Le logement est un droit fondamental. Sa soumission aux impératifs de marché tend à réduire fortement son accès aux plus démunis.
Dans le système de production de l’habitat qui existe en ce début de 21e siècle, le logement est à la fois un bien répondant à un besoin vital et faisant l’objet d’un droit inscrit dans la constitution, et une marchandise. Sa production est majoritairement laissée à des sociétés privées auxquelles on laisse aussi le soin d’en fixer les prix, sur base de leur perception du marché du logement. Un marché où se rencontrent une demande et une offre, des « consommateurs » et des producteurs de logements, dont les intérêts sont diamétralement opposés. Un marché qui, contrairement à ce qu’en attend la théorie économique néoclassique, ne crée pas un équilibre, mais une crise perpétuelle. Un marché qui entretient et amplifie les inégalités sociales, et dont le fonctionnement génère des conditions de vie indignes pour une part croissante de ménages. Le cas bruxellois en livre un exemple frappant.
- 1 Le marché et la « crise perpétuelle »
- 2 Un promoteur immobilier, comment ça marche ?
- 3 Plus-values foncières et gentrification
- 4 La politique du logement : de l’huile dans les rouages
- 5 Le financement des promoteurs par nos impôts
- 6 Une politique sociale de logement, c’est une politique de logement social
Le marché et la « crise perpétuelle »
Qu’ils soient « locatifs » ou « acquisitifs » , en régime capitaliste les logements s’échangent sur un marché. Sur le marché immobilier, chaque acteur — individu ou entreprise — a intérêt à tirer de son bien ( bâtiment, terrain, logement ) le revenu maximal, que ce soit à travers un loyer ou un prix de vente. Lorsqu’il y a mise en concurrence de plusieurs acquéreurs ( ou de plusieurs locataires, sur le marché locatif), c’est généralement le candidat le plus offrant, celui dont la solvabilité est la plus élevée, qui « emporte » l’échange, et le droit d’occuper le logement convoité. Il en résulte que, sur un marché tendu, les prix pratiqués sont adaptés au pouvoir d’achat des acquéreurs potentiels ayant la solvabilité la plus élevée, et sont donc trop élevés pour les ménages dont le pouvoir d’achat est moindre. À Bruxelles, le prix des logements a, d’après les statistiques, doublé entre 2000 et 2010 et continue d’augmenter depuis. Cette augmentation des prix n’est pas liée à une augmentation générale des revenus de la population — tant s’en faut ( voir le graphique), mais plutôt à la présence croissante sur le marché d’une fraction de population très solvable qui concurrence les autres ménages pour l’achat et la prise en location des logements.
La Région bruxelloise compte un demi-million de logements, dont environ la moitié sont habités par leur propriétaire et l’autre moitié par des locataires. Seuls 7 % du stock de logements échappent complètement à ce fonctionnement concurrentiel : c’est le logement social. Le secteur du logement est donc, en Belgique, régi par les principes de l’économie de marché. Cela suppose — même si ce n’est jamais dit et que l’existence de tout un arsenal de politiques du logement peut faire penser le contraire — que c’est au fonctionnement de ce marché concurrentiel qu’on laisse le soin d’attribuer les logements aux familles.
À Bruxelles le prix des logements a doublé entre 2000 et 2010, et continue d’augmenter depuis.
La crise du logement n’est pas liée à une pénurie de logements. Il s’agit plutôt d’une « crise du logement abordable » , qui se traduit par une situation où, pour de nombreux ménages, se loger implique de faire un choix entre se maintenir dans un logement qui ne convient pas ( mal localisé, inadapté, inconfortable ou insalubre), ou consacrer une part trop élevée de ses revenus aux frais de logement, quitte à s’endetter ou à renoncer à d’autres dépenses. À Bruxelles, une part très importante des revenus des ménages est consacrée aux frais de logement, souvent au détriment d’autres postes budgétaires vitaux comme les soins de santé1 ; l’endettement des ménages lié aux dépenses courantes ( logement compris ) est en augmentation2.
