participé au processus d’émancipation. Le pouvoir d’achat énergétique commence donc à doubler vers la fin du 19e siècle, voire à tripler au milieu des années 1880.

Pourtant, le marché de l’énergie reste à cette époque un système fragile. Même si les prix restent relativement constants et bas, les fluctuations sont courantes. La hausse soudaine des prix, comme lors des « petites » crises énergétiques de 1873-1874, de 1891-1892 et de 1900-1902, a des conséquences vitales pour les gens. Pour de nombreux ménages, une crise énergétique soudaine signifie non seulement avoir froid, mais aussi manger moins et moins bien, travailler plus et plus dur, éventuellement devoir déménager dans une maison plus petite (et donc plus facile à chauffer), et ainsi de suite. La crise économique mondiale des années 1890 a entraîné de nombreuses baisses de salaires, ce qui a ramené le pouvoir d’achat énergétique des années 1900 au niveau de 1850.

Économie « morale » contre économie de marché « moderne »

Le 19e siècle n’a pas seulement été le siècle du charbon « bon marché », il a également marqué l’avènement du libéralisme économique. La doctrine du laissez-faire domine tous les marchés, y compris celui de l’énergie. Bien entendu, un véritable marché de l’énergie existait déjà avant le 19e siècle — surtout dans les villes, où les consommateurs privés et industriels ne pouvaient pas produire leur propre bois de chauffage, contrairement, par exemple, aux agriculteurs ou aux grands propriétaires terriens — mais il était contrôlé par « l’économie morale » du peuple. L’historien marxiste E.P. Thompson a utilisé ce terme pour la première fois pour décrire une série de révoltes contre les prix élevés des denrées alimentaires dans l’Angleterre du 18e siècle5.

Selon Thompson, ces soulèvements témoignaient d’une pratique « collective » plus large qui visait à maintenir le prix et à garantir une distribution équitable des produits de base — une pratique de plus en plus mise sous pression par l’économie de marché émergente. L’économie morale se manifestait éminemment lorsque la faim régnait, mais les gouvernements et les organisations caritatives intervenaient aussi quand les prix des combustibles atteignaient des niveaux intenables. À Gand, par exemple, en août 1818, le bureau de bienfaisance a demandé à la ville de débloquer un budget pour la distribution de combustible et de « secours extraordinaires » pour les pauvres, « dans le cas d’un hiver long et rigoureux »6.

La hausse soudaine des prix lors des « petites » crises énergétiques de 1873-1874, de 1891-1892 et de 1900-1902 a eu des conséquences vitales pour les gens.

Après le milieu du 19e siècle, ce genre de demande disparaît complètement. Dans les zones rurales, le droit de ramasser du bois est restreint pour protéger la propriété privée7. Au cours du 19e siècle, la conviction que le gouvernement a pour mission principale d’assurer le bon fonctionnement du marché se renforce. Il doit assurer le bon approvisionnement et l’exportation de charbon à l’aide des infrastructures — routes, canaux et voies ferrées. Pour le reste cependant, il n’est généralement pas autorisé à intervenir dans le mécanisme du marché, et les consommateurs sont abandonnés à leur sort. La transition vers un marché de l’énergie « bon marché » basé sur le charbon s’est donc accompagnée de coûts sociaux élevés. L’économie morale de l’énergie a cédé la place à une économie de marché « moderne » de l’énergie.

Endiguement de la libéralisation

Malgré les énormes progrès économiques et énergétiques réalisés par la Belgique au début du 20e siècle, le niveau de vie matériel d’une famille ouvrière ordinaire s’est très peu amélioré. Et un autre choc est encore à venir. Les années qui précèdent et suivent la Première Guerre mondiale ont plongé l’ensemble de l’Europe dans sa première crise structurelle du charbon. En Belgique, la production de charbon a atteint son apogée avec 25,5 millions de tonnes produites en 1910, pour ensuite connaître un déclin constant jusqu’à la fin des années 19208.

