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Revenu de base et privatisation de l’Etat-providence

Anton Jäger

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Daniel Zamora

—11 octobre 2023

Des propositions telles que le revenu de base universel illustrent un changement profond dans la conception de l’aide sociale. Anton Jäger et Daniel Zamora souhaitent que la gauche aspire à nouveau à contrôler la production, au lieu de se limiter à la répartition du gâteau.

Depuis des décennies, l’allocation universelle trouve des partisans dans des milieux et des écoles de pensée très différents, à gauche comme à droite. Ceux-ci forment un groupe pour le moins étrange; beaucoup se méfieraient les uns des autres en d’autres circonstances. Ainsi, tant Martin Luther King Jr. que Charles Murray, le tristement célèbre coauteur de The Bell Curve, un ouvrage largement considéré comme raciste, ont embrassé le RBU. Autre exemple : Foucault, un personnage typiquement apprécié dans les rangs de la gauche, a défendu une idée similaire, de même que Daniel Patrick Moynihan, auteur du rapport controversé de 1964 sur la crise de la famille noire. En Belgique, le milliardaire et ancien sénateur libéral (Open VLD), Roland Duchatelet, soutenait cette initiative, tout comme l’actuel président des libéraux francophones, Georges-Louis Bouchez. Du côté des partis se réclamant de la gauche, sociaux-démocrates et écologistes soutiennent l’idée d’un revenu de base à destination des jeunes.

Compte tenu de la multiplicité des défenseurs du revenu de base universel, existe-t-il une «unité de concept» que nous pourrions désigner comme étant LE revenu de base universel? Dans leur nouveau livre Welfare for Markets, A Global History of Basic Income (University of Chicago Press, 2023), Daniel Zamora et Anton Jäger abordent le problème sous un angle différent, mais potentiellement plus fructueux. «Nous prenons du recul» déclare Anton Jäger. «Plutôt que de considérer le RBU comme une politique isolée, qui a ses défenseurs et ses détracteurs, nous faisons un zoom sur la proposition en la considérant comme appartenant à une famille particulière de politiques. On peut considérer cette famille comme celle des «transferts monétaires». L’allocation universelle n’est qu’une sous-espèce de ce groupe.

DANIEL STEINMETZ-JENKINS Quelles sont les particularités des politiques de transferts monétaires, par rapport à d’autres familles de politiques sociales?

ANTON La meilleure façon de comprendre les transferts monétaires est de les opposer à l’autre ensemble de politiques sociales que nous connaissons depuis le vingtième siècle : les prestations en nature ou les formes d’aide sociale qui sortent de la sphère marchande. Ce modèle repose sur l’idée que l’État doit fournir des services gratuitement ou à un coût relativement faible, qu’il s’agisse des soins de santé, des transports publics ou de l’enseignement.

L’idée d’un revenu de base prospère à une époque où être libre signifie essentiellement être libre à l’intérieur du marché, plutôt que d’être libéré du marché.

Dans ce contexte, le fil conducteur des transferts monétaires devient visible. Dans toutes les versions, nous constatons une opposition à l’égard des formes d’aide sociale qui mettent l’accent sur le travail et l’emploi, et sur les

Daniel Zamora est professeur de sociologie a l’Université Libre de Bruxelles. Il est le co-auteur de Welfare for markets: a global history of basic income ( University of Chicago Press , 2023 , écrit avec Anton Jäger ).

besoins déterminés collectivement. L’allocation universelle suscite le même malaise. Malgré son large éventail d’applications, ce qui unit tous les adeptes des transferts monétaires, c’est la tentative de fournir un bien-être «dans» le marché, plutôt qu’«en dehors» de celui-ci. Chacune des personnalités que vous citez le fait à sa manière, avec ses propres motivations et raisons. Et il existe des différences indéniables entre les transferts monétaires de gauche et de droite. Toutefois, il est également indéniable que la proposition implique une attitude qui relève davantage de la concession à l’égard du marché, par rapport aux anciennes stratégies de démarchandisation. En ce sens, le revenu de base a créé une union inconfortable de la droite et la gauche dans leur désir de concevoir une «aide sociale sans État-social». En d’autres termes, un Etat-social qui n’est plus un rempart contre le marché.

Ceux qui connaissent un peu le RBU l’associent probablement à l’impôt négatif sur le revenu de Milton Friedman. Dans votre livre, vous indiquez que ce changement s’inscrit dans le cadre d’une transformation plus large de notre conception de la liberté.

