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Les vaccins lucratifs ne suffisent pas à maîtriser une pandémie

Wim De Ceukelaire

—30 septembre 2021

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Les vaccins COVID qui ont été mis au point n’ont pas été conçus pour endiguer la pandémie à court terme. Ils ont été développés pour consolider les monopoles économiques et en créer de nouveaux.

Le développement des vaccins contre le coronavirus est généralement présenté comme un grand triomphe de la science. Ce n’est pas entièrement justifié. D’un certain point de vue, une avancée scientifique majeure a été réalisée. Des vaccins présentant une bonne efficacité ont été mis sur le marché plus rapidement que prévu. Ce développement est absolument spectaculaire.

Développer des vaccins efficaces est une chose. Fabriquer des vaccins capables de vaincre une pandémie est une autre affaire. À cet égard, jusqu’à l’heure actuelle, le développement des vaccins contre le coronavirus avait été un échec retentissant. Il suffit de voir l’inégale couverture vaccinale de la population mondiale que nous pouvons constater aujourd’hui, à l’été 2021.

On a souligné à juste titre à quel point la protection des brevets entravait le déploiement mondial de la campagne de vaccination. Le système actuel des brevets est un obstacle à une lutte efficace contre la pandémie. Mais l’histoire commence en fait par la manière dont les vaccins et les médicaments sont développés.

La façon dont le secteur pharmaceutique organise l’innovation et le développement encourage aussi bien les monopoles que la pénurie, ce dont nous n’avons vraiment nul besoin en cas de pandémie. En analysant ce qui s’est mal passé, nous pourrons mieux nous préparer à la prochaine pandémie. Il nous faudra alors développer des vaccins d’une manière complètement différente.

Car les vaccins COVID qui ont été mis au point n’ont pas été conçus pour endiguer la pandémie à court terme. Ils ont été développés pour consolider les monopoles économiques et en créer de nouveaux. Pour comprendre cela, il faut remonter le temps jusqu’en janvier 2020, lorsque le SRAS-CoV-2 a entamé sa conquête du monde.

Les vrais fabricants de vaccins n’étaient pas intéressés

Lorsque le nouveau coronavirus est apparu, les fabricants de vaccins classiques n’étaient guère intéressés par le développement d’un vaccin. L’industrie pharmaceutique suit la même logique capitaliste que les autres secteurs économiques. L’innovation et le développement s’inscrivent dans cet objectif de profit. Les nouveaux produits sont développés en fonction du marché, et donc des projections de bénéfices futurs. En général, le modèle d’innovation de l’industrie pharmaceutique est presque entièrement axé sur les «blockbusters», des produits destinés à un marché fortuné qui peuvent rapporter beaucoup d’argent parce qu’ils doivent être pris pendant une longue période ou parce qu’un certain groupe cible est prêt à y mettre le prix1.

Ce n’est pas le cas des vaccins. Il n’existe même pas de véritable marché et les possibilités de profit sont limitées2. Le marché des vaccins classiques dans les pays industrialisés est réparti entre un nombre limité d’acteurs. Les achats sont souvent effectués en gros par des organismes publics ou des prestataires de soins de santé, plutôt que par des consommateurs individuels.

Une grande partie de la demande de vaccins provient des anciennes colonies, où les forces du marché ont également été neutralisées. Dans ces pays, outre les gouvernements, l’achat des vaccins se fait souvent par de grandes organisations internationales. Le financement provient de la Fondation Bill & Melinda Gates ou d’autres grands bailleurs de fonds. Il va de soi qu’il n’y a pas non plus de véritable fonctionnement du marché.

La manière dont les nouveaux vaccins sont développés est très compartimentée. Les principaux fabricants de vaccins ont chacun leur propre plate-forme technologique à partir de laquelle ils élaborent les vaccins. Il s’agit alors de la manière dont un vaccin offre un certain antigène – une substance censée déclencher une réponse immunitaire – à l’organisme afin de l’inciter à développer une immunité contre une certaine maladie. En associant cette plate-forme, qui est protégée par des secrets commerciaux et des brevets, à d’autres antigènes, il est possible de développer de nouveaux vaccins.

En 2016 le vaccinologue Peter Hotez avait mis au point un vaccin efficace contre le coronavirus du SRAS, mais il a été contraint d’arrêter ses recherches.

