Aujourd’hui, comme en 1918 lors de la grippe Espagnole, une menace invisible défie le libéralisme économique et nous oblige à penser les question de santé collectivement et non plus sous le prisme de la responsabilité individuelle.
L’apparition spectaculaire du coronavirus sur la planète a pris le monde par surprise. Alors que de nombreux scientifiques avaient alerté sur la forte probabilité d’une telle épidémie, le manque de préparation des États face à celle-ci a mis à jour les failles des systèmes de santé de par le monde ainsi que leur dépendance critique vis-à-vis de chaînes d’approvisionnement globalisées. Il y a quelques semaines seulement, les dirigeants mondiaux décrivaient l’ensemble de la menace comme une « fake news », ou la minimisaient en incitant la population à sortir malgré une propagation mortelle1. En Belgique, la ministre fédérale de la santé Maggie de Block se permettait encore de tourner en ridicule l’avis des médecins sur les réseaux sociaux – en les qualifiant de « drama queen » – , alors que l’OMS avait déjà déclaré l’urgence sanitaire mondiale depuis un mois. Quelques semaines plus tard, des milliers de personnes seront sur un lit d’hôpital ou dans des maisons de repos et affronteront le virus sans aucune préparation. Aujourd’hui, la plupart des gouvernements se rendent compte des graves conséquences de leur réponse tardive et confuse. Et que ça leur plaise ou pas, c’est vers des solutions collectives qu’il faut désormais s’orienter.
Comment les pandémies ont défié le « laisser-faire »
Cependant, ce n’est pas la première fois qu’une épidémie nous enseigne à quel point des institutions de santé publiques fortes sont indispensables au bon fonctionnement d’une société. En effet, l’une des conséquences les plus notables de la pandémie de grippe espagnole de 1918 a probablement été l’émergence d’un consensus sur la nécessité d’un système de santé universel et le développement de l’épidémiologie moderne. Les soins de santé ne pouvant plus être raisonnablement considérés comme une responsabilité individuelle, mais comme un problème collectif, profondément ancré dans la manière dont nous nous organisons en tant que société. Comme l’avait noté l’historien français François Ewald dans son étude sur l’État-providence français, l’idée de maladie contagieuse, devenue dominante après la théorie des germes de Louis Pasteur, avait déjà commencé à modifier nos anciennes conceptions des soins de santé fondées sur l’eugénisme et les théories des miasmes. Une « notion d’une humanité nouvelle a pu se révéler et a passé dans les esprits » écrivait le penseur solidariste français Léon Bourgeois à propos de la doctrine microbienne. Cette nouvelle compréhension de la question sociale aurait dès lors « prouvé d’une façon définitive l’interdépendance profonde qui existe entre tous les vivants ». Elle « nous a fait comprendre comment chacun de nos organismes individuels par l’innombrable armée des infiniment petits qu’il recèle monte, pour ainsi dire, à l’assaut de tous les organismes du monde » nous aidant à saisir « notre devoir mutuel » de solidarité.
Aujourd’hui, la plupart des gouvernements se voient forcés de s’orienter vers des solutions collectives, que ça leur plaise ou pas.
Alors qu’auparavant il n’existait pas de politiques de santé publique conséquentes, que les systèmes étaient fragmentés avec des médecins mal formés sans autorité centralisée pour les organiser ; à la fin de la pandémie, l’idée d’une médecine socialisée avait fait son chemin dans le monde entier. Cette nouvelle menace invisible, qui avait affecté la Première Guerre mondiale elle-même et qui était littéralement ingérable par les mécanismes décentralisés du marché, allait profondément influencer la façon dont nous allions concevoir la santé publique. Les guerres impérialistes n’avaient donné à « l’humanité que plusieurs millions d’infirmes et un grand nombre d’épidémies », déclarait Lénine en 1920, tout en établissant ce qui était sans doute le premier système de santé socialisé au monde2. Seuls des systèmes centralisés avec une forte « collaboration entre les scientifiques et les travailleurs », mettant « la médecine entre les mains du peuple », écrivait le leader de la révolution bolchevique, pourraient effectivement mettre fin « à l’oppression de la pauvreté, aux maladies et à la saleté ».
