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Comment le capitalisme freine la vaccination

Costas Lapavitsas

—30 septembre 2021

L’absence d’une réponse internationale en matière de santé publique a placé le profit capitaliste au-dessus des besoins humains, et laissera des milliards de personnes non vaccinées contre le Covid-19.

Un an et demi après le début de la pandémie, on comprend bien que le COVID-19 a un caractère de classe, qui correspond aux inégalités bien ancrées et à la discrimination raciale du capitalisme financiarisé. La maladie est particulièrement menaçante pour les personnes souffrant de troubles de longue durée1. Les strates les plus vulnérables sont les travailleurs, les personnes à faibles revenus et les personnes âgées, qui sont toutes fortement exposées à des problèmes de santé persistants à long terme, souvent associés à des conditions environnementales insatisfaisantes et à une mauvaise alimentation2. Ils sont marginalisés par les systèmes de santé, même dans les pays les plus riches du monde.

Les États puissants n’ont pas voulu et n’ont pas pu adopter une politique axée sur le travail de terrain, afin d’endiguer le COVID-19. Une telle stratégie aurait nécessité un plan national cohérent, assorti d’une coopération internationale, ciblant les premiers foyers de la maladie, avec des tests généralisés et ciblés. Elle aurait créé un réseau de personnel médical de terrain dirigé vers les zones de dispersion massive, comme les lieux de travail, les transports et les établissements scolaires. L’objectif aurait été d’identifier et de retrouver les personnes infectées et d’isoler les individus, les groupes et les espaces, y compris les personnes les plus vulnérables en raison de leur état de santé. Elle aurait injecté d’urgence les ressources nécessaires à l’élargissement des capacités de soins d’urgence, afin d’y assurer des conditions de dignité et de sécurité.

Le problème n’était pas la disponibilité des ressources ou le savoir-faire technologique, mais l’échec institutionnel et idéologique. Une stratégie axée sur le terrain aurait impliqué de repenser entièrement les mécanismes de santé publique en les imprégnant d’un esprit de service public et d’une plus grande équité. Les implications pour les géants pharmaceutiques et le secteur biomédical auraient été profondes; or les États néolibéraux n’étaient pas prêts à entraver leurs intérêts. Ce sont eux qui ont fixé les conditions de la lutte contre la pandémie, ce qui s’est traduit par des restrictions et des confinements.

Si une stratégie de terrain n’était pas envisageable dans les pays développés, elle était impensable pour les États périphériques plus faibles. La pénurie de ressources, les systèmes de santé défectueux et les mécanismes étatiques dysfonctionnels laissaient peu de place pour accorder la priorité aux pauvres. La nature de classe de la pandémie a été frappante dans les pays périphériques, où les riches sont encore plus égocentriques et arrogants que dans les pays développés. Mais les pauvres du monde entier savent déjà qu’ils ne peuvent pratiquement rien attendre de l’État.

Les intérêts de classe ont fixé les conditions de la lutte contre la pandémie, ce qui s’est traduit par des restrictions et des confinements.

Une fois choisie la voie des confinements, il était certain qu’il n’y aurait pas de réponse globale coordonnée. Chaque pays a dû gérer la crise par ses propres moyens et en s’appuyant sur la force de son État-nation, de son économie et de ses institutions. Les réponses ont inévitablement reflété les particularités de la structure de classe de chaque pays. Il en résulte une accélération des différences nationales et une réponse mondiale à la maladie que l’on ne peut que qualifier de désordonnée.

Cette confusion s’est particulièrement illustrée dans la recherche de vaccins. Celle-ci était absolument nécessaire dans le cadre de la politique de restrictions et de confinements. Elle était d’autant plus urgente qu’une politique de terrain axée sur l’endiguement de l’épidémie n’a jamais été sérieusement envisagée. Les États-nations n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la conduite d’une recherche internationale commune et se sont lancés dans une course concurrentielle pour développer des vaccins.

La course s’est appuyée sur la recherche fondamentale accumulée au niveau mondial par les universités et les laboratoires publics et privés qui dépendent surtout du financement public, mais plusieurs pays ont également pris l’initiative de manière indépendante en s’appuyant principalement sur des ressources contrôlées à l’échelle nationale. Il en est résulté une confusion concurrentielle — une mobilisation des ressources publiques de différents pays au service de profits privés — qui a sévèrement mis en lumière les problèmes du capitalisme contemporain.

