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Quand les élites jouent avec les règles

Carla Nagels

—21 juin 2019

Productrices de normes, les élites sont les premières à les transgresser dès que leurs propres intérêts sont en jeu. Et certains, pourtant chargés de défendre ces règles, les excusent.

Cette contribution vise à démontrer que les élites professionnelles entretiennent un rapport particulier aux normes sociales et aux lois administratives et pénales. Elle se divise en quatre parties. La première montre en quoi les élites sont des producteurs de règles (générales et spécifiques), la seconde se focalise sur le fait qu’elles sont également des transgresseurs de règle, mais qui ne se perçoivent cependant pas comme tels. Elles ne sont d’ailleurs pas non plus perçues comme tels par les acteurs institutionnels chargés de répondre à leurs transgressions.

La plus grande inégalité, c’est sans doute l’inégalité à l’égard du suivi des règles. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on peut s’arranger avec les règles, moins on est mis à l’épreuve.1
—Luc Boltanski

Avant d’entrer dans le vif du sujet, clarifions brièvement ce que nous entendons par la «déviance des élites professionnelles». Le milieu professionnel est encadré par un ensemble de normes réglementaires ou juridiques dont la hiérarchisation n’est pas claire. Certaines règles sont écrites, mais strictement internes à une entreprise (les règles de bonne conduite, les normes de qualité d’un produit, etc.). D’autres sont formalisées dans une règle de droit qui peut avoir des sources différentes (administratif, pénal), mais qui sanctionne explicitement une transgression. Cet article porte sur toutes les normes réglementaires (légales ou non) qui encadrent les fonctions dirigeantes d’un milieu professionnel (et non les subalternes). Les dirigeants sont des personnes à qui d’autres (par exemple un conseil d’administration) ont délégué un pouvoir, à qui l’on accorde sa «confiance» pour remplir une fonction de décision. C’est donc bien l’exercice d’une responsabilité particulière qui est sanctionné, les termes d’un mandat qui n’ont pas été respectés, la confiance qui a été trahie.

Par ailleurs, que signifie être membre de l’élite? Un dirigeant d’entreprise n’en fait pas nécessairement partie et la richesse matérielle ne suffit pas non plus. Être membre de l’élite, c’est être doté d’un capital économique, culturel et social important2, c’est pouvoir compter sur un réseau durable de connaissances et d’interconnexions légitimes et reconnues, avoir des relations mobilisables, dont chacune est porteuse d’un ensemble de capitaux, et formant un réseau qui permet de décupler les pouvoirs de chaque membre. À côté de ce capital social mobilisable, l’élite possède également un capital culturel important. Principaux clients des créateurs et du marché de l’art, les élites peuvent également se targuer d’avoir, bien souvent, des diplômes de haut niveau issus de filières et d’établissements prestigieux. En réalité, «le capital économique, le capital social et le capital culturel forment un système. […] Les familles les plus riches économiquement ayant aussi les plus grandes chances de l’être sous les autres formes, une véritable alchimie s’opère, qui transfigure la réalité de la richesse. […] L’aisance matérielle s’accompagne de l’élégance des manières et des présentations de soi, alliées avec des relations brillantes dont le prestige rejaillit en miroir sur chacun des membres du groupe3

Les élites comme productrices de normes

Les élites sont par définition productrices ou inspiratrices de normes, de toutes les normes, y compris de celles qui les concernent plus particulièrement. Tout d’abord parce qu’elles fréquentent assidûment le champ politique qui, en tant que pouvoir législatif, produit les règles. Ensuite, parce qu’elles influencent la création des normes grâce au lobbying. Le champ économique a toujours participé activement à son propre encadrement réglementaire.

Dès le Moyen Âge, les acteurs économiques ont voulu se préserver des règles de justice ordinaire en créant leurs propres modes de règlement de conflits spécialisés ainsi que des agences particulières pour les mettre en œuvre. Ils n’étaient pas opposés à toute régulation, mais ils voulaient en conserver la maîtrise. Ces agences étaient composées à la fois de représentants de l’État, de représentants des intérêts concernés et d’experts. Les régulés faisaient ainsi partie intégrante des instances de régulation. Les experts, souvent issus du monde universitaire, étaient en quelque sorte considérés comme le troisième pilier. Ils étaient une source d’ambiguïté, car il était rare qu’un expert n’eût pas travaillé pour les uns ou les autres, voire pour les deux. Ces agences spécialisées avaient encore une autre caractéristique intéressante. Elles cumulaient bien souvent les trois pouvoirs: elles participaient à la création des normes (législatif), elles les mettaient en œuvre (exécutif) et elles sanctionnaient (judiciaire) en cas de non-respect4.