Par ailleurs un logement sur trois était, déjà en 2001, considéré comme inadéquat par ses occupants3. À la même époque, déjà quatre enfants sur dix vivaient dans un logement sur-occupé4. On n’ose imaginer ce qu’il doit en être aujourd’hui, après quinze années d’augmentation des prix…
Plusieurs éléments indiquent qu’il y a de plus en plus, à Bruxelles, une demande très solvable de logements. Il y a une présence croissante d’étrangers de l’Union européenne, notamment de France, dont une partie sont des ménages à haut pouvoir d’achat. Cela expliquerait en partie la hausse de prix des logements existants et stimulerait la production de logements chers. Les chercheurs notent ainsi qu’il y a, depuis la fin des années 90, une augmentation à la fois de la « production de projets privés de logements destinés à une clientèle aisée ( des cadres d’entreprises expatriés, par exemple) » et une « demande solvable de jeunes ménages des classes moyennes désireux de se fixer en ville »5. Le marché n’étant pas régulé, le prix des logements se fixe au niveau qui correspond à l’usage le plus profitable, et sur le marché du logement, les Bruxellois à faibles revenus sont mis en compétition avec ces ménages au pouvoir d’achat plus élevé.
Le déficit de logements abordables est structurel, inscrit dans notre économie de marché. Et le fonctionnement de ce marché est en soi inégalitaire : les ménages ne sont pas logés selon leurs besoins mais selon leur pouvoir d’achat. De plus, lorsque les prix augmentent, les inégalités augmentent entre les locataires et les propriétaires bailleurs, déjà surreprésentés dans les catégories sociales les plus favorisées6 ; pour les ménages à bas revenu, la possibilité de devenir propriétaire s’éloigne aussi de plus en plus.
Évolution comparée du prix des logements et du revenu dans la Région de Bruxelles-Capitale ( 1993–2014, en € constant )
Prix moyen des logements (couleur orange)
Revenu moyen des Bruxellois(couleur rose)
À la question « que faire contre la crise du logement ? » , la réponse du gouvernement bruxellois, ces dernières années, a été avant tout « produire plus de logements ». Le boom démographique a permis à toute une série d’acteurs d’envisager la crise du logement surtout sous l’angle de la pénurie et donc à chercher les solutions du côté de la production. Mais ces logements supplémentaires, qui est censé les produire ? L’option « produire plus » a bien sûr reçu un accueil très favorable du secteur privé. Les sociétés privées sont en effet les premières concernées puisqu’elles produisent, ces dernières années, environ les trois quarts des nouveaux logements7.
Un promoteur immobilier, comment ça marche ?
En régime capitaliste, la production des logements résulte majoritairement de l’activité des firmes de construction ( les « entrepreneurs » ), mais ceux-ci ne sont pas propriétaires du capital investi dans ce processus de production. Cette fonction est celle du « promoteur immobilier ». Les promoteurs sont les agents essentiels : ils initient les opérations immobilières, préfinancent, rassemblent les capitaux qui vont s’y investir, coordonnent la production, fixent les prix des logements produits ; les plus influents d’entre eux se mêlent aussi de politique de l’habitat et d’urbanisme. Les sociétés qui remplissent ce rôle n’exercent pas toutes officiellement ni principalement une activité de promotion immobilière. À Bruxelles, la majorité des logements sont produits par des sociétés qui sont également actives dans d’autres secteurs économiques, ou qui l’ont été. Ainsi se matérialise la circulation des capitaux entre différentes sphères de la production, les capitalistes réalisant un arbitrage en fonction des taux de profit respectifs réalisables dans ces différents secteurs. La promotion immobilière attire beaucoup d’entreprises venues d’ailleurs, surtout en période de hausse des prix immobiliers. Les promoteurs immobiliers bruxellois sont issus de toute sorte de secteurs d’activité ( dragage, construction, banque et assurance, consultance financière…) ; ils sont nombreux aussi à utiliser ( et rétribuer ) du capital étranger — principalement français et néerlandais8.