L’intensification de la concurrence nationale

La Russie a été la première à annoncer le développement d’un vaccin en août 2020, produit par son Institut national d’épidémiologie et de microbiologie. Il semble que l’effort de recherche ait été financé par le fonds souverain de la Russie3. Plusieurs vaccins sont également développés en Chine par des groupes pharmaceutiques travaillant en collaboration avec des laboratoires et des instituts de recherche publics bénéficiant du soutien de l’État4.

Au dernier trimestre de 2020, la Chine était en possession d’au moins un vaccin presque prêt à être utilisé, et les vaccins russes et chinois étaient tous deux disponibles à l’exportation5. L’Inde s’est également efforcée de posséder son propre vaccin, développé au niveau national par le biais d’une entreprise biomédicale privée qui s’appuyait sur le financement et la recherche publics6. Les similitudes — tout comme les différences — avec le développement de vaccins aux États-Unis et au Royaume-Uni sont révélatrices. Au Royaume-Uni, l’initiative a été prise par le géant pharmaceutique AstraZeneca qui a travaillé en collaboration avec des équipes de recherche de l’université d’Oxford7. L’effort britannique s’est ainsi directement appuyé sur le secteur biomédical, l’un des secteurs les plus compétitifs de l’économie britannique qui dépend fortement des universités et de la recherche académique, tout en mobilisant des financements publics. Le gouvernement britannique a systématiquement ciblé ses interventions fiscales et le financement de la pandémie pour soutenir la campagne de vaccination.

Ce même secteur est également très présent aux États-Unis et en Allemagne. Le géant pharmaceutique Pfizer a collaboré avec la petite société biomédicale allemande BioNTech qui s’appuie systématiquement sur la recherche universitaire et les fonds publics pour faire face à la concurrence privée. Le vaccin développé par BioNTech est financé en grande partie par le gouvernement allemand et a été rapidement approuvé par le Royaume-Uni en décembre 2020. Un autre vaccin a été mis au point par Moderna, une petite société biomédicale des États-Unis qui a également bénéficié d’un lourd financement public pour ses recherches, a été approuvé en décembre 2020. Ces deux vaccins sont fondés sur une technologie biomédicale qui fait appel au génie génétique, développée au cours des deux dernières décennies grâce à des fonds publics et dont les effets à long terme sont inconnus.

Pour la production des vaccins il faudrait également mobiliser la capacité de production des entreprises pharmaceutiques des pays en développement.

L’effort de production de vaccins a été largement stimulé par l’opération Warp Speed aux États-Unis, une organisation dirigée par le ministère de la Santé. Des fonds du gouvernement américain sont à l’origine d’autres vaccins développés en2020 par plusieurs sociétés pharmaceutiques: Johnson and Johnson, Regeneron, Novavax, Sanofi et GlaxoSmithKline, AstraZeneca, etc. Le développement de vaccins souffre d’une très forte probabilité d’échec et les géants pharmaceutiques sont peu enclins à risquer leur capital pour essayer de créer de nouveaux vaccins. Ils n’ont accepté de participer à la course qu’après avoir été assurés du soutien de l’État.

Sans un financement public important des secteurs biomédical et pharmaceutique pendant plusieurs décennies — et surtout sans le coup de pouce public massif de 2020 — il n’y aurait pas eu de vaccin contre le coronavirus en Occident. Des fonds importants ont été fournis par l’opération Warp Speed non seulement pour entreprendre les recherches nécessaires, mais aussi pour acheter à l’avance des quantités massives de doses de vaccin, ce qui a permis aux fabricants de réduire les risques et d’augmenter la production.

Les grandes lignes de l’effort de vaccination aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne et ailleurs en Occident sont donc claires: les vaccins ont été développés dans le cadre d’une compétition entre de grandes entreprises pharmaceutiques s’appuyant sur des laboratoires de recherche biomédicale et des universités, sur la base d’un financement public important.

Il en a résulté une prolifération de vaccins déployant différentes technologies avec une efficacité variable. L’issue commerciale de cette lutte concurrentielle est encore en suspens et dépendra de l’efficacité et du coût des vaccins. Mais il ne fait aucun doute que certains de ces géants pharmaceutiques et petites entreprises biomédicales sont en passe de réaliser d’énormes bénéfices. Le développement de vaccins souffre d’une très forte probabilité d’échec et les géants pharmaceutiques sont peu enclins à risquer leur capital pour essayer de créer de nouveaux vaccins. Ils n’ont accepté de participer à la course qu’après avoir été assurés du soutien de l’État.