L’industrie pharmaceutique n’a jamais débordé d’enthousiasme à l’idée de développer de nouveaux vaccins pour les maladies qui touchent particulièrement les pays pauvres. Des maladies telles que la tuberculose et la malaria sont toujours en attente d’un vaccin approprié. Il n’y a pratiquement pas d’investissements dans ce domaine, puisqu’il n’est pas rentable. Des recherches ont néanmoins été menées sur des vaccins contre quelques nouvelles maladies infectieuses qui ont frappé le monde au cours des dernières décennies. Pensez à la grippe H1N1, au virus zika, à Ebola, au (premier) coronavirus du SRAS, etc. Cependant, la recherche de vaccins contre ces nouvelles maladies n’a jamais rapporté grand-chose à l’industrie du vaccin3.

Cela explique également pourquoi le professeur Peter Hotez, pédiatre texan et chercheur vaccinologue, n’a trouvé aucun financement pour ses recherches en 2016. À l’époque, il avait mis au point un vaccin efficace contre le coronavirus du SRAS, mais il a été contraint d’arrêter ses recherches parce qu’à ce moment l’épidémie était déjà terminée. Pourtant, ces recherches auraient pu être très importantes pour le développement rapide d’un vaccin COVID adapté4.

Les caractéristiques spécifiques du marché et le fait que les principaux fabricants de vaccins avaient l’expérience que les nouveaux produits n’étaient pas particulièrement rentables les ont rendus réticents à se lancer dans le développement d’un vaccin contre le coronavirus. Cela explique également pourquoi la plupart des experts pensaient, jusqu’au milieu de 2020, que la mise au point d’un vaccin contre le coronavirus approprié prendrait des années.

Par exemple, il était initialement prévu que le vaccin Moderna soit produit en coopération avec l’un des grands fabricants de vaccins. En février 2020, le Dr Anthony Fauci, alors directeur de l’US National Institute of Allergy and Infectious Diseases, s’est plaint qu’aucun grand fabricant n’était intéressé. Il a prédit dès lors les problèmes ultérieurs de production du vaccin à grande échelle: «Les entreprises qui ont les compétences nécessaires ne vont pas simplement patienter avec une usine de réserve prête à intervenir quand on en aura besoin» 5.

Par ailleurs, d’autres entrepreneurs ont vu une opportunité dans la crise. Comme les gouvernements ont alors fourni massivement des capitaux publics pour la recherche, ils y ont vu l’occasion de faire de nouvelles percées technologiques. C’est le cas de la firme américaine Moderna. Cette entreprise fondée il y a dix ans n’avait jamais mis de produit sur le marché, mais cherchait depuis des années une application commerciale pour la technique d’insertion de matériel génétique, l’ARNm, dans la cellule6. Elle l’envisageait principalement dans le traitement de cancers rares. Comme le gouvernement américain a fourni un financement massif pour le développement d’un vaccin en 2020, elle a opté pour cette voie de commercialisation-là.

L’entreprise allemande BioNTech en entrée en scène avec une histoire similaire. Cette société a également saisi l’occasion de mettre enfin un produit doté de la technologie ARNm sur le marché. Elle a pu compter sur le soutien des gouvernements allemand et européen. Elle a conclu un partenariat avec le géant pharmaceutique américain Pfizer pour financer les études à grande échelle et organiser la production. Grâce aux commandes à grande échelle du gouvernement américain, l’investissement de Pfizer était pratiquement sans risque. Les deux entreprises ont également bénéficié des années de recherche sur les coronavirus dans les laboratoires gouvernementaux. Grâce aux recherches sur les virus du SRAS et du MERS, on a immédiatement su pour quelle protéine il fallait encoder l’ARNm.

En résumé, ce sont les entreprises qui ont su profiter de la situation de crise pour opérer un changement technologique qui produisent aujourd’hui les vaccins contre le coronavirus occidentaux. Cela n’a rien à voir avec l’expérience, le savoir-faire ou la capacité de production, mais tout avec l’opportunisme, le sens des affaires et des tonnes d’argent et de garanties gouvernementales. Cela a également été confirmé par l’expert en vaccins Hotez: «Ceux qui ont sauté sur l’occasion n’étaient pas les grands fabricants de vaccins. C’étaient des entreprises qui avaient intérêt à donner un coup de boost à leur technologie» 7.