Aujourd’hui, les élites appartiennent tant au champ économique qu’au champ politique. Elles peuvent faire partie des deux au même moment, comme en témoigne l’article de Marco Van Hees5 dans lequel il démontre que de nombreuses personnalités politiques belges assument aussi des responsabilités dans des entreprises privées. Il est d’ailleurs étonnant que les débats qui, en Belgique, ont porté sur la transparence de la vie politique suite aux différents scandales (Publifin, De Decker, le Samu social…) ne se soient focalisés que sur la question du cumul des mandats dans la sphère publique et non sur le cumul entre mandat public et mandat privé, qui paraît tout aussi problématique, sinon plus. De manière quasi systématique, les élites font partie du champ politique et du champ économique en alternance (cf. l’élection d’E. Macron en 2017, anciennement engagé par la banque d’affaires Rothschild & Cie; l’ancien premier ministre anglais T. Blair devenu conseiller de la banque JP Morgan et Zurich Financial; l’engagement d’E. Barroso après son mandat de président de la Commission européenne à la banque d’affaires Goldman Sachs, etc.).

Plusieurs recherches6 attestent que les élites circulent entre différents postes de pouvoirs et que ces champs sont étroitement interconnectés. En 1969 déjà, Charles Wright Mills, étudiant ce qu’il appelle l’élite du pouvoir (c’est-à-dire l’élite politique, économique et militaire), montre comment se construit la cohérence culturelle et politique de ces groupes issus des mêmes écoles et fréquentant les mêmes lieux et les mêmes personnes. Il souligne les similitudes sociales et les affinités psychologiques de ceux qui occupent des postes de commandement et «en particulier le caractère de plus en plus interchangeable des postes supérieurs dans chacun d’eux7». Il en découle nécessairement une circulation entre les différents postes et fonctions. S’intéressant au rapprochement entre la sphère politique et les bureaux d’avocats d’affaires en France8, André Vauchez montre que la circulation entre les deux sphères s’intensifie depuis que la profession d’avocat d’affaires se diversifie et réalise de plus en plus de conseils juridiques pour des entreprises, voire pour des cabinets ministériels (comme en témoigne le scandale qui a entaché Jacqueline Galant, ministre de la Mobilité, et le bureau d’avocats Clifford Chance en octobre 2015 en Belgique).

Une fois les règles créées, les élites s’en emparent pour les modeler afin qu’elles coïncident le mieux avec leurs intérêts.

Si les hommes politiques sont prisés par les bureaux d’avocats d’affaires, c’est parce qu’ils permettent d’acquérir un carnet d’adresses et un réseau de relations au cœur de l’arène politico-administrative et de renforcer une capacité d’influence et de persuasion particulièrement utile dans le domaine du lobbying. Robert Tillman montre ainsi qu’aux USA, les montants dépensés dans les campagnes électorales fédérales par le secteur des télécommunications sont passés de 17millions de $ en 1990 à 134millions en 20069. Sylvain Laurens, qui s’intéresse au lobbying du milieu des affaires autour des institutions européennes, démontre bien qu’il s’agit là d’un univers foisonnant. Pour l’unique secteur bancaire, plus de 1700lobbyistes gravitent autour de la Commission européenne. Pour le milieu des affaires, il s’agit, d’une part, de garantir sa part de subvention européenne et d’obtenir des marchés; d’autre part, d’influer sur l’encadrement normatif du marché économique. L’objectif général est d’influer sur le marché et sur les règles qui l’encadrent. Certains marchés où les produits écoulés sont particulièrement surveillés sur le plan sanitaire ou environnemental sont plus enclins au lobbying que d’autres. À titre d’exemple, le groupe pharmaceutique Bayer a dépensé 2760000€ en lobbying auprès des institutions européennes en 2013, alors que Coca-Cola n’y a consacré que 800000€10.

