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Marx, luttes de classes et antiracisme

David Pestieau

—1 juillet 2018

Contrairement à une opinion parfois répandue, Marx n’a pas délaissé les questions du racisme et du colonialisme de son entreprise intellectuelle. C’est même avec une plume acerbe qu’il s’y est opposé.

De l’esclavagisme au nazisme, en passant par le colonialisme, les classes dominantes ont utilisé le racisme pour diviser la classe ouvrière et justifier les guerres. Deux cents ans après sa naissance, repartir des thèses de Marx offre-t-il un cadre d’analyse pour mieux comprendre l’origine du racisme et son lien avec le capitalisme, et pour trouver les moyens de le combattre ? Luttes de classes et antiracisme sont-ils, en somme, compatibles ?

Contre une caricature du marxisme

Aujourd’hui, pour certains dans la gauche, l’antiracisme serait une question secondaire, la seule contradiction fondamentale serait sociale, entre Capital et Travail. Pour d’autres, Marx n’a jamais abordé la question du racisme et n’offre pas de cadre d’analyse pertinent pour aborder cette question. Or, deux cents ans après sa naissance, retourner à Marx et aux débats et combats qu’il a inspirés au 19e et 20e siècles permet au contraire, à notre sens, de clarifier des enjeux majeurs actuels.

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » est une des citations les plus célèbres de Marx dans le Manifeste du parti communiste. Mais que veut-elle dire réellement ? Certains en déduisent que le marxisme est une théorie économique déterministe, se réduisant à l’opposition entre travailleurs et capitalistes dans un cadre national. Dans cette vision, le marxisme n’offrirait aucun cadre pour aborder des questions aussi essentielles que le racisme et le (néo)-colonialisme. Rien n’est plus faux.

D’abord, Marx donne un cadre d’analyse matérialiste de l’histoire, partant du développement des forces productives (les usines, les technologies…) et des rapports de production matériels (les rapports entre classes) comme base. Dans ce sens, la base matérielle, économique, détermine, en dernière instance, la superstructure (l’État, la politique, l’idéologie, la culture des différentes classes). Mais Marx explique que la superstructure, la politique, la lutte des idées… peuvent à leur tour peser sur la lutte des classes et, finalement, sur les rapports de production pour transformer la société. Marx n’est pas déterministe dans le sens qu’il montre comment les êtres humains, à partir d’une compréhension du monde, peuvent non seulement le décrire mais aussi le transformer.

Ensuite, si Marx place la contradiction entre Capital et Travail comme centrale dans le développement du capitalisme, il montre dès le début son caractère international et souligne l’importance de l’unité internationale des travailleurs. Marx et Engels, dès le Manifeste du parti communiste en 1848, distinguent les communistes des autres organisations ouvrières, en particulier sur le point que « dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat mondial ». Marx et Engels concluent par le célèbre « Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! »

Enfin, écrit le philosophe italien Losurdo, il faut se garder d’une lecture binaire de la société, limitée à une dimension : « Relisons le Manifeste du parti communiste : “L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classe”, et elles prennent des “formes différentes”. Le recours au pluriel laisse entendre que la lutte entre prolétariat et bourgeoisie ou entre travail salarié et classes propriétaires n’est qu’une des luttes de classe. Il y a aussi la lutte de classe d’une nation qui se débarrasse de l’exploitation et de l’oppression coloniale1. » Losurdo décrit ainsi le marxisme comme une théorie général du conflit social : « toutes les luttes de l’histoire […] ne sont que l’expression plus ou moins claire de luttes entre classe sociales. » Autrement dit, on ne peut réduire les luttes des classes à une relation binaire Capital-Travail, entre bourgeois et travailleurs. Dans chaque situation concrète, un entrelac particulier de contradictions peut imposer une hiérarchisation déterminée des différentes luttes des classes sociales. Cette hiérarchisation ne doit cependant pas empêcher que chacune de ces luttes des classes soit prise en considération2. Et surtout que cette hiérarchisation peut évoluer selon les pays et les situations historiques.

