L’inégalité croissante aux Pays-Bas amène une critique grandissante du syndicalisme délibératif inhérent au «modèle des polders». C’est une stratégie perdante, car la négociation doit venir au terme de la lutte, et non l’inverse.
Les Pays-Bas ont une longue tradition de syndicalisme délibératif. Une approche que nos voisins du Nord appellent communément «la poldérisation». Le dictionnaire de la langue néerlandaise Van Dale donne la définition suivante du terme «poldériser»: 1. essayer de résoudre les problèmes par le biais de la concertation, 2. délibérer sans cesse sans jamais oser prendre de décisions. Si la première définition est légèrement plus douce que la deuxième, il semble clair que ni l’une ni l’autre ne font progresser la classe travailleuse. La part des salaires dans le revenu national néerlandais est passée de 71% dans les années 1970 à 57% aujourd’hui, pour le plus grand bonheur des actionnaires qui ont vu leurs plus-values augmenter en sens inverse1. Cette tendance a été observée dans toute l’Europe, mais de façon encore plus prononcée aux Pays-Bas. L’expérience de terrain de trois syndicalistes, actifs au sein de la FNV, montre que la lutte de la classe travailleuse est payante. La FNV est la principale confédération syndicale néerlandaise avec un million de membres2. Les deux autres centrales nationales, CNV et VCP, représentent ensemble environ 600 000 membres.
L’inégalité et le modèle des polders remis en cause
Une grande partie du territoire des Pays-Bas se trouve sous le niveau de la mer. Pendant des siècles, des générations entières ont mené une lutte acharnée pour gagner des terres en repoussant la mer. Le «modèle des polders» fait référence à la coopération entre toutes les classes. Tous ensemble contre l’eau et pour créer des polders3. Cela donne l’impression que toutes les classes avaient quelque chose à gagner de ces polders. En réalité, les terres et les revenus sont allés aux seigneurs féodaux, puis à la bourgeoisie. La classe ouvrière n’y a rien ou pratiquement rien gagné. C’est illustratif du dialogue social qui a également reçu le nom de «modèle des polders».
L’année 1982 a marqué un tournant. En souscrivant à l’accord de Wassenaar, les syndicats ont accepté la modération salariale. La mesure la plus tangible introduite dans le cadre de cet accord a été la suppression de l’indexation automatique des salaires. D’autres formes d’augmentation salariale ont également été révoquées. En contrepartie, les syndicats peuvent négocier des réductions du temps de travail. Dans la plupart des entreprises, cela prend la forme de jours de congé supplémentaires. En 1983, la base annuelle était de deux jours. Un an plus tard, la moyenne était de 3,1 jours. La réduction du temps de travail était censée réduire le chômage. Une initiative louable, mais qui a été payée par la classe travailleuse elle-même, sous forme d’un gel des salaires. Quant aux chômeurs, ils se sont vu proposer principalement des emplois à temps partiel et temporaires. Excellent pour les statistiques, mais pas pour les revenus de ces plus de 1,7 million de travailleurs4.
Aux Pays-Bas également, la crise du coronavirus a déclenché un débat sur l’inégalité et les bas salaires des héros de la pandémie, tout en soulevant également des questions sur le modèle des polders. Un récent rapport du Bureau central de la statistique (CBS) des Pays-Bas a suscité une avalanche de réactions. Ce rapport indique que les revenus des ménages ont doublé depuis 1969, alors que, peu de temps auparavant, les économistes de la Rabobank n’avaient noté aucune progression au cours de cette période5. Le rapport du CBS a été immédiatement remis en question par une série d’économistes6. De plus, derrière les statistiques et les tableaux, il y a des personnes de chair et de sang, et celles-ci se sont manifestées au cours du débat. Elles se sont demandées avec indignation qui avait vu sa situation s’améliorer alors qu’elles-mêmes n’avaient rien constaté de tel. S’en est suivi une émission télévisée intitulée Scheefgroei in de polder (une croissance biaisée dans le polder)7, où le présentateur a interrogé des Néerlandais ordinaires, qui travaillent dur, dont les salaires n’ont pas augmenté proportionnellement à la richesse produite au cours des quarante dernières années, pour qui une maison est inabordable, pour qui il est hors de question d’épargner et qui doivent se contenter d’une sécurité sociale de plus en plus réduite.