Mais cette tendance ne s’est pas limitée à la jeune Union soviétique. Comme l’a fait valoir Laura Spinney, « la leçon que les autorités sanitaires ont tirée de la catastrophe est qu’il n’est plus raisonnable de blâmer un individu d’avoir contracté une maladie infectieuse ni de le traiter de façon isolée. Les années 1920 ont vu de nombreux gouvernements adopter le concept de médecine socialisée — des soins de santé pour tous, fournis gratuitement »3. Cette idée a finalement triomphé dans les années d’après-guerre avec la mise en place de systèmes de santé publique dans la plupart des pays industrialisés et la création, en 1946, de l’Organisation mondiale de la Santé. Pourtant, l’opposition est toujours restée forte, surtout parmi les associations de médecins, les sociétés pharmaceutiques et les groupes conservateurs.
La guerre contre la santé publique
L’un des plus célèbres porte-parole de la campagne de l’American Medical Association contre les soins de santé publics n’était autre que l’ancien président américain Ronald Reagan. « Aujourd’hui, la relation entre le patient et le médecin dans ce pays est quelque chose qui nous est envié partout ailleurs », expliquait Reagan en 1961 dans l’un de ses vinyles « contre la médecine socialisée ». « L’une des méthodes traditionnelles pour imposer l’étatisme ou le socialisme à un peuple », ajoutait-il, « consiste à utiliser la médecine ». Le mouvement vers un système de santé public universel représentait, à ses yeux, la menace la plus « imminente » pour le peuple américain.
Le système de marché était dès lors dépeint comme l’alternative idéale à tout point de vue ; « protection de la vie privée, qualité des soins prodigués, droit de choisir son médecin, droit d’en changer »4. Comme le dira le candidat républicain à la présidence Mitt Romney des décennies plus tard, les services de santé devraient « fonctionner davantage comme un marché de consommation, c’est-à-dire comme les choses auxquelles nous sommes confrontés chaque jour de notre vie : l’achat de pneus, d’automobiles, de filtres à air, de toutes sortes de produits. Les marchés de produits de consommation ont tendance à très bien fonctionner et à maintenir des coûts bas et une qualité élevée »5.
Le chaos actuel provoqué par les pénuries de matériel médical essentiel tel que des masques, gants, tests ou ventilateurs illustre d’ailleurs à merveille l’inefficience des solutions de marché en situation de crise. Tout comme l’Irlande a continué d’exporter de grandes quantités de denrées alimentaires vers l’Angleterre pendant la famine de 1845-1849, en Italie, un fournisseur en Lombardie a exporté un demi-million de kits de test COVID-19 vers les États-Unis malgré les besoins auxquels fait face le pays. À l’inverse, les États-Unis, en grave pénurie de matériel médical également, ont continué à exporter, en plein milieu de la crise, du matériel tel que des respirateurs vers l’Europe. Encore plus problématique, la course à la recherche d’un vaccin pousse les États à essayer agressivement de s’acheter mutuellement des sociétés pharmaceutiques et des brevets pour leur propre usage. Donald Trump a récemment offert à une entreprise allemande « de larges sommes d’argent » pour des droits exclusifs sur un vaccin. De même, il a récemment dit aux gouverneurs des États de se procurer des ventilateurs par eux-mêmes. « Du point de vue des ventes, c’est beaucoup mieux, beaucoup plus direct si vous pouvez l’obtenir par vous-même »6 , expliquait-il aux gouverneurs désemparés- poussant les États et les hôpitaux à rivaliser entre eux plutôt qu’à coopérer dans la distribution des fournitures.
Ces idées de « liberté de choix », de « primauté du consommateur » contre le public ou d’« autodétermination » se sont toutefois répandues bien au-delà des frontières politiques, alimentant les mouvements anti-vaccins et le scepticisme à l’égard des recommandations scientifiques et de santé publique. Pourtant, après des décennies de critiques lancées à l’encontre des services publics, à les juger inefficaces, trop coûteux et limitant notre liberté individuelle, cette crise nous démontre, à nouveau, à quel point le marché est incapable de répondre optimalement aux besoins en matière de santé.
Le chaos provoqué par les pénuries de matériel illustre d’ailleurs l’inefficience des solutions de marché en situation de crise.
Et l’un des systèmes les plus emblématiques de cet échec est précisément le modèle américain. Si le monde envie le pays de la libre entreprise pour beaucoup de choses, son système de santé se trouve probablement tout en bas de la liste. Il se caractérise par une effrayante bureaucratie – avec d’interminables formulaires et contrats à remplir et à signer -, un coût pouvant mener les assurés à la ruine et de très médiocres résultats pour la plupart des indicateurs7. En fait, pour des gens venant de Belgique ou du Danemark comme nous, le système américain ressemble exactement à ce que Ronald Reagan pensait du socialisme : moins de choix, moins de qualité, moins efficace et plus coûteux.