La priorité était l’accès rapide au marché, pas la santé publique

Dès le début de la crise du coronavirus, le développement de vaccins contre le coronavirus a été présenté comme une «course». On a évoqué l’image d’entreprises faisant de leur mieux, par sens du devoir, pour mettre au point un vaccin salvateur aussi rapidement que possible. La réalité était bien plus prosaïque. Dans les sièges des multinationales pharmaceutiques, on savait mieux ce qu’il en était. On sait que celui qui sera le premier à commercialiser un produit sera en mesure de mettre la concurrence au pied du mur. «The winner takes it all» est la devise dans le secteur pharmaceutique.

En créant un mythe du «meilleur vaccin», Pfizer a semé le doute dans le grand public.

Les études de population à grande échelle du géant pharmaceutique Pfizer et de Moderna, les sociétés américaines qui ont été les premières à mettre un vaccin COVID sur le marché, avaient donc pour objectif de soumettre le plus rapidement possible un dossier à la Food and Drug Administration pour obtenir une Emergency Use Authorization: l’accès au marché sur la base d’une procédure d’urgence. Afin de réaliser ces tests au plus vite, il était donc important de choisir des critères d’évaluation ne nécessitant pas trop de temps8. Par conséquent, seule la question de savoir si le vaccin protégeait contre une infection légère a été étudiée, et non s’il protégeait contre une maladie grave, une hospitalisation ou un décès. Cela peut sembler étrange, mais c’était essentiel pour obtenir l’autorisation dès que possible9. Si les admissions à l’hôpital ou les décès avaient été choisis comme critère d’évaluation, le développement d’un vaccin aurait pris beaucoup plus de temps.

Une deuxième façon d’accélérer ces tests consistait à travailler avec un grand groupe de sujets présentant un risque important d’infections légères. Tant Pfizer que Moderna ont utilisé un grand nombre de sujets mais ont également exclu certains profils, notamment les femmes enceintes et les personnes immunodéprimées9. Les groupes les plus vulnérables (personnes âgées, minorités) étaient sous-représentés10.

Troisièmement, les entreprises ont également choisi un intervalle court entre la première et la deuxième injection du vaccin. La plupart des vaccins antiviraux nécessitent au moins un rappel pour une protection à long terme. Cependant, Pfizer aussi bien que Moderna ont opté pour un intervalle inhabituellement court de 4 semaines entre les deux injections11. Un intervalle plus long ne leur aurait apporté qu’un handicap temporel de plus12.

Les multinationales pharmaceutiques américaines ne pouvaient pas seulement compter sur le soutien financier et logistique de leurs gouvernements. Paradoxalement, elles ont également été aidées par les politiques de santé publique désastreuses de leur pays. Elles ont pu mener à bien leurs essais cliniques d’autant plus vite que le gouvernement Trump de l’époque a laissé le COVID-19 déferler sur les États-Unis pratiquement sans entrave. Le développement rapide des vaccins américains à ARNm est donc dû tant à la science et à une stratégie astucieuse d’accès rapide au marché qu’à l’échec de la politique.

Enfin, le 11 décembre 2020, Pfizer a été le premier à obtenir une Emergency Use Authorization. La «course» s’est terminée et Pfizer l’a remportée. Dès qu’un vaccin est utilisé, il pose d’énormes problèmes aux concurrents.

Tout d’abord, un problème s’est posé pour les nombreux participants aux études de population à grande échelle, qu’il s’agisse de leur propre entreprise ou de leurs concurrents13. Comment Pfizer pouvait-il encore justifier de laisser les sujets testés dans l’ignorance du fait qu’ils avaient reçu un placebo ou un vaccin efficace? Cependant, la poursuite de tels essais est très intéressante afin d’étudier d’autres effets, tels que les infections graves, les hospitalisations et les décès. Mais qui peut reprocher à un volontaire d’opter pour la sécurité dès qu’il a la chance d’être vacciné avec le vaccin efficace?

Il en va de même pour les tests concurrents. Est-il encore éthiquement justifiable d’injecter un placebo à des personnes alors qu’il existe un vaccin dont l’efficacité a depuis été établie de manière incontestable? Et la même question se pose pour les essais de nouveaux produits: qui se portera volontaire pour une étude placebo alors qu’un vaccin efficace est disponible?

Dès lors qu’un médicament ou un vaccin est sur le marché, les autorités de régulation commencent à imposer des normes différentes aux concurrents suivants. En principe, il ne leur suffira pas de prouver que leur produit est efficace. En général, à partir de ce moment-là, ils doivent prouver que leur produit est meilleur ou tout au moins pas moins bon que le produit déjà sur le marché. Cela explique pourquoi Pfizer est si désireux de faire valoir son efficacité de 95%.