Marx pointe ainsi la division internationale du travail, liée au développement inégal du capitalisme. Les pays où se développent le capitalisme dans sa forme la plus avancée (comme la Grande-Bretagne) partent à la conquête du monde, pillant les richesses d’autres pays, colonisant, expropriant et introduisant d’autres formes de conflits que celui entre Capital et Travail. Le pillage des colonies est d’ailleurs aussi la condition sine qua non pour le développement du capitalisme, comme l’explique Marx dans Le Capital : « Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital3. »

Si au niveau d’une métropole capitaliste, la contradiction entre Capital et Travail est première, les fondateurs du marxisme pointent la contradiction grandissante entre nations impérialistes et nations opprimées. « Une nation ne peut pas devenir libre et en même temps continuer à opprimer d’autres nations », écrit déjà Engels, alter ego de Marx, en 1847. Alors que c’est la rencontre de la réalité des classes ouvrières anglaise et française qui a fait de Marx et d’Engels des communistes, c’est la résistance des peuples qui les amène à l’anticolonialisme. En 1858, la révolte des Cipayes, en Inde, marque un tournant décisif : alors que toute la presse européenne se lamente sur les « tueries dont sont victimes les Européens » et sur « la sauvagerie » des révoltés, seuls Marx et Engels prennent leur défense.

Puis, quand les Chinois se révoltent contre les interventions occidentales, ils écrivent : « Au lieu de crier au scandale à cause de la cruauté des Chinois, on ferait mieux de reconnaître qu’il s’agit d’une guerre populaire pour la survie de la nation chinoise4. » En Irlande, colonie de l’Angleterre, Marx et Engels travaillent avec le mouvement anticolonial des Fenians : pour eux, dans l’Irlande du 19e siècle, la « question sociale » se pose comme « une question nationale ». Pour l’Irlande, l’Inde ou la Chine, la lutte des classes devient celle qui oppose les classes qui s’opposent à l’oppression nationale et les classes qui défendent la colonisation.

Lénine, à la suite de Marx, combat aussi une vision économiste, réductionniste du marxisme, une vision qui réduirait le conflit social uniquement à celui entre le travailleur et son patron. Dans son Que Faire ? en 1902, il écrit :

La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation d’arbitraire, d’oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue marxiste, et non d’un autre5.

Autrement dit, Lénine plaide pour que le travailleur prenne parti contre l’exploitation économique qu’il subit mais aussi contre d’autres formes d’oppression (discriminations, racisme, autoritarisme, répression policière…) qu’il subit directement mais que d’autres couches de la société subissent également. Lénine avance qu’il est indispensable de lutter radicalement pour l’égalité des droits pour arriver à s’émanciper du capitalisme. Et il démontre comment le capitalisme attaque les droits des minorités nationales comme banc d’essai pour réduire les droits de la population tout entière.

« Une nation ne peut pas devenir libre et en même temps continuer à opprimer d’autres nations », écrit Engels.

Lénine défend le point de vue que la lutte pour changer fondamentalement de société « n’est pas un acte unique, une bataille unique sur un seul front, [mais que] c’est toute une époque de conflits de classes aigus, une longue succession de batailles sur tous les fronts, c’est-à-dire sur toutes les questions d’économie et de politique ». Que ce soit sur le terrain des droits démocratiques ou pour combattre le nationalisme, le racisme et l’antisémitisme ou encore pour défendre le droit des nations opprimés à se libérer du colonialisme… Il ajoute qu’un bouleversement de l’ordre social « peut éclater non seulement à la suite d’une grande grève ou d’une manifestation de rue, ou d’une émeute de la faim, ou d’une mutinerie des troupes, ou d’une révolte coloniale, mais aussi à la suite d’une quelconque crise politique ou à la faveur d’un référendum à propos de la séparation d’une nation opprimée, etc6. » En somme, Lénine souligne les multiples dimensions de l’oppression sous le capitalisme. Et la nécessité de s’y opposer de façon multiforme.

Marx et la lutte pour l’égalité des droits

La révolution américaine de 1776 et la révolution française de 1789 marquent le passage de l’hégémonie du capitalisme sur la féodalité. La féodalité est caractérisée par une division en classes entre seigneurs et serfs, un système politique arbitraire basé sur le droit divin. L’égalité entre les hommes et la liberté politique ne sont pas évoquées, elles sont combattues. Le seigneur a droit de vie ou de mort sur le serf.