On commence alors à exploiter d’autres sources d’énergie, principalement le pétrole. Mais c’est aussi de cette période que datent les premières expériences à grande échelle (et probantes) avec notamment l’énergie hydraulique dite « houille blanche », et l’énergie solaire. Dans l’industrie et les transports, le moteur à combustion interne au pétrole a progressivement remplacé le moteur à vapeur au charbon. Pour le chauffage et la plupart des secteurs de production cependant, le charbon reste la principale source d’énergie jusque dans les années 1960, principalement parce que l’électricité est produite exclusivement dans des centrales électriques au charbon.

Le début du 20e siècle a été marqué par une recherche active de nouvelles réserves de charbon. Le 1er janvier 1903, dans ses vœux pour la nouvelle année, le journal flamand Het Laatste Nieuws adresse le message suivant à ses lecteurs  : « Bonne nouvelle : notre belle Campine, moins fertile dans sa couche arable, l’est beaucoup plus dans ses profondeurs où semble s’accumuler le diamant noir en quantité fabuleuse. »9 La nouvelle année s’annonce prometteuse, après deux longues années de crise dans les mines.

À la veille de la Première Guerre mondiale, le marché belge de l’énergie ne se présente pas sous les meilleurs auspices. Pendant et après la guerre, le prix du charbon s’envole, atteignant jusqu’à 25 francs la tonne en 1914, soit une augmentation de 250 % par rapport à 1880. La période de l’entre-deux-guerres sera ensuite marquée par une inflation spectaculaire. La production belge de charbon, avec l’intégration du bassin de la Campine, a repris bon train dans les années qui ont suivi la guerre, mais s’est heurtée à une croissance encore plus rapide de la demande. En conséquence, l’ensemble du continent a connu plusieurs crises énergétiques graves au cours de la première moitié du 20e siècle. Le prix de l’énergie ayant augmenté avec la guerre, la pénurie de charbon entre 1917 et 1919 fut particulièrement grave. Après la grande crise de la Première Guerre mondiale, le charbon est régulièrement en pénurie et affiche des prix élevés, notamment lors de crises énergétiques plus graves telles qu’en 1927-1929, en 1944-1946 et en 1957-1958.

Les conséquences immédiates de chacune de ces crises du charbon sont désastreuses, mais après la Première Guerre mondiale, le pouvoir d’achat énergétique en Belgique commence à augmenter lentement mais sûrement. Et ce n’est pas un hasard. Après la guerre, les premiers jalons de ce qui deviendra plus tard l’État-providence sont posés.

Le droit de vote et le début de l’État-providence stimulent le pouvoir d’achat énergétique

Outre les nombreux investissements économiques destinés à réparer les dégâts matériels, de multiples mesures sociales sont également prises au lendemain de la guerre. En 1919, le gouvernement introduit l’indexation des salaires pour garantir le pouvoir d’achat des travailleurs. En 1920, il met en place un fonds national de chômage et la pension légale obligatoire, financés par les contributions conjointes des employeurs, des travailleurs et de l’État. En 1921, la journée de travail de huit heures et la semaine de travail de 48 heures sont inscrites dans la loi. Ces victoires sociales sont dues au pouvoir politique croissant de la classe travailleuse après l’introduction du suffrage universel dans les jours qui ont suivi la Première Guerre mondiale — l’un des principaux points de lutte du Parti ouvrier belge depuis sa création en 1885.

Après la Première Guerre mondiale, les compagnies d’énergie étaient toujours aux mains du secteur privé, mais de plus en plus sous contrôle de l’État.

Le gouvernement intervient également de plus en plus dans l’économie, et notamment dans le marché de l’énergie. Dans l’entre-deux-guerres, la Société Générale de Belgique joue un rôle de plus en plus actif. Fondée en 1822 par Guillaume Ier, roi du royaume uni des Pays-Bas, la Société Générale joue au 19e siècle un rôle de caissier de l’État, accordant des prêts à long terme à l’industrie10.

Après la Première Guerre mondiale, la « vieille dame » gagne en puissance et devient un holding influent dans l’économie belge, avec des parts importantes dans la plupart des plus grandes entreprises de presque tous les secteurs industriels. Le secteur de l’énergie devient l’un des fleurons de la Société Générale, qui a acheté une grande partie des actions de l’industrie minière et, plus tard, des industries du gaz et de l’électricité. Tout en restant aux mains du secteur privé, ces entreprises énergétiques sont de plus en plus soumises au contrôle de l’État — une sorte de compromis à la belge entre le laissez-faire et le contrôle public.