Le promoteur, très généralement constitué en société, trouve le terrain, rassemble les capitaux, fait construire les logements par un entrepreneur puis les commercialise. Au préalable, il réalise un calcul « à rebours » afin d’en évaluer la faisabilité. Le premier élément de ce calcul est le prix auquel le promoteur peut espérer vendre les logements. De ce prix qui détermine les recettes de l’opération, il déduit les coûts de construction, une série de frais annexes ( honoraires de l’architecte, frais de raccordement, etc.), ainsi que la marge bénéficiaire minimum qu’il souhaite réaliser, c’est-à-dire celle qui assure à son capital le taux de profit minimal admissible. Le résultat de cette soustraction donne la somme maximale qu’il pourra allouer à l’achat du terrain. Le vendeur du terrain vendra au plus offrant, c’est-à-dire au promoteur qui anticipe le chiffre d’affaires le plus élevé. Cette mise en concurrence et la recherche des marges les plus élevées ont comme conséquence une pression constante à la hausse des prix et de la densité ( nombre de m² de logements par m² de terrain). Cela explique aussi que les promoteurs soient généralement demandeurs de pouvoir produire des logements plus petits et des tours plus hautes que ce que la réglementation prévoit.
Ce mode de calcul « à l’envers » traduit le fait que la valeur d’un terrain est généralement déterminée par l’utilisation la plus lucrative qui peut en être faite. Cet usage est déterminé par la division sociale de l’espace, c’est-à-dire la répartition spatiale des différentes classes sociales dans la ville : dans un quartier cher, habité par une population très solvable, le prix des terrains est élevé parce que les logements peuvent être vendus plus cher. Les possibilités sont aussi limitées par les réglementations : les règles urbanistiques ( en particulier la hauteur des bâtiments), et les plans d’affectation du sol qui dessinent une division de l’espace, fonctionnelle cette fois ( ici les bureaux, là les logements). Il y a des fonctions plus valorisables que d’autres : un terrain qui peut être affecté à du bureau se vendra en général plus cher qu’un terrain réservé à d’autres fonctions. Une autorisation de construire plus d’étages, un changement d’affectation, se traduiront par des hausses de prix, une plus-value foncière que le propriétaire pourra récupérer. Ainsi, à Bruxelles, le dernier PRAS, plan régional d’affectation du sol, a fait le bonheur de quelques spéculateurs en transformant en zones de logement des espaces jusque-là réservés à des usages industriels. Ce prix des terrains fixé au niveau de l’activité potentielle la plus lucrative empêche d’en faire un usage « inférieur » dans la hiérarchie : s’il est possible de créer du logement de luxe dans un quartier, le prix du sol s’adaptera à cet usage potentiel et rendra l’usage en logement moyen ou populaire financièrement impossible.
Ainsi, le promoteur immobilier est l’agent qui, par son activité économique, est sans cesse amené à actualiser la division sociale de l’espace urbain. Cette relation est à double sens : l’espace urbain, structuré et fragmenté socialement par son histoire, s’impose aux promoteurs et les contraint, à travers la géographie des prix immobiliers. Même si les promoteurs sont des agents essentiels de la reproduction de la division sociale de l’espace, ils le sont à travers des processus dont ils sont loin de maîtriser tous les éléments.
La crise du logement n’est pas liée à une pénurie de logements, il s’agit d’une “ crise du logement abordable ” qui est inscrit dans notre économie de marché.
Il découle de tout cela qu’un promoteur, même s’il souhaitait produire des logements bon marché en réduisant sa marge bénéficiaire au « minimum vital » , se trouverait dans l’incapacité de produire sous un certain niveau de prix, vu les coûts de construction ( déjà compressés au maximum par la mise en concurrence des entrepreneurs ) et les prix des terrains, fixés sur la base d’utilisations plus lucratives. Beaucoup de promoteurs et d’observateurs s’accordent à dire qu’il est difficile, dans les conditions actuelles à Bruxelles, de produire des logements sous la barre des 2 700 euros par mètre carré, alors qu’il faudrait, pour que les logements soient accessibles au ménage bruxellois moyen, produire à 1 500 euros par mètre carré maximum. On mesure l’ampleur du problème de l’accessibilité des logements qui, loin d’être une crise passagère, est inscrit au cœur de notre système de production des logements. On mesure également l’ampleur de la « crise » encore à venir lorsqu’on sait que le gouvernement bruxellois s’en remet avant tout à cette production privée pour répondre aux besoins en logement des Bruxellois.