Le capitalisme montant au 18e siècle, pour se libérer du féodalisme et de son arbitraire étouffant, de ses entraves au marché, va proclamer la nécessité de l’égalité en droits entre les hommes. C’est un tournant majeur par rapport à l’Ancien Régime et c’est la base politique de la bourgeoisie pour renverser les privilèges de la noblesse. La proclamation des droits de l’homme, de l’égalité et de la liberté entre les hommes, lors des révolutions américaine et française n’aboutit pourtant pas à la fin de l’exploitation, de l’oppression et des discriminations. Au contraire même, le capitalisme va ouvrir une période de développement du racisme.

Marx va analyser ce paradoxe apparent : la proclamation des droits égaux n’aboutit pas à leur réalisation pour la majorité de la population sous le capitalisme. Il écrit : « Chaque paragraphe de la Constitution contient, en effet, sa propre antithèse […] Dans le texte, la liberté ; dans la marge, la suppression de cette liberté. […] L’existence constitutionnelle de la liberté resta entière, intacte, bien que son existence réelle fût totalement anéantie7. » Marx montre la source économique à la base de ce paradoxe : la bourgeoisie a proclamé ses droits, pour supplanter la noblesse, pas du tout pour donner l’égalité au reste du peuple, qu’il doit exploiter et opprimer. Ce qui fera dire à Marx : « L’application du droit de l’homme à la liberté, c’est le droit de l’homme à la propriété privée8. »

À la proclamation des droits universels de l’homme, succèdent directement la limitation ou l’absence de ces droits pour une grande partie. Ainsi, au sein des métropoles, par exemple en France, dans la lutte de classes entre Travail et Capital, les droits des travailleurs sont immédiatement limités par la Loi Chapelier (1791) qui interdit quasiment le droit d’organisation et de grève des travailleurs qui menacerait « le droit à la propriété privée ». La discrimination censitaire fera en sorte que la classe ouvrière et les couches les plus pauvres seront exclues du droit de vote aux élections durant plus d’un siècle (un siècle et demi pour les femmes).

Mais là où l’égalité en droits est le plus nié, combattu, justifié, c’est pour les esclaves et les peuples colonisés. Qui n’ont aucun droit. Et le racisme sert à justifier cette inégalité. On peut le voir avec l’esclavagisme aux États-Unis. Il se développe de manière fulgurante après la révolution bourgeoise américaine : « Le total de la population esclave en Amérique s’élevait à environ 33 000 en 1700, à presque trois millions en 1800, pour atteindre finalement un pic de plus de six millions dans les années cinquante du XIXe siècle9. »

Ce développement est directement lié au développement vertigineux du capitalisme, en particulier de l’industrie textile britannique qui s’alimentait en coton produit au sud des États-Unis, dans ce qu’on a appelé le commerce triangulaire : les Noirs d’Afrique étaient déportés aux Amériques comme esclaves pour y être exploités et permettre l’approvisionnement de l’Europe en produits des Amériques. C’est ainsi qu’on retombe sur ce paradoxe apparent : la révolution libérale aux États-Unis, qui proclame des principes de liberté et d’égalité, va de pair avec le développement de l’esclavage racial. Dans les premières décennies qui suivirent l’indépendance de 1776, presque tous les présidents des États-Unis étaient propriétaires d’esclaves : Washington, mais aussi Jefferson, l’auteur de la Déclaration d’indépendance, Madison, un des principaux auteurs de la Constitution. Aux États-Unis, l’esclavage durera jusqu’à la fin de la guerre de Sécession, c’est-à-dire 1865.

A la grande fureur de leurs maîtres français les esclaves haïtiens ont pris au mot la devise de la Révolution française, « Liberté, Egalité, Fraternité ».

En France, Napoléon combattra la grande révolution victorieuse des esclaves noirs de Saint-Domingue, aujourd’hui Haïti, révolution dirigée par le grand Toussaint Louverture en 1800. Or, les esclaves haïtiens ont pris au mot la devise de la Révolution française, « Liberté, Egalité, Fraternité », à la grande fureur de leurs maîtres français qui ne voulaient pas de cette égalité. De cette révolution remarquable va naître le premier État du continent américain à abolir l’esclavage. Ensuite, l’esclavage va disparaître dans presque toute l’Amérique latine grâce au mouvement de libération et d’indépendance de Simon Bolivar, fortement influencé par la révolution haïtienne. Une révolution qui va inspirer Marx et le mouvement socialiste naissant.