Le socialisme communal entrave la libéralisation du marché de l’énergie

Depuis la fin du 19e siècle, plusieurs initiatives avaient déjà été lancées pour tenter de mieux contrôler le marché libre de l’énergie. Par exemple, depuis 1889, la coopérative socialiste gantoise Vooruit, outre sa propre boulangerie, possédait un dépôt de charbon où ses membres pouvaient acheter leur charbon à bas prix. Au début du 20e siècle, ces initiatives aboutissent à un socialisme communal plus large qui met définitivement fin au marché libéralisé de l’énergie — mais uniquement au sein de la ville. En 1900, la ville de Gand reprend la Compagnie du gaz, qui exploitait trois usines à gaz et éclairait les rues, les maisons et les usines au gaz de houille depuis le début du 19e siècle. Bruxelles suit l’exemple en 1927 et Anvers en 1928. Alors qu’au niveau national, il n’est question que de limiter le marché libéral, la tendance est à la collectivisation communale de la production et de la distribution d’énergie dans les grandes villes belges. Cette tendance s’observe également en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Suisse, en Autriche, dans les pays nordiques et en Allemagne11.

Le gaz de ville avait toujours été un pilier essentiel, d’abord pour l’éclairage, puis pour le chauffage et la cuisine. Dans l’entre-deux-guerres, l’électricité remplace progressivement le gaz de charbon. Le système de courant continu d’Edison, sur lequel reposait alors le réseau, exige que l’électricité soit produite le plus près possible de l’endroit où elle est consommée, car le transport entraîne des pertes trop importantes. Par conséquent, il est plus facile pour les communes d’en prendre le contrôle.

À l’instar des usines à gaz, plusieurs centrales électriques urbaines voient le jour dans la première moitié du 20e siècle. Toujours à Gand, la Centrale, d’abord à charbon puis au diesel, construite à Ham en 1924, fournit de l’électricité publique jusqu’à ce qu’elle soit reprise par SPE (Société de Production d’Électricité ; plus tard EDF Luminus) en 198512. D’autres grandes villes comme Bruxelles et Liège produisent également elles-mêmes leur électricité. Dans la plupart des autres communes, la distribution de l’électricité est libre, mais sous contrats de concession exclusifs accordés par les autorités locales à un seul fournisseur privé.

Avec ces changements dans l’économie politique du secteur énergétique et l’augmentation des salaires, la transition vers le gaz et le pétrole à partir des années 1960 fut assez discrète en Belgique. Après avoir connu son apogée en 1952 avec une production de 30 millions de tonnes, l’exploitation du charbon a vu sa rentabilité rapidement décliner13. Les derniers charbonnages ont été fermés en 1984 (en Wallonie) et en 1992 (en Flandre). À partir de 1970, les importations de pétrole et de gaz naturel prennent de l’importance. Le mazout et le gaz remplacent progressivement le charbon pour le chauffage et la production d’électricité.

Après les crises pétrolières de 1973 et 1979, l’énergie nucléaire fait son apparition14. Les quatre premiers réacteurs de Doel et Tihange datent de 1975. Trois autres centrales ont été mises en service en 1983 et 1985. Dans la période d’après-guerre, le pouvoir d’achat énergétique — tout comme le pouvoir d’achat de manière générale — augmente systématiquement, faisant baisser les prix de l’énergie. Il y a eu des creux importants peu après la Seconde Guerre mondiale et au début des années 1960, mais ils se sont rétablis assez rapidement.

La Société Générale

Après la guerre, le gouvernement revient à la charge et l’État devient plus fort que jamais. L’État-providence atteint toute sa maturité, avec le keynésianisme comme nouvelle doctrine officielle de la politique économique, doctrine caractérisée par un dialogue social fort entre employeurs, syndicats et gouvernement et qui mise sur la croissance économique et une protection sociale élevée. Le pacte social de 1944 est le véritable point de départ de la sécurité sociale. Dorénavant, l’État intervient activement dans l’économie, et en particulier dans l’économie de l’énergie. La Société Générale connaît son heure de gloire dans les années 1950 et 1960, et s’empare complètement du marché de l’énergie en créant des sociétés faîtières qui prennent des participations dans tous les grands secteurs en échange de crédits.