Une réponse rationnelle à la pandémie aurait nécessité une coordination au minimum entre les principaux États et les grandes organisations multinationales du monde entier. Rien de tel n’a eu lieu. La mise au point de vaccins contre le coronavirus est devenue un domaine de contestation du pouvoir national, tout en permettant aux grandes entreprises de réaliser d’énormes bénéfices. La multiplication des efforts et le gaspillage des ressources à travers le monde ont été énormes. Au début de l’année 2021, le monde s’oriente vers le développement de dizaines de vaccins produits séparément, utilisant des technologies disparates, avec des droits de propriété intellectuelle distincts, des coûts très différents et des exigences techniques très variables en matière de stockage et de transport.

Les problèmes que cela pose pour la production de vaccins à une échelle suffisante pour la population mondiale — qui avoisine actuellement les huit milliards de personnes — commencent tout juste à se faire remarquer. Les grandes entreprises pharmaceutiques occidentales n’ont pas la capacité suffisante pour produire rapidement à l’échelle requise. Pour que la tâche soit rapidement accomplie en 2021, il faudrait également mobiliser la capacité de production des entreprises pharmaceutiques des pays en développement. Étant donné que les vaccins produits par les entreprises bénéficient de multiples droits de propriété intellectuelle, cela impliquerait certainement des conflits majeurs.

Il est peu probable que la résolution de ces conflits soit favorable aux pauvres du monde entier. De plus, pour les pays en développement, le coût des vaccins ainsi que les exigences techniques liées au stockage et au déploiement de volumes énormes sont des problèmes de premier ordre. L’absence de collaboration intergouvernementale pour une réponse mondiale cohérente à la pandémie a laissé les pays en développement dans une position très précaire.

Une façade «philanthropique» en piteux état

C’est dans ce contexte que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ainsi que le président de la Commission européenne, le président français Emmanuel Macron et la Fondation Bill et Melinda Gates, ont lancé l’accélérateur d’accès aux outils COVID-19 (ACT) en avril 20208. L’initiative de l’accélérateur ACT semble avoir été prise par la Fondation Gates, une institution philanthropique créée par deux personnes qui figurent parmi les plus riches au monde. Elle est soutenue par plusieurs agences sanitaires privées, publiques et multilatérales et d’autres organisations à travers le monde.

L’ACT Accelerator a débuté comme un programme souple visant à faciliter la prise de décision pratique concernant le diagnostic, la thérapie et le développement de vaccins contre le COVID-19. Il a en effet fourni un financement substantiel pour des initiatives diagnostiques et thérapeutiques tout au long de l’année2020. Son initiative principale, COVAX, est dirigée par l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (GAVI), une organisation privée-publique également créée à l’origine par la Fondation Gates, avec la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI), une autre organisation privée-publique dans laquelle la Fondation Gates joue un rôle décisif, et l’OMS. Son mode de fonctionnement — et cela est valable pour ACT Accelerator dans son ensemble — est un bon exemple de l’absurdité du capitalisme contemporain.

L’objectif officiel de COVAX est d’inciter les gouvernements nationaux et les puissantes institutions multilatérales, parmi lesquelles la Banque mondiale est la plus importante, à développer et à augmenter la production de vaccins. Vers la fin de l’année 2020, elle comptait plus de 190 gouvernements nationaux sur sa liste9. La logique de son fonctionnement ressemble à celle d’une entreprise privée et suit les lignes néolibérales promues depuis longtemps par la Banque mondiale dans les pays en développement. Le financement de COVAX est assuré par les pays les plus riches de la liste et une garantie d’achat anticipé des vaccins est apportée par les pays les plus pauvres — ainsi que des contributions à la recherche.

Le fonctionnement de COVAX ressemble à celle d’une entreprise privée et suit les lignes néolibérales promues depuis longtemps par la Banque mondiale.

COVAX passe des accords avec des producteurs de vaccins privés qui sont ensuite inscrits dans son portefeuille, ce qui permet aux pays d’acheter à l’avance des volumes importants de vaccins. Les pays pauvres auraient ainsi la possibilité de conclure des accords avec les producteurs privés du portefeuille de COVAX pour une somme symbolique, voire gratuitement. L’objectif est de produire deux milliards de doses de vaccins en 2021, dont la moitié serait destinée aux pays pauvres.