Pour les politiques, prêter une oreille attentive aux milieux professionnels à propos des législations qui vont leur être appliquées est d’autant plus facile à justifier que, bien souvent, on estime qu’il faut l’avis des milieux concernés. Si les élites ont une influence certaine sur la production des règles, elles font bien plus que cela. Une fois créées, elles s’en emparent pour les modeler afin qu’elles coïncident le mieux avec leurs intérêts en alternant «respect, voire surutilisation des règles, avec leur détournement et leur évitement11».

Jouer avec les règles

On pourrait considérer qu’à chaque catégorie sociale correspond son délit, cette distribution étant tributaire des opportunités concrètes qui se présentent aux acteurs sociaux. Par exemple, pour faire de la fraude fiscale, encore faut-il pouvoir avoir quelque chose à déclarer au fisc.

Les élites apprennent très tôt que les règles institutionnelles peuvent être négociables quand elles ne leur conviennent pas.

Les jugements que l’on porte sur les choses qui nous entourent sont nécessairement le fruit de nos pratiques et des rapports sociaux dans lesquels celles-ci sont encastrées. Les élites s’estiment importantes. Elles «donnent» du travail à des milliers de personnes et financent même des œuvres caritatives à travers le monde. Elles se perçoivent comme indispensables à la création de la richesse. Elles se vivent aussi comme supérieures. En fait, les élites considèrent qu’elles sont au-dessus des règles, au-delà des finalités ordinaires, et qu’elles les surplombent. Dès leur plus jeune âge, elles sont impliquées dans des activités qui visent à augmenter leurs performances (linguistiques, comportementales, culturelles, sociales, argumentatives, de présentation de soi, etc.) et elles évoluent dans des univers hautement compétitifs. Elles se perçoivent comme ayant le droit de discuter avec des figures d’autorité, de leur demander de se justifier et d’expliquer les points de vue et les résultats obtenus, se voient en position de négocier ce qu’elles perçoivent comme non légitime et de demander des traitements de faveur. Leur parole compte déjà et est prise au sérieux. Elles apprennent dès lors très tôt que les règles institutionnelles peuvent être négociables quand elles ne leur conviennent pas12.

En ce sens, jouer avec les règles, ne les respecter que quand on les estime avantageuses, fait partie intégrante de leur processus de socialisation. Les règles sont certes nécessaires, mais pour les autres. Une étude montre que les personnes qui approuvent le plus les moyens illégitimes de s’enrichir (frauder le fisc, cumuler des emplois, employer du personnel au noir et utiliser des combines) sont les personnes de qualification supérieure, les chefs d’entreprise et les professions libérales13. Cette analyse conforte une étude psychosociale réalisée aux USA14 qui démontre une corrélation entre statut social favorisé et capacité à enfreindre les règles. Les chercheurs y ont montré que les élites cachent des éléments importants pour la compréhension de la situation quand ceux-ci leur sont défavorables; qu’elles trichent quand cela augmente leur chance de gagner; qu’elles s’approprient plus facilement le bien d’autrui quand l’action n’a pas de conséquence néfaste directe pour elles; bref qu’elles ont un rapport distancié aux normes. «Les élites étant plus indépendantes socialement, elles paraissent davantage mues par leurs intérêts personnels qui deviennent en quelque sorte la valeur de référence à partir de laquelle elles jugent de la moralité de leurs actes15

Les élites sont capables de transformer la fraude fiscale en évitement fiscal.

En réalité, l’immense majorité des transgressions réalisées par les élites dans le cadre de leur activité professionnelle porte sur la définition des règles. Celles-ci sont en quelque sorte «détournées» à leur avantage. Les élites sont capables de transformer la fraude fiscale en évitement fiscal, en substituant par exemple une personne morale à une personne physique, en brouillant les pistes entre capital professionnel et patrimoine privé, ou en passant directement des accords avec les États (Luxleaks). Le débat qui vise alors à distinguer conduites déviantes et conduites délinquantes est stérile puisque les élites ont la capacité de transformer la délinquance en déviance. Il faut dès lors «mettre l’emphase non seulement sur le crime, mais sur le phénomène subtil d’évitement légal, explorer la manière dont les élites économiques ont activement recours aux institutions, aux idéologies et aux méthodes légales pour garantir leur immunité vis-à-vis des contrôles16». Comme le soutient Alexis Spire, «les dominants […] savent qu’une règle ne peut jamais être isolée de son contexte et qu’elle peut toujours être interprétée, l’enjeu étant d’orienter cette marge d’interprétation pour qu’elle coïncide au mieux avec leurs propres intérêts17». Ce qui distingue fondamentalement les comportements transgressifs des élites professionnelles des comportements transgressifs des classes populaires, c’est que «loin d’être réduites à la violation explicite de la loi [elles] peuvent s’efforcer d’user du droit et de tourner la loi pour jouer activement avec les frontières démarquant le comportement conforme du comportement déviant18».