«The winner takes it all» signifie donc que le premier développeur de certains produits obtient immédiatement des avantages importants, indépendamment de la protection par brevet. Pfizer a exploité cet avantage grâce à une campagne bien ficelée présentant son vaccin comme le meilleur sur le marché. La communication était presque entièrement axée sur l’ «efficacité» du vaccin. Mais chaque étude a utilisé des critères différents pour enregistrer un diagnostic positif du COVID-19. Il est donc impossible de comparer les résultats des essais14. En outre, l’efficacité d’un vaccin dépend également de nombreux autres facteurs, tels que la nature du placebo, la composition de la population étudiée, le risque de COVID-19 dans la population étudiée, la virulence du variant du virus, etc. Par conséquent, l’efficacité des différents vaccins ne peut être résumée en un seul chiffre15. Pfizer le sait, mais a réussi à couper l’herbe sous le pied de la concurrence en annonçant une «efficacité de 95%» ainsi que par une campagne médiatique soignée autour de ce chiffre. En créant un mythe du «meilleur vaccin», ils ont semé le doute dans le grand public16.

Les vaccins de Pfizer et Moderna ont obtenu des résultats particulièrement mauvais en termes de stabilité et d’accessibilité.

Le résultat a été que les entreprises ayant le plus d’expérience et de capacité de production se sont retirées dès que les vaccins à ARNm se sont emparés du marché rentable. Merck a jeté l’éponge et produit désormais le vaccin J&J17, mais ne dispose plus de son propre candidat-vaccin18. C’est pareil pour GSK et Sanofi.

Alors qu’il nous faut augmenter la production de vaccins parce que les besoins dans le reste du monde sont encore énormes et que nous avons besoin de vaccins différents pour faire face à d’éventuels nouveaux variants, nous constatons que la production est réduite et ralentie. Tout reste axé sur le renforcement des monopoles et les marchés les plus fortunés.

Des critères importants ont été négligés

C’est la rapidité qui a le plus compté dans le développement des vaccins contre le coronavirus, tandis que le seul critère initial a été l’efficacité dans la prévention des infections légères. Les premiers vaccins ayant obtenu l’accès au marché ont immédiatement donné à Pfizer et, dans une moindre mesure, à Moderna, AstraZeneca et J&J un monopole sur le marché des pays industrialisés. Cette position de monopole a mis des bâtons dans les roues d’autres vaccins, qui auraient pu avoir plus de valeur.

Au début des années 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a élaboré une série de critères pour le développement de vaccins contre le coronavirus. En avril 2020, ces critères ont été définis dans un profil de produit cible (TPP en anglais) pour les vaccins COVID-1919. Ce TPP décrit les critères prioritaires auxquels un bon candidat vaccin doit répondre.

Le vaccin doit de préférence convenir à tous les âges, y compris aux enfants et aux femmes enceintes; sans effets secondaires graves, être efficace à au moins 70% et administrable en une seule dos; il doit assurer une protection pendant un an ou plus, rester stable à des températures plus élevées, sa production doit pouvoir être rapidement étendue et des doses suffisantes doivent être disponibles à faible coût. Ces TPP n’étant pas contraignants, les développeurs de vaccins ne sont pas obligés d’utiliser ces critères. Les différentes autorités de régulation ne peuvent pas non plus faire respecter ces critères.

Il est clair que les multinationales pharmaceutiques occidentales ne se sont pas trop souciées des critères avancés par l’OMS. Les vaccins qui sont arrivés les premiers sur le marché – et qui ont donc supplanté les autres – ne répondaient même absolument pas aux critères des TPP. Les vaccins de Pfizer, Moderna et AstraZeneca ont obtenu de bons résultats en termes d’efficacité et n’ont pas présenté d’effets secondaires graves. Ces premiers vaccins ont toutefois obtenu des résultats particulièrement mauvais en termes de stabilité et d’accessibilité.

Les vaccins Pfizer et Moderna – tous deux à ARNm – sont des produits très instables. Ils doivent donc être conservés à des températures extrêmement basses. Cela les rend impropres à une utilisation à grande échelle. Un vaccin plus stable, qui peut être conservé au réfrigérateur, par exemple, est logistiquement beaucoup plus facile à déployer à grande échelle dans le monde entier.