Alors qu’ils produisent déjà la majorité des logements, le gouvernement régional bruxellois se repose explicitement sur ces acteurs privés pour résoudre à l’avenir le « problème du logement ». La production de logements publics est dérisoire par rapport aux besoins, et le gouvernement affiche en la matière des ambitions de plus en plus réduites9. De fait, la stratégie du gouvernement régional mis en place en 2014 est de s’appuyer avant tout sur la production privée. La question posée par la puissance publique aujourd’hui n’est plus « comment produire des logements ? » , mais « comment stimuler la production de logements par les sociétés privées ? » Sur les 42 000 logements supplémentaires que le nouveau Plan régional de développement durable juge nécessaire de produire, il est prévu que 80 % soient produits par le secteur privé. Pour le développement des nouveaux quartiers sur les grandes réserves foncières publiques, le gouvernement a annoncé vouloir s’appuyer sur des partenariats avec des sociétés privées10. La Région bruxelloise est très présente dans les salons immobiliers : le MIPIM à Cannes et le Realty à Bruxelles, organisé par l’UPSI ( le lobby des promoteurs immobiliers). Cette présence est l’occasion de présenter ( et parfois de vendre ) à des investisseurs des projets particuliers et d’associer, de façon plus générale, l’image d’une ville ou d’une partie de ville à celle d’une zone ( rentable ) d’investissement immobilier.
Plus-values foncières et gentrification
Ce système doublement concurrentiel — concurrence des promoteurs pour les terrains, concurrence des habitants pour les logements — génère, en soi, mal-logement, discrimination et pauvreté. Mais ce n’est pas tout, car, si les divisions sociales de la ville sont reproduites ( entre autres ) par l’activité des promoteurs immobiliers, elles peuvent aussi être transformées par eux. Un promoteur peut en fait, à travers une opération immobilière, soit se conformer à la division sociale existante de l’espace, soit tenter de la transformer plus ou moins radicalement. S’il prévoit de produire, sur un terrain, des logements dans la même gamme de prix que ceux du quartier environnant, il ne fait que conforter la position du quartier. Si par contre il vise un prix de vente plus élevé, parce qu’il table sur la venue d’une population plus solvable que la population en place, il contribue à la transformation de cette division sociale. Les coûts de production restant pratiquement inchangés, il acceptera de payer, pour le terrain, un prix supérieur.
S’il est possible de créer du logement de luxe dans un quartier, le prix du sol s’adaptera à cet usage potentiel et rendra l’usage en logement moyen ou populaire financièrement impossible
La différence entre le prix d’achat d’un terrain conforme à la division sociale existante et le prix correspondant à un usage « supérieur » dans la hiérarchie des rentabilités est appelée plus-value foncière11. Une des sources de plus-value foncière est le changement de standing d’un quartier. C’est typiquement le cas lorsque des quartiers populaires sont « conquis » par des classes moyennes ou supérieures, avec en parallèle une augmentation de prix des logements. Cela signifie que la gentrification se fait à coups de plus-values foncières et par le truchement du couple vendeur de terrain-promoteur immobilier. Cette plus-value peut être tout entière récupérée par le propriétaire s’il est bien informé et s’il parvient à faire jouer la concurrence entre acheteurs. Elle peut être entièrement récupérée par le promoteur ou encore partagée entre les deux.