Soudain, nous sommes appelés travailleurs «cruciaux», mais pourquoi nos salaires sont-ils alors si bas et avons-nous tant de contrats précaires?
«Les grandes entreprises amassent les bénéfices, mais ne les partagent pas avec nous, assure Khadija Hyati. Il y a un fossé entre le capital et la classe travailleuse. Les personnes au sommet de la pyramide ne ressentent en rien l’augmentation du coût de la vie, tandis que nous autres, au bas de l’échelle, avons de plus en plus de mal à nous en sortir. Une fois les frais fixes déduits, mon mari, nos deux enfants et moi devons nous débrouiller avec 300 euros par mois pour les courses, les vêtements et les frais scolaires. Si la machine à laver tombe en panne, c’est une catastrophe. Jamais, au cours de leur parcours professionnel, les agents d’entretien ne gagneront quatorze euros de l’heure, à moins d’ajouter les primes pour le travail de nuit. Vous trouvez ça vivable? Parfois, je pense qu’ils veulent nous maintenir dans la pauvreté, de sorte qu’on soit uniquement préoccupés par notre survie et pas par le débat de société. Avec le coronavirus, de plus en plus de gens se réveillent. Nous avons récemment pris part à une mobilisation contre un nouveau projet de villa de vingt millions d’euros à proximité d’un quartier défavorisé. Ça, nous ne l’acceptons plus. Nous avons droit à une redistribution des richesses parce que les bénéfices, c’est nous qui les générons. En réalité, c’est nous qui payons les actionnaires et non l’inverse.»
«Selon le magazine économique américain Forbes, déclare Cinta Groos, il y a eu l’année dernière, en pleine crise du coronavirus, un nouveau milliardaire toutes les dix-sept heures, alors qu’au bas de l’échelle sociale, des milliers de personnes perdaient leur emploi. Cet écart est intenable. Les flexi-travailleurs ont été particulièrement touchés. Il s’agit d’employés ayant des contrats précaires, souvent même des contrats zéro heure (comparable aux flexi-jobs belges, red.). Cette catégorie a pris énormément d’ampleur aux Pays-Bas. Nous devons d’urgence inverser la vapeur. La misère des flexi-travailleurs crève les yeux, mais le lien avec les gros profits est rarement fait. Faire passer cette idée relève du véritable défi.»
«L’idée du rêve américain, ou plutôt du rêve néerlandais, est très ancrée dans la société, explique Ron Meyer. Ici, les idées du néolibéralisme ont été martelées depuis les années 1980. La méritocratie, c’est-à-dire l’idée que, si on étudie bien et travaille dur, on peut tout réussir, est devenue dominante. L’individualisation est énorme. Elle est diamétralement opposée à l’idée d’un pouvoir collectif. Pourtant, je suis optimiste. Le rôle joué par la classe travailleuse pendant la pandémie a fait bouger quelque chose. «Mais pourquoi nos salaires sont-ils alors si bas?», beaucoup de gens ont raison de se le demander. Pourquoi avons-nous tant de contrats précaires? La prise de conscience est de plus en plus grande. Le défi consiste désormais à convertir ce sentiment en énergie au service du changement. Faute de quoi, le cynisme nous guetterait et c’est sur ce terreau que fleurit l’extrême droite. Mais la critique de l’inégalité est également une critique du modèle des polders: si ce modèle est une telle réussite, pourquoi y a-t-il alors un tel déséquilibre? Le temps est venu d’adopter une nouvelle approche. Pour unir jeunes et vieux, noirs et blancs, pour unir la classe indispensable, la classe ouvrière.»