Quant à l’accessibilité, elle est principalement déterminée par le prix et la capacité de production. Et sur ce plan-là ces vaccins obtiennent de très mauvais résultats également. Ni BioNtech ni Moderna n’avaient jamais commercialisé de vaccin au cours de leurs dix années d’existence. À l’époque, les deux entreprises n’avaient affiné leur technologie que grâce aux injections financières de spécialistes en capital à risque et à des collaborations avec des institutions publiques ou des universités. Aucune de ces entreprises ne disposait donc de capacité de production pour les vaccins contre le coronavirus qu’elles commercialisent aujourd’hui.

La technique de l’ARNm était nouvelle et Pfizer et Moderna devaient encore créer eux-mêmes la capacité de production. De plus, dès le départ, les deux entreprises n’avaient pas l’intention de renoncer au contrôle du processus de production. Il a donc été immédiatement clair que leur objectif était de s’assurer une position de monopole sur le marché rentable des pays industrialisés plutôt que de couvrir rapidement les besoins mondiaux. Sur la base de ce seul critère, les deux vaccins devraient en fait figurer au bas de la liste des priorités.

AstraZeneca présente également un profil similaire. Le vaccin aujourd’hui distribué par AstraZeneca a été mis au point à l’université d’Oxford, avec 97% de financement public20. C’est grâce à l’intervention de la Fondation Bill & Melinda Gates, notamment, qu’Oxford a choisi de s’associer à AstraZeneca pour la production et la commercialisation21. L’entreprise, qui n’était guère familiarisée avec la production de vaccins, a également mis au point un vaccin utilisant une nouvelle technique. Le fait que le processus de production n’était pas encore au point a été rapidement démontré au cours des premiers mois de 2021, lorsque l’entreprise n’a pas été en mesure de réaliser la capacité de production promise. D’autre part, il faut souligner qu’AstraZeneca a au moins accordé une licence au Serum Institute of India pour produire des vaccins à grande échelle en Inde.

Les entreprises ayant le plus d’expérience et de capacité de production se sont retirées dès que les vaccins à ARNm se sont emparés du marché rentable.

Le Independant Panel for Pandemic Preparedness and Response, qui a procédé à une évaluation indépendante de la gestion de la pandémie dans le monde entre mai 2020 et mai 2021, est arrivé à la même conclusion: «Les principaux vaccins actuellement produits dans le monde ne sont pas nécessairement adaptés à un accès mondial. Ils n’ont pas entièrement suivi les Target Product Profiles tels que définis par le plan directeur de R&D de l’OMS pour les vaccins contre le COVID. Ils nécessitent, par exemple, une chaîne du froid extrême et un know-how particulier»22.

En bref, les vaccins qui ont le quasi-monopole du marché dans les pays industrialisés ne sont probablement pas les meilleurs. Si les critères de l’OMS avaient été utilisés, des choix différents auraient été faits.

La vision occidentale du monde fait obstacle à la science

Peut-être devrions-nous encore aller au-delà des critères de l’OMS. Après tout, l’OMS est une institution de la famille des Nations unies. Il s’agit d’un produit de l’ordre mondial établi en 1930 après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’architecture des Nations unies a été conçue.

Cela peut expliquer pourquoi la diversité n’est pas mentionnée dans les critères de l’OMS. La diversité des sujets dans les essais de vaccins aux États-Unis laisse beaucoup à désirer, avec une sous-représentation des plus vulnérables: les personnes âgées et les minorités de couleur23. C’était également le cas dans les essais de vaccins24. La diversité dans ces essais est cruciale pour augmenter l’acceptation de la vaccination dans la lutte contre les antivax antiscientifiques. En effet, ce sont les groupes sous-représentés qui sont les plus vulnérables au Covid-19. Ils sont en fin de compte les plus susceptibles de ne pas être vaccinés25.

Cette diversité est d’autant plus importante que les vaccins devront à terme être utilisés à l’échelle mondiale. La lenteur du déploiement du vaccin Pfizer au Japon, par exemple, est en partie due au fait que les autorités exigent que les vaccins soient aussi testés localement26. Que cela se justifie scientifiquement ou non n’entre pas en ligne de compte. Le fait est qu’une population d’essai suffisamment diversifiée au départ pourrait favoriser grandement une diffusion ultérieure dans le monde entier.