DANIEL Je pense que l’attrait contemporain pour un revenu de base provient en partie d’une conception très réductrice de la liberté. Les idées classiques de liberté, qui ont en partie inspiré des personnalités telles que William Beveridge dans son rapport sur le plein emploi, impliquaient un plus grand contrôle populaire sur l’économie et l’utilisation du pouvoir étatique pour améliorer le bien-être collectif. Par contre, Milton Friedman et la plupart des néolibéraux redéfinissent étroitement la liberté comme l’absence de coercition de l’État. Cela suppose que les échanges économiques sont bien entendu perçus comme non coercitifs. La coercition est quelque chose qui nous serait imposé intentionnellement, et qui ne peut donc pas s’appliquer au fonctionnement impersonnel du marché.

Dans cette perspective, l’idée de définir politiquement les besoins et de les satisfaire par des prestations collectives apparaît comme une menace pour la liberté individuelle, et moins attrayante que les transferts monétaires. Être libre signifie donc pouvoir profiter pleinement de la société de consommation, plutôt que de délibérer sur la manière de produire et sur ce qu’il faut produire. Il n’est pas surprenant que l’idée de l’allocation universelle prospère à une époque où être libre signifie essentiellement être libre dans le marché, plutôt que d’être libre du marché.

Votre livre souligne également une information majeure en suggérant que l’essor de la fiscalisation de la politique sociale, qui est caractéristique des transferts monétaires, s’est produit pendant les années Kennedy et Lyndon Johnson aux Etats-Unis, et non sous le gouvernement Nixon. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là?

DANIEL De ce que l’on sait de la plupart des débats sur le revenu garanti, ils prennent partent généralement du plan de Nixon comme point de départ. Toutefois nous montrons que le véritable changement s’est produit sous la présidence de Kennedy, après la publication en 1962 de The Other America de Michael Harrington et de Capitalism and Freedom de Milton Friedman. Avant cela, la pauvreté n’était pas vraiment perçue comme un problème spécifique, distinct de la question du travail. Et la stratégie en matière de lutte contre la pauvreté impliquait généralement l’élargissement d’un programme basé sur des services. Cependant, à la fin des années cinquante, la pauvreté se pense de plus en plus en termes strictement monétaires, ce qui rend plus attrayante l’idée de Friedman de garantir un plancher de revenu via l’appareil fiscal.

Avant 1962, aux États-Unis, la pauvreté n’était pas vraiment perçue comme un problème spécifique, distinct de la question du travail.

La proposition a également trouvé un environnement assez favorable au sein du Conseil des conseillers économiques de Kennedy, qui prônait une forme «privatisée» du keynésianisme. Parfois baptisée «keynésianisme commercial», cette approche des politiques publiques voulait que, pour stimuler l’économie, le gouvernement favorise les réductions d’impôts plutôt que les dépenses publiques. En d’autres termes, alors que les keynésiens classiques s’attaquaient au chômage par le biais de programmes de travaux publics, les keynésiens modernes se sont concentrés sur la stimulation de l’investissement privé et de la consommation individuelle.

Suite à ce changement de politique, les propositions de revenu de base ont eu le vent en poupe. Plutôt que de dépenser dans le logement, les écoles, les hôpitaux et les programmes de travaux publics, il suffisait simplement de transférer l’argent aux pauvres. Cette approche a marqué une rupture importante avec le New Deal, qui mettait l’accent sur l’équilibre entre les services et les biens publics et privés. En un sens, c’est la révolution néoclassique en économie, lancée par Paul Samuelson, qui va rendre la distinction entre keynésiens et non-keynésiens beaucoup moins évidente.

C’est à cette époque que le mouvement des droits civiques, guidé par Martin Luther King Jr., a atteint son apogée. Lui-même s’était éloigné de l’État-providence comme solution au chômage des Noirs pour promouvoir un revenu garanti centré sur les «pauvres». Pouvez-vous expliquer cette transition? De manière plus générale, serait-il exact de dire que le RBU constituait une solution pour les citoyens afro-américains qui avait été abandonnés par l’État-providence?