Formation des salaires aux Pays-Bas
Le tristement célèbre accord de Wassenaar n’a pas seulement marqué le début d’une longue période de modération salariale, il a également mis fin au processus de négociation centrale entre le gouvernement, les employeurs et les syndicats. Les conséquences ont été doubles. Tout d’abord, le gouvernement a estimé que les partenaires sociaux étaient suffisamment responsables pour décider eux-mêmes de la formation des salaires. Après tout, les syndicats avaient fait preuve de responsabilité et donné leur accord à une modération salariale de grande envergure. La loi sur la formation des salaires a été modifiée et, depuis lors, elle ne permet l’intervention du gouvernement que dans des cas tout à fait exceptionnels. Le deuxième changement important dans le modèle de négociation a été la décentralisation. Le poids des négociations a fini par reposer sur les secteurs et les entreprises. S’il existe toujours un organe de concertation sociale, la Stichting van de Arbeid8 (STAR), similaire au Groupe des Dix en Belgique, celui-ci ne détermine pas le taux d’augmentation salariale. Des accords sociaux, similaires aux accords interprofessionnels en Belgique, sont encore conclus, mais de manière sporadique et seulement sur des aspects partiels9.
La force du modèle belge réside dans le caractère interprofessionnel des accords et surtout dans la lutte sociale qui les précède. Tous les deux ans, l’ensemble de la classe ouvrière est sensibilisée et mobilisée pour un accord solidaire sur les augmentations de salaire, les préretraites, la réduction du temps de travail, la mobilité, etc. L’union dans la lutte donne à la classe travailleuse et à ses syndicats un grand poids, tous secteurs et toutes entreprises confondus. Peu importe que l’employé travaille pour une PME ou une multinationale, tout le monde gagne à avoir une base commune solide en matière de rémunération et de conditions de travail. Ce n’est qu’au terme des négociations interprofessionnelles que les secteurs commencent à travailler pour obtenir des avancées supplémentaires et seulement alors qu’ont lieu d’éventuelles négociations avec les entreprises. Il s’agit là d’une différence fondamentale avec le modèle néerlandais, où le niveau interprofessionnel est quasiment absent. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les associations patronales belges FEB et Voka préconisent régulièrement de sauter ce niveau et de négocier directement à l’échelon des secteurs, et même, de préférence, des entreprises.
Mais alors, qui détermine les revendications salariales aux Pays-Bas? Le Bureau central du plan néerlandais (CPB) prépare un rapport annuel contenant des prévisions sur la croissance de la productivité du travail, sur la croissance des prix à la production et sur l’inflation. Les syndicats s’appuient sur ces chiffres pour dresser leur Arbeidsvoorwaardennota, à savoir un document d’orientation sur les conditions de travail (cahier de revendications). Ils présentent ce document chaque année à la fin du mois de septembre pour l’année de négociation collective suivante. Ainsi, la FNV demande une augmentation des salaires de 5% pour 2021, de meilleurs aménagements de fin de carrière et la conversion des contrats précaires en contrats à durée indéterminée10. Ces revendications ne sont que des lignes directrices avec lesquelles les négociateurs des secteurs et des entreprises travailleront ensuite. Pour l’année 2020, la FNV avait également fixé la ligne directrice nationale en matière salariale à 5%. La moyenne, tous secteurs confondus, s’est élevée à 3%. Compte tenu de la hausse des prix à la consommation de 1,3%, les travailleurs pouvaient compter sur une augmentation moyenne de leur pouvoir d’achat de 1,7%. L’année a été exceptionnelle, grâce notamment aux mobilisations dans le secteur des soins de santé. Toutefois, les chiffres moyens cachent en même temps les mauvais résultats de certains autres secteurs, tels que le commerce11.
La force du modèle belge réside dans la lutte sociale qui précède les accords interprofessionnels. Ce niveau est pratiquement inexistant aux Pays-Bas.
La revendication salariale de 5% peut certainement être décrite comme une rupture de tendance. Dans le passé, la FNV avait suivi assez fidèlement la marge salariale calculée par le CPB12. Entre 1999 et 2014, le CPB a proposé une marge salariale de 2,23% en moyenne. La FNV a présenté une revendication salariale de 2,66% en moyenne, qui a finalement abouti à une augmentation salariale moyenne de 2,23%. Toutefois, l’indice des prix à la consommation a augmenté de 2,11% en moyenne par an au cours de la même période13. La compensation salariale liée à l’augmentation du coût de la vie a été atteinte de justesse. De plus, elle fluctue fortement selon les secteurs et donc, de nombreux salaires n’ont pas suivi l’augmentation du coût de la vie.