Enfin, il existe un parti pris à l’encontre des concepteurs et des fabricants de vaccins non occidentaux. Outre les géants pharmaceutiques classiques, il existe d’autres acteurs. Le plus grand producteur de vaccins est une société indienne, Serum Institute of India. Cette société ne fabrique que des vaccins sous licence. Elle dépend donc de la volonté des géants pharmaceutiques de rendre leur savoir disponible. Il existe d’autres entreprises dans des pays non occidentaux qui ont développé leurs propres vaccins contre le coronavirus. Le russe Gamaleya et les chinois Sinovac et Sinopharm sont les plus connus.

Il est intéressant de noter que le développement de ces vaccins a été motivé par d’autres raisons et non par de nouvelles technologies. Ces vaccins utilisent principalement des techniques traditionnelles probablement mieux adaptées à un déploiement à grande échelle dans le cadre de campagnes de vaccination dans le monde entier, car elles peuvent utiliser les capacités de production existantes27.

Les vaccins chinois et russes sont utilisés avec succès à grande échelle dans plusieurs pays28. De plus, ces producteurs de vaccins sont généreux en vaccins et même en licences pour initier la production dans les pays en développement29. Cependant, pendant longtemps, ces vaccins n’ont pas été pris au sérieux. En outre, ils ne correspondent pas aux exigences des accords internationaux sur le contrôle de la qualité des vaccins. Par exemple, l’OMS dispose d’une procédure abrégée pour l’approbation des produits pharmaceutiques provenant d’un nombre limité de pays, principalement occidentaux, dotés d’«autorités réglementaires rigoureuses» 30. Les produits approuvés par ces régulateurs — de toute évidence principalement des pays occidentaux — sont presque automatiquement approuvés par l’OMS également. Les produits provenant d’autres pays doivent être soumis à une procédure lourde et longue, comprenant des inspections locales.

Ainsi le vaccin de Sinopharm n’est devenu le premier vaccin non occidental reconnu que le 7 mai 2021, soit plus de 4 mois après la reconnaissance du vaccin de Pfizer. Le vaccin Sinovac n’a suivi que le 1er juin, tandis que l’inspection du vaccin russe Sputnik V n’était pas encore terminée31. Cette approbation de l’OMS est importante, par exemple pour l’utilisation par les institutions de l’ONU et pour la distribution par Covax, le centre de distribution mondial des vaccins Corona, mais elle est également considérée par de nombreux pays comme une référence «indépendante».

Pour la recherche et le développement de vaccins, il aurait néanmoins été préférable que les vaccins occidentaux et non occidentaux soient simplement mis sur un pied d’égalité afin de pouvoir être évalués simultanément. Dès lors il est probable que des recherches et des informations importantes provenant de ces pays soient restées dans l’ombre.

Des vaccins pour endiguer la pandémie

Si l’intention avait été, dès le départ, de développer le meilleur vaccin possible, une approche différente aurait été adoptée. On aurait alors fait coopérer des scientifiques pour développer des vaccins candidats sur la base d’un certain nombre de critères et en vue d’un déploiement rapide de la production et de la distribution des vaccins. Ainsi, dès le début, on se fixerait comme but non seulement de développer le produit en soi, mais aussi de pouvoir en augmenter la production et la distribution. Cela se ferait, bien entendu, dans le sens d’une diffusion aussi rapide et aussi large que possible.

En réalité, les choses se sont passées différemment. On a résolument opté pour la priorité à la concurrence. L’ensemble du processus était fonction d’une monopolisation accrue et, au lieu d’accroître la production et la disponibilité, il en a résulté une pénurie artificielle.

Le WHO Council on the Economics of Health for All, un comité consultatif dirigé par l’économiste Mariana Mazzucato, a conclu en juin 2021 que le développement des vaccins COVID-19 «démontre que si l’innovation n’est pas gérée en fonction du bien commun, de nombreuses personnes resteront exclues de ses avantage. Cela limite l’impact positif des interventions sanitaires tout en créant une inégalité inacceptable, qui exacerbe à son tour les problèmes de santé qu’elle est censée résoudre» 32.

Les vaccins chinois et russes sont utilisés avec succès à grande échelle. Cependant, pendant longtemps, ces vaccins n’ont pas été pris au sérieux.