DANIEL Le plaidoyer de Martin Luther King en faveur d’un revenu garanti en 1967 marque en effet un changement plus large au sein du mouvement des droits civiques lui-même. Quelqu’un comme A. Philip Randolph, l’un des syndicalistes les plus importants de sa génération et initiateur de la Marche sur Washington en 1964, plaçait le plein emploi au cœur de son combat. «Aucun tort plus grand n’a été commis à l’encontre des Noirs que le refus de leur accorder le droit au travail», déclarait-il en 1944. N’oublions pas que la marche elle-même était «pour l’emploi et la liberté».

Anton Jäger (1994) est publiciste et chercheur à l’institut supérieur
de philosophie de la KU Leuven. Il a publié Des te erger voor de feiten (EPO) en 2023 et, avec Daniel Zamora, Welfare for markets: a global history of basic income (University of Chicago Press).

Mais à la fin des années 1960, la persistance du chômage a poussé certains à adopter un programme moins axé sur l’emploi. M. Luther King lui-même, à cette époque, lançait sa «Campagne des pauvres» et préconisait un changement d’approche : plutôt que de «mettre les gens au travail», il fallait «leur permettre de consommer». En outre, la nouvelle génération de militants des droits civiques a progressivement rejeté la stratégie universaliste de l’après-guerre. Les revendications d’autonomie raciale sont allées de pair avec une certaine critique de l’État-social, qui ne répondrait pas au problème de la dite «pauvreté noire». La poursuite de l’expansion institutionnelle était perçue comme paternaliste et comme un obstacle à la libération des Noirs, tandis que des propositions telles que le revenu garanti pouvaient offrir une sorte d’alternative aux institutions centrées sur le travail du New Deal.

Derrière cette transition, il y avait bien sûr plus qu’un simple débat sur le plein emploi. Ce qui a radicalement changé, c’est la façon dont les militants comprenaient la politique. Moins préoccupés par la formation de coalitions et la politique de masse, ils se sont tournés, comme l’a noté Adolph Reed, vers un type d’activisme plus incantatoire et symbolique.

ANTON L’un des principaux objectifs de notre livre est de situer clairement la genèse du RBU dans le 20e siècle. En fait, l’idée ne date pas d’hier. Une réponse consiste à établir un lien entre la naissance de cette idée et la capacité d’absorption relative des différents secteurs économiques. Dans un monde où la plupart des gens travaillent dans l’agriculture, la proposition est difficile à imaginer, et encore plus à défendre. Dès que l’industrialisation se développe et que les usines commencent à absorber la main-d’œuvre, on voit apparaître des idées qui tendent vers un RBU, mais elles restent très marginales.

Au début de la désindustrialisation dans les années 1950 et 1960 aux États-Unis, on arrive à une situation où ni le secteur industriel, ni le secteur agricole, ne sont capables d’absorber correctement l’offre de main-d’œuvre. On observe alors une nouvelle forme de chômage, différente des épisodes spasmodiques d’inactivité dans les économies industrielles. Après la Seconde Guerre mondiale, la main-d’œuvre noire étasunienne a été éjectée de l’économie du Sud, basée sur le système de métayage. Ces travailleurs sont arrivés dans des usines du Nord qui licenciaient déjà en masse, et ils sont arrivés bien plus tard que les travailleurs blancs. Cela a grandement compliqué leur intégration dans cette économie de la guerre froide à l’époque, centrée sur l’homme comme principal revenu du ménage.

Les keynésiens modernes se sont concentrés sur la stimulation de l’investissement privé et de la consommation individuelle.

Un des plus grands critiques du plein emploi de l’époque, l’activiste syndical James Boggs, dépeint avec précision ce phénomène. Né dans une famille d’ouvriers agricoles aux modestes revenus en Alabama, Boggs a été contraint à l’exode en 1937 suite à la mécanisation de l’agriculture dans le Sud des États-Unis dans le cadre du New Deal. Alors âgé de dix-huit ans, il quitte la Cotton Belt du Sud et migre vers la Rust Belt du Nord. Cette migration, entreprise par des millions d’autres Noirs américains vivant en milieu rural à l’époque, l’a conduit à Detroit, où il est devenu ouvrier automobile chez Chrysler en 1940.

Boggs a affirmé que l’automatisation avait radicalement transformé le mouvement syndical. Cela a créé une situation où l’ouvrier de la production de masse n’était plus la base de la société. Dans ce contexte, Boggs a fait valoir que pour cette nouvelle génération de «sans-travail», en particulier les travailleurs noirs, «l’idée simple d’avoir «plus d’écoles, plus d’éducation et de formation» [était] déjà dépassée». L’aile gauche du mouvement des droits civiques avait sa propre vision, non monétaire, de la manière d’aborder cette crise. Pour Boggs cependant, il n’était pas surprenant que les penseurs, aussi bien de gauche que de droite, abordent la crise au moyen de systèmes de revenu garanti.