Une force organisationnelle en déclin, mais un redressement est possible
Aux Pays-Bas, le taux de syndicalisation n’a cessé de diminuer au cours des cinquante dernières années, passant de 33% dans les années 1970 à 17% aujourd’hui14. Les études expliquent ce déclin en partie par la modération continue des salaires conventionnels15. Les politiques gouvernementales impliquant des économies sur les salaires découragent les travailleurs de devenir ou de rester syndiqués. En d’autres termes, lorsque la richesse produite augmente, mais que les travailleurs ne peuvent en obtenir leur juste part, ils voient de moins en moins l’utilité d’un syndicat.
«Le travailleur d’aujourd’hui peut être quelque peu différent de celui d’il y a quarante ans. Un peu moins souvent un ouvrier d’usine et un peu plus souvent un soignant à domicile, un travailleur de la distribution ou un nettoyeur, mais le rapport de force dans l’économie n’a pas changé. Au contraire,» constate Ron Meyer. “Le mouvement social aux Pays-Bas est passé de la formation du pouvoir à l’exercice du pouvoir institutionnel il y a quarante ans. Pour de nombreuses personnes, le syndicat au niveau national est synonyme de négociation. Les négociateurs doivent le faire, comme des super-héros. Une organisation sociale, qui résoudra les problèmes pour vous. Comme s’il n’existait pas de champ de force social important, comme si le fait d’être super intelligent à la table des négociations pouvait remplacer les luttes sociales et économiques. La conséquence logique est que ce sont souvent les accords centraux qui entraînent des détériorations qui sont vendus avec une variante du texte -“Sans nous, ce serait encore pire” et “Nous devons continuer à discuter à la table des négociations, car quelque chose vaut mieux que rien”. Ceci semble à une stratégie de perdant. Ceux qui parlent de croissance biaisée doivent aussi avoir le courage d’assumer ceci.»
«Pourtant, c’est justement par la lutte que le syndicat se renforce et grandit, affirme Khadija Hyati. Je suis moi-même devenue membre active lorsque le personnel de nettoyage de l’aéroport de Schiphol a fait grève en 2009. Je travaillais comme agente d’entretien dans un hôpital, mais je suivais quotidiennement la grève à Schiphol par le biais des réseaux sociaux. Les agents d’entretien ont gagné leur bataille et j’ai pensé: wow, on peut le faire nous aussi. Ma première réaction a été de faire signer une pétition aux vingt-cinq agents de notre équipe exigeant le respect de la part de nos superviseurs: quiconque était malade recevait jusqu’alors un appel téléphonique le sommant de prendre un antidouleur et de venir travailler. Avec la pétition, nous avons pour la première fois créé un sentiment collectif et, même si nous travaillons toujours individuellement, nous avons découvert notre force collective. Quelque temps après, nous avons tous fait grève. La direction de l’hôpital a immédiatement ressenti les conséquences de notre absence. Un chirurgien, par exemple, ne pouvait pas continuer à travailler sans un bloc opératoire et des lits propres. Nous avons ensuite développé cette force organisationnelle au niveau du secteur. En 2014, nous avons organisé des grèves et des défilés dans les principales villes du pays. Nous étions plus de trois mille. Les invisibles sont soudain devenus visibles et ne se sentaient plus seuls. Nous avons également organisé des sit-in. Nous avons notamment occupé la gare d’Utrecht pendant 24 heures. De cette manière, nous avons ciblé à la fois les entreprises de nettoyage et les clients qui exercent une pression constante sur les prix. Les résultats ont été plus qu’encourageants: augmentation de salaire, défraiement de transport, formation pendant les heures de travail, congés de maladie payés, etc. Participer à ce mouvement était un grand pas pour les employés au niveau individuel, mais ils en ont aussi tiré une leçon: ensemble, on peut faire la différence. Des milliers de personnes ont rejoint les rangs du syndicat. Nous n’aurions jamais pu arriver à un tel résultat par la voie de la concertation. Les négociations pour une nouvelle convention collective reprendront après l’été. Mais avant d’aller aux négociations, nous interrogeons nos membres, formulons des revendications et planifions une grande action. Nous mobilisons tout le monde. Nous les mettons en mode combat. C’est comme ça que ça marche. Les négociations ne viennent que plus tard.»