Depuis janvier 2020 cependant, l’OMS tente de coordonner la recherche. À la mi-février, elle a organisé une première réunion pour élaborer un plan de coopération en matière de recherche. L’un des huit points d’action était d’accélérer l’évaluation des vaccins et des traitements expérimentaux en élaborant des protocoles standard33. En outre, l’OMS a élaboré des critères pour les vaccins candidats, comme décrit ci-dessus.

Début avril, un protocole de recherche «Solidarity» a été lancé dans le but de «permettre une étude comparative des avantages et des risques de chaque vaccin candidat dans les 3 à 6 mois suivant sa mise à disposition pour l’étude» 34.

La démarche sous-tendant le programme semble être la logique même. Une vaste étude impliquant la participation de centres scientifiques de différents pays est un moyen bien meilleur et plus efficace de tester différents vaccins en fonction des critères avancés par l’OMS elle-même. En outre, celle-ci anticiperait également la distribution ultérieure et l’égalité d’accès pour tous.

Un appel du président du Costa Rica a par ailleurs conduit à la création du Covid-19 Technology Access Pool (C-TAP), un mécanisme visant à rassembler et à partager les connaissances, la propriété intellectuelle et les données dans le cadre du développement de la science pour lutter contre le nouveau coronavirus. Le C-TAP a été soutenu par le secrétariat de l’OMS et s’est inspiré du principe de l’open source, qui est diamétralement opposé à l’idée de droits de propriété intellectuelle.

«L’open-sourcing permettra d’utiliser immédiatement les capacités de production inutilisées et contribuera à la construction d’unités de production supplémentaires — notamment en Afrique, en Asie et en Amérique latine — qui seront essentielles pour répondre aux besoins actuels et futurs en matière de vaccins», a déclaré le Dr Tedros, directeur général de l’OMS35. À la mi-2021, le C-TAP est pourtant toujours une coquille vide et les premiers essais de l’étude Solidarity sur les vaccins contre le coronavirus n’ont pas encore commencé. Après de multiples reports, la recherche pourrait désormais être entamée aux Philippines36.

Les tentatives de l’OMS pour initier une coopération mondiale n’ont donc guère été efficaces. L’expérience de ces derniers mois montre que le mode actuel d’organisation de l’innovation et de la recherche va à l’encontre de ces principes. La concurrence commerciale fait obstacle à la coopération, qui est pourtant exactement ce dont nous avons besoin.

Cela commence par la coopération à des études comparatives incluant la participation de différents centres de recherche. Cela permettrait d’avoir un nombre suffisant de sujets avec un degré de diversité important. En outre, cela permettrait de tester les vaccins les uns par rapport aux autres et donc de les comparer, de sorte que les avantages et les inconvénients des différents produits apparaissent clairement et puissent être liés à certains facteurs environnementaux. Cela permettrait également de comparer et de décider rapidement avec quels vaccins on souhaite poursuivre les essais et quels vaccins il vaut mieux écarter. La recherche et le développement de vaccins devraient tenir compte de divers critères, dont la disponibilité et l’accessibilité pour tous.

Un tel système présuppose naturellement que des critères objectifs en fonction de la santé publique soient utilisés pour évaluer les vaccins en cours de développement. Bien sûr, cela n’est possible que si le gouvernement exerce un contrôle strict. Soit le secteur public doit organiser lui-même la recherche, soit il doit être en mesure d’imposer un cadre réglementaire strict.

Dans le cas des vaccins et des produits pharmaceutiques, très importants pour la société et dont la recherche est largement financée par des fonds publics, la publicité des résultats de la recherche devrait en fait aller de soi. La recherche en open-source permettrait à d’autres chercheurs de s’appuyer sur le travail des autres. Bien entendu, cela nécessite également de modifier le système actuel de protection de la propriété intellectuelle.

Un tel système de recherche et de développement est en contradiction avec la manière dont les vaccins contre le coronavirus sont actuellement développés. Il n’est pas improbable qu’un tel système aurait permis de produire de meilleurs vaccins. Un plus grand nombre de personnes auraient pu être vaccinées plus rapidement et il est probable que d’innombrables vies auraient pu être sauvées.