Tout comme les usines à gaz, les centrales électriques urbaines publiques se sont multipliées au cours de la première moitié du 20e siècle.

Cela signifie qu’en Belgique, la haute finance, tout en étant contrôlée par le gouvernement, empêchait toute véritable nationalisation de l’énergie alors que des pays comme l’Italie, la France et la Grande-Bretagne l’avaient pourtant fait après la Seconde Guerre mondiale. Le rêve des socialistes belges de nationaliser le secteur de l’électricité et d’autres secteurs énergétiques ne s’est jamais concrétisé15. En effet, les entreprises privées du secteur de l’énergie se sont tenu les coudes et ont réussi à mettre en place un système d’autorégulation fort et unifié au sein de la Société Générale. Leur politique d’investissement a accéléré la transformation énergétique du milieu du 20e siècle et cela sans trop de heurts — du moins pour les consommateurs ; pour les producteurs d’énergie en revanche, la fermeture des mines de charbon a marqué le début d’une lutte sociale acharnée. Les années 1950 marquent la fin de l’ère du charbon et le début de l’ère du pétrole, du gaz et du nucléaire. Les crises pétrolières provoquent, entre 1975 et 1985, une longue récession avec des hausses de prix considérables, mais dans les « happy nineties », tout semble rentrer dans l’ordre, et le pouvoir d’achat énergétique augmente de manière spectaculaire, principalement grâce au mazout. Cet optimisme des années 1990 ne sera cependant que de courte durée.

Relents néolibéraux

Les crises pétrolières de 1973 et 1979 ont amorcé un nouveau tournant dans l’économie énergétique belge. Au départ, la Société Générale a massivement investi dans la révolution énergétique belge, en faisant du nucléaire sa nouvelle source d’énergie nationale16, et en réduisant ainsi sa dépendance à l’égard du pétrole et du gaz étrangers.

Lors de la récession, ces investissements se sont traduits par un endettement croissant, ce qui a considérablement affaibli le groupe. En 1988, la société française Suez (qui deviendra plus tard la multinationale GDF Suez, aujourd’hui ENGIE) a racheté Tractebel et Electrabel, les deux filiales de la Société Générale responsables des marchés du gaz et de l’électricité. En 1999, la Société Générale a fini par fusionner complètement avec Suez. Le marché belge de l’énergie ayant perdu son organe de contrôle principal, les entreprises privées ont à nouveau eu le champ libre. Si dans la période d’après-guerre, la Belgique n’avait jamais opté pour la nationalisation des services publics, elle avait cependant veillé à contenir le marché libéral: avant 1988, c’était la Société Générale qui menait la danse. Ensuite, ce fut au tour de Suez/ENGIE. La voie vers une nouvelle libéralisation du marché de l’énergie était désormais largement ouverte.

En outre, les transitions énergétiques vers le pétrole, le gaz et le nucléaire, bien que relativement fluides, ont profondément rebattu les cartes du marché international de l’énergie. En effet, ces sources d’énergie sont plus susceptibles d’être monopolisées. Le gaz de charbon et l’électricité en courant continu se prêtent mieux à une exploitation locale et urbaine, alors que l’exploitation du charbon, de son côté, était une activité régionale et servait principalement le marché national. En Belgique, les exportations de charbon ont toujours été très limitées.

OIigopole d’une poignée de géants pétroliers

À l’inverse, le pétrole, le gaz et le réseau électrique étendu (généré par des combustibles fossiles ou le nucléaire) concernent une échelle beaucoup plus grande. Le pétrole, en particulier, est un combustible extrêmement malléable, facile à transporter en masse dans le monde entier et dont la production peut aisément être centralisée. En conséquence, l’industrie du pétrole est rapidement devenue un oligopole de quelques géants tels que British Petroleum, Chevron, Exxon, Eni, Royal Dutch/Shell et Total. La Belgique possédait Petrofina, une compagnie pétrolière appartenant à la Société Générale, mais elle a été rachetée par Total en 1999.

