Ce ne sont pas les transferts entre Régions qui sont importants dans les finances belges, mais la discipline d’austérité bien ancrée de la répartition du budget. Ou comment le “I want my money back” de Thatcher résonne dans les débats budgétaires en Belgique.
La question budgétaire occupe l’actualité belge. Que ce soit au sujet de l’état de la dette de l’État fédéral ou des Régions et des dépenses publiques qui deviendraient intenables ou du retour des règles budgétaires européennes, le discours dominant pousse à un retour de l’austérité comme seule alternative. Pourtant, la répartition du financement fédéral belge est le résultat de choix politiques: comment sont financés les budgets publics? Quel est le rôle de la dette pour «discipliner» les gouvernements? Comment la répartition des moyens entre l’État fédéral et les Régions et Communautés s’oppose-t-elle aux choix démocratiques?
Pour éclairer ces questions, nous avons interviewé Damien Piron. Ses travaux explorent la reconfiguration néolibérale de l’État belge à travers le domaine des finances publiques. Dans son travail de thèse en sciences politiques, il mettait en évidence la dimension politique de la répartition du budget fédéral belge, en particulier en étudiant la Loi Spéciale de Financement (LSF). On peut considérer la LSF comme la «colonne vertébrale de la répartition des moyens entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés en Belgique» explique Piron. «J’ai tenté de reconstruire les causes et conséquences politiques de ce financement, alors que l’essentiel de la littérature sur le sujet étudie ces questions sous l’angle économique ou juridique.»
MATHIEU STRALE Justement, dans votre travail vous insistez sur le fait que le cadre idéologique dans lequel vont se dérouler les négociations sur la répartition des budgets au sein de la future Belgique fédérale commence à être fixé bien avant que l’on parle de réformes de l’État belge.
DAMIEN PIRON En effet, on voit que dès les années 1950, des économistes vont commencer à étudier la question budgétaire en Belgique sous l’angle des transferts interrégionaux. Cela va être en particulier le cas du Centre d’Étude économique de la KU Leuven, un centre de recherche fondé par Gaston Eyskens, plusieurs fois Premier ministre CVP (ex CD&V) durant les années 1950 à 1970 et considéré comme l’un des pères du fédéralisme belge.
L’objectif des recherches de ce centre était de nourrir le débat public sur la question de la redistribution des richesses en Belgique, qui se ferait au détriment de la Flandre. Mais l’ambition était aussi de former le cadre politique futur pour mener vers la fédéralisation de l’État belge. L’un des auteurs de ces études sur les transferts financiers est par exemple Paul Van Rompuy, qui sera ensuite expert pour le CD&V pendant les négociations de réformes de l’État et plus tard président du Conseil Supérieur des Finances, organe en charge de veiller au bon respect de la LSF.
Le financement du fédéralisme belge se fait selon la logique néolibérale qui a été poussée par le patronat flamand.
Le patronat flamand va encourager et financer ces recherches. Il continue d’ailleurs à le faire aujourd’hui. Par exemple, le VOKA (l’organisation représentative du patronat flamand) finance toujours des études au sein du centre VIVES (Vlaams Instituut voor Economie en Samenleving) de la KULeuven, cette fois pour évaluer l’impact du confédéralisme. Ainsi, une élite scientifique et politique va émerger pour porter un discours et construire une grille d’analyse financière du fédéralisme belge, qui sert les intérêts économiques en Flandre et nourrit les thèses indépendantistes.
Ce cadre idéologique continue à orienter les décisions et le cadre des négociations actuelles. La question des transferts financiers interrégionaux domine le débat public sur le fédéralisme belge, alors même qu’ils sont relativement réduits. Ils représentent moins de 2% de la richesse produite en Belgique. Cela place notre pays en dessous de la moyenne européenne en matière de transferts financiers entre Régions. Ces transferts sont trois fois plus importants en Allemagne, en France, près de deux fois plus aux Pays-Bas.