La réalisation d’une plus-value foncière n’est pas un impératif pour qu’une opération immobilière soit profitable. Les logements peuvent se vendre à un prix qui permet, en soi, un profit suffisant, et l’opération être rentable sans qu’aucune plus-value foncière ne soit réalisée ( c’est-à-dire que le prélèvement d’une partie de la plus-value réalisée par les travailleurs du bâtiment suffit à générer un taux de profit acceptable). Mais, si une plus-value foncière, même minime, est possible, la rationalité économique impose au promoteur de la réaliser. L’éventuelle plus-value foncière s’ajoute alors au profit promotionnel « normal ». Selon les cas, plus-value foncière et profit promotionnel « normal » se combinent dans des proportions diverses pour former le profit total du promoteur. Dans une zone où les logements se vendent à un prix ne permettant pas, en soi, un profit suffisant, la plus-value foncière doit, en compensation, être importante. Les capitaux n’affluent donc dans les quartiers dévalorisés que lorsque les plus-values foncières réalisables y atteignent un certain niveau.
Le promoteur qui, dans son calcul, envisage l’utilisation la plus lucrative du terrain proposera le prix le plus élevé au vendeur du terrain. Si le vendeur est en mesure de faire jouer la concurrence, c’est en principe à ce prix qu’il le vendra. Pour le promoteur qui achète à ce prix, cela exclut dès lors la possibilité d’une utilisation moins lucrative : ayant acheté le terrain à ce prix, il est contraint de produire le plus cher possible, le plus dense possible. Ce point est fondamental car c’est ce qui explique que toute évolution possible ( économiquement, techniquement et légalement ) d’une portion de sol urbain vers une utilisation plus rentable aura effectivement lieu. Corollaire : la seule façon de lutter contre la gentrification, c’est de sortir les logements du libre marché.
La politique du logement : de l’huile dans les rouages
Pour les pouvoirs publics, le secteur de la production de logements présente d’importants enjeux économiques, mais aussi politiques. Le lien, souvent rappelé, entre les politiques de promotion de la propriété et l’adhésion de la population à l’économie de marché est une autre dimension qui montre l’enjeu politique du secteur. Les déclarations politiciennes concernant le logement sont souvent teintées d’idéologie. Pour prendre un exemple bruxellois parmi d’autres, Guy Vanhengel, ministre des Finances à l’époque, déclarait en 200612 que « le fait que le gouvernement fasse l’impossible pour inciter les Bruxellois à devenir propriétaires de leur logement doit être une volonté partagée par tous. C’est une forme de ce que je pourrais appeler “ l’incitation au capitalisme populaire ”, auquel nous incitons les Bruxellois… »
Ainsi, la politique belge de l’habitat est, depuis ses débuts, axée sur le soutien à la demande de logements ( acquisitifs ) plutôt que sur l’offre. Les premières mesures prises par le gouvernement, à la fin du 19e siècle, avaient déjà pour but de favoriser l’accès à la propriété pour les travailleurs. Cette option s’opposait à la conception de certains socialistes qui défendaient plutôt la production massive de logements sociaux et d’autres formes de propriété collective, qui étaient accusés de vouloir « concentrer dans les villes et dans des logements-casernes la population ouvrière pour raffermir sa conscience de classe »13. La propriété privée de masse, promue par les sociaux-chrétiens était « garante, selon [ le gouvernement ], d’une certaine stabilité sociale qui préserve la compétitivité des entreprises »14 et devait diffuser parmi les travailleurs les bienfaits d’une vie tournée vers de « saines préoccupations familiales ». La promotion de la propriété privée est restée l’option forte de la politique de l’habitat, répandant en même temps une conception individualiste de la question de la satisfaction des besoins de logement. Il ne faut pas chercher plus loin l’origine de la fameuse « brique dans le ventre » des Belges.
L’acquisition du logement familial continua d’être promue par les pouvoirs publics, durant tout le 20e siècle, auprès des classes moyennes en expansion et d’une partie de la classe ouvrière ; il y eut, progressivement, un alignement de la position de tous les grands partis sur la politique défendue au départ par les sociaux-chrétiens et les libéraux. La demande de logements bon marché, elle, resta non satisfaite même lors des booms de construction15 et en dépit de la construction de logements sociaux par l’État, qui absorba une partie de cette demande.