Si la production de pétrole est centralisée entre les mains de quelques-uns, son utilisation, elle, est décentralisée. Dans un premier temps, cette forme d’énergie s’en est trouvée extrêmement bon marché, offrant ainsi la possibilité à un groupe de consommateurs de plus en plus important de posséder une voiture, voire deux. Le mazout a également facilité l’utilisation du chauffage dans les endroits les plus reculés, ce qui a poussé de plus en plus de gens à fuir la ville ; sans mazout, il n’y aurait pas eu de « villages-rue ». La polyvalence et la malléabilité du pétrole ont ainsi accru la mobilité et le confort des ménages moyens dans les villes, les villages et entre les deux.

D’autre part, le pétrole a également conduit à l’accumulation de capital sur le marché mondial, ce qui a sapé le contrôle des gouvernements nationaux. Selon Timothy Mitchell, historien spécialisé dans la politique énergétique, l’économie du charbon était démocratique, car les mineurs pouvaient refuser de travailler et la politique était donc plus encline à répondre à leurs revendications, et à celles du mouvement ouvrier au sens large.

Avec le pétrole, le rapport de force a changé : son extraction nécessite en effet beaucoup moins de main-d’œuvre, permettant aux grandes compagnies pétrolières d’agir plus à leur guise17. Non seulement il devient difficile pour les gouvernements nationaux de tenir tête à Big Oil sur le marché international, mais ils perdent également leur emprise sur le marché intérieur car le pétrole, une fois importé, ne nécessite que peu d’infrastructures. Hormis un bon réseau routier, le mazout, le diesel et l’essence ne nécessitent pas de réseau souterrain ou de ligne à haute tension pour leur distribution, contrairement au gaz naturel et à l’électricité.

Le fait que le gaz et l’électricité nécessitent une infrastructure publique solide (et donc des investissements publics) signifie qu’ils sont encore, dans de nombreux cas, « nationalisés » par les autorités locales. Ils peuvent aussi exiger davantage de coopération au niveau géopolitique (pour construire un plus grand réseau de pipelines, par exemple). Ils ont cependant rapidement été soumis au processus de monopolisation mondiale, avec — comme on l’a vu — le rachat de la Société Générale par Suez/ENGIE. En d’autres termes, les marchés locaux et nationaux de l’énergie ont été engloutis par l’impérialisme énergétique capitaliste.

La libéralisation du marché européen de l’énergie en 1999 constitue donc la suite « logique » de cette tendance à la monopolisation des multinationales. Avec cette libéralisation, l’Union européenne a fait croire que les géants de l’énergie allaient se concurrencer et que les consommateurs pourraient opter pour le fournisseur proposant l’offre la plus avantageuse. Ça, c’était la théorie mise en avant. La réalité s’est toutefois révélée bien différente, puisque le prix de l’énergie n’a fait que grimper depuis 1999. Après la crise financière de 2008, les prix de l’énergie ont atteint un niveau record, encore plus élevé que lors de la flambée des prix due à la deuxième crise pétrolière de 1979. Dans les années 2010, les prix de l’énergie ont de nouveau baissé, mais sont restés constamment élevés par rapport aux années 1990 et aux années précédant la crise pétrolière.

Si la crise énergétique de ces vingt dernières années dure plus longtemps que les autres, c’est aussi dû au fait que les salaires stagnent depuis les années 1980.

Ainsi, le pétrole, le gaz et même le nucléaire n’ont jamais été en mesure de garantir un prix de l’énergie stable et bon marché. Le prix de l’énergie dépend des propriétaires des centrales. Depuis son déclin après 1999, le pouvoir d’achat énergétique n’a jamais pu se rétablir, contrairement aux précédentes grandes crises énergétiques dont les plaies, souvent aussi profondes, ont généralement cicatrisé assez rapidement. Le fait que la crise énergétique de ces vingt dernières années ait duré plus longtemps que les autres s’explique non seulement par l’augmentation du prix de l’énergie, mais aussi par le fait que les salaires — si on ne tient pas compte de l’indexation — stagnent depuis les années 1980, années qui, avant la libéralisation définitive du marché de l’énergie en 1999, ont connu un passage plus large aux politiques néolibérales et donc une réforme de l’économie sociale de concertation. Juste avant 2020, le pouvoir d’achat énergétique était revenu au même niveau que dans les années 1920 : au cours des dernières décennies, nous sommes donc revenus cent ans en arrière en ce qui concerne l’accès à l’énergie.