Quelles vont être les conséquences concrètes de cette construction idéologique?
Quand on crée les deux grandes Communautés française et flamande en 1970 puis les Régions à partir de 1980, il y a l’enjeu de leur donner des moyens financiers et de décider de la façon de les utiliser. C’est l’idée de l’autonomie et de la responsabilité budgétaire qui va s’imposer: les Régions et Communautés décident de l’affectation des moyens à leur disposition sans que l’État national puis fédéral n’ait son mot à dire. En contrepartie, elles seront responsables d’assurer leur équilibre budgétaire.
Ensuite, la question de la masse budgétaire qui est allouée à ces entités et sa répartition va faire l’objet de discussions dans les années 1980. Pour la répartition des moyens entre régions, la logique initiale était de répartir les moyens selon une clé des «trois tiers»: un tiers en fonction des recettes de l’impôt des personnes physiques (IPP, c’est-à-dire l’impôt sur les revenus des ménages); un tiers en fonction de la taille du territoire; un tiers en fonction de la taille de la population.
C’était une clé de répartition qui permettait un équilibre relatif entre les entités: la Flandre était avantagée par la prise en compte des recettes de l’impôt proportionnellement plus élevées qu’en Wallonie, la Wallonie bénéficiait, elle, de la prise en compte de la taille du territoire, proportionnellement plus étendu et moins dense qu’en Flandre, tandis que la prise en compte de la répartition de la population assurait un relatif équilibre.
Mais sous l’effet des revendications flamandes portées par ces études d’économie, on détricote cette clé et on privilégie progressivement la logique du «juste retour»: les Régions qui contribuent plus à l’IPP (et abritent donc une population plus riche), vont avoir le droit de recevoir un financement proportionnellement supérieur aux Régions plus pauvres. La Région flamande va donc recevoir une part du budget de l’État proportionnellement plus élevée que la part de la population flamande dans la population belge. Cela rappelle le slogan «I want my money back» de la Première ministre britannique conservatrice de l’époque, Margaret Thatcher, qui réclamait la récupération d’une part du budget européen proportionnelle à la forte contribution de son pays.
C’est l’inverse d’une politique de solidarité où on prendrait le parti de dire que les Régions plus riches sont tenues par un effort de solidarité, dans une logique de rattrapage et pour couvrir des besoins sociaux éventuellement supérieurs. Cette logique néolibérale de la répartition au profit des Régions plus riches est compensée par la création de mécanismes de solidarité qui en tempèrent partiellement l’effet.
Ça, c’est la logique régionale. La logique du financement des Communautés repose sur un principe de proportionnalité des besoins. Par exemple, en même temps que l’on va transférer la compétence de l’enseignement aux Communautés en 1989, on va partir du principe que «un élève égale un élève». On va donc donner des moyens aux Communautés qui sont proportionnels au nombre d’élèves dont elles ont la charge.
En apparence, le financement «selon les besoins» est moins inégalitaire en que celui du «juste retour». Néanmoins, ça ne veut pas dire que les moyens qui sont transférés sont suffisants pour couvrir ces besoins. Or, dès les années 1980, les gouvernements belges vont mener des politiques d’austérité, de coupes budgétaires, qui vont être répercutées sur les Communautés via un sous-financement chronique. Les Communautés se partagent donc plus équitablement des moyens insuffisants.
Que ce soit au niveau régional ou communautaire, on a là les éléments fondateurs des tensions ultérieures. Le financement régional selon la logique du «juste retour» défavorise surtout la Wallonie et dans une moindre mesure Bruxelles. Le sous-financement des Communautés touche toutes les entités, mais la Flandre contourne le problème en fusionnant en 1980 Région et Communauté. Cela lui permet d’allouer des moyens régionaux pour financer les compétences communautaires. Tandis que la Communauté française (appelée aujourd’hui Fédération Wallonie-Bruxelles), restée autonome, connaît des difficultés financières immédiates, qui vont notamment mener aux grandes grèves des enseignants des années 1990, suite aux économies faites dans l’enseignement.