Plus de choix, pas moins
Si la « liberté de choisir » a probablement été l’un des slogans les plus vendeurs des économistes néolibéraux, elle a également, dans le cas des services de santé, ironiquement entraîné une liberté amoindrie pour la plupart des patients. C’est évidemment le cas dans le sens plus général d’un accès réduit aux services de santé. Si l’on mesure la liberté à l’aune de notre capacité à satisfaire nos besoins fondamentaux (se loger, se nourrir, se soigner…), une société où des millions de personnes sont privées d’un accès élémentaire à la santé peut difficilement être célébrée en matière de liberté. Dans cette perspective, l’établissement d’un système dominé par les assurances privées constitue une restriction manifeste de notre liberté individuelle et collective.
Cependant, même si l’on restreint notre conception de la liberté à celle du « choix » sur un marché, le système américain réduit de fait la portée de la « souveraineté des consommateurs ». L’une des conséquences du système d’assurances privées est que vous ne pouvez choisir que les médecins et les hôpitaux associés à votre assurance ; une assurance que vous n’avez d’ailleurs probablement pas choisie au départ puisqu’elle est liée à votre emploi ou à celui de votre conjoint ou conjointe.
Le système américain ressemble exactement à ce que Ronald Reagan pensait du socialisme : moins de choix, moins de qualité, moins efficace et plus coûteux.
Cette situation a non seulement renforcé les inégalités entre les Américains, mais aussi entre les hôpitaux qui attirent les clients les plus riches et les cliniques en sous-effectif qui s’occupent des patients pauvres et en plus mauvaise santé. Une organisation de la santé qui contraste avec nos systèmes publics qui offrent généralement le meilleur des deux mondes : des soins de qualité et le choix. À la grande surprise de l’américain moyen, nous pouvons choisir n’importe quel médecin ou hôpital pour nous faire soigner sans que cela engendre des surcoûts ou des problèmes administratifs chronophages tant pour le patient que pour l’institution.
La gratuité coûte moins, pas plus
Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les services de santé publics coûteraient plus cher au contribuable, les chiffres ne plaident pas en faveur du système des assurances privées. En effet, alors que la Belgique et le Danemark, par exemple, consacrent environ 10 % de leur PIB à la santé, les États-Unis y consacrent jusqu’à 17,8 %, ce qui en fait l’un des systèmes les plus chers au monde. Qu’est-ce qui explique qu’ils payent plus pour avoir moins ?
Nos systèmes de santé publics offrent généralement le meilleur des deux mondes : des soins de qualité et le choix.
En fait, le système américain est extrêmement coûteux en frais administratifs engendrés par les longs et nombreux formulaires bureaucratiques à soumettre et à contrôler pour les remboursements d’innombrables compagnies d’assurance. Près d’un quart des coûts des soins de santé aux États-Unis sont administratifs, cela représente plus de deux fois la moyenne des autres pays industrialisés. Il faut ajouter à cela les prix excessifs que les sociétés pharmaceutiques sont autorisées à demander pour leurs médicaments. Alors que les citoyens américains dépensent, en moyenne, plus de 1 000 $ par an en médicaments sur ordonnance, la plupart des Européens dépensent environ la moitié de ce montant8. Il n’est donc pas surprenant que les lobbyistes les plus financés à Washington, après la finance, soient ceux de la santé.
Un quart de la population américaine repousserait même le traitement de maladies graves.
Cela explique également pourquoi aux États-Unis, un tiers des Américains admettent avoir repoussé déjà un traitement médical9. Un quart de la population repousserait même le traitement de maladies graves. Et parmi les personnes qui gagnent moins de 40 000 $ par an, ce taux s’élève à presque 40 %. Comme l’a récemment souligné le site Vox, même les femmes atteintes d’un cancer du sein repoussent parfois leur traitement à cause des montants élevés demandés par leur régime d’assurance, même pour des services de base comme l’imagerie médicale10. Ce problème a été particulièrement frappant avec l’épidémie de coronavirus où les patients présentant les symptômes ont hésité à se faire tester, craignant ne pas pouvoir se permettre de payer le test ou une éventuelle hospitalisation. Comme ce scénario pouvait nuire considérablement au confinement du virus, les républicains ont été contraints, des semaines après l’épidémie, d’annoncer enfin que les tests seraient gratuits. Un considérable aveu de l’échec de leur système à faire face à une pandémie.