Marx va alors s’engager pour soutenir les forces qui, aux États-Unis, combattent l’esclavagisme et les propriétaires d’esclaves du Sud. Dans une lettre au président Lincoln, il écrit que

la rébellion des esclavagistes sonne le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et avance que tant que les travailleurs (américains blancs) permirent à l’esclavage de souiller leur propre République ; tant qu’ils se glorifièrent de jouir – par rapport aux Noirs qui avaient un maître et étaient vendus sans être consultés – du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens10.

Car le développement du racisme a servi à justifier l’exclusion des Noirs du champ où s’exerce « la démocratie » et à légitimer « démocratiquement » l’esclavagisme. L’auteure marxiste américaine Ellen Meiksins Wood l’écrit ainsi : « C’est précisément la pression structurelle contre une différence extra-économique qui a rendu nécessaire de justifier l’esclavage en excluant les esclaves de la race humaine, faisant d’eux des non-personnes se trouvant en dehors de l’univers normal de la liberté et de l’égalité11 » .

Marx, l’Irlande et la lutte contre le racisme

Durant les premières années de leur séjour en Angleterre dans les années 1850, Marx et Engels placent beaucoup d’espoir dans les travailleurs anglais pour être les pionniers de la libération de la classe ouvrière, étant donné qu’ils sont au cœur du système capitaliste le plus avancé. Mais assez vite, ils sont confrontés à la division entre les travailleurs d’origine anglaise et irlandaise.

L’Irlande est une colonie anglaise. Ce pays est confronté à l’expropriation systématique des terres irlandaises par les grands propriétaires fonciers anglais, par une répression sans nom que certains compareront à celle des Indiens d’Amérique. L’île est vidée de ses habitants qui émigrent aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où ils sont doublement opprimés : comme tout travailleurs dans le système capitaliste et comme Irlandais ayant un salaire et un statut inférieurs. Cette situation permet aux capitalistes de faire pression à la baisse sur les salaires de toute la classe ouvrière. Mais cette oppression supplémentaire du travailleur irlandais est politique, car le travailleur irlandais a moins de droits, pouvant être expulsé et pourchassé à tout moment. Et cette oppression est idéologiquement justifiée par la bourgeoisie en attisant les préjugés nationalistes de supériorité chez le travailleur anglais.

L’asservissement de l’Irlande empêche l’émancipation de la classe ouvrière anglaise, dit Marx. Mais il va plus loin :

Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. […] Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des noirs dans les anciens États esclavagistes des États-Unis12.

On voit bien que pour Marx, ce racisme anti-Irlandais est tout à la fois un instrument d’oppression économique, politique et idéologique. Et Marx pointe le danger mortel du racisme dans la lutte contre le capitalisme : « Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente. […] La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Il doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale. »

« Marx en a conclu que pour le travailleur, pas seulement en Angleterre, mais dans le monde entier, pour être libéré, pour détruire le système capitaliste, le système colonial devait tomber13 », explique Mary Gabriel, auteure d’une biographie sur Marx. Il y a dans l’analyse de Marx les prémisses d’une analyse du racisme moderne : un puissant moyen de diviser les travailleurs et de les mettre en concurrence à l’intérieur des métropoles impérialistes et un instrument de justification du colonialisme et des guerres impérialistes à l’extérieur.

L’impérialisme et la lutte contre le chauvinisme

Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, le capitalisme s’étend largement au-delà des frontières nationales, cherche de nouveaux marchés et ouvre l’ère de ce qu’on appelle l’impérialisme. C’est le temps de la colonisation de l’Afrique et de l’Asie par les pays européens et celui des nouveaux empires. Cette période ouvre aussi une nouvelle phase du développement du racisme en Europe.

Si c’est d’abord le moteur économique du système qui pousse à la colonisation, d’autres motivations plus politiques sont aussi à l’œuvre. Il s’agit pour les classes dominantes de diviser la classe des travailleurs et de propager le chauvinisme, ce patriotisme exclusif et agressif. Le monde du travail, appauvri, commence à s’organiser dans les syndicats et les coopératives. La première Internationale des travailleurs voit le jour en 1864, la Commune de Paris fait trembler le continent européen en 1871. Les tenants de l’ordre établi ont eu peur et voient dans la colonisation une opportunité : ils peuvent exporter le prolétariat « excédentaire » vers les colonies, ce qui permet de calmer la révolte sociale qui gronde en métropole.

Aux Etats-Unis, avant la guerre de Sécession, le développement du racisme a servi à justifier l’exclusion des Noirs du champ où s’exerce « la démocratie ».