Le mythe de l’énergie bon marché dans un marché libre

L’énergie a une histoire qui nous enseigne que le « marché » en lui-même n’a jamais généré d’énergie bon marché. Seuls les changements du rapport de force politique et socio-économique au sein de la société ont pu aboutir à cela. Toute ressource, transition ou crise énergétique s’inscrit donc toujours dans une histoire beaucoup plus vaste, qui va bien au-delà du mécanisme de l’offre et de la demande. La crise énergétique actuelle, par exemple, n’est pas un événement soudain, mais plutôt le symptôme d’une crise beaucoup plus structurelle qui se produit depuis la fin du siècle dernier, causée non pas tant par une perturbation « externe » du bon fonctionnement du marché, mais plutôt par l’essoufflement du moteur « interne » de l’économie de l’énergie elle-même.

Trois siècles d’histoire des énergies fossiles en Belgique équivalent à trois grandes vagues sur le marché de l’énergie18. Le 19e siècle a été un siècle libéral, au cours duquel « l’économie morale » a cédé sa place à la déréglementation et à l’émergence d’une véritable économie de marché. Le 20e siècle a vu cette économie de marché libérale ralentir, entraînant une démocratisation croissante de l’énergie et une politique énergétique plus active. Le début du 21e siècle a été marqué par une nouvelle vague de libéralisation, accompagnée de nouveaux chocs de prix et d’un effondrement du pouvoir d’achat.

Hormis le bref interlude de la social-démocratie et de la régulation du marché libre dans la période d’après-guerre, les combustibles fossiles et la production concentrée d’électricité dans les centrales nucléaires ont toujours été intimement liés au développement du capitalisme. Avec l’expansion des réseaux internationaux d’électricité, de gaz et de pétrole, les gouvernements locaux et nationaux sont devenus de plus en plus marginalisés dans l’économie politique de l’énergie. Il est certain que dans un système de libre marché débridé, la production d’énergie est devenue de plus en plus susceptible d’être monopolisée, tandis que la politique qui la sous-tend s’est progressivement érodée. Et plus le monopole est important, plus le système énergétique est fragile, car les combustibles fossiles et le nucléaire n’ont jamais démocratisé l’énergie à eux seuls. L’idée que les énergies fossiles et nucléaires sont synonymes d’énergie bon marché est donc un mythe.

En principe, les nouvelles technologies basées sur les énergies renouvelables, telles que les panneaux solaires et les éoliennes, et les investissements qu’elles requièrent, offrent une excellente occasion de contrer le monopole des grandes entreprises privées et de remettre l’énergie entre les mains du public. Car ce qui manque vraiment aujourd’hui pour assurer la transition vers l’énergie verte, ce n’est pas la technologie ou une percée du marché, mais un renouvellement de la collectivisation dans laquelle l’État prend la tête de la transition énergétique (cette fois-ci peut-être au niveau européen ou mondial). Avec leurs subventions vertes, les gouvernements d’aujourd’hui tournent autour du pot.

En abandonnant la transition énergétique au libre jeu du marché, les monopoles privés sur les énergies fossiles et nucléaires ne vont pas seulement perdurer. Souvent, ce sont précisément ces mêmes monopoles qui captent la plupart des subventions pour « écologiser » leurs infrastructures19. Il faudra un revirement politique pour que l’énergie du futur soit à la fois bon marché et propre. En fin de compte, le coût de l’énergie — tant sur le plan financier qu’environnemental — n’est pas déterminé par le jeu de l’offre et de la demande sur le marché, mais par ceux qui contrôlent ce marché. Et c’est toujours le résultat d’une lutte sociale et politique.