Cela va placer les francophones en position de demandeurs de moyens supplémentaires, puisqu’ils combinent des besoins sociaux supérieurs et des moyens plus bas. Et placer le gouvernement flamand en position de force dans la négociation.
On se demande pourquoi et comment les négociateurs francophones et wallons ont pu accepter une position aussi désavantageuse.
Il y a deux thèses qui s’opposent à ce sujet. La première serait que les Flamands étaient mieux préparés. Ils avaient fait des simulations économiques qui leur permettaient d’anticiper les difficultés financières des communautés et leur refinancement par la région. Alors que les négociateurs francophones auraient été pris au dépourvu.
La seconde serait qu’en fait certains négociateurs francophones défenseurs d’une vision régionaliste ont accepté un sous-financement de la Communauté française pour forcer la main à une recomposition des institutions francophones. En mettant la Communauté en difficulté financière, ils espéraient pousser à une scission de celle-ci, afin que ses compétences soient reprises par les Régions bruxelloise et wallonne, sur le modèle existant en Flandre.
Les négociateurs francophones ne seraient donc peut-être pas aussi naïfs qu’une interprétation dominante laisse à penser. En tout cas, l’argument du sous-financement communautaire continue d’être mobilisé par les défenseurs d’une plus grande régionalisation des compétences francophones.
Pour ma part, je pense que l’enjeu principal est que ni les négociateurs flamands ni les négociateurs francophones n’ont pu ou voulu dépasser le cadre très contraint de la négociation. Tant qu’on essaye de justifier la répartition du financement des entités fédérées selon une logique économique, les Wallons et les Bruxellois, qui sont moins riches, ressortiront perdants.
Et c’est dans ce contexte que va être signée la Loi Spéciale de Financement, en 1989. Quels en sont les enjeux?
La loi Spéciale de Financement (LSF), c’est une loi qui va fixer les clés de répartition des moyens et compétences entre État fédéral, Régions et Communautés. On parle de loi spéciale, car elle doit être adoptée, puis ne pourra être modifiée que via un vote rassemblant à la fois une majorité dans les groupes linguistiques francophones et néerlandophones et au moins deux tiers des députés. Elle fixe toujours aujourd’hui la répartition des moyens au sein du fédéralisme belge.
Les transferts financiers interrégionaux sont trois fois plus importants en Allemagne, en France, près de deux fois plus aux Pays-Bas.
Il est important de revenir sur l’orientation budgétaire générale du pays au moment de l’adoption de la LSF. En 1989, on commence à négocier l’entrée dans la monnaie unique européenne, l’Euro. Pour y prendre part, il faut respecter des critères budgétaires stricts, limitant la dette publique et le déficit dans les comptes publics. Alors, le gouvernement belge s’engage sur la voie de l’austérité budgétaire et il va utiliser la LSF pour impliquer les entités fédérées, les Régions et Communautés, dans ces économies budgétaires. Au niveau de l’investissement public, les montants associés aux compétences transférées aux Régions et Communautés seront réduits de 15%. C’est énorme en termes d’austérité. C’est l’une des causes du sous-investissement dans les infrastructures publiques qu’on connaît à l’heure actuelle dans l’entretien des écoles, des routes, dans les hôpitaux, etc.
Pour compenser ce sous-financement national chronique, la LSF prévoit que les entités fédérées vont pouvoir et devoir s’endetter en contractant des emprunts auprès des marchés financiers et des banques.