L’intérêt pour le revenu de base en Europe s’est développé au cours des années 1970 et 1980. Il a surtout attiré l’attention des intellectuels de gauche. L’un de ces intellectuels était Michel Foucault, qui est peut-être l’universitaire le plus influent de ces 70 dernières années. Pourquoi Foucault s’est-il intéressé au revenu de base?

DANIEL Le réel intérêt de Foucault pour l’impôt négatif sur le revenu de Friedman remonte à ses cours de 1979 sur la biopolitique. Il s’est montré très intéressé par cette alternative à l’État-social, décrite comme moins bureaucratique et disciplinaire qu’un système axé sur le plein emploi. Rappelons qu’à l’époque, Foucault était persuadé que nous étions progressivement en train de nous éloigner des luttes axées sur l’exploitation et les grandes structures économiques, pour nous tourner vers les formes de pouvoir plus diffuses qui cherchent à façonner notre subjectivité. Et un impôt négatif sur le revenu pouvait garantir un certain niveau d’aide sociale sans imposer de modèle anthropologique défini. En ce sens, il ne s’agissait pas d’un recul de l’État en soi, mais de ses techniques invasives et normatives de subjectivation.

Votre livre montre que des intellectuels marxistes étaient également attirés par l’idée d’un revenu de base dans les années 1970 et 1980. Bien entendu, c’est également au cours de cette décennie que des politiques économiques néolibérales se sont imposées sous la houlette des administrations Thatcher et Reagan. Étant donné que le RBU est profondément ancré dans la pensée néolibérale, comment expliquer son adoption par la gauche? Peut-on, par exemple, être marxiste et adhérer à l’idée d’une aide sociale sans travail?

ANTON La seconde moitié du livre se concentre sur une transformation conceptuelle de la pensée de gauche dans les années 70 et 80. On peut dire que Foucault ne représente qu’une expression percutante de cette évolution. Cette mutation avait bien sûr des conditions socio-économiques préalables, comme la désindustrialisation et la désorganisation du mouvement syndical classique. Cristallisées dans des idées, elles ont créé un environnement propice à la réflexion sur les transferts monétaires au sein de traditions qui y étaient en apparence hostiles auparavant. Alors que la désindustrialisation prenait de l’ampleur, dans les années 60 et 70, et que le prolétariat industriel commençait à diminuer ou à partir à l’étranger, certains marxistes occidentaux ont émis l’idée que les sociétés développées se trouvaient dans un état d’abondance qui avait éliminé le besoin de main-d’œuvre. Plus concrètement, cependant, cette idée était liée à celle d’une «thèse de l’intégration», selon laquelle les travailleurs occidentaux avaient renoncé à leur mandat révolutionnaire et étaient désormais pleinement intégrés à la société capitaliste.

Foucault était certainement intéressé par l’idée défendue par Friedman de l’impôt négatif sur le revenu comme alternative à l’État-providence.

Le marxiste français André Gorz demeure une expression à la fois forte et ambiguë de cette tendance. Pour Philippe Van Parijs, profondément redevable à Gorz, cela implique également de compléter la théorie marxiste au moyen d’outils issus de l’économie néoclassique et de la pensée néolibérale. Cette révolution a ensuite bénéficié d’un complément politique : le revenu de base pouvait servir de levier pour amener la gauche à dépasser son attachement corriace au mouvement travailliste «traditionnel» et offrir une version moins paternaliste des droits sociaux – une fois encore, une «aide sociale sans État-providence».

Je pense qu’aujourd’hui, la plupart des gens associent le RBU à la technologie, et plus particulièrement à des personnalités telles qu’Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg. Vous le qualifiez vous-mêmes d’«idéologie californienne de l’aide sociale.» Pourquoi la tech s’intéresse-t-elle au RBU?

ANTON Encore une fois, il s’agit d’un intérêt polymorphe et révélateur. Mark Zuckerberg lui-même a préconisé un revenu de base en tant que «nouveau contrat social» fondé sur des «principes conservateurs», plutôt qu’un élargissement du filet de la sécurité sociale. Le monde de la tech s’appuyant sur une main-d’œuvre hautement précarisée et mobile dans des villes où les loyers sont élevés, on comprend son intérêt, non dénué de cynisme, pour cette proposition. Si les salaires des travailleurs du secteur des services restent faibles et qu’ils doivent malgré tout payer leur loyer, des transferts monétaires comme une allocation universelle comblent un vide utile.