Footnotes

  1. J’écris « travailleur » car je parle en effet des ouvriers du textile et de la construction de sexe masculin. Les prix et le pouvoir d’achat énergétique sont basés sur Wout Saelens, « The price of energy : Gentse brandstofprijzen van de zeventiende tot negentiende eeuw », Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis en Oudheidkunde te Gent 75 (2022), pp. 131-153 ; Peter Scholliers, « Le pouvoir d’achat des salariés », dans Les classes sociales en Belgique : deux siècles d’histoire, édité par Guy Vanthemsche, Bruxelles, CRISP, 2016, pp. 127-149 ; Database des prix à la consommation Statbel 1920-2013 ; Database des prix de l’énergie (Belgique), Eurostat 2007-2020.
  2. W.S. Jevons, The Coal Question ; An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, Londres, Macmillan, 1865, viii.
  3. « Exposition universelle : vervolg van nijverheid, kunst en wetenschap in onze dagen », Het Handelsblad van Antwerpen, 29 mars 1885. Voir Bart Vanleene, Gebakken lucht : hoe steenkool aan de Antwerpenaar verkocht werd, 1850-1914 (mémoire non publié : université d’Anvers, en préparation).
  4. Voir, par exemple, E.A. Wrigley, The Path to Sustained Growth : England’s Transition
    from an Organic Economy to an Industrial Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2016 ; Robert C. Allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
  5. E.P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in eighteenth century », Past and Present 50, 1971, pp. 76-136.
  6. Archives de la ville de Gand, Archives modernes, Série C11 (Procès-verbaux du Conseil communal et du Conseil de la ville), numéro 26 (1818-1819), p. 5
  7. Le jeune Marx dénonce la loi sur le vol de bois en Rhénanie : Karl Marx, La loi sur le vol de bois, Équateurs, 2013.
  8. Brian R. Mitchell, European Historical Statistics, 1750-1975, Londres, Macmillan, 1980), p. 383.
  9. « Nieuwjaarswensch 1903 », Het Laatste Nieuws, 1er janvier 1903,.
  10. Retrouvez l’historique de la Société Générale ici : René Brion et Jean-Louis Moreau, La Société générale de Belgique, 1822-1997, Anvers, Mercatorfonds, 1998.
  11. Dieter Schott, « Energizing European cities : from wood provision to solar panels – providing energy for urban demand, 1800-2000 », dans Urbanising Nature : Actors and Agency : (Dis)Connecting Cities and Nature since 1500, édité par Tim Soens et al., Londres, Routledge, 2020, pp. 135-156.
  12. « Een ode aan elektriciteit : een kleine geschiedenis van De Centrale », Tijdschrift voor Industriële Cultuur, 30:122, 2013, pp. 30-31.
  13. Mitchell, European Historical Statistics, p. 386.
  14. L’histoire de l’énergie nucléaire en Belgique a commencé dans l’entre-deux-guerres, lorsque la société minière Union Minière (aujourd’hui Umicore) a découvert de l’uranium au Congo belge. Après la Seconde Guerre mondiale, le Centre d’étude nucléaire a commencé à travailler avec de l’uranium congolais sur la base duquel les premiers réacteurs nucléaires de recherche ont été construits.
  15. Guy Vanthemsche, « Een onvervulde socialistische droom. De nationalisering van de Belgische elektriciteitssector voor de Tweede Wereldoorlog », dans Overheid en economie. Geschiedenissen van een spanningsveld, édité par Bruno Blondé et al., Bruxelles, UPA, 2014, pp. 153 179
  16. Avec de l’uranium étranger comme combustible.
  17. Timothy Mitchell, Carbon Democracy : Political Power in the Age of Oil, Londres, Verso, 2013.
  18. J’emprunte à Nikolai Kondratieff l’idée de « longues vagues » ou de « longs siècles ». C’est pour cette raison que les principaux cycles systémiques de l’économie sont également appelés « cycles de Kondratieff ».
  19. Ainsi, alors que les coûts écologiques de la production d’énergie sont nationalisés, ses bénéfices restent privés : Mathieu Strale, « Bonnes et mauvaises nationalisations de l’énergie », Lava, 16 mars 2023. On essaie aussi de faire passer les gros pollueurs, tels que ArcelorMittal, pour des pollueurs verts grâce à des investissements publics : « Miljard voor groenere staalproductie ArcelorMittal in Gent »,  De Tijd, 28 septembre 2021