Quand les élites sont mises en cause, quand elles ont été publiquement désignées comme «délinquantes», elles rejettent cette étiquette infamante. Les recherches menées avec des élites incarcérées montrent que celles-ci ne sont pas ébranlées par leur condamnation judiciaire19. Elles estiment avoir agi moralement dans le sens où, assumant des responsabilités envers d’autres (leurs familles, mais aussi leurs travailleurs et leur entreprise), elles ont préféré transgresser les règles pour pouvoir assumer pleinement leur fonction de dirigeant (par ex., falsifier un bilan financier au lieu de licencier du personnel). La perception que les élites ont de la réaction sociale à leur encontre varie non pas en fonction de la sévérité de cette réaction, mais en fonction du niveau d’interaction proche ou lointain. Ainsi, plus les interactions sont directes, plus les élites les vivent comme respectueuses et bienveillantes. C’est le cas pour les interactions avec leurs familles, leurs collègues, leurs proches, mais aussi avec leurs surveillants et codétenus. Par contre, les interactions avec les médias et les juges sont vécues comme méprisantes et punitives.

Même en prison, les élites conservent un sentiment de supériorité. Elles disposent d’un ensemble de ressources (économiques, sociales, culturelles, émotionnelles) qu’elles mobilisent tout au long de leur incarcération et qui leur permettent de résister aux cérémonies de dégradation. Elles peuvent compter sur des relations sociales durables pour garder une bonne image d’elles-mêmes. Elles retrouvent d’ailleurs sans difficulté du travail à la sortie de prison.

Transgresser «dans la normalité»

Les transgressions commises par les élites sont souvent détectées et prises en charge par des institutions autres que la police. Par exemple, la fraude fiscale est d’abord une affaire de fisc; la fraude sociale, une affaire d’inspection sociale. Or, la majorité de ces instances non seulement détectent, mais sanctionnent aussi la criminalité professionnelle des élites sans passer par la justice pénale. En France, par exemple, le fisc a démasqué en 2013, 16300fraudeurs fiscaux avérés (manquements délibérés) et en a seulement déféré 1000 devant le tribunal correctionnel, c’est-à-dire un peu plus de 6%. En Belgique, en 2016, la cellule «grande entreprise» de l’inspection sociale du SPF sécurité sociale n’a transmis que 1,5% des infractions constatées à la justice pénale. Néanmoins, c’est cette cellule qui a été la plus performante, car, traitant peu d’affaires (7% des affaires de sécurité sociale), c’est elle qui a constaté, proportionnellement, le plus d’infractions (84% contre en moyenne 33% pour l’ensemble des cellules de cette inspection sociale), infractions qu’elle a régularisées elle-même (98,5% contre 64%) pour 26% du montant total récolté dans les caisses de l’État20.

La grande majorité de ces instances estime que l’aspect pédagogique (par exemple pour l’inspection sociale) ou restitutif (par exemple pour le fisc) doit l’emporter sur toute autre finalité de l’intervention. L’arme pénale est considérée comme inadaptée, voire contre-productive dans la mesure où elle serait susceptible de rompre le rapport de confiance entre inspecteurs et inspectés. Ces services se perçoivent plus comme des membres à part entière de la communauté professionnelle qu’ils régulent que comme des supérieurs qui sanctionnent. Ils doivent assurer leur mission explicite de contrôle tout en assumant, implicitement, un autre objectif: la préservation de la communauté professionnelle. Il s’agit, d’une part, de protéger la collectivité, et d’autre part, de protéger l’activité économique contre ses propres dérives. Il faut alors, pour ces instances, préserver des relations privilégiées avec le milieu qu’elles doivent réguler, le comprendre «de l’intérieur21».