Mais il y a davantage à dire sur la question sur le plan philosophique. L’exemple de Chris Hughes, cofondateur de Facebook, est particulièrement parlant. Lorsque M. Hughes a quitté l’entreprise, en 2007, il souhaitait, comme beaucoup avant lui, «mettre fin à l’extrême pauvreté dans le monde». Mais il n’était pas convaincu par le financement de projets top-down qui était en vogue à l’époque. En particulier par l’humanitarisme technocratique mis en avant par Jeffrey Sachs. Hughes a donc tout naturellement adhéré à l’idée d’un revenu de base. En août 2012, il a rejoint le conseil d’administration de GiveDirectly, l’une des start-ups les plus performantes dans le domaine du développement, qui promeut les transferts monétaires dans le Sud. L’argent, envoyé sur des téléphones portables, est octroyé sans conditions. Hughes a été séduit par cette idée : c’était la stratégie «libérale et axée sur le marché» qu’il attendait, à la fois élégante et improbable dans sa simplicité. Contrairement à l’approche «top-down» des années 90, cette nouvelle vision correspondait parfaitement aux instincts de décentralisation et d’autonomisation de la Silicon Valley. Tout en demeurant éminemment favorable au marché. À l’ère de la communication numérique directe sur les réseaux sociaux, la Silicon Valley apprécie les transferts monétaires, qui constituent une aide qui élimine les intermédiaires et autres médiateurs institutionnels potentiels.

Des systèmes de RBU ont aussi été envisagés dans le cadre de politiques de développement économique mondial. Bien sûr, à l’âge d’or de la théorie de la modernisation, dans les années 1950, il existait une vision plutôt optimiste selon laquelle les pays du Sud pouvaient être modelés sur les économies politiques des États-providence «occidentaux», plus particulièrement comme alternative à l’approche marxiste du développement. Mais aujourd’hui, nous pouvons envoyer de l’argent aux pauvres du monde entier directement sur leur téléphone. N’est-ce pas plus facile que de passer par des structures bureaucratiques et corrompues?

DANIEL Intuitivement, il semble en effet logique de tout simplement envoyer l’argent aux pauvres. Pourquoi devrions-nous passer par des institutions complexes pour des projets qui ne correspondent pas nécessairement aux besoins des personnes sur le terrain? Dans l’introduction de son livre Give a Man a Fish, paru en 2017, l’anthropologue étasunien James Ferguson est allé jusqu’à préconiser, presque sérieusement, de larguer par hélicoptère l’argent habituellement dépensé pour le développement afin que les populations locales puissent le ramasser.

Aujourd’hui, bien sûr, nous n’avons plus besoin d’hélicoptères : il nous suffit d’un téléphone. Et en effet, derrière la réussite de GiveDirectly se cachent les grandes fortunes de la Silicon Valley, d’Elon Musk au roi déchu des crypto-monnaies, Sam Bankman-Fried. Mais les racines de cette évolution se trouvent dans la décennie qui a suivi les politiques d’ajustement structurel imposées au tournant des années 1980 par le FMI et la Banque mondiale. Après le démantèlement de leur politique industrielle et d’anciennes politiques de contrôle des prix, de transferts en nature et de subventions alimentaires, la pauvreté a explosé dans de nombreux pays d’Amérique du Sud. En réaction, nombre d’entre eux ont décidé d’élargir leur système de transfert monétaire afin d’atténuer les effets de la libéralisation. En ce sens, la révolution des transferts monétaires dans le Sud ne constituait pas une alternative au néolibéralisme, mais un complément à celui-ci. Elle a permis à de nombreux pays de continuer à faire avancer leur programme de privatisations tout en développant les transferts directs pour s’attaquer directement à la pauvreté. Bien entendu, la définition du développement a également radicalement changé au cours de cette période. L’accent mis actuellement sur la lutte contre la pauvreté a appauvri notre idée du développement en mettant en avant une vision de l’aide sociale où l’amélioration individuelle est déconnectée de la transformation de la division du travail entre le Nord et le Sud.

D’une manière générale, que nous apprend l’essor de l’«État de transfert» sur notre rapport à la politique et à l’État?