L’écrivain Ernest Renan, peu après la Commune de Paris, écrit : « La colonisation est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre14 ». Pour éviter son renversement, la classe dominante favorise ouvertement une sorte de « socialisme impérial ». Elle justifie ainsi dans la classe ouvrière les conquêtes coloniales et donne quelques miettes du gâteau colonial à une petite minorité de travailleurs (ce que Lénine appellera « l’aristocratie ouvrière ») afin d’éviter le spectre d’une révolution sociale.

Une perspective totalement opposée à celle des fondateurs du marxisme. « Il est possible que l’Inde fasse la révolution et puisque le prolétariat en lutte pour la libération ne peut mener des guerres coloniales, il lui faudra accepter ce processus. […] La même chose pourrait se produire ailleurs, par exemple en Algérie et en Egypte, et pour nous, ce serait certainement ce qui serait le mieux », écrit Engels dès 188215, montrant ainsi le lien qui existe entre la lutte de libération nationale dans les pays du Sud et la lutte pour le socialisme au Nord.

Au tournant du 20e siècle, deux courants vont s’opposer dans le mouvement ouvrier européen. L’un est porté par Bernstein et consorts qui vont reprendre la logique du « socialisme impérial », l’autre est incarné par Lénine et bien d’autres qui s’inspirent de l’internationalisme de Marx.

L’Allemand Bernstein, père du réformisme social-démocrate, écrit :

Sans l’expansion coloniale de notre économie, la misère que nous avons encore aujourd’hui en Europe et que nous nous efforçons d’éradiquer serait bien plus grave et nous aurions beaucoup moins d’espoir de l’éliminer. Même si on le met en balance avec les méfaits du colonialisme, l’avantage procuré par les colonies pèse de plus en plus lourd dans la balance16.

En Belgique aussi, ce socialisme impérial gagne une majorité des dirigeants du monde du travail. Le président du POB, Vandervelde, ne s’oppose pas par principe à la colonisation mais seulement à ses excès les plus manifestes. Dans son livre La Belgique et le Congo, Vandervelde estime qu’abandonner la colonie équivaudrait à une humiliation morale17, tandis que dans Les derniers jours de l’Etat du Congo, il lance un appel « aux milliers de jeunes gens [en Belgique] qui assiègent les ministères pour obtenir une misérable place. […] Qu’ils aillent plutôt au Congo. Ils y trouveront des traitements plus élevés et surtout une vie plus libre et plus intéressante, au milieu de toutes les possibilités des pays neufs, dans la majestueuse solitude des forêts de la brousse18. » Vandervelde recrute activement des colons, se plaçant clairement du côté de l’oppression coloniale. Ce socialisme impérial de la première moitié du vingtième siècle entend obtenir des réformes sociales dans les métropoles mais légitime, dans le même temps, l’expansion coloniale (et son cortège de massacres), ce qui le mènera aussi à soutenir les puissances impérialistes dans la Première Guerre mondiale, guerre dont l’enjeu majeur sera le repartage des colonies. Il aboutira aussi à développer un chauvinisme fortement ancré dans la tête de millions de travailleurs des métropoles.

Face au courant porté par Bernstein, Lénine, dans la lignée de Marx, va analyser le colonialisme comme le produit du capitalisme et de l’impérialisme, et va porter son attention sur la question des nations opprimées. En 1902, parlant de l’écrasement de la révolte des Boxers en Chine en 1900, Lénine accuse les Occidentaux envahisseurs qui se sont jetés sur les Chinois « comme des bêtes féroces, livrant aux flammes des village sentiers… ». Lénine avance que c’est une entreprise qui vise « à corrompre la conscience politique des classes populaires ». Pour « éliminer le mécontentement du peuple », on cherche à le détourner « du gouvernement sur quelqu’un d’autre ».

Lénine avance aussi que la colonisation encourage le changement social et la révolution en Orient (dans les pays colonisés ou semi-colonisés) alors qu’elle renforce, au moins dans l’immédiat, le pouvoir dominant en Occident. Il dénonce aussi la formation d’une aristocratie ouvrière, une petite minorité de la classe ouvrière qui se fait acheter matériellement et idéologiquement par les classes dominantes. Il appelle donc à combattre l’impérialisme en Occident, y compris dans le mouvement ouvrier, alors qu’en Orient, il importe de soutenir sans hésitation la révolution anticoloniale.