Il y a d’ailleurs des interdépendances entre les sphères contrôlées et les instances de contrôle, les individus circulant souvent de l’une à l’autre tout au long de leur carrière professionnelle. C’est ce que la littérature anglo-saxonne nomme la «captation» des agences de régulation. «Parmi les avocats spécialisés dans l’assistance en cas de contrôle fiscal, on trouve de nombreux anciens inspecteurs des impôts ayant fait le choix d’une reconversion22.» Pensons à Macron qui a débuté sa carrière comme inspecteur fiscal, a été engagé ensuite par la banque d’affaires Rothschild & Cie avant de devenir ministre de l’Économie… Il devient alors aisé de comprendre que les inspecteurs ne perçoivent pas les transgresseurs comme des délinquants, surtout si ces derniers font partie de l’élite.

Même les acteurs de la justice pénale ne considèrent pas les «cols blancs» comme des délinquants. Une recherche menée en Belgique confirme ce constat. Interviewant tant des juges de droit commun que des juges spécialisés en affaires économiques et financières, Dan Kaminski constate «un partage entre deux mondes sociaux23», les «criminels en col blanc» étant considérés comme «dans la normalité», alors que les autres justiciables sont perçus par les juges comme «hors société». Laure Baudrihaye constate24, pour sa part, que les juges financiers estiment que les affaires dont ils ont la charge sont à faible charge émotionnelle parce qu’elles n’ont trait qu’«au pognon». L’un d’entre eux précise avoir choisi ce domaine de spécialisation «parce [qu’il] n’aime pas envoyer les gens en prison», confirmant le statut particulier accordé par les magistrats à ce type de contentieux.

Plusieurs recherches s’intéressent aussi aux interactions entre les principaux acteurs qui participent au procès pénal (juge, procureur, partie civile, défense) quand le prévenu est richement doté et pointent le déséquilibre manifeste entre les parties. Par exemple, pas moins de 21 avocats de la défense font face au seul avocat de l’administration lors du procès Wildenstein, prévenu auquel le juge s’adresse avec politesse et courtoisie25.

Les élites assument plusieurs rôles sociaux qu’elles peuvent mobiliser pour minimiser les faits commis.

Puisque le justiciable doit se conformer aux exigences du formalisme juridique, son seul pouvoir «c’est d’y déchiffrer son propre script et de le jouer au mieux de ses compétences sociales, culturelles et intellectuelles et de ses talents d’acteur26». Il est dès lors évident qu’«un prévenu intégré socialement, plus cultivé, sera en mesure d’offrir une histoire plus crédible. De plus, ses valeurs, sa conception du droit et de la justice s’éloigneront moins de celles des autres parties impliquées. Ceci facilitera son rapport à son défenseur, contribuera à une meilleure défense et rendra la communication avec l’accusation moins déséquilibrée27». Mais les élites assument aussi plusieurs rôles sociaux qu’elles peuvent mobiliser pour minimiser les faits commis, pour montrer qu’il y a un décalage important entre la «petitesse des accusations et la grandeur de l’homme visé28», comme le montre Pierre Lascoumes dans le procès Chirac où il est constamment rappelé par la défense qu’il s’agit ici de juger un ancien président de la République qui a tenu tête aux USA lors de l’invasion de l’Irak.

Non seulement, comme on l’a vu plus haut, les élites manipulent le droit à leur propre avantage, mais, quand elles sont mises en cause, elles questionnent le droit pénal dans toutes ses dimensions. La qualification des infractions, la matérialité des faits, mais surtout la question centrale de leur intentionnalité sont autant d’éléments qui suscitent nombre de débats enflammés. Plus les montages sont complexes, plus ces éléments peuvent être questionnés, car la responsabilité paraît diluée dans une chaîne complexe de prises de décisions impliquant de nombreux acteurs et, souvent, plusieurs structures. Dès lors, il n’est pas rare de dépasser le «délai raisonnable», car si justice doit être rendue, il faut qu’entre la commission de «l’infraction» et le moment où le juge condamne, une peine soit encore considérée comme pertinente et puisse être prononcée. Le droit pénal pour qui la «responsabilité individuelle» est au centre de l’investigation, n’est pas performant pour se saisir de ce type d’affaires. C’est à se demander si les philosophes des Lumières, qui ont imaginé ce droit pénal comme réponse aux troubles sociaux, ne l’ont pas conçu à leur image afin que leurs semblables puissent se défendre au mieux contre ce qui les hantait: l’arbitraire de l’État.