Ce type de problème n’est cependant pas ponctuel, mais constitue un problème récurrent dans les systèmes de santé privés ou le report de traitement ou de consultations engendre des visites plus fréquentes et coûteuses aux urgences. Ce n’est qu’au travers d’une politique de prévention coordonnée et garantissant l’accessibilité des soins que l’on peut dépister, soigner et anticiper la propagation de maladies dans de larges couches de la population. Un type de politiques qui est notamment encouragé dans les maisons médicales offrant une médecine de première ligne préventive et gratuite ou dans la systématisation du dépistage du cancer du sein ou du col de l’utérus par exemple.
Nous avons besoin de plus, pas de moins
Cependant, bien que nos systèmes publics de santé nous aient probablement protégés du pire, il ne faut pas minimiser le fait que, depuis trente ans, la tendance à la rationalisation s’est également accentuée sur le vieux continent. La mise en œuvre d’une approche axée sur le « New Public Management » dans les services publics, a gravement affaibli les systèmes de santé européens vis-à-vis de la pandémie. Parmi les mesures les plus importantes de réduction des coûts dans le système, on peut citer la réduction du nombre de lits d’hôpitaux pour fonctionner à des taux d’occupation élevés, l’incitation à la déshospitalisation rapide, la réduction des stocks, une plus grande polyvalence des infirmières, la rationalisation de l’utilisation des équipements et du flux de patients, et la concurrence croissante entre les hôpitaux gérés comme des entités semi-autonomes.
Les « mesures de réduction des coûts » dans les services publics ont gravement affaibli les systèmes de santé européens vis-à-vis de la pandémie.
Même au Danemark, un pays généralement pris pour exemplaire, la mise en place de cette « nouvelle gestion publique » a gravement mis à mal son système de santé. L’accent mis sur la réduction des coûts a conduit à une situation dans laquelle les patients, désormais « consommateurs » ont vu la qualité de leurs soins se dégrader et dans laquelle les médecins et les infirmières ont peu de moyens pour aider les « consommateurs » plus faibles, car ils sont occupés par de nouvelles procédures bureaucratiques, longues et coûteuses, utilisées pour effectuer des évaluations internes et des rapports. En Belgique, malgré les déclarations tronquées du gouvernement, le budget de la santé – si l’on prend en compte l’évolution sociodémographique et de l’inflation – a augmenté de moins de 1% au cours des 10 dernières années. Cette très modeste augmentation n’est cependant pas suffisante pour répondre aux besoins de la population et en particulier aux inégalités croissantes en la matière. En effet, sur cette même période, les écarts en termes d’espérance de vie en bonne santé ont considérablement augmenté, passant de 6 à 10 ans de différence entre les non-diplômés et les diplômés du supérieur chez les hommes. Les femmes les moins éduquées ont, quant à elles, perdu 4 ans11.
Si ces réformes guidées par les principes désormais généralisés du « lean management » dans le secteur des services de santé ont, dans certains cas, permis d’accroître la productivité et de réduire les coûts, elles induisent aussi de sérieux problèmes12. Y est généralement associée une forte augmentation de l’intensité de travail pour le personnel, un plus grand stress et, dans certains cas comme l’Italie, une augmentation des taux de mortalité, en raison des disparités géographiques et de l’inégalité croissante de l’accès aux soins13. En outre, l’ensemble du système devient plus fragile vis-à-vis des situations de crise. En effet, l’augmentation de l’efficience au niveau des lits d’hôpitaux par exemple, conduit à une utilisation plus optimale des ressources, mais rend également le système très vulnérable à des augmentations soudaines du nombre de patients. La longue tendance à la diminution des lits d’hôpitaux, bien qu’elle ne nous en dise pas beaucoup sur la qualité de chaque système (le Danemark et les États-Unis ont des chiffres similaires), crée des situations qui pourraient rapidement nous mener à la catastrophe vécue par l’Italie14.
Par exemple, dans la situation actuelle, les coupes dans le système de santé danois ont réduit la capacité à répondre au coronavirus en mobilisant des employés supplémentaires, car beaucoup d’entre eux ont été licenciés au cours des dernières années. Les hôpitaux privés, en revanche, se sont développés depuis l’époque du gouvernement d’Anders Fogh Rasmussen, principalement en raison d’une énorme augmentation des dépenses publiques pour les hôpitaux privés. Cette expansion est notamment due à une réforme de 2002 donnant aux patients le droit de choisir un hôpital privé s’ils attendent depuis plus de deux mois pour un traitement dans un hôpital public (période réduite à un mois en 2007). Célébrant le slogan « l’argent suit le patient », le secteur public subventionne ainsi les soins privés.