Il est préférable d’avoir une base solide et un négociateur peu compétent que d’avoir un super négociateur sans base active.
Cinta Groos confirme elle aussi l’augmentation du nombre de syndiqués pendant les périodes de lutte, comme l’année dernière chez Tata Steel où, en pleine crise du coronavirus, les syndicats ont organisé des actions, des réunions du personnel en drive-in et des grèves contre un plan de restructuration qui menaçait l’emploi de 1 200 personnes. Ils ont remporté une victoire retentissante. Il n’y a pas eu de licenciements. Au contraire, les syndicats ont obtenu des garanties jusqu’en 2026. Tata Steel s’est également engagé à ne pas vendre ou externaliser de lignes de production. «Pendant la lutte, les gens se rendent davantage compte de l’importance du syndicat, souligne Cinta Groos. Mais il s’agit ensuite d’impliquer les membres dans tous les aspects, du début à la fin. Nous faisons le tour de l’usine, nous organisons des discussions à la cantine, nous écoutons. Cela permet de déterminer s’il existe une réelle volonté de faire grève et quelles doivent être les revendications exactes. Nous expliquons de quoi il s’agit et recueillons les réactions dans tous les départements, partout dans l’usine. Pour cela, il faut un bon réseau. Un syndicat, ça se construit à partir de la base, du lieu de travail, et non pas depuis le sommet. Nous formulons ensuite nos revendications sur la base de ce que nos 4300 membres proposent et soutiennent majoritairement. Nous avons énormément d’échanges avec eux pendant les négociations. Notre force se situe dans la base, sur le lieu de travail. Il est préférable d’avoir une base forte et un négociateur peu compétent que d’avoir un super négociateur sans base active. Avant de parvenir à un accord final, les membres ont également à dire le dernier mot. Le travail avec eux est sacré pour nous. C’est grâce à nos membres que nous sommes un syndicat. Bien sûr, nous recrutons aussi en dehors des périodes de lutte. Nous y prêtons une attention permanente. Nous nous présentons toujours aux étudiants et aux nouveaux travailleurs. C’est ainsi que nous pouvons facilement convaincre les jeunes d’adhérer au syndicat.»
La lutte paie
L’aversion pour la lutte est profondément ancrée dans le modèle des polders. Les grands mouvements de grève sont une exception. En 2017, les Pays-Bas ont connu le plus grand nombre de jours de grève depuis trente ans, principalement en raison des semaines d’actions dans l’enseignement: huit jours pour mille employés16. Alors qu’en Belgique et en France, on comptait respectivement 79 et 123 jours de grève pour mille travailleurs.
«Le modèle des polders signifie que, pendant des décennies, les intérêts bipartites des grandes entreprises et du gouvernement ont gardé un siège chaud à la table de La Haye,» déclare Ron Meyer. «Mais cette présidence n’a pas pu empêcher la croissance déséquilibrée, comme l’a récemment appelée la série télévisée de Jeroen Pauw et Sander Heijne. Bien sûr, il s’agit avant tout d’une conséquence du système intrinsèquement injuste, mais apparemment, la chaise de consultation tolérée par les institutions ne cède même pas assez pour éliminer les arêtes vives. Ce sont, bien sûr, les professions officiellement “cruciales” qui sont les plus durement touchées. Tous ceux qui ne voient toujours pas que quelque chose d’autre est nécessaire sont aveugles aux yeux des autres.»
Cinta Groos acquiesce: «Prenez la discussion sur les pensions. Elle est complètement institutionnalisée. La parole est monopolisée par des experts techniques trop éloignés de la réalité, qui n’ont jamais travaillé en usine, qui ne savent pas ce que c’est que de travailler sur des chantiers par tous les temps. La conséquence en est un report de l’âge de départ à la retraite, ce que la classe travailleuse ne peut tout simplement pas supporter.» «Ça me met en colère, renchérit Ron Meyer, parce que c’est vraiment une question de vie ou de mort. Dans le quartier où j’ai grandi, les gens meurent plus jeunes que les personnes hautement qualifiées qui sont à la tête de la société. Il ne s’agit pas de choses insignifiantes. C’est une question d’années de vie, une question de santé.» Khadija Hyati ajoute: «Pour une question aussi importante, nous avons fait grève pendant une journée. Nous aurions dû continuer et dire stop. Faire grève, encore et encore. C’est pénible pour les travailleurs, mais encore plus pour les politiciens et les patrons. Sans nous, ils ne font pas de profit. Mais non, ils ont continué à “poldérer”.»