ANTON C’est la question fondamentale! Il nous a fallu un certain temps pour nous en rendre compte, mais le livre utilise essentiellement le revenu de base comme un prisme pour illustrer un ensemble de processus qu’il considère comme plus révélateurs que la proposition elle-même. Que reflète donc cette proposition?

Je soulignerai plusieurs points. Le premier est un changement profond dans la manière dont les sociétés et les États interagissent à la fin du vingtième siècle, dont le «néolibéralisme» n’est qu’un aspect. Dans les années 1970, marquées par l’inflation, le capital lance une offensive sur la société civile pour rétablir ses marges de profit. Si cela la libère du modèle de croissance dominant de l’après-guerre, cela a aussi des effets très déstabilisants sur l’ensemble de la société. À gauche, mais aussi à droite, les institutions intermédiaires qui déterminaient la relation et l’accès d’un individu à l’État commencent à s’affaiblir. Au lieu d’écouter cette société civile, l’État délègue de plus en plus le pouvoir à des technocrates. Cela signifie également que les institutions qui définissaient et politisaient auparavant les besoins de l’État et de la société s’étiolent.

Mark Zuckerberg a préconisé un revenu de base en tant que «nouveau contrat social» fondé sur des «principes conservateurs».

On assiste donc à une individualisation de la notion de besoins, non seulement au niveau de l’économie, mais aussi dans le discours public. La société a plus de mal à discuter de ses besoins et à s’accorder à ce sujet. Au lieu d’orienter les investissements pour répondre à ces besoins définis politiquement, aux priorités fixées par la société, on voit que l’appareil fiscal est davantage utilisé pour modifier la redistribution des revenus plutôt que procéder à des investissements directs.

En ce sens, la vision du transfert d’argent ne montre pas seulement un changement profond de l’esprit de l’aide sociale ou de ses arrangements institutionnels, mais une société dans laquelle la politique, en tant qu’activité humaine, est en crise profonde. Le marché semble devenu la métaphore par excellence de l’action humaine dans tous les domaines, une explication du comportement humain en société, faute de mieux. Pour ceux qui sont attachés à la vision originelle du socialisme, un tel diagnostic peut paraître démoralisant.

DANIEL Plus largement, nous pourrions également dire que l’essor de l’ «État de transfert» marque le passage, au cours de la seconde moitié du 20e siècle, d’un État qui agissait sur la sphère de la production à un État qui se cantonne à la sphère de la distribution. En cours de route, la vision socialiste a perdu de son attrait. On ne s’étonnera guère que Marx se soit violemment opposé à un socialisme selon lui «vulgaire», qui considérait la question de la répartition comme une chose «indépendante du mode de production et [représente] pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition». Harry Braverman l’avait déjà souligné dans son ouvrage classique Labor and Monopoly Capital, notant qu’intimidée par l’ampleur et la complexité de la production capitaliste, la gauche a lentement abandonné son ambition de contrôler la production et concentré son action sur la part du produit qui revient à la main-d’œuvre.

Ce glissement ne se résume évidemment pas à une simple question technique. Lorsque nous demandons une meilleure redistribution des revenus, nous appelons essentiellement à une société où règne davantage d’égalité entre les consommateurs. L’idéal d’autodétermination au cœur du projet socialiste s’est progressivement tari. Au lieu de nous permettre de nous exprimer sur ce que nous voulons produire et sur la manière dont nous voulons le faire, cela nous amène à nous disputer sur la manière dont nous partageons le gâteau existant.

Si le RBU est si favorable au marché et si attrayant pour le capitalisme, on peut se demander pourquoi il n’est pas encore une réalité. Votre livre explique ce qui lui vaut une telle popularité, mais on peut se demander pourquoi il ne se concrétise jamais.

ANTON Dans le livre, nous considérons le revenu de base comme la limite «asymptotique» d’un nouveau monde providence. Nous entendons par là que la proposition semble toujours sur le point de se concrétiser, sans pourtant jamais aboutir. Pourquoi?