Pour donner des gages à ces marchés, et garder le contrôle sur les dépenses et les budgets fédéraux et fédérés, une autorité de contrôle va être mise en place, le Conseil Supérieur des Finances. Cet organe se compose de douze experts économiques et financiers. En théorie, le Conseil Supérieur des Finances est l’instance budgétaire indépendante qui a la charge non seulement d’établir la trajectoire d’assainissement budgétaire des entités fédérées, mais aussi de contrôler son respect a posteriori et d’imposer des réformes budgétaires. En pratique, comme il n’y a jamais eu d’accord sur ces trajectoires budgétaires, le Conseil sert plutôt d’organe d’avis. Mais un avis crucial, puisque suivi par les banques et les marchés financiers pour accorder, ou non, un prêt aux emprunteurs publics et en décider le taux. En somme, le débat sur la politique budgétaire est évacué des parlements fédéraux et régionaux.
On a l’impression de retrouver la logique injuste à l’œuvre au niveau de la zone euro, où les États moins riches du sud, comme la Grèce, le Portugal, l’Italie ou l’Espagne, sont condamnés à une austérité sans fin par les États plus riches du nord, au travers de règles budgétaires placées hors du débat démocratique.
En effet, on retrouve à l’échelle belge des discours similaires à ceux entendus au niveau européen. Tout comme les États membres du sud sont accusés de paresse, on va considérer que les Francophones et les Wallons ne prennent pas les «mesures» nécessaires et sont seuls responsables de leur situation budgétaire. Tout comme au niveau européen, on va préférer un endettement sur le marché à un financement public, donc donner le pouvoir au secteur bancaire d’accepter ou non les choix budgétaires des entités fédérées belges. Surtout, les mesures d’économies structurelles prises au niveau européen et belge se combinent pour accroitre l’austérité dans notre pays.
La Belgique combine l’austérité européenne, qui s’applique à tous les états membres en bloquant leurs dépenses publiques et leurs investissements, et la LSF, néolibérale, qui aggrave l’injustice dans la répartition des moyens au sein du pays.
Comment les Régions et Communautés vont-elles intégrer cette austérité dans leur politique?
Puisque la dépense publique est limitée par les règles budgétaires européennes et par le sous-financement structurel fédéral, les Régions et Communautés vont tenter de trouver de l’argent ailleurs. Par exemple en cherchant à capter les personnes qui payent de l’IPP, c’est-à-dire pas les plus riches, qui arrivent à éviter l’impôt, mais plutôt les travailleurs ayant des salaires élevés. C’est le cœur de la politique du logement à Bruxelles, qui va chercher à attirer et conserver ces profils, en compétition avec la périphérie flamande et wallonne plutôt que de développer le parc de logements sociaux. Et on voit aujourd’hui apparaitre des politiques similaires à Charleroi. C’est le début d’une forme de concurrence fiscale entre Régions.
On va aussi multiplier les partenariats public-privé, donc associer des investisseurs privés au financement, à la construction ou à la gestion d’infrastructures publiques, contre une rétribution, une sorte de «loyer» public. C’est comme cela que va être financé le plan de rénovation des écoles de la Communauté française, la construction de maisons de retraite dans tout le pays ou la rénovation de tunnels routiers à Bruxelles, etc. Dans un premier temps, ces montages évitent aux autorités publiques de devoir financer l’ensemble de l’investissement et donc de contracter un emprunt qui ferait gonfler la dette publique. Ce qui leur permet en apparence de respecter les règles budgétaires. Mais ce sera plus cher à long terme: les redevances payées au privé devront couvrir le coût de l’investissement initial et sa marge de profit. (NDLA: on estime que le remboursement de ce genre de partenariat coûte à terme 2 à 3 fois le prix qu’aurait représenté un investissement purement public).
La logique du «juste retour» pour la répartition des moyens entre Régions rappelle le slogan «I want my money back» de Margaret Thatcher.