Les cadres syndicaux qui représentent l’ensemble des travailleurs doivent également lutter contre le racisme et prendre la défense des demandeurs d’asile.
«On voit bouillonner et brasser un sentiment d’anti-establishment,» constate Ron Meyer. Si les gens commencent à penser que les syndicats et les partis de gauche font partie de cet establishment, c’est que nous faisons quelque chose qui ne va pas. Les syndicats sont devenus puissants en luttant sur le lieu de travail et dans le pays. Pour la journée de travail de huit heures, pour le maintien de la rémunération en cas de maladie, pour un salaire permettant de faire vivre sa famille. Croyez-le ou non, ces questions sont en discussion pour un très grand groupe de travailleurs. Celui qui devient le meneur de ce mouvement anti-establishment gagne. La négociation vient à la fin de la lutte, dès que les progrès peuvent être discutés. La pratique le prouve. Partout où nous luttons, nous gagnons. Avec les nettoyeurs, nous avons obtenu des indemnités de maladie, avec Tata Steel, nous avons obtenu un véritable emploi. Avec les jeunes adultes de Young & United, nous avons réussi à faire modifier la loi sur les bas salaires des jeunes, une loi qui datait d’il y a quarante ans. Pour la première fois depuis des décennies, leurs salaires se sont sensiblement améliorés. C’est incroyable de voir tout l’enthousiasme et toute la créativité qui ont surgi. Je vois beaucoup de potentiel dans cette nouvelle génération, qui ne veut pas se battre pour quelques miettes, mais pour un réel progrès.»
Combattre le racisme et l’extrême droite
La résurgence de l’extrême droite en Europe n’épargne pas les Pays-Bas. Des personnalités populaires comme Geert Wilders et Thierry Baudet rassemblent de nombreux partisans dans la classe travailleuse. Lors des élections du 18 mars, les partis d’extrême droite PVV, FvD et JA21 ont obtenu pas moins de vingt-huit sièges. Quel rôle les syndicats doivent-ils jouer dans la lutte contre l’extrême droite et le racisme? Khadija Hyati est claire: «Les syndicats doivent s’exprimer publiquement contre le racisme, contre les politiciens d’extrême droite qui diffusent le racisme, mais aussi contre les militants syndicaux qui soutiennent l’extrême droite. Malheureusement, force est de constater qu’il y en a. Ce problème est traité trop à la légère. Les déclarations de Wilders contre les Marocains me touchent personnellement. Dois-je quitter les Pays-Bas? Je suis née au Maroc, mais je vis ici depuis l’âge de six ans. Mes enfants ont été élevés en néerlandais. Ils devraient pouvoir se sentir chez eux dans leur pays de naissance. Pourtant, lorsque ma fille n’avait que sept ans, elle est venue me trouver après l’école et m’a demandé : “Maman, je suis quoi, moi? ” Cela vous brise le cœur. Les syndicalistes doivent prendre conscience du fait qu’ils ont un rôle d’exemple à jouer. Tout membre qui adhère au PVV ou à d’autres cercles d’extrême droite devrait être exclu. Ce n’est pas le cas actuellement, parce que les syndicats craignent de perdre des membres.» «Je remarque que certains travailleurs se considèrent comme plus importants que les demandeurs d’asile, même s’ils travaillent ensemble chez Tata Steel et dépendent des efforts de chacun, indique Cinta Groos. Comment réagir à cela? Les cadres syndicaux représentant l’ensemble des travailleurs ont un rôle à jouer à cet égard. Il nous reste beaucoup de chemin à faire dans ce domaine. Certains vont aux manifestations contre le racisme à l’extérieur de l’usine, mais pour d’autres, cela ne fait pas partie du travail du syndicat. Il n’y a pas d’unité au sein de notre groupe et le problème n’est donc pas abordé. Je pense que les dirigeants de la FNV devraient également prendre une position beaucoup plus ferme en faveur d’une société diversifiée.»