Footnotes

  1. «Entretien avec Luc Boltanski», Libération, 13 septembre 2013.
  2. Voir à ce sujet Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, «Le patronat», Actes de la recherche en sciences sociales, n°20-21, 1978, p.3-82; Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997; Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la Bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2007.
  3. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, op. cit., p.21
  4. Voir Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes, Paris, Armand Colin, 2eédition, 2018, p.70-72.
  5. Marco Van Hees, «Les liaisons dangereuses entre mandataires publics et monde des affaires», Bruxelles Laïque Échos, n°103, 2018, p.8-11.
  6. Voir notamment Charles Wright Mills, L’élite du pouvoir, Paris, Maspéro, 1969.
  7. Idem, p.303.
  8. André Vauchez, «Élite politico-administrative et barreau d’affaires. Sociologie d’un espace-frontière», Pouvoirs, n°140, 2012, p.71-81.
  9. Robert Tillman, «Making the rules and breaking the rules: the political origins of corporate corruption in the new economy», Crime, Law and Social Change, vol. 51, pp. 73-86.
  10. Laurens, Sylvain, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucraties à Bruxelles, Marseille, Agone, 2015, p.138.
  11. Voir Annette Lareau, «Invisible inequality: social class and childrearing», American Sociological Review, vol.67,n°5, 2002, p.747-776.
  12. Pierre Lascoumes, Le Hay, V. (2010b), «Tolérance de la fraude et relations de confiance», in D. Boy et al., Les Français, des Européens comme les autres?, Paris, Presses de Sciences-Po, pp.73-107.
  13. Piff, P.K., Stancato, D.M., Côté, St., Mendoza-Denton, R., Keltner, D., «Higher social class predicts increased unethical behavior», Proceedings of the National Academy of Science (PNAS), 2002, www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1118373109
  14. Pierre Lascoumes et Carla Nagels, op. cit., p. 34.
  15. Doreen McBarnet, «Whiter than white-collar crime: tax, fraud insurance and the management of stigma», British Journal of Sociology, vol. 42, n° 3, 1991, p. 323-344.
  16. Alexis Spire, «Pour une approche sociologique de la délinquance en col blanc», Champ pénal, vol. X, 2013, https://journals.openedition.org/champpenal/8582
  17. Anthony Amicelle, «“Deux attitudes face au monde”. La criminologie à l’épreuve des illégalismes financiers», Cultures et conflits, 94-95-96, 2014, p.72.
  18. Voir notamment Benson, M.L., Cullen, Fr. T., «The special sensitivity of white-collar crime offenders to prison: a critique and research agenda», Journal of Criminal Justice, vol.16, 1988, pp.207-215.; Willot S., Griffin Chr., Torrance M., «Snakes and ladders: upper-middle class male offenders talk about economic crime», Criminology, vol. 39, n° 2, 2001, pp.441-466.; Dhami, M.K., «White-collar prisoners’ perceptions of audience of reaction», Deviant Behavior, vol. 28, 2007, pp.57-77.
  19. Les chiffres sont issus du Rapport annuel 2016, publié par la Direction générale de l’Inspection sociale, p.59-83, https://socialsecurity.belgium.be/sites/default/files/jaarverslag-sociale-inspectie-2016-fr_0.pdf
  20. Hawkins, K., «Compliance strategy, Prosecution Policy and Aunt Sally. A comment on Pearce and Tombs», British Journal of Criminology, vol.30, n°4, 1990, pp.448-451.
  21. Alexis Spire, op. cit., p.11.
  22. Dan Kaminski, Condamner. Une analyse des pratiques pénales, Toulouse, Erès. 2015, p.242.
  23. Laure Baudrihaye-Gérard, Les obstacles dans la lutte contre la délinquance économique et financière: confrontation des représentations des magistrats du parquet, du siège et de l’instruction, Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de Master en Criminologie, Bruxelles, ULB, 2016.
  24. Alexis Spire, «Des dominants à la barre. Stratégies de défense dans les procès pour fraude fiscale», Sociétés contemporaines, n°108, 2017, p.41-67.
  25. Françoise Vanhamme, La rationalité de la peine. Enquête au tribunal correctionnel, Bruxelles, Bruylant, 2009.
  26. Cottino, A., Fischer, M.G., «Pourquoi l’inégalité devant la loi?», Déviance et Société, vol. 20, n°3, 1996, p.199-214.
  27. Pierre Lascoumes, «Élites délinquantes et résistance au stigmate. Jacques Chirac et le syndrome Téflon», Champ Pénal, X, 2013.