La révolution russe de 1917 ouvre ainsi une nouvelle séquence historique. En particulier, celle de la décolonisation. « Les habitants de l’Asie et de l’Afrique », « des centaines de millions d’êtres humains », en rébellion contre le joug imposé par la métropole capitaliste, « ont rappelé leur volonté d’être des hommes et non des esclaves », indique Lénine. La révélation des traités secrets Sykes-Picot (traités entre l’Angleterre et la France se partageant le Moyen-Orient) par les Soviétiques fait émerger un mouvement nationaliste sans précédent dans le monde arabe. En Asie, la Chine mais aussi le Vietnam s’inspirent, dès les années 20, du marxisme dans leur mouvement de libération nationale.

Le nazisme

L’analyse marxiste reste féconde pour l’étude de l’émergence du nazisme, alimentée par un racisme forcené qui va mener à la plus grande barbarie du vingtième siècle, et montre que le nazisme ne peut être détaché de l’analyse du développement du capitalisme19, ni être présenté comme un excès ou un accident de parcours de celui-ci. Tout comme il met en avant que la défaite du nazisme, quintessence du racisme et du colonialisme, n’a pas été une défaite limitée à l’Allemagne, mais une défaite des forces réactionnaires au niveau mondial et une phase de progrès de la lutte antiraciste et anticoloniale.

Car si en 1871, le chancelier Bismarck proclame la création du IIe Reich, l’Allemagne n’est pas encore une nation en tant que telle. Le développement du capitalisme y est plus tardif et, lors de la Conférence de Berlin de 1885, quand Bismarck veut obtenir un empire colonial pour l’Allemagne, son « butin » (comparé à la Grande-Bretagne et à la France) est maigre. Dès ce moment, l’Allemagne développe une armée dont l’ambition est de mener des guerres partout dans le monde pour arracher des nouvelles colonies et rattraper son retard. Pourtant, dans certains groupes d’industriels, comme les principaux dirigeants du cartel charbon-acier de la Ruhr, on juge que l’empereur allemand et son chancelier Bismarck ne sont pas assez offensifs en la matière. Ils fondent en 1890 le Alldeutscher Verband20 (la Ligue Pangermanique).

Les pangermanistes justifient la volonté d’expansion et de conquêtes de l’industrie allemande par des théories inspirées du darwinisme social : le Kampf ums Dasein (se battre pour exister), le droit du plus fort, la nécessité pour le peuple allemand en croissance rapide d’avoir plus d’espace vital (Lebensraum) pour pouvoir survivre. Ce Lebensraum devrait se concrétiser par une nouvelle conquête de territoires à l’Est. Dans l’État qu’imaginent les pangermanistes, il s’agit de défendre l’ordre et l’exigence d’une « pureté de la race » de ses habitants, par la soumission à l’autorité. L’unité de la nation exige l’exclusion des minorités et de tous ceux qui pensent différemment.

Mais l’expansionnisme exige aussi la suppression des problèmes internes, particulièrement les tensions sociales, et la mise en cause de l’existence de minorités nationales. L’expulsion ou l’assimilation forcée des populations slave et juive des territoires annexés est mise en avant. L’Alldeutscher Verband tente de détourner la classe ouvrière du socialisme internationaliste en lui présentant un socialisme national. Aussi, elle fait la promotion d’un nouvel antisémitisme impérialiste. Il s’agit de présenter aux travailleurs, influencés par le socialisme, une perspective de lutte contre « le grand capital juif » coupable de tous les maux, qui ne mettrait pas en danger l’unité de la nation allemande si chère aux industriels.

Marx a conclu du cas irlandais que pour le travailleur dans le monde entier, pour être libéré, le système colonial devait tomber ».

Cet antisémitisme impérialiste est très pernicieux. Affirmant que le socialisme était en soi un but louable, les tenants de cette théorie défendaient qu’en affirmant notamment que l’histoire est une histoire de classes et de lutte de classes, le socialisme marxiste, lui, était basé sur une erreur historique et théorique. Pour eux, les classes devaient être unifiées et l’élément unificateur était le « sang », « la race ». Or, « la race la plus pernicieuse », qui voulait « la destruction de la race allemande », c’était, pour eux, les Juifs, qui avaient comme méthodes « l’internationalisme » et « la lutte de classes ». Ces méthodes avaient été importées dans le socialisme allemand « honorable » par les Juifs dans le but « d’affaiblir la nation allemande » (preuve pour eux, Marx était juif). Dans cette nouvelle forme du socialisme impérial (qui deviendra plus tard le national-socialisme), le « vrai socialisme allemand » reconnaissait la nécessité pour les travailleurs de combattre pour « l’espace vital ».

Jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale, cet antisémitisme impérialiste n’est pas dominant. Le courant dominant dans la classe bourgeoise allemande avait obtenu le soutien des dirigeants sociaux-démocrates pour entrer en guerre en s’appuyant sur un nationalisme « classique ». Mais la guerre n’avait pas été gagnée, car épuisée par quatre ans de guerre, une partie des travailleurs en armes s’était soulevée début novembre 1918, entraînant la fin de la guerre. Une fraction sans cesse grandissante de la bourgeoisie allemande, avec à leur tête le général Erich Ludendorff21, va alors aspirer à l’anéantissement le plus rapide et le plus complet possible de la social-démocratie et du Parti communiste, et à la création d’un mouvement ouvrier « national ».

Cette fraction va soutenir Adolf Hitler (et son parti nazi) dès le début. Reprenant l’antisémitisme du Alldeutscher Verband, Hitler voit dans cette forme de racisme un moyen puissant de diviser la classe ouvrière allemande, de la détourner du marxisme et de la « nationaliser » pour servir les intérêts des classes dominantes allemandes.

Se faisant le porte-parole des forces allemandes les plus réactionnaires, Hitler avance que l’Allemagne doit édifier en Europe orientale et en Russie un empire colonial de type continental.

Le 27 janvier 1932, il présente devant les industriels allemands ses desseins fondamentaux. « Durant l’ensemble du 19e siècle, “les peuples blancs” ont conquis une position dominante incontestée, au terme d’un processus qui avait commencé par la conquête de l’Amérique et qui s’est développé sous le signe du “sentiment inné, absolu, de la domination de la race blanche européenne”. En mettant en question le système colonial et en provoquant ou en aggravant la “confusion de la pensée blanche européenne”, le bolchévisme fait courir un danger mortel à la civilisation. Si l’on veut faire face à cette menace, il faut réaffirmer la “conviction de la supériorité et donc du droit (supérieur) de la race blanche”, il faut défendre “la position dominante de la race blanche vis-à-vis du reste du monde22” ».

C’est un véritable programme de contre-révolution colonialiste et esclavagiste. Ce qui s’impose selon Hitler, c’est qu’il ne faut pas hésiter à « l’exercice d’un droit des maîtres (herrenrecht) d’une brutalité extrême ». En juillet 1942, Hitler promulgue une directive pour la colonisation de l’Union soviétique : « Les esclaves doivent travailler pour nous. Si nous n’en avons plus besoin, qu’ils meurent. »

C’est ce système génocidaire qui va être combattu par la résistance antifasciste dans toute l’Europe, qui va être battu à Stalingrad, et qui ne cessera de reculer jusqu’à être vaincu à Berlin. Si le nazisme représente la quintessence du racisme et du colonialisme, servant à combattre à la fois, « l’ennemi extérieur » (les pays à coloniser) et à diviser « l’ennemi intérieur » (la classe des travailleurs), sa défaite est aussi une défaite majeure des formes les plus réactionnaires du racisme, grâce à un front antifasciste au niveau international.

Combiner plusieurs luttes des classes

Le rapport de forces au niveau mondial a totalement été bouleversé dans les trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. La force de la résistance antifasciste (et la peur exercée par le communisme sur les classes dominantes), combinée à la forte croissance du mouvement social, a amené dans les pays européens un développement sans précédent de la sécurité sociale et des hausses du niveau de vie. Ce changement de rapport de forces a aussi mené à un puissant mouvement de décolonisation des peuples du tiers monde et à l’isolement croissant des tenants du racisme « biologique » au niveau mondial. Fini la période « où “les peuples blancs” ont conquis une position dominante incontestée » comme l’affirmait Hitler.