Certains critiques du livre nous ont reproché de prétendre que la proposition était déjà une réalité politique, mais ce n’est évidemment pas ce que nous soutenons. L’éternelle contradiction des propositions de revenu de base est que les plans abordables sont insuffisants et que les plans suffisants sont inabordables. Cela ne vaut pas seulement pour la force de frappe fiscale nécessaire à son financement. Un revenu de base réellement généreux permettrait en effet de plus facilement se retirer du marché du travail, ce qui aurait pour effet de renforcer le pouvoir de négociation des travailleurs. Les chèques octroyés par Trump et Biden ont montré clairement qu’un afflux financier temporaire a aussi un tel effet, même si cela n’a pas de conséquences claires sur l’organisation du travail et ne stimule pas nécessairement l’action collective.

En dépit des fantasmes d’une automatisation imminente, le capital a toujours besoin de travailleurs et n’a donc aucune envie d’affaiblir la discipline de la main-d’œuvre. Il est plus intéressant de monétariser les régimes de protection sociale : remplacer les modèles de services existants par du cash, offrant ainsi de nouveaux marchés aux entreprises, sans jamais pour autant distribuer suffisamment d’argent liquide aux gens pour leur permettre de quitter définitivement le marché du travail. Je ne suis pas sûr que nous assisterons de notre vivant à l’émergence d’un revenu de base complet dans un monde toujours dominé par le capital. Et ce, précisément parce que la révolution de l’automatisation n’a pas eu lieu.

Vous vous montrez résolument critique par rapport au RBU. Êtes-vous en train de suggérer que nous revenions à une vision plus ancienne et plus traditionnelle de la politique sociale? Quelle alternative proposez-vous?

ANTON Je pense qu’un lecteur attentif n’aura aucun mal à discerner nos sympathies. Il est difficile de ne pas donner l’impression d’opposer l’ancien État-providence du milieu du siècle au modèle de transfert actuel, avec une préférence pour le premier. Et, de fait, entre des soins de santé publics ou des emplois garantis et des chèques santé et un revenu de base, notre choix est relativement clair.

On passe d’un État agissant sur la sphère de la production à un État n’agissant que sur la sphère de la distribution.

Cependant, l’argumentaire de ce livre consiste notamment à mettre en évidence, au besoin par contraste, ce qui a rendu possible l’«ancien» État-providence. La reconquête de cette tradition ne peut se limiter à un exercice purement intellectuel. Nous pourrions vouloir revenir à la vision d’une vie entièrement déconnectée du marché promise par certains partisans de l’État-providence. Mais ceux-ci pourraient coopérer avec une société civile de gauche active et densément organisée qui ferait avancer ses propositions politiques. Il existe aujourd’hui des travaux intéressants sur ce que l’on appelle la «main-d’œuvre sociale», par exemple, ou sur les rôles clés qu’ont joué les syndicats pour façonner des États sociaux en Europe et aux États-Unis.

Nous sommes tous bien conscients que ces institutions se sont justement dégradées à un rythme effréné au cours des trente dernières années. Une époque qui, sans surprise, a également vu le triomphe de l’ «État de transfert». Ranimer cette vieille tradition d’aide sociale n’implique évidemment pas de se montrer aveugle aux schémas d’exclusion qu’elle contient. On pense ainsi à sa vision restrictive et normative de ce qu’est une famille. Pourtant, il existe encore des États-providence en Europe qui, en partie grâce à la force des syndicats, ont conservé ces anciennes visions tout en les rendant plus inclusives. Il n’y a aucune raison de penser que les soins de santé publics étasuniens ne pourraient pas accepter d’autres modes de vie si les États y étaient incités.

Pourtant, une fois que les Étatsuniens auront décidé de faire de la santé un droit social et de ne pas se contenter de payer des consultations de médecins privés à coups de chèques, il faudra discuter collectivement de ce que l’on englobe dans la notion de «santé». Cette question n’est pas moins complexe qu’au vingtième siècle. L’héritage évoqué dans ce livre permet de réfléchir à ce que peut être la vie par-delà le marché au 21e siècle.

DANIEL Je pense que notre livre est aussi une invitation à réfléchir à la manière dont nous pouvons imaginer une société meilleure qui va au-delà de la simple redistribution des revenus. C’est particulièrement pertinent à l’ère de Trump, de la guerre, de l’effondrement du climat et de l’inflation, où il semble définitivement évident que des revendications purement pécuniaires ne permettront pas de revenir à une normalité illusoire. Et je pense que ce n’est qu’en créant des institutions permettant à la société de façonner collectivement son propre destin que, peut-être nous pourrons arriver à une véritable fin de la «fin de l’histoire».

Cette interview a été commandée à l’origine par The Nation. Traduction et édition par Lava.