«La classe travailleuse est la classe la plus diverse, ajoute Ron Meyer. Nous avons applaudi le personnel soignant et tous les autres héros de la pandémie, quelle que soit leur origine. Nous ne devons pas nous laisser diviser. L’indignation face à l’inégalité croissante au sein de la société est justifiée, mais les gens ne font pas toujours spontanément les bonnes analyses. Wilders et Baudet se présentent comme anti-establishment, mais en réalité, ils ne veulent que maintenir les relations de pouvoir actuelles du
capitalisme. En mettant l’accent sur les clivages culturels, ils cherchent à dresser les travailleurs les uns contre les autres. Et tant qu’ils les piétinent, la classe supérieure, les grandes entreprises, restent bien à l’abri. En tant que mouvement social, nous devons oser refaire une analyse de classe. Non seulement en théorie, mais aussi dans la pratique. La prise de conscience, c’est bien, mais ça ne va pas changer les rapports de force dans la société. Par conséquent, nous devons aussi unir la classe ouvrière dans la lutte sociale. Organiser les travailleurs et passer à l’offensive ensemble. Pour leur donner le goût de la lutte collective, leur permettre de découvrir leur force collective et, si c’est possible, de remporter des victoires. C’est la mission essentielle du syndicat et c’est aussi le meilleur remède contre l’extrême droite.»
Footnotes
- Ter Weel et al, «De AIQ in Nederland: een overzicht. Ontwikkeling, begrip en interpretatie van de arbeidsinkomensquote», SEO Economisch Onderzoek, 2018.
- «Ruim 100 duizend minder mensen lid van de vakbond», CBS.nl, 25 octobre 2019.
- «Geschiedenis van het poldermodel in de vroegmoderne tijd», IsGeschiedenis, 31 août 2012.
- Egbert Ulijn, «Niet 3 miljoen werkenden met nauwelijks een vangnet, zoals PvdA claimt, maar 1 miljoen», Nieuwscheckers, 21 janvier 2021.
- Martijn Badir, «Besteedbaar inkomen van huishoudens staat al bijna veertig jaar vrijwel stil», Rabobank, 5 février 2018.
- Sander Heijne en Hendrik Noten, «Het CBS staart zich blind op de grote gemiddelden, en mist zo de scheefgroei in Nederland», de Volkskrant, 15 avril 2021.
- «Scheefgroei in de polder», BNNVara, saison 1, épisode 1, 11 avril 2021.
- «Stichting van de Arbeid (STAR)», Socialezekerheidsstelsel. Voir: www.socialezekerheidsstelsel.nl/id/vhnnmt7jpb01/stichting_van_de_arbeid_star.
- «Geschiedenis», Stichting van de Arbeid. Voir: www.stvda.nl/nl/stichting-van-de-arbeid/geschiedenis.
- «Socialer uit de crisis: arbeidsvoorwaardenagenda 2021», FNV, 2021.
- «FNV wil 5% meer loon voor sterke sectoren – zo groot zijn de verschillen per sector in de afgelopen 12 maanden», Business Insider, 14 septembre 2020.
- Sjaak van der Velden, «Loonstrijd en loonontwikkeling in Nederland: Moet de vakbeweging zich bezinnen op het gevolgde beleid?», De Burcht, n° 15, décembre 2016.
- «Consumentenprijzen ; prijsindex 1900 = 100», CBS, 11 février 2021.
- Paul De Beer, «Afbrokkelende legitimiteit van het poldermodel», in: Red. M. Keune, Nog steeds een mirakel? De legitimiteit van het poldermodel in de eenentwintigste eeuw, Amsterdam University Press, 2016, pp. 83-113.
- Paul de Beer, Lisa Berntsen, «Vakbondslidmaatschap onder druk in Nederland, maar niet in België», Tijdschrift voor Arbeidsvraagstukken 35, n° 3, 2019.
- «In 2017 meeste stakingen in bijna dertig jaar», NOS, 1er mai 2018.