Aujourd’hui, les aides publiques destinées à faciliter l’accès à la propriété sont diverses. La plus connue, le « bonus logement » , est le dispositif grâce auquel, jusqu’en 2015, les personnes qui empruntaient pour acheter un logement pouvaient bénéficier de déductions fiscales, ce qui représentait pour l’État un énorme manque à gagner. À cela s’ajoutent des dépenses destinées, elles aussi, à encourager la propriété du logement par les ménages : réductions sur les taxes dues lors de l’achat, prêts hypothécaires à taux réduit, subsides aux promoteurs immobiliers pour la production de logements, primes diverses destinées aux propriétaires. Même sans compter les dépenses toujours associées au « bonus logement » , en additionnant dépenses budgétaires et fiscales, les sommes consacrées par les pouvoirs publics au soutien à la propriété représentent pour Bruxelles quelque 150 millions d’euros par an16. Le logement social et l’accès au logement pour les ménages à bas revenus, pourtant les principales victimes de la hausse des prix, bénéficient d’un budget inférieur17. Rappelons que le niveau actuel de production de logements sociaux est dérisoire par rapport aux besoins : 44 000 ménages figurent sur la liste d’attente de la société régionale de logement social.
Au-delà du manque de moyens alloués au logement social, cette orientation de la politique de l’habitat vers le soutien à la propriété pose de nombreux problèmes. D’abord parce qu’elle profite davantage aux classes moyennes et supérieures, à la fois à cause des critères d’attribution des aides, qui prennent principalement la forme de déductions fiscales18, et du fait qu’elle est inaccessible aux ménages qui, même aidés, n’ont pas la possibilité d’accéder à la propriété.
Cette politique a aussi un certain nombre d’effets pervers, notamment un encouragement de la hausse des prix immobiliers, hausse qui, en plus de son effet contre-productif sur l’aide elle-même, a en soi des conséquences socialement inégalitaires. Plus fondamentalement, lorsque l’aide publique intervient sur le marché acquisitif, cela signifie qu’à plus ou moins court terme, les aides sont appropriées par des acheteurs/revendeurs individuels sous forme de plus-values immobilières, sans effet durable sur l’accessibilité des logements.
Il est clair qu’une politique axée sur le soutien à l’accession, et donc sur la solvabilisation de la demande, se fait à l’avantage des producteurs de logements puisqu’elle permet d’entretenir à la fois un haut niveau d’activité et des prix plus élevés. Le maintien de cette orientation est d’ailleurs défendu par les associations professionnelles représentant les producteurs.
Le financement des promoteurs par nos impôts
Résumons. La production de logements est majoritairement le fait de sociétés privées qui doivent, à travers cette production, maximiser leur taux de profit. La gestion de l’aménagement du territoire par les pouvoirs publics consacre, dans les faits, le principe selon lequel la recherche de profit par les producteurs du cadre bâti doit créer une ville socialement et économiquement efficace. En ce qui concerne la production de logements en particulier, la production publique n’a pas l’ambition de satisfaire une partie importante de la demande de logements. Là aussi, les pouvoirs publics font le pari que les producteurs privés, dans leur recherche de profit, répondront à cette demande.
Dans ce cadre, la politique régionale de l’habitat apparaît comme l’ensemble des efforts consentis par les pouvoirs publics pour que cette production ait effectivement lieu, c’est-à-dire pour qu’elle soit suffisamment rentable. Ce « soutien à la rentabilité » se matérialise de différentes façons. Premièrement, par le financement public des infrastructures et équipements collectifs accompagnant nécessairement les grands projets de logement. L’État assure aussi la mise en présence d’une demande suffisamment solvable, soit en solvabilisant les ménages déjà présents ( prêts hypothécaires du Fonds du Logement, déductions fiscales, primes), soit en attirant des ménages plus solvables dans les quartiers où ils ne sont pas majoritaires ( marketing, politique de rénovation des quartiers).