Surtout, on met les acteurs privés au centre du financement des infrastructures publiques. Ils vont pouvoir faire leur marché dans ce qu’ils peuvent valoriser. Les infrastructures qui sont jugées moins rentables pour ces acteurs privés vont dépendre des seuls budgets publics limités, ce qui va créer des inégalités. On le voit par exemple avec les écoles francophones qui ne bénéficient pas d’un PPP pour leur rénovation et qui se dégradent plus encore. Ce recours aux PPP n’est pas une particularité belge, il a lieu dans toute l’Europe pour contourner le carcan budgétaire. Mais en Belgique, il est encore encouragé par la LSF qui réduit les moyens des entités fédérées et enserre leurs dépenses publiques.
Ensuite, les Régions et Communautés vont multiplier les structures parapubliques. Ce sont les nombreuses intercommunales dans tout le pays, la Sofico pour le financement des infrastructures de transport en Wallonie, les sociétés régionales d’investissements comme la SRIB à Bruxelles, PMV en Flandre et SRIW SOGEPA SOWALFIN qui deviendront «Wallonie Entreprendre» en Wallonie. Ou bien le Centre régional d’Aide aux Communes (CRAC), chargé d’aider financièrement les communes et les pouvoirs locaux wallons.
Toutes ces structures ont un point commun: puisqu’il ne s’agit pas d’administrations publiques, qu’elles ont leur propre conseil d’administration et qu’elles répondent à des règles comptables différentes, leurs investissements et leur dette n’apparaissaient pas, dans un premier temps, dans les comptes publics. Leur multiplication a donc permis de contourner les règles d’austérité. Mais au prix d’un contrôle démocratique très limité. La majorité de la population ne connaît pas l’utilité, voire l’existence, de ces structures. Elles ne sont pas contrôlées directement par les parlements ou les conseils communaux. Cette autonomie d’organismes qui gèrent des investissements et des budgets importants a abouti à de nombreux abus et scandales.
Ces contournements de l’austérité belge et européenne ont été récemment remis en cause par l’Union européenne qui a imposé une «reconsolidation», une réintégration d’une partie de la dette des organismes parapublics ainsi qu’une réévaluation de certains PPP qui sont maintenant considérés aussi comme de la dette. Ce qui a fait fortement gonfler les dettes régionales et communautaires. Par exemple, la dette de la Région wallonne a triplé selon l’application de cette nouvelle convention de calcul.
Est-ce pour cela que l’on entend beaucoup parler d’une forme de «faillite» de la Région wallonne, de la Communauté française, voire de l’État fédéral?
C’est l’une des raisons, mais ce n’est pas la seule. C’est aussi lié aux réformes qui auront lieu après la signature de la LSF et en particulier à la sixième et dernière réforme de l’État, signée en 2010-2011.
Face au manque de moyens chronique de la Communauté française, les francophones vont être demandeurs d’un refinancement. Cette demande va aboutir en 2001. À ce moment-là, l’entrée dans l’Euro est actée et le Fédéral retrouve des marges budgétaires en raison de la croissance économique. On va utiliser ces marges pour apaiser les tensions communautaires, entre une demande de plus d’autonomie du côté flamand et de plus de moyens côté francophone. Mais ces fonds transférés du Fédéral vers les Communautés vont l’être selon la clé du «juste retour», donc une clé qui va renforcer les inégalités entre francophones et néerlandophones, tout en réduisant les moyens alloués au budget fédéral. Cela passe d’abord inaperçu, car on est dans une période de croissance et de «relâche» des politiques d’économies budgétaires.
Cette parenthèse se ferme avec la crise financière mondiale de 2008, puis la crise de la dette européenne du début des années 2010 qui marquent le retour brutal de l’austérité, via les règles budgétaires européennes. C’est dans ce contexte que va être négociée la 6e réforme de l’État. On se retrouve dans une situation que je trouve assez similaire à celle de la fin des années 1980 lors de l’adoption de la LSF: on va transférer un nombre important de compétences et de moyens aux Régions et Communautés en même temps qu’on renforce les économies dans les budgets publics. Un quart du budget de l’Impôt des personnes physiques va être transféré du Fédéral aux Régions, ce qui défavorise une fois de plus les Régions abritant une population moins riche.