Il est pitoyable que la seule réponse internationale à la pandémie ait reposé sur un cadre désordonné mis en place par deux milliardaires. Au lieu de soutenir et de financer comme il se doit un effort international pour faire face à la pandémie, les États puissants ont cherché une couverture morale dans une construction de fortune imprégnée de la logique des affaires privées et s’appuyant sur des accords financiers et commerciaux avec des fabricants géants de vaccins.

L’émergence de COVAX n’a rien d’organique. Il s’agit d’une réponse improvisée, menée par des philanthropes qui ont réalisé d’énormes profits en exploitant des privilèges monopolistiques dans le domaine de la haute technologie. Il n’est pas surprenant que les nobles aspirations de COVAX aient été sérieusement remises en question dès le début, car son financement a été constamment déficient, prévoyant un déficit de 7 à 8 milliards de dollars pour 2021. Le manque à gagner pourrait en pratique être comblé par un ou plusieurs des participants à COVAX. Il n’en reste pas moins que le déficit prévu par COVAX est infime par rapport aux grosses dépenses budgétaires des principaux États depuis le début de la crise. Le fait que l’État hégémonique du monde, les États-Unis sous la présidence de Donald Trump, ait ouvertement refusé de participer à COVAX a été déterminant pour le manque de financement. Au lieu de cela, ils ont choisi de conclure des accords bilatéraux avec des producteurs privés pour protéger leur propre population.

D’autres pays clés, tels que le Royaume-Uni, le Japon et l’Allemagne, ont également signé des accords bilatéraux, tout en participant à COVAX. Les pays centraux ont déjà acheté suffisamment de vaccins pour protéger leur population plusieurs fois, tandis que la plupart des habitants des pays périphériques n’auront probablement pas accès au vaccin en 2021, malgré COVAX. Reste à savoir s’il s’agit d’une stratégie judicieuse pour les pays centraux, car le COVID-19 ne connaît pas de frontières.

La trajectoire du déploiement des vaccins en 2021 sera déterminée par la concurrence nationale et les bénéfices commerciaux, et non par les besoins humains et la coopération. La réalité du capitalisme contemporain, c’est la concurrence entre des géants du monde des affaires motivés par le profit et la dépendance à l’égard d’États-nations qui sont également en concurrence les uns avec les autres. Les vaccins produits par les sociétés pharmaceutiques occidentales sont en concurrence avec les vaccins russes, chinois et indiens pour être utilisés massivement à travers le monde. Les besoins des pauvres pèseront beaucoup moins lourd que les profits des grandes entreprises et le pouvoir des États.

Une concurrence nationale intense, inextricablement liée à des entreprises géantes, caractérisera encore le développement du capitalisme après le COVID-19. Il n’y aura pas d’autres approches de la santé publique tant que ce système dysfonctionnel ne sera pas brisé.

Article originellement paru dans Jacobin, 6 janvier 2021.

Footnotes

  1. Richard Horton, «Offline: COVID-19 is not a pandemic», The Lancet, vol. 396, n°10255, p.874, 26septembre2020.
  2. Gerotziafas et al, «Guidance for the Management of Patients with Vascular Disease or Cardiovascular Risk Factors and COVID-19: Position Paper from VAS-European Independent Foundation in Angiology/Vascular Medicine», Thromb Haemost. Décembre2020; 120 (12): 1597-1628.
  3. Talha Khan Burki, «The Russian vaccine for COVID-19», The Lancet Respiratory Medicine, volume8, n°11, e85 — e86, 4septembre2020.
  4. Flynn Murphy, «Inside China’s response to COVID», Nature, vol.588, 2décembre2020.
  5. David Cyranoski, «What China’s speedy COVID-vaccine deployment means for the pandemic», Nature, vol.586, 15octobre2020.
  6. «COVAXIN», Bharat Biotech, 2021.
  7. Maria Deloria Knoll et Chizoba Wonodi, «Oxford–AstraZeneca COVID-19 vaccine efficacy», The Lancet, volume397, n°10269, p.72 — 74.
  8. «Urgent Priorities & Financing Requirements at 10 November 2020», Organisation mondiale de la santé, 2020.
  9. «COVAX Announces additional deals to access promising COVID-19 vaccine candidates; plans global rollout starting Q1 2021», Organisation mondiale de la santé, 18décembre2020.