La Chine moderne naît en 1949 et reprend le cours de son destin après un siècle de domination coloniale. Ho Chi Minh et le Vietnam défont la France à Dien Bien Phu (1954), puis les États-Unis après l’offensive du Têt (1968). Le nationalisme arabe, celui du FLN en Algérie et de l’Egypte de Nasser, est fortement influencé par les courants marxistes. Le mouvement antiraciste se développe dans le monde entier, en particulier aux États-Unis avec le mouvement des droits civiques dont la branche radicale (de Malcolm X aux Black Panthers) se rapproche du marxisme. Le dernier empire colonial, le portugais, tombe à partir de 1974, avec la déroute dans ses colonies d’Angola et du Mozambique. Le régime raciste d’apartheid finit aussi par tomber en 1990, sous la pression conjuguée de la résistance de l’ANC (dont une des composantes majeures est le Parti communiste sud-africain) et de la défaite des forces sud-africaines en Angola, avec le soutien de l’armée cubaine de Fidel Castro23.

L’antiracisme et l’anticolonialisme ont pu faire des progrès majeurs grâce à la combinaison des luttes des classes dans les luttes anti-impérialistes et anticapitalistes, et grâce aux combats communs prônant l’unité des travailleurs. Le racisme et le (néo)colonialisme ont pu, a contrario, se propager chaque fois que les classes dominantes ont divisé la classe ouvrière sur base de préjugés nationaux et racistes, ont opposé les travailleurs du Nord aux peuples opprimées du Sud, ont réussi à imposer le chauvinisme dans le mouvement ouvrier et à détacher entre elles les différentes formes de luttes de classes.

Face à la contre-offensive néolibérale lancée il y a trente ans, ce n’est pas s’écarter mais retourner à Marx, à son internationalisme et à sa théorie des luttes de classes qui nous semble être indispensable comme source d’inspiration pour combiner avec succès lutte contre le racisme et lutte contre le capitalisme.

Voir deuxième partie : « La gauche authentique face au néo-racisme et néo-colonialisme au 21e siècle », David Pestieau, Lava.

Footnotes

  1. Domenico Losurdo, La lutte des classes. Une histoire politique et philosophique, 2016, Editions Delga
  2. Ainsi, la hiérarchisation des luttes de classes, leur nature et les alliances de classe ont été différentes dans lutte contre l’occupant nazi pendant la seconde guerre mondiale et dans le cadre de l’après-guerre.
  3. Karl Marx, Le Capital, L’accumulation primitive, 6 : la genèse du capitaliste industriel.
  4. Karl Marx, New York Daily Tribune, 5 juin 1857
  5. Lénine, Que faire ? , « III : politique trade-unioniste et politique social-démocrate, les révélations politiques et “l’éducation de l’activité révolutionnaire” »
  6. Lénine, La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1916
  7. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851
  8. Karl Marx, La question juive, 1843
  9. Robin Blacburn, The Making of New World Slavery, 1492-1800, Verso, Londres-New-York, 1997, p3
  10. Lettre de Marx à Lincoln, paru dans Der Social-Demokrat, 30 décembre 1864.
  11. Ellen Meiksins Wood, « Capitalism and human emancipation », New Left Review, I/167, janvier-février 1988, traduit par nous (NdlR).
  12. Lettre de Marx à Siegfried Mayer et August Vogt à New York, le 9 avril 1870.
  13. David Pestieau, « Interview Mary Gabriel. Amour et capital, hier et aujourd’hui », Revue Lava, décembre 2017
  14. Renan, Oeuvres complètes, p12, Calmann-Lévy, 1947
  15. Lettre d’Engels à Kautsky, 12 septembre 1882
  16. Sozialistiche Monatshefte, Bernstein, 1900, p559
  17. Cité dans La Société Générale 1822-1992, Jo Cottenier, Patrick De Boosere, Thomas Gounet, p 109, EPO, 1992
  18. Ibidem, p 70
  19. Reinhard Opitz. Faschismus und Neofaschismus. Band I. 1984. Pahl Rugenstein Verlag
  20. Alldeutsch signifie qu’à leurs yeux, l’Allemagne comprend tous les Allemands, pas seulement ceux qui se trouvent au sein des frontières de l’empire mais aussi en Autriche-Hongrie et dans d’autres pays de l’Europe de l’Est
  21. Considéré par les nationalistes allemands comme le plus grand stratège de la Première Guerre mondiale
  22. Cité dans Losurdo, PP XX
  23. Fidel Castro dira un jour pour expliquer la solidarité cubaine en Afrique : « Le sang de l’Afrique coule profondément dans nos veines. » rappelant l’origine africaine de nombreux habitants de l’île des Caraïbes