Pour compenser cette inégalité, un mécanisme de solidarité temporaire est signé, avec un transfert d’environ 800 millions par an au bénéfice de la Wallonie, soit près de 5% du budget régional wallon. Néanmoins cela reste un «sparadrap» par rapport à la décision prise de renforcer l’autonomie fiscale. Par exemple, ce transfert n’est pas indexé. Ensuite, ce mécanisme était limité dans le temps et à partir de 2024 il va diminuer de 10% chaque année jusqu’à disparaitre. Perdre 5% de son budget en dix ans, c’est énorme.
Les droits sociaux deviennent différents d’une Région à l’autre, par exemple les montants des allocations familiales, plus bas en Flandre.
Plutôt que de rompre avec un cadre où ils sont perdants, les négociateurs francophones ont préféré gagner du temps à court terme, en acceptant la 6e réforme de l’État et le mécanisme de solidarité qui y était associé, au prix d’un renforcement du financement inégalitaire qui allait aggraver les problèmes budgétaires futurs.
Entre-temps, des dépenses imprévues ont aggravé l’état des finances publiques fédérales et fédérées: le covid, puis la crise de l’énergie, et le coût des inondations de 2021. Enfin, la remontée des taux d’intérêt a fait grimper le coût de la dette. Et on arrive en 2023, avec ce discours sur la faillite des entités fédérales et fédérées, qui risque de justifier de nouvelles politiques d’austérité à tous les niveaux de pouvoir.
En plus d’aggraver ces problèmes financiers, la 6e réforme de l’État entame un détricotage de la sécurité sociale nationale.
La dernière réforme de l’État a mené à un transfert des allocations familiales et de la politique des maisons de repos et de soin aux Régions. À charge pour les régions de se débrouiller seules pour déterminer les montants à y consacrer et la manière de les distribuer. Et là on voit apparaitre différents effets pervers, mais attendus. Tout d’abord, les droits sociaux deviennent différents d’une Région à une autre, avec par exemple des montants des allocations familiales qui sont plus bas en Flandre. Non pas par manque de moyens financiers, mais par choix politique.
Suite à leur régionalisation, ces politiques qui étaient gérées via la sécurité sociale — donc avec une implication forte des mutuelles et des syndicats -, sont maintenant confiées aux budgets régionaux via la LSF. Ce n’est pas du tout la même logique. Les partenaires sociaux y sont moins bien représentés et la Flandre a par exemple décidé de réduire fortement leur implication. Cette régionalisation et communautarisation partielle de la sécurité sociale est donc l’occasion de détricoter très rapidement des «garde-fou» sociaux. C’est d’ailleurs une stratégie assumée d’un parti comme la N-VA, qui veut sortir de la cogestion de la sécurité sociale par les mutuelles et syndicats. Donc de réduire leur poids dans les prises de décision. Un discours que l’on retrouve aussi chez Georges-Louis Bouchez, président du MR, du côté francophone.
Par ailleurs, les syndicats et les mutualités, qui étaient des structures nationales, sont forcés de se décentraliser pour suivre l’évolution des compétences, ce qui éloigne par la force de ces politiques les branches du nord et du sud du pays et déforce le mouvement social. Les gens se voient moins, s’organisent moins ensemble. Cet avenir de la sécurité sociale en Belgique est pour moi une des questions cruciales des futures négociations institutionnelles.
Cela fait le lien avec ma dernière question, quelles sont les perspectives en matière d’organisation et de financement du fédéralisme belge dans les prochaines années, notamment après les élections de 2024?
Si on reste dans la logique budgétaire fixée par la LSF, je crois que ça va être compliqué de faire l’impasse sur la négociation d’un refinancement de la Région wallonne. La droite flamande va sans doute en profiter pour réclamer une forme de confédéralisme, qui visera en particulier à diviser la sécurité sociale. La pression sur les finances publiques fédérales, régionales et communautaires va trouver un écho du côté européen, avec le retour des règles budgétaires qui imposent une limitation des déficits et donc des dépenses publiques.