Footnotes

  1. Lotte Berghauser Pont et al, «Developing Blockbuster Drugs: Both Nature and Nurture», Nature Reviews Drug Discovery 20, no. 6 (8 juin 2020): 421-422, consulté le 4 juillet 2021, www.nature.com/articles/d415 73020-00061-9.
  2. Le marché des vaccins est dominé par une poignée d’entreprises. GlaxoSmithKline (GSK), Pfizer, Merck et Saofi se partagent ensemble 90% du marché mondial. Cependant, les gros vendeurs ne sont pas toujours de gros producteurs. Parmi ces quatre firmes, seules GSK et Sanofi sont également de grands producteurs de vaccins. Avec les producteurs indiens Serum Institute of India (SSI) et Bharat Biotech, ils représentent 60% de la production.
  3. Sanofi, Merck et GSK s’étaient déjà plaints que ces recherches perturbent trop leurs activités normales. En outre, cela impliquait toujours un risque commercial considérable. GSK, par exemple, avait tenté en vain de fabriquer un vaccin contre le virus Ebola. Sanofi a son image ternie par une tentative de développement d’un vaccin contre le virus zika. Merck a toujours un vaccin contre Ebola en cours de développement qui ne rapportera probablement jamais de bénéfices. La société a déjà annoncé qu’elle n’étendrait pas cette recherche aux nouveaux variants d’Ebola ou au virus similaire de Marbourg. «Drug Makers Signal Interest in Exiting Vaccine Development during Crises», STAT, 11 janvier 2018, consulté le 4 juillet 2021.
  4. Hotez a été interrogé à ce sujet par le Congrès américain: «Coronavirus: Understanding the Spread of Infectious Diseases and Mobilizing Innovative Solutions», House Committee on Science, Space and Technology, consulté le 4 juillet 2021, www.science.house.gov/audiences/beyond-coronaviruses-understanding-the-spread-of-infectious-diseases-and-mobilizing-innovative-solutions.
  5. «Major Drug Makers Haven’t Stepped Up to Make NIH Coronavirus Vaccine,» STAT, 11 février 2020, consulté le 4 juillet 2021.
  6. Peter Loftus et Gregory Zuckerman, «Inside Moderna: The Covid Vaccine Front-Runner With No Track Record and an Unsparing CEO». Wall Street Journal, 1er juillet 2020, sec. Business. Consulté le 11 juillet 2021.
  7. Hannah Kuchler et Leila Abboud, «Why the Three Biggest Vaccine Makers Failed on Covid-19», Financial Times, 16 février 2021, consulté le 4 juillet 2021.
  8. Nous évoquons ici des tests dits de phase 3 dans lesquels les sujets sont divisés en deux groupes: un groupe recevant le vaccin et un groupe recevant un placebo. Chaque fois qu’un sujet vit un événement particulier – dans ce cas, des symptômes légers de COVID-19 avec un test PCR positif – un tiret est tracé. On a ainsi compté jusqu’à ce qu’il y ait respectivement 170 (pour Pfizer) et 196 (pour Moderna) tirets. Lorsqu’il a ensuite été vérifié si les tirets se trouvaient dans le groupe vacciné ou chez les personnes ayant reçu le placebo, il s’est avéré que seules 8, respectivement 11 de ces infections légères sont survenues dans le groupe ayant reçu le vaccin. D’où le calcul d’une efficacité de 95% (162/170) et 94% (185/196).9 Voir, notamment, Peter Doshi, «Will Covid-19 Vaccines Save Lives? Current Trials Aren’t Designed to Tell Us», BMJ 371 (21 octobre 2020): m4037, consulté le 4 juillet 2021 et Peter Doshi et Eric Topol, «Opinion | These Coronavirus Trials Don’t Answer the One Question We Need to Know», The New York Times, le 22 septembre 2020, sec. Opinion, consulté le 4 juillet 2021.
  9. Les essais de phase 3 de Pfizer étaient basés sur 43548 sujets et ceux de Moderna sur 30420.
  10. Peter Doshi, «Will Covid-19 vaccines Save Lives?» Current Trials Aren’t Designed to Tell Us», BMJ 371 (21 octobre 2020): m4037, consulté le 4 juillet 2021, www.bmj.com/content/371/bmj.m4037.
  11. J&J a finalement choisi de tester un vaccin sans rappel pour la même raison.
  12. Cependant, il apparaît aujourd’hui que des intervalles plus longs offrent une meilleure protection dans certains cas. Voir par exemple H Parry et al, «Extended Interval BNT162b2 Vaccination Enhances Peak Antibody Generation in Older People», preprint, Infectious Diseases (except HIV/AIDS), May 17, 2021, consulté le 4 juillet 2021, http://medrxiv.org/lookup/doi/10.1101/2021.05.15.21257017.
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