Alors que le secteur privé doit encore conquérir une grande partie du « marché » des hôpitaux publics, le secteur public de la santé au Danemark a été mis à l’épreuve sur un autre front : la croissance des assurances privées. Aujourd’hui, environ 2 millions de Danois sont couverts par ces assurances. Celles-ci ont généralement été souscrites par les employeurs pour leurs employés, directement ou via un système de retraite. Alors que certains prétendent que cette évolution entraînera une réduction des listes d’attente dans le secteur de la santé et une amélioration de la santé des employés, d’autres affirment qu’elle conduira à une inégalité accrue (ceux qui ont une assurance auront un meilleur accès aux soins que les autres). Cela risque également d’éroder le secteur de la santé publique et de stimuler la croissance d’alternatives coûteuses qui siphonnent le personnel et les ressources publiques.
Pourtant malgré ces dangereux développements, dans la situation actuelle les Européens ont globalement fait entièrement confiance au système de santé publique et à des travailleurs incroyablement dévoués. Le soutien apporté aux médecins et aux infirmières qui font des heures supplémentaires a conduit de nombreux citoyens et étudiants à se porter volontaires au cas où les hôpitaux auraient besoin de renforts pour soulager la situation critique. Cette crise est conçue comme une affaire collective et publique, et non comme une affaire privée et individuelle, et il convient d’y répondre par des mesures allant dans ce sens.
Ne jamais gaspiller une bonne crise
Lorsque Ronald Reagan a formulé ses idées en matière de système de santé en 1961, il avait probablement raison d’affirmer que si les Américains pouvaient se prononcer sur la médecine socialisée, ils « voteraient sans hésiter contre ». Alors que cet état de choses a évolué incroyablement rapidement au cours des quatre dernières années, on peut dire sans hésiter que nous entrons désormais dans un territoire nouveau et inconnu. D’une manière totalement inattendue, le coronavirus a, sérieusement remis en cause la dynamique du capitalisme globalisé en paralysant l’économie et en le menant dans une crise qui sera peut-être sans précédent15.
Les réponses à celle-ci pourraient cependant aller dans des directions très différentes. D’une part, comme l’a souligné Naomi Klein, les contours d’un « coronavirus capitalisme » se dessinent, dans lequel « l’administration Trump et d’autres gouvernements du monde entier exploitent activement la crise pour renflouer les entreprises sans condition et faire reculer les réglementations16 », tandis que la Chine a indiqué qu’elle allait assouplir sa surveillance environnementale pour stimuler son économie17. D’autre part, les gouvernements du monde entier ont mis en œuvre des mesures de politique fiscale, telles que des compensations salariales et des programmes d’aide aux petites entreprises pour remédier aux difficultés financières.
On redécouvre actuellement l’État comme un instrument capable de stimuler l’économie au profit de la majorité de la population.
En effet, il semble que l’on redécouvre actuellement l’État comme un instrument visant non seulement le maintien de l’ordre sur le marché en faisant respecter la concurrence et en maintenant les dépenses publiques au minimum, mais aussi capable de stimuler l’économie au moyen de politiques fiscales et politiques fortes au profit de la majorité de la population. Dans un revirement pour le moins surprenant, les gouvernements qui hier criaient à l’impuissance du pouvoir public réinvestissent à nouveau l’autorité de l’État. L’Espagne a ainsi nationalisé l’ensemble de son système de santé pour répondre plus efficacement à la crise sans précédent à laquelle elle est confrontée18. L’Italie a maintenant nationalisé sa compagnie aérienne Alitalia, l’Angleterre ses chemins de fer et l’Allemagne parle de nationalisations pour relocaliser les chaînes d’approvisionnement « afin de reconquérir la souveraineté nationale dans les zones sensibles »19. Enfin, les difficultés incroyables rencontrées par les États pour produire rapidement des fournitures de base afin de contenir le virus – et leur réticence à saisir des stocks ou à utiliser des lois contraignantes pour contraindre les entreprises à produire les produits nécessaires – interrogent désormais les principes mêmes qui ont guidé la globalisation et sa division très inégalitaire du travail.