Des perspectives qui poussent à mon sens à justement remettre en cause ce cadre si on veut conserver une forme de solidarité interne à notre pays. Le financement basé sur la logique du «juste retour» n’est pas le seul horizon. C’est une construction idéologique, qui a été poussée par le patronat flamand en particulier.
On pourrait imaginer d’autres clés de répartition des moyens. Par exemple en fonction de la taille de la population, ou en considérant que les espaces ruraux ont besoin de plus de moyens pour les infrastructures et l’accès aux services sociaux. Mais que ces espaces seront aussi précieux en matière de lutte contre le changement climatique, pour produire des ressources et de l’énergie, capter du carbone, retenir et stocker l’eau… Il s’agirait d’assumer un vrai mécanisme de solidarité, qui n’est pas vu comme un fardeau, mais comme un moyen de «surfinancer» certains projets nécessaires collectivement.
Au niveau de l’investissement public, les montants associés aux compétences transférées aux Régions et Communautés seront réduits de 15%. C’est énorme en termes d’austérité.
Dans ce cadre, que ce soit au niveau belge ou européen, il est urgent de sortir les investissements publics du carcan budgétaire. On n’arrivera pas à mener la transition énergétique (isolation du bâti, production d’énergie renouvelable, décarbonation de l’industrie, si on continue à tout compter jusqu’au dernier sou. Il faudra aussi réfléchir à financer ces investissements autrement que par l’endettement sur les marchés financiers. Du financement public et solidaire plutôt que la logique actuelle du chacun pour soi. De même, si on veut maintenir une sécurité sociale forte, elle doit être sortie du corset budgétaire de la LSF.
Les travailleurs du sud et du nord du pays auraient avantage à remettre en cause l’usage de mécanismes inspirés de la rationalité économique néolibérale dans le financement du fédéralisme belge. Les Wallons et Bruxellois, car cela mène à un sous-financement chronique des services publics. Les Flamands aussi, car leurs services publics et prestations sociales sont aussi mis en danger, pas pour des raisons budgétaires, mais par la politique néolibérale plus offensive qui est menée en Flandre. Pensons par exemple à la restructuration récente du réseau de De Lijn. Ce n’est pas une question de manque de moyens, c’est un choix de rationalité économique qui va aboutir à supprimer les arrêts de bus dans les zones rurales pour concentrer l’offre sur les axes les plus rentables.
J’entends certaines voix francophones et wallonnes réclamer plus de régionalisme, pour contourner le verrouillage et l’impasse de la LSF. Par exemple en acceptant de négocier le confédéralisme, pour «prendre en main notre avenir» et se responsabiliser. Cela me semble très risqué comme piste. D’abord pour l’avenir de la sécurité sociale, comme je l’ai dit, mais aussi, car cela revient toujours à accepter et endosser le cadre austéritaire dont on parle depuis le début. Avec l’effet pervers de devoir assumer une austérité plus dure, puisque la Région wallonne est moins riche, mais doit couvrir plus de besoins sociaux. On le voit déjà par exemple au niveau des sanctions sur les chômeurs, qui sont bien plus nombreuses en Wallonie qu’en Flandre depuis la régionalisation des contrôles.
Si on se cantonne à penser le fédéralisme belge dans le cadre actuel, c’est l’impasse. Pour moi il faut une refonte assez importante et créative. Évidemment c’est le discours d’un académique critique, qui n’est pas impliqué dans la négociation. Mais justement au niveau académique, le fait que la question reste cantonnée aux disciplines économiques et juridiques donne une place prépondérante aux analyses directement utilitaristes au détriment d’une pensée critique. Les personnes qui mènent les recherches sur le sujet sont aussi impliquées dans les discussions et négociations politiques sur les réformes de l’État et sont financées par les institutions flamandes et francophones pour mener ce travail de conseil.