La politique belge de l’habitat a créé un puissant attachement à l’idée de propriété individuelle, auquel se heurte tout projet de sortie ou de régulation du marché
Comme évoqué plus haut, ce soutien à la rentabilité prend aussi la forme de subsides aux sociétés. Car, si une des solutions à la crise est de produire plus de logements, et que cette production est laissée entièrement ( ou presque ) à un secteur qui ne peut pas produire bon marché, nous voilà dans une impasse : à Bruxelles, la Région se voit « contrainte » , pour qu’une partie quand même de cette production soit accessible aux Bruxellois, de subsidier très largement ce secteur. C’est le système des partenariats public-privé ( PPP) : les pouvoirs publics subsidient des promoteurs immobiliers, ce qui leur garantit les marges bénéficiaires suffisantes, en échange de quoi ceux-ci acceptent de vendre les logements à un prix plafonné. Ce système, déjà bien rodé pour les logements destinés à la classe moyenne, le gouvernement souhaite désormais l’appliquer aux logements destinés à des revenus plus bas. On le comprend lorsqu’on se penche sur le fonctionnement des promoteurs immobiliers, ces PPP reviennent en réalité à financer aux frais des contribuables — locataires comme propriétaires — les plus-values des revendeurs de terrains et les marges des promoteurs.
La compétition pour les logements génère des inégalités sociales. L’existence même de la rente foncière et d’une production capitaliste de logements engendre une ponction continuelle, établie le plus haut possible, sur les revenus des ménages. Cette ponction pèse aussi sur le budget de l’État, car ce dernier est un fournisseur direct et indirect de revenus du travail, de revenus de remplacement et d’aides « aux plus démunis ». Par ces biais, la collectivité finance en partie l’écart croissant entre ce que les ménages sont capables de payer pour se loger et ce que les systèmes combinés de la promotion et de la propriété immobilière exigent d’eux.
Comment ce système, qui fonctionne au désavantage de la majorité, peut-il perdurer ? La mobilisation collective autour de la question du logement est faible, alors qu’il s’agit du premier poste de consommation des ménages. C’est que — politique de la « brique dans le ventre » oblige — les questions de logement sont plus ressenties de manière individuelle, dans des ambitions d’ascension sociale à travers le « parcours logement » , que comme des problèmes collectifs. Cette individualisation de la question est plus forte que dans le monde du travail où la dimension de classe des conflits est ( un peu ) plus évidente. La politique belge de l’habitat a aussi créé un puissant attachement à l’idée de propriété individuelle, auquel se heurte tout projet de sortie du marché ou de sa régulation.
La politique actuelle du logement à Bruxelles semble chercher désespérément à contourner cette incontournable réalité : le secteur privé fournit des logements inaccessibles à la majorité des Bruxellois. Tant que le gouvernement s’interdira une plus grande maîtrise du sol et une production massive de logements publics, cette politique aura tout d’un bricolage inefficace, coûteux ( pour les habitants), et de moins en moins crédible.
L’existence d’un parc important de logements publics est le seul véritable rempart contre les discriminations au logement.
Le dernier bricolage en date est la « grille des loyers » , qui sert à informer propriétaires et locataires du loyer « idéal » de chaque logement, avec l’objectif d’encourager les propriétaires à adopter ce prix. Au-delà du fait qu’il est illusoire d’octroyer à chaque logement une valeur objective, et même à supposer que cette grille devienne un jour contraignante, l’établissement de cette grille a un effet pervers potentiel très inquiétant. Si les loyers ne sont pas bloqués, l’existence de la grille poussera tous les propriétaires pratiquant encore des prix relativement bas à s’aligner, en toute légitimité, sur les loyers fixés par la grille. Le risque de nourrir encore la hausse des loyers est réel. Avec ce type de mesures, le diable est dans les détails ( techniques ) — c’est bien en cela que l’on peut parler de bricolage.
L’existence d’un parc important de logements publics est le seul véritable rempart contre les discriminations au logement dont souffrent, sur le marché, les populations d’origine immigrées, les chômeurs, les familles nombreuses, les familles monoparentales. Car, lorsque le marché tendu permet aux propriétaires de choisir à qui attribuer leurs logements, aucune loi, aussi bien intentionnée soit-elle, ne peut les empêcher de pratiquer la discrimination — la loi ne les contraint qu’à le faire discrètement.