Les bases d’une alternative
Dans l’ensemble, ces développements indiquent que des alternatives à l’hégémonie néolibérale sont encore possibles. Tout comme le fait que les mesures contre le coronavirus n’ont jusqu’à présent suscité que l’approbation du public et la solidarité de la société. Il appartient à la gauche de saisir cette opportunité historique en veillant à ce que les alternatives politiques ne disparaissent pas aussi rapidement qu’elles sont apparues.
Il appartient à la gauche de veiller à ce que les alternatives politiques ne disparaissent pas aussi rapidement qu’elles sont apparues.
Un point de départ évident se trouve évidemment dans le domaine de la santé publique. La crise actuelle a mis une chose au clair : le virus se moque de votre régime d’assurance. En revanche, il nous oblige à considérer les soins de santé comme un droit collectif, ce qui nécessite des systèmes de santé solides auxquels tous les citoyens peuvent avoir accès gratuitement et de manière universelle.
Mais, aujourd’hui, nous devons voir plus grand, non seulement sur les soins de santé, mais aussi sur la manière dont le capitalisme a gouverné nos vies. Le coronavirus a montré que le monde est prêt à considérer des changements spectaculaires et des sacrifices économiques pour sauver des vies. Nous devons désormais élargir les principes qui ont guidé la construction de nos systèmes de soins de santé collectifs à d’autres questions, telles que la sécurité alimentaire ou la lutte contre le changement climatique.
En 1918 la grippe espagnole a permis des transformations sociales profondes, mises en œuvre par de larges mouvements sociaux et par une action énergique de l’État dans le domaine économique. La crise actuelle nous offre une occasion unique de changer à nouveau le monde et nous montre que les outils nécessaires sont à notre portée.
Basé sur un article antérieur publié dans Jacobin.
Footnotes
- Jérôme Lachasse, « Emmanuel et Brigitte Macron au théâtre pour inciter les Français à sortir malgré le coronavirus », BFMTV, 7 mars 2020.
- Vladimir Ilyich Lénine, Speech Delivered At The Second All-Russia Congress Of Medical Workers, 1er mars 1920.
- Laura Spinney, « Comment un virus a révolutionné la santé publique », Lava 13, 2020.
- Ronald Reagan, « Radio Address on Socialized Medicine (1961) », American Rhetoric Online Speech Bank.
- Matthew Fleming, « Romney Outlines How He Would ‘Replace Obamacare’ », Kaiser Health News, 13 juin 2012.
- Jonathan Martin, « Trump to Governors on Ventilators: ‘Try Getting It Yourselves’ », New York Times, 16 mars 2020.
- Bradley Sawyer et Daniel McDermott, « How does the quality of the U.S. healthcare system compare to other countries? », Health System Tracker, 28 mars 2019.
- Dana O. Sarnak, David Squires et Shawn Bishop, « Paying for Prescription Drugs Around the World: Why Is the U.S. an Outlier? », The Commonwealth Fund, 5 octobre 2017.
- Lydia Saad, « More Americans Delaying Medical Treatment Due to Cost », Gallup, 9 décembre 2019.
- Dylan Scott, « Coronavirus is exposing all of the weaknesses in the US health system », Vox, 16 mars 2020.
- Voir notamment : Philippe Defeyt, « L’évolution des dépenses de santé – 1995-2018 », Brève de l’IDD n°35, 29 mars 2020.
- Bloom, Propper, Seiler et Van Reenen. « The Impact of Competition on Management Quality: Evidence from Public Hospitals », RESTUD: The Review of Economic Studies, Oxford University Press, 2015.
- Emanuele Arcà, Francesco Principe et Eddy van Doorslaer, « Death by Austerity? The Impact of Cost Containment on Avoidable Mortality in Italy », 30 janvier 2020.
- Giacomo Gabbuti et Lorenzo Zamponi, « Joe Biden Lied in Last Night’s Debate — Italy’s Public Health Care Is Saving It From Collapse », Jacobin, 16 mars 2020.
- Dion Rabouin, « Coronavirus could force the world into an unprecedented depression », Axios, 19 mars 2020.
- Naomi Klein, « “Coronavirus Capitalism”: Naomi Klein’s Case for Transformative Change Amid Coronavirus Pandemic », Democracy Now!, 19 mars 2020.
- Muyu Xu et Brenda Goh, « China to modify environmental supervision of firms to boost post-coronavirus recovery », Reuters, 10 mars 2020.
- Adam Payne, « Spain has nationalized all of its private hospitals as the country goes into coronavirus lockdown », Business Insider, 16 mars 2020.
- Thomas Escritt, « Germany would like to localize supply chains, nationalization possible, minister says », Reuters, 13 mars 2020.